CHAPITRE XIV
Troubles après l'abdication de Dioclétien. Mort de Constance.
Élévation de Constantin et de Maxence. Six empereurs dans le
même temps. Mort de Maximien et de Galère. Victoires de
Constantin sur Maxence et sur Licinius. Réunion de l'empire
sous l'autorité de Constantin.
Temps de guerres civiles et de confusion. Années 305-323.
Le système d'administration qu'avait établi Dioclétien,
perdit son equilibre, dès qu'il ne fut plus soutenu
par la main ferme et adroite du fondateur. Ce
système exigeait un mélange si heureux de talens et
de caractères différens, qu'il eût été difficile de les
rassembler de nouveau. Pouvait-on se flatter de voir
encore une fois deux empereurs sans jalousie, deux
Césars sans ambition, et quatre princes indépendans
animés du même esprit, et invariablement attachés
à l'intérêt général ? L'abdication de Dioclétien et de
Maximien fut suivie de dix-huit ans de confusion et
de discordes; cinq guerres civiles déchirèrent le sein
de l'empire; et les intervalles de paix furent moins
un état de repos qu'une suspension d'armes entre des
monarques ennemis, qui, s'observant mutuellement
avec l'œil de la crainte et de la haine, s'efforçaient
d'accroître leur puissance aux dépens de leurs sujets.
Caractère et situation de Constance.
Dès que Dioclétien et Maximien eurent quitté la
pourpre, le poste qu'ils avaient occupé fut, en vertu
des règles de la nouvelle constitution, rempli par les
deux Césars. Constance et Galère prirent aussitôt le
titre d'Auguste
(1).
Le droit de préséance et les honneurs
dus à l'âge furent accordés au premier de ces
princes. Il gouverna sous une nouvelle dénomination
son ancien département, la Gaule, l'Espagne et la Bretagne.
L'administration de ces vastes provinces suffisait
pour exercer ses talens et pour satisfaire son ambition.
La modération, la douceur et la tempérance,
caractérisaient principalement cet aimable souverain,
et ses heureux sujets avaient souvent occasion d'opposer
les vertus de leur maître aux passions violentes
de Maximien, et même à la conduite artificieuse de
Dioclétien
(2).
Au lieu d'imiter le faste et la magnificence
asiatique qu'ils avaient introduits dans leurs
cours, Constance conserva la modestie d'un prince
romain. Il disait avec sincérité que son plus grand
trésor était dans le cœur de ses peuples, et qu'il pouvait
compter sur leur libéralité et sur leur reconnaissance
toutes les fois que la dignité du trône et que les
dangers de l'État exigeraient quelque secours extraordinaire
(3).
Les habitans de la Gaule, de l'Espagne et
de la Bretagne, pleins du sentiment de son mérite et
du bonheur dont ils jouissaient, ne songeaient qu'avec
anxiété à la santé languissante de leur souverain,
et ils envisageaient avec inquiétude l'âge encore tendre
des enfans qu'il avait eus de son second mariage
avec la fille de Maximien.
De Galère.
Les qualités de Constance formaient un contraste
frappant avec le caractère dur et sévère de son collègue.
Galère avait des droits à l'estime de ses sujets;
il daigna rarement mériter leur affection. Sa réputation
dans les armes, et surtout le succès brillant de
la guerre de Perse, avaient enorgueilli son esprit naturellement
altier, et qui ne pouvait souffrir de supérieur
ni même d'égal. S'il était possible de croire le
témoignage suspect d'un écrivain peu judicieux, nous
pourrions attribuer l'abdication de Dioclétien aux
menaces de Galère, et il nous serait facile de rapporter
les particularités d'une conversation secrète
entre ces deux princes, dans laquelle le premier
montra autant de faiblesse que l'autre développa
d'ingratitude et d'arrogance
(4).
Mais un examen impartial
du caractère et de la conduite de Dioclélien
suffit pour détruire ces anecdotes obscures. Quelles
qu'aient pu être les intentions de ce prince, s'il eût
eu à redouter la violence de Galère, sa prudence lui
aurait donné les moyens de prévenir un débat ignominieux;
et comme il avait tenu le sceptre avec
éclat, il serait descendu du trône sans rien perdre
de sa gloire.
Les deux Césars, Sévère et Maximin.
Lorsque Galère et Constance eurent été élevés au
rang d'Auguste, le nouveau système du gouvernement
impérial exigeait deux autres Césars. Dioclétien
désirait sincèrement de se retirer du monde :
regardant Galère, qui avait épousé sa fille, comme
l'appui le plus ferme de sa famille et de l'empire, il
consentit sans peine à lui laisser le soin brillant et
dangereux d'une nomination si importante. On ne
consulta pour ce choix ni l'intérêt ni l'inclination des
princes d'Occident. Ils avaient chacun un fils qui
était parvenu à l'âge d'homme, et l'on devait naturellement
espérer que leurs enfans seraient revêtus
de la pourpre. Mais la vengeance impuissante de
Maximien n'était plus à craindre; et Constance, supérieur
à la crainte des dangers, cédait à son humanité
qui lui faisait redouter pour ses peuples les
maux d'une guerre civile. Les deux Césars élus par
Galère convenaient bien mieux à ses vues ambitieuses :
il paraît que leur principale recommandation
consistait dans leur peu de mérite et de considération
personnelle. L'un deux, fils d'une sœur de Galère,
se nommait Daza, ou, comme on l'appela dans la
suite, Maximin. Il était jeune, sans expérience; ses
manières et son langage décelaient l'éducation rustique
qu'il avait recue. Quels furent son étonnement
et celui de tout l'empire, lorsque après avoir reçu la
pourpre des mains de Dioclétien, il fut élevé à la dignité
de César, et qu'on lui confia le commandement
suprême de l'Égypte et de la Syrie
(5) !
Dans le même
instant, Sévère, serviteur fidèle, bien que livré aux
plaisirs, et qui ne manquait pas de capacité pour les
affaires, se rendit à Milan, où Maximien lui remit à
regret les ornemens de César et la possession de l'Italie
et de l'Afrique
(6).
Selon les formes de la constitution,
Sévère reconnut la suprématie de l'empereur
d'Occident; mais il demeura entièrement dévoué aux
ordres de son bienfaiteur Galère, qui, se réservant
les provinces situées entre les confins de l'Italie et
ceux de la Syrie, établit solidement son autorité sur
les trois quarts de l'empire. Persuadé que la mort de
Constance le rendrait bientôt seul maître de l'univers
romain, Galère avait déjà, dit-on, réglé dans
son esprit l'ordre d'une longue succession de princes,
et il comptait, après avoir accompli vingt années
d'un règne glorieux, passer tranquillement le reste
de ses jours dans la retraite
(7).
Ambition de Galère trompée par deux révolutions.
Mais en moins de dix-huit mois deux révolutions
inattendues détruisirent ses vastes projets. L'espoir
qu'avait Galère de réunir à ses domaines les provinces
occidentales fut renversé par l'élévation de Constantin,
et bientôt la révolte et les succès de Maxence
lui enlevèrent l'Italie et l'Afrique.
Naissance, éducation et fuite de Constantin. Ann. 274.
I. La réputation de Constantin a rendu intéressantes
aux yeux de la postérité les plus petites particularités
de sa vie et de ses actions. Le lieu de sa naissance
et la condition de sa mère Hélène sont devenus
un sujet de dispute, non-seulement parmi les savans,
mais encore parmi les nations. Malgré la tradition
récente qui donne pour père à Hélène un roi
de la Bretagne, nous sommes forcé d'avouer qu'elle
était fille d'un aubergiste
(8).
D'un autre côté, nous
pouvons défendre la légitimité de son mariage contre
ceux qui l'ont regardée comme la concubine de Constance
(9).
Constantin le Grand naquit, selon toute
apparence, à Naissus, ville de la Dacie
(10).
Il n'est
pas étonnant que dans une province, et au sein d'une
famille distinguée seulement par la profession des armes,
il n'ait point cultivé son esprit, et qu'il ait
montré, dès ses premières années, peu de goût pour
les sciences
(11).
Ann. 292.
Il avait environ dix-huit ans lorsque
son père fut nommé César; mais cet heureux événement
fut accompagné du divorce de sa mère; et l'éclat
d'une alliance impériale réduisit le fils d'Hélène
à un état de disgrâce et d'humiliation. Au lieu de
suivre Constance en Occident, il resta au service de
Dioclétien. L'Égypte et la Perse furent le théâtre de
ses exploits, et il s'éleva par degrés au rang honorable
de tribun de la première classe. Constantin avait
la taille haute et l'air majestueux; il était adroit dans
tous les exercices du corps, intrépide à la guerre,
affable en temps de paix; dans toutes ses actions, la
prudence tempérait le feu de la jeunesse; et, tant que
l'ambition occupa son esprit, il se montra froid et
insensible à l'attrait du plaisir. La faveur du peuple
et des soldats, qui le déclaraient digne du rang de
César, ne servit qu'à enflammer la jalousie inquiète
de Galère; et quoique ce prince n'osât point employer
ouvertement la violence, un monarque absolu
manque rarement de moyens pour se venger d'une
manière sûre et secrète
(12).
Chaque instant augmentait
le danger de Constantin et l'inquiétude de son père,
qui, par des lettres multipliées, marquait le désir le
plus vif d'embrasser son fils. La politique de Galère
lui suggéra pendant quelque temps des excuses et
des motifs de délai; mais il ne lui était plus possible
de rejeter une demande si naturelle de son associé,
sans maintenir son refus par les armes. Enfin, après
bien des difficultés, Constantin eut la permission de
partir, et sa diligence incroyable déconcerta les mesures
(13)
que l'empereur avait prises, peut-être, pour
intercepter un voyage dont il redoutait avec raison
les conséquences. Quittant le palais de Nicomédie
pendant la nuit, le fils de Constance traversa en
poste la Bithynie, la Thrace, la Dacie, la Pannonie,
l'Italie et la Gaule, au milieu des acclamations du
peuple; et il arriva au port de Boulogne au moment
même où son père se préparait à passer en Bretagne
(14).
Mort de Constance et élévation de Constantin.
L'expédition de Constance dans cette île, et une
victoire facile qu'il remporta sur les Barbares de la
Calédonie, furent les derniers exploits de son règne.
Il expira dans le palais impérial d'York, près de quatorze
ans et demi après qu'il eut été revêtu de la dignité
de César.
Ann. 306. 25 juillet.
Il n'avait joui que quinze mois du
rang d'Auguste. Sa mort fut suivie immédiatement de
l'élévation de Constantin. Les idées de succession et
d'héritage sont si simples, qu'elles paraissent presque
à tous les hommes fondées non-seulement sur la
raison, mais encore sur la nature elle-même. Notre
imagination applique facilement au gouvernement
des États les principes adoptés pour les propriétés
particulières; et toutes les fois qu'un père vertueux
laisse après lui un fils dont le mérite semble justifier
l'estime du peuple ou seulement ses espérances, la
double influence du préjugé et de l'affection agit avec
une force irrésistible. L'élite des armées d'Occident
avait suivi Constance en Bretagne. Aux troupes nationales
se trouvait joint un corps nombreux d'Allemands,
qui obéissaient à Crocus, un de leurs chefs
héréditaires
(15).
Les partisans de Constantin inspirèrent
avec soin aux légions une haute idée de leur
importance, et ils ne manquèrent pas de les assurer
que l'Espagne, la Gaule et la Bretagne, approuveraient
leur choix. Ils demandaient aux soldats s'ils
pouvaient balancer un moment entre l'honneur de
placer à leur tête le digne fils d'un prince qui leur
avait été si cher, et la honte d'attendre patiemment
l'arrivée de quelque étranger obscur, que le souverain
de l'Asie daignerait accorder aux armées et aux
provinces de l'Occident. On insinuait en même temps
que la gratitude et la générosité tenaient une place
distinguée parmi les vertus de Constantin. Ce prince
adroit eût soin de ne se montrer aux troupes que
lorsqu'elles furent disposées à le saluer des noms
d'Auguste et d'empereur. Le trône était l'objet de
ses désirs, et le seul asile où il pût être en sûreté,
quand même il eût été moins dirigé par l'ambition.
Connaissant le caractère et les sentimens de Galère,
il savait assez que s'il voulait vivre, il devait se déterminer
à régner. La résistance convenable et même
opiniâtre qu'il crut devoir affecter
(16),
avait pour
objet de justifier son usurpation, et il ne céda aux
acclamations de l'armée, que lorsqu'elles lui eurent
fourni la matière convenable d'une lettre qu'il envoya
aussitôt à l'empereur d'Orient. Constantin lui
apprend qu'il a eu le malheur de perdre son père; il
expose modestement ses droits naturels à la succession
de Constance, et il déplore, en termes bien respectueux,
la violence affectueuse des troupes, qui
ne lui a pas permis de solliciter la pourpre impériale
d'une manière régulière et conforme à la constitution.
Les premiers mouvemens de Galère furent ceux
de la surprise, du chagrin et de la fureur; et comme
il savait rarement commander à ses passions, il menaça
hautement le député de le livrer aux flammes
avec la lettre insolente qu'il avait apportée.
Il est reconnu par Galère, qui lui donne seulement le titre de César, et qui accorde à Sévère celui d'Auguste.
Mais son
ressentiment s'apaisa par degrés. Lorsqu'il eut calculé
les chances incertaines de la guerre, lorsqu'il
eut pesé le caractère et les forces de son compétiteur,
il consentit à profiter de l'accommodement honorable
que la prudence de Constantin lui avait offert.
Sans condamner et sans ratifier le choix de l'armée de
Bretagne, Galère reconnut le fils de son ancien collègue
pour souverain des provinces situées au-delà
des Alpes; mais il lui accorda seulement le titre de
César, et il ne lui donna que le quatrième rang
parmi les princes romains : ce fut son favori Sévère
qui remplit le poste vacant d'Auguste. L'harmonie
de l'empire parut toujours subsister; et Constantin,
qui possédait déjà le réel de l'autorité suprême, attendit
patiemment l'occasion d'en obtenir les honneurs.
Frères et sœurs de Constantin.
Constance avait eu de son second mariage six enfans :
trois fils et trois filles
(17).
Leur extraction impériale
semblait devoir être préférée à la naissance
plus obscure du fils d'Hélène. Mais Constantin, âgé
pour lors de trente-deux ans, possédait déjà toute la
vigueur de l'esprit et du corps, dans un temps où
l'aîné de ses frères ne pouvait avoir plus de treize
ans. L'empereur, en mourant
(18),
avait reconnu et
ratifié les droits que la supériorité de mérite donnait
à l'aîné de tous ses fils; c'était à lui que Constance
avait légué le soin de la sûreté aussi bien que de la
grandeur de sa famille; et il l'avait conjuré de prendre,
à l'égard des enfans de Théodora, les sentimens
et l'autorité d'un père. Leur excellente éducation,
leurs mariages avantageux, la vie qu'ils passèrent
tranquillement au milieu des honneurs, et les premières
dignités de l'État dont ils furent revêtus, attestent
la tendresse fraternelle de Constantin. D'un autre
côté, ces princes, naturellement doux et portés à
la reconnaissance, se soumirent sans peine à l'ascendant
de son génie et de sa fortune
(19).
Mécontentement des Romains lorsqu'on veut leur imposer des taxes.
II. A peine l'ambitieux Galère avait-il pris son
parti sur le mécompte qu'il venait d'essuyer dans la
Gaule, que la perte imprévue de l'Italie blessa de la
manière la plus sensible son orgueil et son autorité.
La longue absence des empereurs avait rempli Rome
de mécontentement et d'indignation. Le peuple avait
enfin découvert que la préférence donnée aux villes
de Milan et de Nicomédie ne devait point être attribuée
à l'inclination particulière de Dioclétien, mais
à la forme constante du gouvernement qu'il avait institué.
En vain ses successeurs, peu de mois après
son abdication, avaient-ils élevé, au nom de ce
prince, ces bains magnifiques dont la vaste enceinte
renferme aujourd'hui un si grand nombre d'églises
et de couvens
(20),
et dont les ruines ont servi de
matériaux à tant d'édifices modernes : les murmures
impatiens des Romains troublèrent la tranquillité de
ces élégantes retraites, siège du luxe et de la mollesse.
Le bruit se répandit insensiblement que l'on
viendrait bientôt leur redemander les sommes employées
à la construction de ces bâtimens. Vers le
même temps, l'avarice de Galère ou peut-être les
besoins de l'État l'avaient engagé à faire une perquisition
exacte et rigoureuse des propriétés de ses
sujets, pour établir une taxe générale sur leurs terres
et sur leurs personnes. Il paraît que leurs biens fonds
furent soumis au plus sévère examen; et, dans la vue
d'obtenir une déclaration sincère de leurs autres richesses,
on appliquait à la question les personnes
soupçonnées de quelque fraude à cet égard
(21).
Les
priviléges qui avaient élevé l'Italie au-dessus des
autres provinces, furent oubliés. Déjà les officiers du
fisc s'occupaient du dénombrement du peuple romain,
et ils commençaient à établir la proportion des
nouvelles taxes. Lors même que l'esprit de liberté a
été entièrement éteint, les sujets les plus accoutumés
au joug ont osé quelquefois défendre leurs propriétés
contre une usurpation dont il n'y avait point encore
eu d'exemple. Mais ici l'insulte aggrava l'injure, et
le sentiment de l'intérêt particulier fut réveillé par
celui de l'honneur national. La conquête de la Macédoine,
comme nous l'avons déjà observé, avait délivré
les Romains du poids des impositions personnelles.
Depuis près de cinq cents ans, ils jouissaient
de cette exemption, quoique durant cette époque
ils eussent subi toutes les formes de despostime. Ils
ne purent supporter l'insolence d'un paysan d'Illyrie,
qui, du fond de sa résidence en Asie, osait mettre
Rome au rang des villes tributaires de son empire.
Ces premiers mouvemens de fureur furent encouragés
par l'autorité, ou du moins par la connivence du
sénat. Les faibles restes des gardes prétoriennes, qui
avaient lieu de craindre une entière dissolution, saisirent
avidement un prétexte si honorable de tirer
l'épée, et se déclarèrent prêts à défendre leur patrie
opprimée. Tous les citoyens désiraient, bientôt ils
espérèrent chasser de l'Italie les tyrans étrangers, et
remettre le sceptre entre les mains d'un prince qui,
par le lieu de sa résidence et par ses maximes de
gouvernement, méritât désormais de reprendre le
titre d'empereur romain. Le nom et la situation de
Maxence déterminèrent en sa faveur l'enthousiasme
du peuple.
Maxence déclaré empereur à Rome. Ann. 306. 28 octobre.
Maxence, fils de l'empereur Maximien, avait
épousé la fille de Galère. Ce mariage et sa naissance
semblaient lui frayer le chemin au trône; mais ses
vices et son incapacité le firent exclure de la dignité
de César, que, par une dangereuse supériorité de talent,
Constantin avait mérité de ne pas obtenir. Galère
voulait des associés qui ne pussent ni déshonorer
le choix de leur bienfaiteur ni résister à ses ordres.
Un obscur étranger fut donc nommé souverain de
l'Italie, et on laissa le fils du dernier empereur, redescendu
à l'état de simple particulier, jouir de tous
les avantages de la fortune dans une maison de campagne
à quelques milles de Rome. Les sombres passions
de son âme, la honte, le dépit et la rage, furent
enflammées par l'envie, lorsqu'il apprit les succès de
Constantin. Le mécontentement public ranima bientôt
les espérances de Maxence. On lui persuada facilement
d'unir ses injures et ses prétentions personnelles
avec la cause du peuple romain. Deux tribuns
des gardes prétoriennes et un intendant des provisions
furent l'âme du complot; et comme tous les
esprits concouraient au même but, l'événement ne
fut ni douteux ni difficile. Les gardes massacrèrent
le préfet de la ville et un petit nombre de magistrats
qui restaient attachés à Sévère. Maxence, revêtu de
la pourpre, fut déclaré, au milieu des applaudissemens
du sénat et du peuple, protecteur de la dignité
et de la liberté romaine.
Maximien reprend la pourpre.
On ne sait si Maximien avait
été informé de la conspiration avant qu'elle éclatât;
mais, dès que l'étendard de la révolte eut été arboré
dans Rome, le vieil empereur sortit tout à coup de
la retraite où l'autorité de Dioclétien l'avait condamné
à mener tristement une vie solitaire. Lorsque
Maximien parut de nouveau sur la scène, il cacha son
ambition sous le voile de la tendresse paternelle. A
la sollicitation de son fils et du sénat, il voulut bien
reprendre la pourpre. Son ancienne dignité, son expérience,
sa réputation dans les armes, donnèrent de
l'éclat et de la force au parti de Maxence
(22).
Défaite et mort de Sévère.
L'empereur Sévère, pour suivre l'avis ou plutôt les
ordres de son collègue, se rendit en diligence à Rome,
persuadé que la promptitude inattendue de ses mesures
dissiperait facilement le tumulte d'une populace
timide, dirigée par un jeune débauché. Mais à son
arrivée il trouva les portes de la ville fermées, les murs
couverts d'hommes et de machines de guerre, et les
rebelles commandés par un chef expérimenté. Les
troupes même de l'empereur manquaient de courage
ou d'affection. Un détachement considérable de Maures,
attiré par la promesse d'une grande récompense,
passa du côté de l'ennemi; et s'il est vrai que ces Barbares
eussent été levés par Maximien dans son expédition
en Afrique, ils préférèrent les sentimens naturels
de la reconnaissance aux liens artificiels d'une fidélité
promise. Le préfet du prétoire, Anulinus, se déclara
pour Maxence, et il entraîna avec lui la plus grande
partie des soldats accoutumés à recevoir ses ordres.
Rome, selon l'expression d'un orateur, rappela ses
armées; et l'infortuné Sévère, sans force et sans conseil,
se retira ou plutôt s'enfuit avec précipitation à
Ravenne. Il pouvait y être pendant quelque temps en
sûreté. Les marais qui environnaient cette ville suffisaient
pour empêcher l'approche de l'armée d'Italie;
et les fortifications de la place étaient capables de résister
à ses attaques. La mer, que Sévère tenait avec
une flotte puissante, assurait ses approvisionnemens,
et ouvrait ses ports aux légions d'Illyrie et des provinces
orientales, qui, au retour du printemps, auraient
marché à son secours. Maximien, qui conduisait
le siége en personne, redoutait les suites d'une entreprise
qui pouvait consumer son temps et son armée.
Persuadé qu'il n'avait rien à espérer de la force et de
la famine, il eut recours à des moyens qui convenaient
bien moins à son caractère qu'à celui de son ancien
collègue; et ce ne fut pas tant contre les murs de
Ravenne que contre l'esprit de Sévère qu'il dirigea
ses attaques. La trahison que ce malheureux prince
avait éprouvée, le disposait à douter de la sincerité de
ses plus fidèles amis. Les émissaires de Maximien persuadèrent
facilement à Sévère qu'il se tramait un complot
pour livrer la ville; et, dans la crainte qu'il avait
de se voir remis à la discrétion d'un vainqueur irrité,
ils le déterminèrent à recevoir la promesse d'une capitulation
honorable. Il fut traité d'abord avec humanité
et avec respect. Maximien mena l'empereur captif
à Rome, et lui donna l'assurance la plus solennelle que
sa vie était en sûreté, puisqu'il avait abandonné la
pourpre. Mais Sévère ne put obtenir qu'une mort
douce et les honneurs funèbres réservés aux empereurs.
Ann. 307. Février.
Lorsque la sentence lui fut signifiée, on le
laissa maître de la manière de l'exécuter. Il se fit
ouvrir les veines à l'exemple des anciens. Dès qu'il
eut rendu les derniers soupirs
(23),
son corps fut
porté au tombeau qui avait été construit pour la famille
de Gallien.
Maximien donne sa fille Fausta à Constantin, et il lui confère le titre d'Auguste. Ann. 307. 21 mars.
Quoique le caractère de Maxence et celui de Constantin
eussent très-peu de rapport l'un avec l'autre,
leur situation et leur intérêt étaient les mêmes, et la
prudence exigeait qu'ils réunissent leurs forces contre
l'ennemi commun. L'infatigable Maximien, quoique
d'un rang supérieur, et malgré son âge avancé, passa
les Alpes, sollicita une entrevue personnelle avec le
souverain de la Gaule, et lui offrit sa fille Fausta, qu'il
avait amenée avec lui, comme le gage de la nouvelle
alliance. Le mariage fut célébré dans la ville d'Arles
avec une magnificence extraordinaire; et l'ancien collègue
de Dioclétien, ressaisissant tous les droits qu'il
prétendait avoir à l'empire d'Occident, conféra le titre
d'Auguste à son gendre et à son allié. En recevant
cette dignité des mains de son beau-père, Constantin
paraissait embrasser la cause de Rome et du sénat;
mais il ne s'exprima que d'une manière équivoque,
et les secours qu'il fournit furent lents et incapables
de faire pencher la balance. Il observait avec attention
les démarches des souverains de l'Italie et de l'empereur
d'Orient, qui allaient bientôt mesurer leurs
forces, et il se préparait à consulter, dans la suite,
sa sûreté et son ambition
(24).
Galère envahit l'Italie.
Une guerre si importante exigeait la présence et les
talens de Galère. A la tête d'une armée formidable,
rassemblée dans l'Illyrie et dans les provinces orientales,
il entra en Italie, résolu de venger la mort de
Sévère, et de châtier les Romains rebelles; ou, comme
s'exprimait ce Barbare furieux, avec le projet d'exterminer
le sénat et de passer tout le peuple au fil de
l'épée. Mais l'habile Maximien avait formé un plan
judicieux de défense. Son rival trouva toutes les places
fortifiées, inaccessibles et remplies d'ennemis; et
quoiqu'il eût pénétré jusqu'à Narni, à soixante milles
de Rome, sa domination en Italie ne s'étendait pas
au delà des limites étroites de son camp. A la vue
des obstacles qui naissaient de toutes parts, le superbe
Galère daigna le premier parler de réconciliation. Il
envoya deux de ses principaux officiers aux souverains
de Rome pour leur offrir une entrevue. Ces députés
assurèrent Maxence qu'il avait tout à espérer
d'un prince qui avait pour lui les sentimens et la tendresse
d'un père, et qu'il devait bien plus compter
sur sa générosité que sur les chances incertaines de
la guerre
(25).
La proposition de l'empereur d'Orient
fut rejetée avec fermeté, et sa perfide amitié refusée
avec mépris. Il s'aperçut bientôt que s'il ne se déterminait
à la retraite, il avait tout lieu d'appréhender
le sort de Sévère. Pour hâter sa ruine, les Romains prodiguaient
ces mêmes richesses qu'ils n'avaient pas
voulu livrer à sa tyrannique rapacité. Le nom de Maximien,
la conduite populaire de son fils, des sommes
considérables distribuées en secret, et la promesse de
récompenses encore plus magnifiques, réprimèrent
l'ardeur des légions d'Illyrie, et corrompirent leur
fidélité. Enfin, lorsque Galère donna le signal du
départ, ce ne fut qu'avec quelque peine qu'il put engager
ses vétérans à ne pas déserter un étendard qui
les avait menés tant de fois à l'honneur et à la victoire.
Un auteur contemporain attribue le peu de
succès de cette expédition à deux autres causes; mais
elles ne sont point de nature à pouvoir être raisonnablement
adoptées. Galère, dit-on, d'après les villes
de l'Orient qu'il connaissait, s'était formé une idée
fort imparfaite de la grandeur de Rome; et il ne se
trouva pas en état d'entreprendre le siége de l'immense
capitale de l'empire. Mais l'étendue d'une place ne
sert qu'à la rendre plus accessible à l'ennemi. Depuis
longtemps Rome était accoutumé à se soumettre dès
qu'un vainqueur s'approchait de ses murs; et l'enthousiasme
passager du peuple aurait bientôt échoué
contre la discipline et la valeur des légions. On prétend
aussi que les soldats eux-mêmes furent frappés
d'horreur et de remords, et que ces enfans de la république,
pleins de respect pour leur antique mère, refusèrent
d'en violer la sainteté
(26).
Mais lorsqu'on se
rappelle avec quelle facilité l'esprit de parti et l'habitude
de l'obéissance militaire avaient, dans les
anciennes guerres, armé les citoyens contre Rome,
et les avaient rendus ses ennemis les plus implacables,
on est bien tenté d'ajouter peu de foi à cette extrême
délicatesse d'une foule d'étrangers et de Barbares,
qui, avant de porter la guerre en Italie, n'avaient
jamais aperçu cette contrée. S'ils n'eussent pas été
retenus par des motifs plus intéressés, leur réponse
à Galère eût été celle des vétérans de César : « Si notre
général désire nous mener sur les rives du Tibre, nous
sommes prêts à tracer son camp. Quels que soient les
murs qu'il veuille renverser, il peut disposer de nos
bras; ils auront bientôt fait mouvoir les machines.
Nous ne balancerons pas, la ville dévouée à sa colère
fut-elle Rome elle-même. » Ce sont, il est vrai, les expressions
d'un poëte, mais ce poëte avait étudié attentivement
l'histoire, et on lui a même reproché de
n'avoir point osé s'en écarter
(27).
Sa retraite.
Les soldats de Galère donnèrent une bien triste
preuve de leurs dispositions par les ravages qu'ils commirent
dans leur retraite. Le meurtre, le pillage, la
licence la plus effrénée, marquèrent partout les traces
de leur passage. Ils enlevèrent les troupeaux des Italiens;
ils réduisirent les villages en cendres; enfin,
ils s'efforcèrent de détruire le pays qu'il ne leur avait
pas été possible de subjuguer. Pendant toute la marche,
Maxence harcela leur arrière-garde; il évita sagement
une action générale avec ses vétérans braves
et désespérés. Son père avait entrepris un second
voyage en Gaule, dans l'espoir d'engager Constantin,
qui avait levé une armée sur la frontière, à poursuivre
l'ennemi, afin de compléter la victoire. Mais la prudence
et non le ressentiment dirigeait toutes les actions
de Constantin. Il persista dans la sage résolution
de maintenir une balance égale de pouvoir entre les
divers souverains de l'empire. Il ne haïssait déjà plus
Galère depuis que ce prince entreprenant avait cessé
d'être un objet de terreur
(28).
Licinius est élevé au rang d'Auguste. Ann. 307. 11 novemb.
L'âme de Galère, quoique susceptible des passions
les plus violentes, n'était point incapable d'une amitié
sincère et durable. Licinius, qui avait à peu près
les mêmes inclinations et le même caractère, paraît
avoir toujours eu son estime et sa tendresse. Leur intimité
avait commencé dans les temps peut-être plus
heureux de leur jeunesse et de leur obscurité. L'indépendance
et les dangers de la vie militaire avaient cimenté
cette première union, et ils avaient parcouru
d'un pas presque égal la carrière des honneurs attachés
à la profession des armes. Il paraît que Galère, du
moment où il fut revêtu de la dignité impériale, forma
le projet d'élever un jour son compagnon au même
rang. Durant le peu de temps que dura sa prospérité,
il ne crût pas le titre de César digne de l'âge et du
mérite de Licinius; il lui destinait la place de Constance
avec l'empire de l'Occident. Tandis qu'il s'occupait
de la guerre d'Italie, il envoya son ami sur le
Danube pour garder cette frontière importante. Aussitôt
après cette malheureuse expédition, Licinius
monta sur le trône vacant par la mort de Sévère, et
il obtint le gouvernement immédiat des provinces de
l'Illyrie
(29).
Élévation de Maximin à la même dignité.
Dès que la nouvelle de son élévation fut
parvenue en Orient, Maximin, qui, gouvernait ou
plutôt opprimait l'Egypte et la Syrie, ne put dissimuler
sa jalousie et son mécontentement. Dédaignant le nom
inférieur de César, il exigea hautement celui d'Auguste;
et Galère, après avoir inutilement employé les
prières et les raisons les plus fortes, souscrivit à sa
demande
(30).
Six empereurs. Ann. 308.
L'univers romain fut gouverné, pour la
première et pour la dernière fois, par six empereurs.
En Occident, Constantin et Maxence affectaient de
respecter leur père Maximien. Licinius et Maximin,
en Orient, montraient une considération plus réelle à
Galère leur bienfaiteur. L'opposition d'intérêt et le
souvenir récent d'une guerre cruelle divisèrent l'empire
en deux grandes puissances ennemies; mais leurs
craintes respectives produisirent une tranquillité apparente
et même une feinte réconciliation, jusqu'à ce
que la mort des deux plus anciens souverains, de
Maximien et surtout de Galère, donnât une nouvelle
direction aux vues et aux passions ambitieuses des
princes qui leur survécurent.
Malheurs de Maximien.
Lorsque Maximien avait, malgré sa répugnance, abdiqué
l'empire, la bouche vénale des orateurs de ce
siècle avait applaudi à sa modération philosophique.
Ils le remercièrent de son généreux patriotisme, lorsque
son ambition alluma, ou du moins attisa le feu de
la guerre; et ils le reprirent doucement de cet amour
pour le repos et pour la solitude, qui l'avait éloigné
du service public
(31).
Mais il était impossible que l'harmonie
subsistât long-temps entre Maximien et son fils,
tant qu'ils seraient assis sur le même trône. Maxence,
qui se regardait comme le souverain de l'Italie, légitimement
élu par le sénat et par le peuple romain, ne
pouvait supporter les prétentions arrogantes de son
père. D'un autre côté, Maximien déclarait que son
nom et ses talens avaient seuls établi sur le trône un
jeune prince téméraire et sans expérience. Une cause
si importante fut plaidée devant les gardes prétoriennes.
Ces troupes, qui redoutaient la sévérité du
vieil empereur, embrassèrent le parti de Maxence
(32).
On respecta toutefois la vie et la liberté de Maximien,
qui se retira en Illyrie, affectant de déplorer son ancienne
conduite, et méditant en secret de nouveaux
complots. Mais Galère, qui connaissait son caractère
turbulent, le força bientôt à quitter ses domaines, et
le dernier asile du malheureux fugitif fut la cour de
Constantin
(33).
Ce prince habile eut pour son beau-père
les plus grands égards, et l'impératrice Fausta
le reçut avec toutes les marques de la tendresse filiale.
Maximien, pour éloigner tout soupçon, résigna une
seconde fois la pourpre
(34),
protestant qu'il était enfin
convaincu de la vanité des grandeurs et de l'ambition.
S'il eût suivi constamment ce dessein, il aurait
pu finir ses jours avec moins de dignité, il est vrai,
que dans sa première retraite; cependant il aurait
encore goûté les douceurs d'un repos honorable. La
vue du trône qui frappait ses regards lui rappela le
poste brillant d'où il était tombé; et il résolut de
tenter, pour régner ou périr, le dernier effort du désespoir.
Une incursion des Francs avait obligé Constantin
de se rendre sur les bords du Rhin. Il n'avait
avec lui qu'une partie de son armée : le reste de ses
troupes occupait les provinces méridionales de la
Gaule, qui se trouvaient exposées aux entreprises de
l'empereur d'Italie, et l'on avait déposé dans la ville
d'Arles un trésor considérable. Tout à coup le bruit
se répand que Constantin a perdu la vie dans son expédition.
Maximien, qui avait inventé cette fausse nouvelle,
ou qui y avait ajouté foi trop légèrement, monte
sur le trône sans hésiter, s'empare du trésor, et, le
dispersant avec sa profusion ordinaire parmi les soldats,
il leur remet devant les yeux ses exploits et son
ancienne dignité. Il paraît même qu'il s'efforça d'attirer
à son parti son fils Maxence; mais il n'avait point
encore pu terminer cette négociation ni affermir son
autorité, lorsque la célérité de Constantin renversa
toutes ses espérances. Ce prince ne fut pas plus tôt informé
de l'ingratitude et de la perfidie de son beau-père,
qu'il vola avec une diligence incroyable des
bords du Rhin à ceux de la Saône. Il s'embarqua à Châlons
sur cette dernière rivière. Arrivé à Lyon, il s'abandonna
au cours rapide du Rhône, et parut aux portes
d'Arles avec des forces auxquelles Maximien ne pouvait
espérer de résister; il eut à peine le temps de se
réfugier dans la ville de Marseille, voisine de la ville
d'Arles. La petite langue de terre qui joignait cette
place au continent était fortifiée, et la mer pouvait
favoriser la fuite de Maximien ou l'entrée des secours
de son fils, si Maxence avait intention d'envahir la
Gaule, sous le prétexte honorable de défendre un père
malheureux, et qu'il pouvait prétendre outragé. Prévoyant
les suites fatales d'un délai, Constantin ordonna
l'assaut; mais les échelles se trouvèrent trop
courtes, et l'empereur d'Occident aurait pu demeurer
arrêté devant Marseille aussi long-temps que le premier
des Césars. La garnison elle-même mit fin à ce
siège : les soldats, ne pouvant se dissimuler leur faute
et les dangers qui les menaçaient, achetèrent leur pardon
en livrant la ville et la personne de Maximien.
Sa mort. Ann. 310. Février.
Une
sentence irrévocable de mort fut prononcée en secret
contre l'usurpateur. Il obtint seulement la même grâce
qu'il avait accordée à Sévère; et l'on publia qu'oppressé
par les remords d'une conscience tant de fois
coupable, il s'était étranglé de ses propres mains. Depuis
qu'il avait perdu l'assistance de Dioclétien, et
dédaigné les avis modérés de ce sage collègue, il
n'avait vécu que pour attirer sur l'État une foule de
malheurs, et sur lui-même d'innombrables humiliations.
Enfin, après trois ans de calamités, sa vie active
fut terminée par une mort ignominieuse. Ce
prince méritait sa destinée; mais nous applaudirions
davantage à l'humanité de Constantin, s'il eût épargné
un vieillard dont il avait épousé la fille, et qui
avait été le bienfaiteur de son père. Dans cette triste
scène, il paraît que Fausta sacrifia au devoir conjugal
les sentimens que lui put inspirer la nature
(35).
Mort de Galère. Ann. 311. Mai.
Les dernières années de Galère furent moins honteuses
et moins infortunées. Quoiqu'il eût rempli avec
plus de gloire le poste subordonné de César que le
rang suprême d'Auguste, il conserva jusqu'à l'instant
de sa mort la première place parmi les princes de
l'empire romain : il vécut encore quatre ans environ
après sa retraite d'Italie; et, renonçant sagement à ses
projets de monarchie universelle, il ne songea plus
qu'à mener une vie agréable. On le vit même alors
s'occuper de travaux utiles à ses sujets; il fit écouler
dans le Danube le superflu des eaux du lac Pelson,
et couper les forêts immenses qui l'entouraient, ouvrage
important qui rendait à la Pannonie une grande
étendue de terres labourables
(36).
Ce prince mourut
d'une maladie longue et cruelle. Son corps, devenu
d'une grosseur excessive par une suite de l'intempérance
à laquelle il s'était livré toute sa vie, se couvrit
d'ulcères et d'une multitude innombrable de ces insectes
qui ont donné leur nom à un mal affreux
(37).
Mais, comme Galère avait offensé un parti zélé et très-puissant
parmi ses sujets, ses souffrances, loin d'exciter
leur compassion, ont été signalées comme l'effet
visible de la justice divine
(38).
Ses États partagés entre Maximin et Licinius.
Il n'eut pas plus tôt rendu
les derniers soupirs dans son palais de Nicomédie,
que les deux princes dont il avait été le bienfaiteur
commencèrent à rassembler leurs forces, dans l'intention
de se disputer ou de se partager les États qui lui
avaient appartenu. On les engagea cependant à renoncer
au premier de ces projets, et à se contenter
du second. Les provinces d'Asie tombèrent en partage
à Maximin, celles d'Europe augmentèrent les
domaines de Licinius : l'Hellespont et le Bosphore de
Thrace formèrent leurs limites respectives; et les rives
de ces détroits, qui se trouvaient dans le centre de
l'empire romain, furent couvertes de soldats, d'armes
et de fortifications. La mort de Maximien et de
Galère réduisait à quatre le nombre des empereurs.
Un intérêt commun unit bientôt Constantin et Licinius :
Maximin et Maxence conclurent ensemble
une secrète alliance. Leurs infortunés sujets attendaient
avec effroi les suites funestes d'une dissension
devenue inévitable depuis que ces souverains n'étaient
plus retenus par la crainte ou par le respect que
leur inspirait Galère
(39).
Administration de Constantin dans la Gaule. Ann. 306-312.
Parmi cette foule de crimes et de malheurs enfantés
par les passions des princes romains, on éprouve
quelque plaisir à rencontrer seulement une action qui
puisse être attribuée à leur vertu. Constantin, dans la
sixième année de son règne, visita la ville d'Autun,
et lui remit généreusement les arrérages du tribut. Il
réduisit en même temps la proportion des contribuables.
On comptait vingt-cinq mille personnes sujettes
à la capitation : ce nombre fut fixé à dix-huit mille
(40).
Cependant cette faveur même est la preuve la plus incontestable
de la misère publique. Cette taxe était si
oppressive, soit en elle-même, soit dans la manière
de la percevoir, que le désespoir diminuait un revenu
dont l'exaction s'efforçait d'augmenter la masse. Une
grande partie du territoire d'Autun restait sans culture :
une foule d'habitans aimaient mieux vivre dans
l'exil et renoncer à la protection des lois, que de supporter
les charges de la société civile. Le bienfaisant
empereur, en soulageant les peines de ses sujets par
cet acte particulier de libéralité, laissa vraisemblablement
subsister les autres maux qu'avaient introduits
ses maximes générales d'administration. Mais
ces maximes mêmes étaient moins l'effet de son choix
que celui de la nécessité; et, si nous en exceptons la
mort de Maximien, le règne de Constantin dans la
Gaule paraît avoir été le temps le plus innocent et
même le plus vertueux de sa vie. Sa présence mettait
les provinces à l'abri des incursions des Barbares, qui
redoutaient ou qui avaient éprouvé son active valeur.
Après une victoire signalée sur les Francs et sur les
Allemands, plusieurs de leurs princes furent exposés
par son ordre aux bêtes sauvages dans l'amphithéâtre
de Trêves; et le peuple, témoin de ce traitement envers
de si illustres captifs, semble n'avoir rien aperçu
dans un pareil spectacle qui blessât les droits des nations
ni ceux de l'humanité
(41).
Tyrannie de Maxence en Italie et en Afrique. Ann. 306-312.
Les vices de Maxence répandirent un nouvel éclat
sur les vertus de Constantin. Tandis que les provinces
de la Gaule goûtaient tout le bonheur dont
leur condition paraissait alors susceptible, l'Italie
et l'Afrique gémissaient sous le despotisme d'un tyran
aussi méprisable qu'odieux. A la vérité, le zèle
de la faction et de la flatterie a trop souvent sacrifié
la réputation des vaincus à la gloire de leurs heureux
rivaux; mais les écrivains même qui ont révélé
avec le plus de plaisir et de liberté les fautes de
Constantin, conviennent unanimement que Maxence
était cruel, avide, et plongé dans la débauche
(42).
Il avait eu le bonheur d'apaiser une légère rébellion
en Afrique. Le gouverneur, et un petit nombre de
personnes attachées à son parti, avaient seuls été
coupables : la province entière porta la peine de
leur crime. Toute l'étendue de cette fertile contrée,
et les villes florissantes de Cirta et de Carthage, furent
dévastées par le fer et par le feu. L'abus de la
victoire fut suivi de l'abus des lois et de la jurisprudence;
une armée formidable d'espions et de
délateurs envahit l'Afrique. Les riches et les nobles
furent aisément convaincus de connivence avec les
rebelles, et ceux d'entre eux que l'empereur daigna
traiter avec clémence, furent punis seulement par
la confiscation de leurs biens
(43).
Une victoire si
éclatante fut célébrée par un triomphe magnifique.
Maxence exposa aux yeux du peuple les dépouilles
et les captifs d'une province romaine. L'état de la
capitale ne méritait pas moins de compassion que
celui de l'Afrique. Les richesses de Rome fournissaient
un fonds inépuisable aux folles dépenses et à
la prodigalité du monarque; et les ministres de ses
finances connaissaient parfaitement l'art de piller
les sujets. Ce fut sous son règne que l'on inventa la
méthode d'exiger des sénateurs un don volontaire.
Comme la somme s'augmenta insensiblement, les
prétextes que l'on imagina pour la lever, tels qu'une
victoire, une naissance, un mariage, ou le consulat
du prince, furent multipliés dans la même proportion
(44).
Maxence nourrissait contre le sénat cette
même haine implacable qui avait caractérisé la plupart
des premiers tyrans de Rome. Ce cœur ingrat
ne pouvait pardonner la généreuse fidélité qui l'avait
élevé sur le trône, et qui l'avait soutenu contre
tous ses ennemis. La vie des sénateurs était exposée
à ses cruels soupçons; et, pour assouvir ses infâmes
désirs, il portait le deshonneur dans le sein des plus
illustres familles. On peut croire qu'un amant revêtu
de la pourpre se trouvait rarement réduit à
soupirer en vain; mais toutes les fois que la persuasion
manquait son effet, il avait recours à la violence.
L'histoire nous a conservé l'exemple mémorable
d'une femme de grande naissance qui conserva
sa chasteté par une mort volontaire
(45).
Les soldats
furent la seule classe d'hommes que Maxence parut
respecter, ou dont il s'empressa de gagner l'affection.
Il remplit Rome et l'Italie de troupes dont il
favorisa secrètement la licence : sûres de l'impunité,
elles avaient la liberté de piller, de massacrer même
le peuple
(46),
et elles se livraient aux mêmes excès
que leur maître. On voyait souvent Maxence gratifier
l'un de ses favoris de la superbe maison de
campagne ou de la belle femme d'un sénateur. Un
prince de ce caractère, également incapable de gouverner
dans la guerre et dans la paix, pouvait bien
acheter l'appui des légions, mais non pas leur estime.
Cependant son orgueil égalait ses autres vices.
Tandis qu'éloigné du bruit des armes, il passait
honteusement sa vie dans l'enceinte de son palais
ou dans les jardins de Salluste, on l'entendait répéter
que lui seul était empereur, que les autres princes
n'étaient que ses lieutenans, et qu'il leur avait confié
la garde des provinces frontières afin de pouvoir
goûter sans interruption les plaisirs et les agrémens
de sa capitale. Durant les six années de son règne,
Rome, qui avait si long-temps regretté l'absence de
son maître, regarda sa présence comme un affreux
malheur
(47).
Guerre civile entre Constantin et Maxence. Ann. 312.
Quelle que pût être l'horreur de Constantin pour
la conduite de Maxence, quelque compassion que
lui inspirât le sort des Romains, de pareils motifs
ne l'auraient probablement pas engagé à prendre les
armes. Ce fut le tyran lui-même qui attira la guerre
dans ses États : il eut la témérité de provoquer un
adversaire formidable, dont jusqu'alors l'ambition
avait été plutôt retenue par des considérations de
prudence que par des principes de justice
(48).
Après
la mort de Maximien, ses titres, selon l'usage reçu,
avaient été effacés, et ses statues renversées avec
ignominie. Son fils, qui l'avait persécuté et abandonné
pendant qu'il vivait, affecta les plus tendres
égards pour sa mémoire, et il ordonna que l'on fît
éprouver le même traitement à toutes les statues élevées,
en Italie et en Afrique, en l'honneur de Constantin.
Ce sage prince, qui désirait sincèrement éviter
une guerre dont il connaissait l'importance et les
difficultés, dissimula d'abord l'insulte; il employa
la voie plus douce des négociations, jusqu'à ce qu'enfin
convaincu des dispositions hostiles et des projets
ambitieux de l'empereur d'Italie, il crut nécessaire
d'armer pour sa défense. Maxence avouait ouvertement
ses prétentions à la monarchie tout entière de
l'Occident. Une grande armée, levée par ses ordres,
se préparait déjà à envahir les provinces de la Gaule
du côté de la Rhétie; et, quoiqu'il n'eût aucun secours
à espérer de Licinius, il se flattait que les légions
d'Illyrie, séduites par ses présens et par ses
promesses, abandonneraient l'étendard de leur maître,
et viendraient se mettre au rang de ses sujets et
de ses soldats
(49).
Constantin n'hésita pas plus long-temps :
il avait délibéré avec circonspection, il agit
avec vigueur. Le sénat et le peuple de Rome lui
avaient envoyé des ambassadeurs pour ]e conjurer
de les délivrer d'un cruel tyran; il leur donna une
audience particulière; et, sans écouter les timides
représentations de son conseil, il résolut de prévenir
son adversaire, et de porter la guerre dans le cœur
de l'Italie
(50).
Préparatifs.
L'entreprise ne présentait pas moins de dangers
que de gloire. Le malheureux succès des deux premières
invasions suffisait pour inspirer les plus sérieuses
alarmes. Dans ces deux guerres, les vétérans,
qui respectaient le nom de Maximien, avaient embrassé
la cause de son fils. L'honneur ni l'intérêt ne
leur permettaient pas alors de penser à une seconde
désertion. Maxence, qui regardait les prétoriens
comme le plus ferme rempart de son trône, les avait
reportés au nombre que leur avait assigné l'ancienne
institution. Ces soldats composaient, avec les autres
Italiens qui étaient entrés au service, un corps formidable
de quatre-vingt mille hommes. Quarante
mille Maures et Carthaginois avaient été levés depuis
la réduction de l'Afrique. La Sicile même envoya des
troupes. Enfin, l'armée de Maxence se montait à
cent soixante-dix mille fantassins et dix-huit mille
chevaux. Les richesses de l'Italie fournissaient aux
dépenses de la guerre, et les provinces voisines furent
épuisées pour former d'immenses magasins de
blé et de provisions de toute espèce. Les forces réunies
de Constantin ne consistaient que dans quatre-vingt-dix
mille hommes de pied et huit mille de cavalerie
(51).
Comme, durant l'absence de l'empereur,
la défense du Rhin exigeait une attention extraordinaire,
à moins qu'il ne sacrifiât la sûreté publique
à ses querelles particulières, il ne pouvait mener en
Italie plus de la moitié de ses troupes
(52).
A la tête
de quarante mille soldats environ, il ne craignit pas
de se mesurer avec un rival suivi d'une armée au
moins quatre fois supérieure en nombre; mais depuis
long-temps les armées de Rome, éloignées de tout
danger, vivaient au sein de la mollesse, et avaient
été énervées par le luxe et l'indiscipline. Accoutumés
aux bains délicieux et aux théâtres de la capitale,
les soldats ne se traînaient qu'avec peine sur le champ
de bataille. Parmi ces troupes, on voyait surtout des
vétérans qui avaient presque oublié l'usage des armes,
et de nouvelles levées qui n'avaient jamais su
les manier. Les légions de la Gaule, endurcies aux
fatigues de la guerre, défendaient depuis plusieurs
années les frontières de l'empire contre les Barbares
du Nord; et ce service pénible, en exerçant leur valeur,
avait affermi leur discipline. On observait entre
les chefs la même différence que parmi les armées.
Le caprice et la flatterie avaient d'abord inspiré à
Maxence des idées de conquêtes. Bientôt ces espérances
ambitieuses cédèrent à l'habitude du plaisir et
à la conviction de son inexpérience. L'âme intrépide
de Constantin avait été formée dès les premières
années de sa jeunesse à la guerre, à l'activité, à la
science du commandement : nourri dans les camps,
il savait agir, et il avait appris l'art de commander.
Constantin passe les Alpes.
Lorsque Annibal passa de la Gaule en Italie, il fut
obligé de chercher d'abord, ensuite de s'ouvrir un
chemin à travers des montagnes habitées par des
peuples barbares, qui n'avaient jamais accordé le
passage à une armée régulière
(53).
Les Alpes étaient
alors gardées par la nature; de nos jours l'art les a
fortifiées. Des citadelles construites avec autant d'habileté
que de peines et de dépenses, commandent
toutes les avenues qui conduisent à la plaine, et
rendent, du côté de la France, l'Italie presque inaccessible
aux ennemis du roi de Sardaigne
(54).
Mais
avant que l'on eût pris ces précautions, les généraux
qui ont voulu tenter le passage ont rarement
éprouvé de la difficulté ou de la résistance. Dans le
siècle de Constantin, les paysans des montagnes
avaient perdu leur rudesse, et ils étaient devenus
des sujets obéissans. Le pays fournissait des vivres
en abondance; et de superbes chemins tracés sur les
Alpes, monumens étonnans de la grandeur romaine,
ouvraient plusieurs communications entre la Gaule
et l'Italie
(55).
Constantin préféra la route des Alpes
Cottiennes, aujourd'hui le mont Cenis, et il conduisit
ses troupes avec une diligence si active, qu'il
descendit dans la plaine de Piémont avant que la
cour de Maxence eût reçu aucune nouvelle certaine
de son départ des bords du Rhin. La ville de Suze
cependant, située au pied du mont Cenis, était entourée
de murs, et renfermait une garnison assez
nombreuse pour arrêter les progrès du conquérant.
L'impatience des troupes de Constantin dédaigna les
formes ennuyeuses d'un siège. Le jour même qu'elles
parurent devant Suze, elles mirent le feu aux portes,
appliquèrent des échelles à la muraille, et,
montant à l'assaut au milieu d'une grêle de pierres
et de flèches, elles entrèrent dans la place l'épée à
la main, et taillèrent en pièces la plus grande partie
de ceux qui la défendaient. Constantin fit éteindre
les flammes, et les restes de Suze furent préservés
par ses soins d'une destruction totale. A quarante
milles environ de cette place, une résistance plus
vigoureuse l'attendait.
Bataille de Turin.
Les lieutenans de Maxence
avaient assemblé dans les plaines de Turin un corps
nombreux d'Italiens. La principale force de cette
armée consistait en une espèce de cavalerie pesante,
que les Romains, depuis la décadence de leur discipline,
avaient empruntée des nations de l'Orient.
Les chevaux, aussi bien que les hommes, étaient revêtus
d'une armure complète, dont les joints s'adaptaient
merveilleusement aux mouvemens du corps.
Une pareille cavalerie avait un aspect formidable; il
paraissait impossible de résister à son choc; et comme
en cette occasion les généraux l'avaient disposée en
colonne compacte ou coin, qui présentait une pointe
aiguë, et dont les flancs se prolongeaient à une grande
profondeur, ils espéraient pouvoir renverser facilement
et écraser l'armée de Constantin. Peut-être leur
projet aurait-il réussi, si leur habile adversaire n'avait
embrassé le même plan de défense adopté et suivi par
l'empereur Aurélien dans une circonstance semblable.
Les savantes évolutions de Constantin divisèrent et
harassèrent cette masse de cavalerie; les troupes de
Maxence prirent la fuite avec confusion vers Turin,
dont elles trouvèrent les portes fermées; aussi en
échappa-t-il très peu à l'épée du vainqueur. Par ce
service signalé, Turin mérita la clémence et même la
faveur du conquérant. Il fit son entrée dans le palais
impérial de Milan; et, depuis les Alpes jusqu'aux rives
du Pô, presque toutes les villes d'Italie non seulement
reconnurent l'autorité de Constantin, mais
embrassèrent avec ardeur le parti de ce prince
(56).
Siège et bataille de Vérone.
Les voies Émilienne et Flaminienne conduisaient
de Milan à Rome par une route facile de quatre cents
milles environ; mais quoique Constantin brûlât d'impatience
de combattre le tyran, il tourna prudemment
ses armes contre une autre armée d'Italiens, qui,
par leur force et par leur position, pouvaient arrêter
ses progrès et intercepter sa retraite, si la fortune
ne favorisait pas son entreprise. Ruricius-Pompeianus,
général d'un courage et d'un mérite distingués,
avait sous son commandement la ville de Vérone et
toutes les troupes de la province de Vénétie. Dès qu'il
fut informé que Constantin marchait à sa rencontre,
il envoya contre lui un détachement considérable de
cavalerie, qui fut défait dans une action près de Brescia,
et que les légions de la Gaule poursuivirent jusqu'aux
portes de Vérone. La nécessité, l'importance
et les difficultés du siège de cette place, frappèrent à
la fois l'esprit pénétrant de Constantin
(57).
On ne pouvait
approcher des murs que par une péninsule étroite
à l'occident de la ville. Les trois autres côtés étaient
défendus par l'Adige, rivière profonde, qui couvrait
la province de Vénétie, d'où les assiégés tiraient un
secours inépuisable d'hommes et de vivres. Ce ne fut
pas sans peine que Constantin trouva moyen de passer
la rivière : après plusieurs tentatives inutiles, il
la franchit dans un endroit où le torrent était moins
impétueux, à quelque distance au-dessus de la ville.
Alors il entoura Vérone de fortes lignes, conduisit
ses attaques avec une vigueur mêlée de prudence, et
repoussa une sortie désespérée de Pompeianus. Cet
intrépide général, lorsqu'il eut mis en usage tous les
moyens de défense que lui pouvait offrir la force de
la place ou celle de la garnison, s'échappa secrètement
de Vérone, moins inquiet de son propre sort
que de la sûreté publique. Il rassembla bientôt, avec
une diligence incroyable, assez de troupes pour combattre
Constantin dans la plaine, ou pour l'attaquer
s'il persistait à rester dans ses lignes. L'empereur,
attentif aux mouvemens d'un ennemi si redoutable,
et informé de son approche, laisse une partie de ses
légions pour continuer les opérations du siège; et,
suivi des troupes sur la valeur et sur la fidélité desquelles
il comptait le plus, il s'avance en personne
au devant du général de Maxence. L'armée de la
Gaule avait d'abord été rangée sur deux lignes égales,
selon les principes généraux de la tactique; mais leur
chef expérimenté, voyant que le nombre des Italiens
excédait de beaucoup celui de ses soldats, change
tout à coup ses dispositions : il diminue sa seconde
ligne, et donne à la première une étendue aussi considérable
que le front de l'ennemi. De pareilles évolutions,
que de vieilles troupes peuvent seules exécuter
sans confusion au moment du danger, sont
presque toujours décisives : cependant, comme le
combat commença vers la fin du jour, et qu'il fut disputé
durant toute la nuit avec une grande opiniâtreté,
l'habileté des généraux devint moins nécessaire
que le courage des soldats. Les premiers rayons du
soleil éclairèrent la victoire de Constantin; il aperçut
la plaine couverte de plusieurs milliers d'Italiens
vaincus. Leur général Pompeianus fut trouvé parmi
les morts. Vérone se rendit aussitôt à discrétion, et
la garnison fut faite prisonnière de guerre
(58).
Lorsque
les officiers de l'armée victorieuse félicitèrent leur
maître sur cet important succès, ils mêlèrent à leurs
félicitations quelques-uns de ces reproches respectueux
qui ne sauraient blesser le monarque le plus
jaloux de son autorité; ils représentèrent à Constantin
que, non content de remplir tous les devoirs d'un
commandant, il avait exposé sa personne avec une
bravoure dont l'excès dégénérait presque en témérité,
et ils le conjurèrent de veiller désormais davantage
à sa propre conservation, et de penser que de sa
vie dépendait la sûreté de Rome et de l'empire
(59).
Indolence et craintes de Maxence.
Tandis que Constantin signalait sa valeur et son
habileté sur le champ de bataille, le souverain de l'Italie
paraissait insensible aux calamités et aux périls
d'une guerre civile qui déchirait le sein de ses États.
Le plaisir était la seule occupation de Maxence. Cachant
ou affectant de cacher en public le mauvais succès
de ses armes
(60),
il s'abandonnait à une vaine confiance
qui éloignait le remède du mal, sans éloigner
le mal lui-même
(61).
Plongé dans une fatale sécurité,
les progrès rapides de ses ennemis
(62)
furent à peine
capables de l'en tirer. Il se flattait que sa réputation
de libéralité, et la majesté du nom romain, qui l'avaient
déjà délivré de deux invasions, dissiperaient
avec la même facilité l'armée rebelle de la Gaule. Les
officiers habiles et expérimentés qui avaient servi sous
les étendards de Maximien, furent enfin forcés d'apprendre
à son indigne fils le danger imminent où il
se trouvait réduit : s'exprimant avec une liberté qui
l'étonna, et qui seule pouvait le convaincre, ils lui
représentèrent la nécessité de prévenir sa ruine en développant
avec vigueur les forces qui lui restaient.
Les ressources de Maxence en hommes et en argent
étaient encore considérables. Les prétoriens sentaient
combien leur intérêt et leur sûreté se trouvaient fortement
liés à la cause de leur maître. On assembla
bientôt une nouvelle armée, plus nombreuse que
celles qui avaient été ensevelies dans les champs de
Turin et de Vérone. L'empereur était loin de songer
à prendre le commandement de ses troupes. Totalement
étranger aux travaux de la guerre, il tremblait
de la seule idée d'une lutte si dangereuse; et, comme
la crainte est ordinairement superstitieuse, il écoutait
avec une sombre inquiétude le rapport des augures,
et des présages qui semblaient menacer sa vie
et son empire. Enfin, la honte lui tint lieu de courage,
et le força de paraître sur le champ de bataille.
Ce lâche tyran ne put supporter le mépris du peuple
romain : partout le cirque retentissait des clameurs
de l'indignation; la multitude assiégeait tumultueusement
les portes du palais, accusant la lâcheté d'un
prince indolent, et célébrant le courage héroïque de
son rival
(63).
Maxence, avant de quitter Rome, consulta
les livres sibyllins. Si les gardiens de ces anciens
oracles ignoraient les secrets du destin, du moins
etaient-ils versés dans la science du monde : ils rendirent
une réponse très-prudente, qui pouvait s'adapter
à l'événement et sauver leur réputation, quel que
fût le sort des armes
(64).
Victoire de Constantin près de Rome. Ann. 312. 28 octobre.
On a comparé la célérité de la marche de Constantin
à la conquête rapide de l'Italie par le premier des
Césars : ce parallèle flatteur est assez conforme à la
vérité de l'histoire, puisque entre la reddition de Vérone
et la fin décisive de la guerre, il ne s'écoula que
cinquante-huit jours. Constantin avait toujours appréhendé
que le tyran ne suivît les conseils de la
crainte, peut-être même de la prudence, et qu'au lieu
d'exposer ses dernières espérances au risque d'une
action générale, il ne s'enfermât dans Rome : d'amples
magasins auraient alors rassuré Maxence contre
les dangers de la famine; et comme la situation de
Constantin ne souffrait aucun délai, il se serait peut-être
vu réduit à la triste nécessité de détruire par le
fer et par le feu la ville impériale, le plus noble prix
de sa victoire, et dont la délivrance avait été le motif,
ou plutôt le prétexte de la guerre civile
(65).
Ce
fut avec un plaisir égal à sa surprise, qu'étant arrivé
dans un lieu appelé Saxa-Rubra, à neuf milles environ
de Rome
(66),
il aperçut Maxence et ses troupes
disposées à livrer bataille
(67).
Le large front de cette
armée remplissait une plaine très-spacieuse, et ses
lignes profondes s'étendaient jusqu'au bord du Tibre,
qui couvrait l'arrière-garde, et lui coupait la
retraite. On assure, et nous pouvons le croire, que
Constantin rangea ses légions avec une habileté consommée,
et qu'il choisit pour lui-même le poste du
danger et de l'honneur. Distingué par l'éclat de ses
armes, il chargea en personne la cavalerie de son rival.
Cette attaque terrible détermina la fortune de
cette journée mémorable. La cavalerie de Maxence
consistait principalement en une troupe légère de
Maures et de Numides, et en cuirassiers dont l'armure
pesante arrêtait tous les mouvemens. Elle fut
obligée de céder à l'impétuosité des cavaliers gaulois,
qui, plus fermes que les Africains, surpassaient
en activité les autres escadrons. La défaite des deux
ailes laissait à découvert les flancs de l'infanterie. Les
Italiens indisciplinés se décidèrent sans peine à fuir
loin des drapeaux d'un tyran qu'ils avaient toujours
détesté, et qu'ils ne redoutaient plus. Les prétoriens,
persuadés que la grandeur de leur offense les rendait
indignes du pardon, combattaient animés par la vengeance
et par le désespoir : malgré leurs efforts réitérés,
ces braves vétérans ne purent rappeler la victoire;
ils obtinrent cependant une mort honorable,
et l'on observa que leurs corps couvraient le même
terrain qui avait été occupé par leurs rangs
(68).
La
confusion devint alors générale. Incapables de se rallier,
les soldats de Maxence, poursuivis par un ennemi
implacable, se précipitèrent par milliers dans les
eaux profondes et rapides du Tibre. L'empereur lui-même
voulut se sauver dans la ville par le pont Milvius;
mais la multitude des fuyards qui se pressaient
en foule sur cet étroit passage, le fit tomber dans le
fleuve, où, embarrassé du poids de ses armes, il
fut aussitôt noyé
(69).
Le lendemain on eut peine à
trouver son corps profondément enfoncé dans le limon.
La vue de sa tête, élevée au haut d'une pique,
assura le peuple de sa délivrance. A ce spectacle, les
Romains reçurent avec les acclamations de la fidélité
et de la reconnaissance l'heureux Constantin, qui
avait ainsi terminé, par ses talens et par sa valeur,
l'entreprise la plus éclatante de sa vie
(70).
Sa réception.
Si la clémence de ce prince après sa victoire ne
mérite point d'éloges, on ne saurait non plus lui reprocher
une rigueur excessive
(71).
Il fit aux vaincus
le même traitement que sa personne et sa famille auraient
éprouvé s'il eût été défait. Les deux fils de
Maxence furent mis à mort, et l'on détruisit soigneusement
toute sa race. Il était naturel que les plus fidèles
serviteurs du tyran partageassent sa destinée
comme ils avaient partagé sa prospérité et ses crimes;
mais lorsque les Romains demandèrent à haute voix
un plus grand nombre de victimes, l'empereur sut
résister avec force et avec humanité à ces clameurs
serviles, dictées par la flatterie aussi bien que par le
ressentiment : les délateurs furent punis et découragés;
ceux qu'une injuste tyrannie avait condamnés à
l'exil reparurent dans leur patrie, et leurs biens leur
furent rendus; une amnistie générale tranquillisa l'esprit
des habitans, et assura leurs propriétés d'Italie
et d'Afrique
(72).
La première fois que Constantin honora
le sénat de sa présence, il exposa, dans un discours
modeste, ses services et ses exploits; il exprima
le respect le plus sincère pour cette illustre
assemblée, et lui promit de la rétablir dans sa première
dignité et ses anciennes prérogatives. Ces protestations
furent payées des vains titres d'honneur
dont le sénat pouvait encore disposer : sans prétendre
confirmer l'autorité de Constantin, il lui assigna,
par un décret solennel, le premier rang entre les
trois Augustes qui gouvernaient l'univers romain
(73).
On institua des jeux et des fêtes pour perpétuer le
souvenir de cette victoire célèbre, et plusieurs édifices
élevés aux dépens de Maxence furent dédiés à
son heureux rival. L'arc de triomphe de Constantin
est encore maintenant une triste preuve de la décadence
des arts, et un témoignage singulier de la plus
basse vanité. Comme il ne fut pas possible de trouver
dans la capitale de l'empire un sculpteur capable de
décorer ce monument public, l'arc de Trajan, sans
aucun respect pour la mémoire d'un si grand prince
ou pour les règles de la convenance, fut dépouillé de
ses plus beaux ornemens. On n'eut point égard à la
différence des temps et des personnes, des actions et
des caractères; les Parthes captifs paraissent prosternés
aux pieds d'un monarque qui n'a jamais porté ses
armes au-delà de l'Euphrate, et les antiquaires curieux
peuvent encore apercevoir la tête de Trajan sur
les trophées de Constantin. Les nouveaux ornemens
qu'il fallut ajouter aux anciennes sculptures, pour en
remplir les vides, sont exécutés de la manière la plus
informe et la plus grossière
(74).
Et sa conduite à Rome.
La politique, aussi bien que le ressentiment, exigeait
l'entière abolition des prétoriens : ces troupes
hautaines, dont Maxence avait rétabli et même augmenté
le nombre et les privilèges, furent pour jamais
cassées par Constantin; on détruisit leur camp fortifié,
et le reste des prétoriens, qui avait échappé à la
fureur du combat, fut dispersé parmi les légions, et
relégué sur les frontières de l'empire, où ces guerriers
pouvaient être utiles sans devenir encore dangereux
(75).
En supprimant les troupes qui avaient leur
poste à Rome, Constantin porta le coup fatal à la dignité
du sénat et du peuple; la capitale désarmée
resta exposée, sans protection, à la négligence et aux
insultes d'un maître éloigné. Nous pouvons observer
que dans ce dernier effort des Romains pour conserver
leur liberté expirante, l'appréhension d'un tribut les
avait d'abord engagés à placer Maxence sur le trône. Ce
prince ayant exigé du sénat ce tribut sous le nom de
don gratuit, ils implorèrent alors l'assistance du souverain
des Gaules. Constantin vainquit le tyran, et
convertit le don gratuit en taxe perpétuelle. Les sénateurs,
suivant leurs facultés, dont ils furent forcés
de donner une déclaration, furent partagés en différentes
classes : les plus opulens payaient annuellement
huit livres d'or; on en exigea quatre de la seconde
classe, et deux de la dernière; ceux qui, par
leur pauvreté, méritaient une exemption, furent cependant
taxés à sept pièces d'or. Outre les membres
de cette assemblée, leurs fils, leurs descendans, leurs
parens même, jouissaient des vains privilèges attachés
à la dignité de sénateur, et ils en supportaient
les charges onéreuses. On ne s'étonnera plus que Constantin
ait pris tant de soin pour augmenter le nombre
des personnes comprises dans une classe si utile
(76).
Après la défaite de Maxence, le victorieux empereur
ne resta que deux ou trois mois à Rome. Il retourna
deux fois dans cette capitale pendant le reste de sa
vie, pour célébrer les fêtes solennelles de la dixième
et de la vingtième année de son règne. Constantin,
presque toujours en action, s'occupait à exercer ses
soldats et à examiner l'état des provinces. Il résida
tour à tour, et selon les occasions, à Trêves, à Milan,
à Aquilée, à Sirmium, à Naissus et à Thessalonique,
jusqu'à ce qu'il eût bâti une NOUVELLE ROME
sur les confins de l'Europe et de l'Asie
(77).
Son alliance avec Licinius. Ann. 313. Mars.
Avant de marcher en Italie il s'était assuré de
l'amitié ou du moins de la neutralité de Licinius, souverain
des provinces illyriennes. Constantin avait promis
à ce prince sa sœur Constantia; mais la célébration
du mariage avait été différée jusqu'à ce que la
guerre eût été terminée. L'entrevue des deux empereurs
à Milan, lieu désigné pour cette cérémonie,
parut cimenter l'union de leurs intérêts et de leurs
familles
(78).
Au milieu de la joie publique ils furent
tout à coup obligés de se séparer. Constantin, à la
nouvelle d'une incursion des Francs, vola sur les rives
du Rhin; et l'approche du souverain de l'Orient,
qui s'avançait les armes à la main, força Licinius de
marcher en personne à sa rencontre.
Guerre entre Maximin et Licinius. Ann. 313.
Maximin avait
été l'allié secret de Maxence : sans être découragé par
le sort funeste de ce tyran, il résolut de tenter la fortune
d'une guerre civile. De la Syrie il se transporta,
dans le fort de l'hiver, sur les frontières de la Bithynie.
La saison était rigoureuse; un grand nombre
d'hommes et de chevaux périrent dans la neige; et
comme les pluies abondantes avaient rompu les chemins,
Maximin fut obligé de laisser derrière lui une
partie considérable du gros bagage, qui ne pouvait
suivre la rapidité de ses marches forcées. Par cet effort
extraordinaire de diligence, il parvint aux rivages du
Bosphore de Thrace avec une armée harassée, mais
formidable, sans que les lieutenans de Licinius eussent
été informés de ses intentions hostiles. Byzance
ouvrit ses portes à Maximin après onze jours de résistance.
Ce prince fut arrêté quelque temps au siège
d'Héraclée : dès qu'il se fut emparé de cette ville, il
fut étonné d'apprendre que Licinius campait à la distance
de dix-huit milles seulement. Après une négociation
infructueuse, dans laquelle les deux empereurs
s'efforcèrent chacun de corrompre la fidélité de leurs
partisans respectifs, ils eurent recours aux armes.
Défaite. 20 avril.
Le
souverain de l'Asie commandait une armée de plus
de soixante-dix mille hommes, composée de vétérans
bien disciplinés. Licinius, qui n'avait environ
que trente mille Illyriens, fut d'abord accablé par la
supériorité du nombre. Ses talens militaires et la fermeté
de ses troupes rétablirent le combat; il remporta
une victoire décisive. La diligence incroyable
de Maximin dans sa fuite a été beaucoup plus célébrée
que sa valeur sur le champ de bataille. Vingt-quatre
heures après, on le vit pâle, tremblant et dépouillé
de ses ornemens impériaux à Nicomédie,
ville éloignée de cent soixante milles du lieu de sa
défaite. Les richesses de l'Asie n'avaient cependant
pas encore été épuisées ; et, quoique l'élite des vétérans
de Maximin eût péri dans la dernière action, il
pouvait encore, avec du temps, lever de nombreuses
troupes dans la Syrie et dans l'Égypte; mais il ne
survécut que trois ou quatre mois à son infortune.
Et mort du premier de ces princes. Août.
Sa
mort, arrivée à Tarse, a été diversement attribuée
au désespoir, au poison et à la justice divine. Comme
Maximin manquait également de talent et de vertu,
il ne fut regretté ni du peuple ni des soldats. Les
provinces de l'Orient, délivrées des terreurs d'une
guerre civile, reconnurent avec joie l'autorité de Licinius
(79).
Cruauté de Licinius.
L'empereur vaincu laissait deux enfans, un fils de
huit ans et une fille de sept environ. L'innocence d'un
âge si tendre pouvait inspirer quelque compassion;
mais la compassion de Licinius était une bien faible
ressource, et elle ne l'empêcha pas d'éteindre le nom
et la mémoire de son adversaire. La mort du fils de
Sévère est encore moins excusable, puisque ni la vengeance
ni la politique ne le condamnaient à périr. Le
vainqueur n'avait point à se plaindre du père de l'infortuné
Sévérien; on avait déjà oublié le règne court et
obscur de Sévère dans une partie de l'empire fort
éloignée. Mais l'exécution de Candidianus est un acte
de la cruauté et de l'ingratitude la plus noire. Il était
fils naturel de Galère, l'ami et le bienfaiteur de Licinius :
le père, en mourant, l'avait jugé trop jeune
pour soutenir le poids du diadème. Il espérait que,
sous la protection des princes qu'il avait lui-même
revêtus de la pourpre impériale, son fils mènerait une
vie tranquille et honorable. Candidianus avait alors
près de vingt ans. Sa naissance, quoiqu'elle ne fût
soutenue ni par le mérite ni par l'ambition, suffit
pour enflammer la jalousie de Licinius
(80).
A ces victimes
innocentes et illustres de sa tyrannie, nous
pouvons ajouter la femme et la fille de Dioclétien. Ce
prince, en donnant à Galère le titre de César, lui
avait accordé en mariage sa fille Valérie, dont les
aventures funestes pourraient devenir le sujet d'une
tragédie fort intéressante.
Sort infortuné de l'impératrice Valérie et de sa mère.
Elle avait rempli et même
surpassé les devoirs d'une femme. Comme elle n'avait
point d'enfans, elle avait bien voulu adopter le fils
illégitime de son mari, et avait constamment montré
pour l'infortuné Candidianus la tendresse et les soins
d'une véritable mère. Lorsque Galère eut rendu les
derniers soupirs, les biens immenses de sa veuve irritèrent
l'avarice de son successeur Maximin, et les
attraits de sa personne excitèrent les désirs de ce
prince
(81).
Il était alors marié; mais les lois romaines
permettaient le divorce, et les passions violentes du
tyran demandaient une prompte satisfaction. La réponse
de Valérie fut celle qui convenait à la fille et à
la veuve d'un souverain. Elle y mêla seulement la
prudence que sa malheureuse situation la forçait d'observer.
« Si l'honneur, dit-elle aux personnes que
Maximin avait employées auprès d'elle, permettait
à une femme de mon caractère de penser à un second
mariage, la décence me défendrait au moins d'écouter
la proposition du prince dans un temps où les
cendres de mon mari, son bienfaiteur, ne sont pas encore
refroidies. Voyez ces vêtemens lugubres; ils
expriment la douleur dans laquelle mon âme est plongée.
Mais quelle confiance, ajouta-t-elle avec fermeté,
puis-je avoir aux protestations d'un homme dont
la cruelle inconstance est capable de répudier une
épouse tendre et fidèle
(82) ? »
A ce refus, l'amour de
Maximin se changea en fureur : comme il avait toujours
à sa disposition des témoins et des juges, il ne
lui fut pas difficile de cacher son ressentiment sous
le voile d'une procédure légale, et d'attaquer la réputation
aussi bien que la tranquillité de Valérie. Les
biens de cette malheureuse princesse furent confisqués;
ses eunuques, ses domestiques, livrés aux plus
cruels supplices. Enfin, plusieurs vertueuses et respectables
matrones qu'elle avait honorées de son amitié,
souffrirent la mort sur une fausse accusation d'adultère.
L'impératrice elle-même et sa mère Prisca
furent condamnées à vivre en exil dans un village situé
au milieu des déserts de la Syrie. Traînées ignominieusement
de ville en ville, elles exposèrent ainsi
leur honte et leur misère à ces mêmes provinces de
l'Orient, qui, pendant trente ans, avaient respecté
leur dignité auguste. Dioclétien fit plusieurs tentatives
inutiles pour adoucir le sort de sa fille; il demandait
que Valérie eût la permission de venir partager
sa retraite de Salone, et fermer les yeux d'un
père affligé
(83);
c'était, disait-il à Maximin, la seule
grâce qu'il attendît d'un prince auquel il avait donné
la pourpre impériale. Dioclétien conjurait, mais il
ne pouvait plus menacer : ses prières furent reçues
avec froideur et avec dédain. Le fier tyran paraissait
prendre plaisir à traiter Dioclétien en suppliant, et
sa fille en criminelle. La mort de Maximin semblait
annoncer aux impératrices un changement favorable
dans leur fortune. Les discordes civiles relâchèrent la
vigilance de leurs gardes; elles trouvèrent moyen de
s'échapper du lieu de leur exil, et de se rendre, quoique
avec précaution et déguisées, à la cour de Licinius.
La conduite de ce prince dans les premiers jours
de son règne, et la réception honorable qu'il fit au
jeune Candidianus, inspirèrent à Valérie une satisfaction
secrète : elle crut que désormais ses jours et
ceux de son fils adoptif ne seraient plus mêlés d'amertume.
A ces espérances flatteuses succédèrent bientôt
la surprise et l'horreur; et les exécutions qui ensanglantèrent
le palais de Nicomédie, apprirent à l'impératrice
que le trône de Maximin était occupé par un
tyran encore plus barbare. Valérie pourvut à sa sûreté
par la fuite; et, toujours accompagnée de sa
mère Prisca, elle erra pendant plus de quinze mois
dans les provinces de l'empire
(84),
revêtues toutes les
deux de l'habillement le plus commun. Elles furent
enfin découvertes à Thessalonique; et, comme la
sentence de mort avait déjà été prononcée, elles eurent
aussitôt la tête tranchée, et leurs corps furent jetés
dans la mer. Le peuple contemplait avec effroi et
avec étonnement ce triste spectacle; mais la crainte
qu'inspirait une garde nombreuse, étouffa sa douleur
et son indignation. Telle fut la cruelle destinée de la
femme et de la fille de Dioclétien. Nous déplorons
leurs infortunes; nous ne pouvons découvrir quels
furent leurs crimes; et, quelque juste idée que l'on se
forme de la cruauté de Licinius, il paraît toujours
surprenant qu'il ne se soit pas contenté d'assurer sa
vengeance d'une manière plus secrète et plus décente
(85).
Rivalité entre Constantin et Licinius. Ann. 314.
L'univers romain se trouvait alors partagé entre
Constantin et Licinius; le premier gouvernait l'Occident,
l'autre donnait des lois aux provinces orientales.
On devait peut-être espérer que les vainqueurs,
fatigués des guerres civiles et liés entre eux par des
traités et par l'alliance de leurs familles, renonceraient
à tout projet d'ambition, ou du moins qu'ils
en suspendraient l'exécution; cependant douze mois
s'étaient à peine écoulés depuis la mort de Maximin,
que les princes victorieux tournèrent leurs armes
l'un contre l'autre. Le génie, les succès, l'esprit entreprenant
de Constantin, semblent le désigner comme
le premier auteur de la rupture; mais le caractère
perfide de Licinius justifie les soupçons les moins favorables.
A la faible lueur que l'histoire jette sur cet
événement
(86),
on aperçoit une conspiration tramée
par ses artifices contre l'autorité de son collègue.
Constantin venait de donner sa sœur Anastasie en
mariage à Bassianus, homme d'une grande fortune
et d'une naissance illustre, et il avait élevé son beau-frère
au rang de César. Selon le système de gouvernement
institué par Dioclétien, l'Italie et peut-être
l'Afrique devait former le département du nouveau
prince dans l'empire; mais l'accomplissement de la
promesse souffrit tant de délais, ou fut accompagné
de conditions si peu avantageuses, que la fidélité de
Bassianus fut plutôt ébranlée qu'affermie par la distinction
honorable qu'il avait obtenue. Licinius avait
ratifié son élection. Ce prince artificieux trouva bientôt,
par ses émissaires, le moyen d'entretenir une
correspondance secrète et dangereuse avec le nouveau
César, d'irriter ses mécontentemens, et de le
porter au projet téméraire d'arracher par la violence
ce qu'il attendait en vain de la justice de l'empereur.
Mais le vigilant Constantin découvrit le complot
avant que toutes les mesures eussent été prises pour
l'exécuter. Aussitôt, renonçant solennellement à l'alliance
de Bassianus, il le dépouilla de la pourpre et
lui infligea la peine que méritaient sa trahison et son
ingratitude. Lorsqu'on vint demander à Licinius la
restitution des criminels qui avaient cherché un asile
dans ses États, son refus altier confirma les soupçons
que l'on avait déjà de sa perfidie; et les indignités
commises à Æmone, sur les frontières de l'Italie,
contre les statues de Constantin, devinrent le signal
de la discorde entre les deux princes
(87).
Première guerre civile entre ces deux princes. Bataille de Cibalis. Ann. 315. 8 octobre.
La première bataille se livra près de Cibalis, ville
de Pannonie, située sur la Save, à cinquante milles
au-dessus de Sirmium
(88).
Les forces peu considérables
que ces deux puissans monarques avaient rassemblées
dans une occasion si importante, donnent
lieu de croire que l'un fut provoqué subitement, et
l'autre surpris tout à coup. Le souverain de l'Orient
n'avait que trente-cinq mille hommes; vingt mille
soldats composaient toute l'armée de l'empereur
d'Occident. L'infériorité du nombre était compensée
toutefois par l'avantage du terrain. Posté dans un
défilé large environ d'un demi-mille, entre une colline
escarpée et un marais profond, Constantin attendait
l'ennemi avec assurance, et il repoussa son
premier choc. Habile à profiter de cet avantage, il
descendit dans la plaine; mais les vétérans d'Illyrie
se rallièrent sous les étendards d'un chef qui avait
appris le métier des armes à l'école de Probus et de
Dioclétien. Des deux côtés les armes de trait furent
bientôt épuisées; les armées rivales, animées d'un
même courage, s'élancèrent avec impétuosité l'une
contre l'autre, et se battirent à coups de lances et
d'épées. Le combat était demeuré incertain depuis
la pointe du jour jusqu'aux approches de la nuit,
lorsque l'aile droite, que Constantin commandait en
personne, détermina la victoire par une attaque vigoureuse.
Une sage retraite sauva le reste des troupes
de Licinius. Mais dès que ce prince eut reconnu sa
perte, qui se montait à plus de vingt mille hommes,
il ne se crut pas en sûreté pendant la nuit devant un
adversaire actif et victorieux : abandonnant son camp
et ses magasins, il marcha secrètement et avec diligence
à la tête de la plus grande partie de sa cavalerie,
et il se trouva bientôt hors de tout danger. Sa
célérité fut le salut de sa femme, de son fils et de ses
trésors qu'il avait laissés dans Sirmium. Licinius traversa
cette ville; et, après avoir rompu le pont sur la
Save, il se hâta de lever une nouvelle armée dans la
Dacie et en Thrace : tandis qu'il fuyait, il accorda
le titre précaire de César à Valens, un de ses généraux,
qui commandait sur la frontière d'Illyrie
(89).
Bataille de Mardie.
La plaine de Mardie, dans la Thrace, fut le théâtre
d'une seconde bataille aussi opiniâtre et non moins
sanglante que la première. Les troupes des deux partis
déployèrent une valeur et une discipline égales;
la victoire fut encore une fois fixée par l'habileté supérieure
de Constantin. Ce prince avait envoyé un
corps de cinq mille hommes s'emparer d'une hauteur
avantageuse, d'où, pendant la chaleur de l'action,
ils tombèrent sur l'arrière-garde de l'ennemi et
en firent un grand carnage. Cependant les légions de
Licinius, présentant un double front, conservèrent
toujours le terrain, jusqu'à ce que la nuit mit fin au
combat, et favorisa leur retraite vers les montagnes
de la Macédoine
(90).
La perte de deux batailles et de
ses plus braves vétérans força l'esprit altier de Licinius
à demander la paix. Mistrianus, son ambassadeur,
admis à l'audience de Constantin, s'étendit sur
ces maximes générales de modération et d'humanité,
si familières à l'éloquence des vaincus. Il représenta,
dans les termes les plus insinuans, que l'événement
de la guerre était encore douteux, et que ses calamités
inévitables entraîneraient la ruine des deux partis,
et finit en disant qu'il était autorisé par les deux
empereurs ses maîtres, à proposer une paix solide et
honorable. Ce fut avec mépris et indignation que
Constantin l'entendit faire mention de Valens. « Nous
ne sommes pas venus, répliqua-t-il fièrement, des
bords de l'Océan occidental, nous n'avons pas parcouru
d'immenses contrées en livrant tant de combats,
en remportant un si grand nombre de victoires,
pour couronner un vil esclave, après avoir puni un
parent ingrat. L'abdication de Valens est le premier
article du traité
(91). »
La nécessité contraignit d'accepter
cette condition humiliante. Après un règne de
quelques jours, le malheureux Valens perdit la pourpre
et la vie. Dès que cet obstacle eut été levé, la
tranquillité de l'univers romain fut bientôt rétablie.
Si les défaites successives de Licinius avaient épuisé
ses forces, elles avaient développé son courage et ses
talens. Sa situation était presque désespérée; mais
les efforts du désespoir sont souvent formidables. La
prudence de Constantin préférait un avantage considérable
et certain au hasard douteux d'une troisième
bataille.
Traité de paix. Décembre.
Il consentit à laisser son rival, ou comme il
appelait de nouveau Licinius, son ami et son frère,
en possession de la Thrace, de l'Asie-Mineure, de la
Syrie et de l'Égypte. Mais les provinces de la Pannonie,
de la Dalmatie, de la Dacie, de la Macédoine et
de la Grèce, furent cédées à l'empereur d'Occident,
et les États de Constantin s'étendirent depuis les confins
de la Calédonie jusqu'à l'extrémité du Péloponèse.
Il fut stipulé par le même traité, que trois jeunes
princes, fils des empereurs, seraient désignés successeurs
de leurs pères. Crispus et le jeune Constantin
furent bientôt après déclarés Césars en Occident. Dans
l'Orient, le jeune Licinius parvint à la même dignité.
Par cette double portion d'honneurs, réunie dans sa
famille, le vainqueur constatait la supériorité de ses
armes et de sa puissance
(92).
Paix générale. Lois de Constantin. Ann. 315-323.
La réconciliation de Constantin et de Licinius,
quoique envenimée par le ressentiment et par la jalousie,
par le souvenir des injures récentes et par
l'appréhension de nouveaux dangers, maintint cependant
durant plus de huit années la tranquillité de
l'univers romain. Comme vers cette époque commence
une suite très-régulière des lois impériales, il
ne serait pas difficile de rapporter les réglemens civils
qui employèrent le loisir de Constantin. Mais ses
institutions les plus importantes se trouvent étroitement
liées au nouveau système de politique et de religion,
qui ne fut parfaitement établi que dans les
derniers temps et dans les années paisibles de son
règne. Plusieurs de ses lois, en tant qu'elles concernent
les droits et les propriétés des individus et la
pratique du barreau, se rapportent plutôt à la jurisprudence
particulière qu'à l'administration publique
de l'empire, et il publia un grand nombre d'édits,
dont la nature tient tellement aux lieux et aux circonstances,
qu'ils ne sont pas dignes de trouver place
dans une histoire générale. On peut cependant tirer
de la foule deux lois qui méritent d'être connues,
l'une pour son importance, l'autre pour sa singularité :
la première respire la plus grande humanité; la
sévérité excessive de la seconde la rend très-remarquable.
I° La pratique horrible, et si familière aux
anciens, d'exposer ou de faire mourir les enfans nouveau-nés,
devenait tous les jours plus fréquente, spécialement
en Italie. C'était l'effet de la misère; et la
misère avait surtout pour principe le poids intolérable
des impositions, et les voies aussi injustes que
cruelles employées par les officiers du fisc contre
leurs débiteurs insolvables. Les sujets pauvres ou dénués
d'industrie, loin de voir avec plaisir augmenter
leurs familles, croyaient suivre les mouvemens d'une
véritable tendresse, en délivrant leurs enfans des
malheurs dont les menaçait une vie qu'ils ne pouvaient
eux-mêmes supporter. L'humanité de Constantin,
excitée peut-être par quelques exemples nouveaux
et frappans de désespoir
(93),
engagea ce prince
à publier un édit dans toutes les villes de l'Italie,
ensuite de l'Afrique. En vertu de ce réglement, on
devait donner un secours immédiat et suffisant à ceux
qui produiraient devant le magistrat les enfans que
leur pauvreté ne leur permettrait pas d'élever. Mais
la promesse était trop magnifique, et les moyens de
la remplir avaient été fixés d'une manière trop vague,
pour produire aucun avantage général ou permanent
(94).
La loi, quoiqu'elle mérite quelques éloges,
servit moins à soulager qu'à exposer la misère
publique. Elle demeure aujourd'hui comme un monument
authentique pour contredire et confondre
des orateurs vendus, trop contens de leur propre
situation pour supposer que le vice et la misère pussent
exister sous le gouvernement d'un prince si généreux
(95).
II. Les lois de Constantin contre le rapt marquent
bien peu d'indulgence pour une des faiblesses les
plus pardonnables de la nature humaine, puisqu'elles
regardaient comme ravisseur, et punissaient comme
tel tout homme qui enlevait de la maison de ses parens
une fille âgée de moins de vingt-cinq ans : soit
qu'il eût employé la violence, ou que par une douce
séduction il l'eût déterminée à une fuite volontaire, le
ravisseur était puni de mort; et si la mort simple ne
se trouvait pas proportionnée à l'énormité de son crime,
il était ou brûlé vif ou déchiré en pièces par les
bêtes sauvages au milieu de l'amphithéâtre. Si la jeune
fille déclarait avoir été enlevée de son propre consentement,
loin de sauver son amant par cet aveu,
elle s'exposait à partager son sort. Les parens de la
fille infortunée ou coupable étaient obligés de poursuivre
en justice le ravisseur : si, cédant aux mouvemens
de la nature, ils fermaient les yeux sur l'insulte,
et réparaient par un mariage l'honneur de leur
famille, ils étaient eux-mêmes condamnés à l'exil, et
leurs biens confisqués. Les esclaves de l'un ou de l'autre
sexe, convaincus d'avoir favorisé le rapt ou la séduction,
étaient brulés vifs, ou mis à mort par un supplice
plus raffiné, qui consistait à leur verser dans la
bouche du plomb fondu. Comme le crime était un
crime public, l'accusation en était permise même aux
étrangers. Quel que fût le nombre des années écoulées
depuis le crime, l'accusation était toujours recevable,
et les suites de la sentence s'étendaient jusqu'aux
fruits innocens de cette union irrégulière
(96).
Mais toutes les fois que l'offense inspire moins d'horreur
que la punition, la rigueur de la loi pénale est
forcée de céder aux mouvemens naturels imprimés
dans le cœur de l'homme. Les articles les plus odieux
de cet édit furent adoucis ou annulés sous le règne
suivant
(97).
Constantin lui-même tempéra souvent,
par des actes particuliers de clémence, l'esprit cruel
de ses institutions générales; et telle était l'humeur
singulière de ce prince, qu'il se montrait aussi indulgent,
aussi négligent même dans l'exécution de ses
lois, qu'il avait paru sévère et même cruel en les publiant.
Il serait difficile de découvrir un symptôme
plus marqué de faiblesse, soit dans le caractère du
prince, soit dans la constitution du gouvernement
(98).
Guerre contre les Goths. Ann. 322.
L'administration civile fut quelquefois interrompue
par des expéditions militaires entreprises pour la défense
de l'empire. Crispus, jeune prince du caractère
le plus aimable, qui avait reçu, avec le titre de César,
le commandement du Rhin, signala sa valeur et
son habileté par plusieurs victoires sur les Francs et
sur les Allemands. Il apprit aux Barbares de cette
frontière à redouter le fils aîné de Constantin et le
petit-fils de Constance
(99).
L'empereur s'était réservé
le département plus important et bien plus difficile
du Danube. Les Goths, qui, sous les règnes de Claude
et d'Aurélien, avaient senti le poids des armes romaines,
respectèrent la puissance de l'empire, même au
milieu des discordes intestines qui le déchirèrent après
la mort de ces princes. Mais cinquante ans de paix
avaient alors réparé les forces de cette nation belliqueuse.
Il s'était élevé une nouvelle génération qui ne
se ressouvenait plus des malheurs des anciens temps.
Les Sarmates des Palus-Méotides suivirent les étendards
des Goths, comme sujets ou comme alliés, et
ces Barbares réunis fondirent tout à coup sur les provinces
illyriennes. Campona, Margus et Bononia
(100),
paraissent avoir été le théâtre de plusieurs sièges et
de plusieurs combats
(101)
mémorables. Quoique Constantin
trouvât une résistance opiniâtre, il vint à bout
de terrasser ces redoutables adversaires; et les Goths
achetèrent la permission de se retirer honteusement,
en rendant le butin qu'ils avaient pris. Cet avantage
ne satisfaisait pas l'indignation de l'empereur. Décidé
à châtier, en même temps qu'il les repoussait, des
Barbares insolens qui avaient osé envahir le territoire
de Rome, après avoir réparé le pont construit par
Trajan, il passa le Danube à la tête de ses légions, et
pénétra dans les retraites les plus inaccessibles de la
Dacie
(102),
et, après avoir exercé une vengeance sévère,
il consentit à donner la paix au peuple suppliant
des Goths, à condition qu'ils lui fourniraient
un corps de quarante mille soldats toutes les fois qu'il
l'exigerait
(103).
De pareils exploits honorent sans doute
ce prince, et furent utiles à l'empire; mais on doute
qu'ils puissent justifier une assertion exagérée d'Eusèbe.
Selon cet auteur, TOUTE LA SCYTHIE, pays immense,
divisé en tant de nations de noms si différens
et de mœurs si sauvages, fut, jusqu'à son extrémité
septentrionale, ajoutée à l'empire romain par les armes
victorieuses de Constantin
(104).
Seconde guerre civile entre Constantin et Licinius. Ann. 323.
Parvenu à ce haut point de gloire, il eût été difficile
à Constantin de souffrir que l'empire fût plus
long-temps partagé. Plein de confiance en la supériorité
de son génie et de sa puissance militaire, il
se détermina, sans avoir eu à se plaindre d'aucune
injure, à précipiter du trône un collègue dont l'âge
avancé et les vices détestés semblaient rendre la destruction
facile
(105).
Mais, à l'approche du danger, le
vieil empereur trompa l'attente de ses amis aussi bien
que de ses adversaires. Rappelant tout à coup cette
bravoure et ces talens qui lui avaient mérité l'amitié
de Galère et la pourpre impériale, il se prépara au
combat, assembla les forces de l'Orient, et remplit
bientôt de ses troupes les plaines d'Andrinople, tandis
que ses vaisseaux couvraient l'Hellespont. Son
armée consistait en cent cinquante mille fantassins et
quinze mille cavaliers. Comme cette cavalerie avait
été principalement tirée de la Phrygie et de la Cappadoce,
on peut se former une idée plus favorable
de la beauté des chevaux que du courage et de l'habileté
de ceux qui les montaient. Trois cent cinquante
galères à trois rangs de rames composaient la flotte.
L'Égypte et la côte adjacente de l'Afrique en avaient
fourni cent trente. Cent dix de ces bâtimens venaient
des ports de la Phénicie et de l'île de Chypre. Enfin,
les contrées maritimes de la Bithynie, de l'Ionie et
de la Carie, avaient été forcées de donner les cent dix
autres. Constantin assigna le rendez-vous de ses troupes
à Thessalonique. Elles se montaient à plus de cent
vingt mille hommes, tant infanterie que cavalerie
(106).
Leur chef contemplait avec plaisir leur air martial;
et son armée, quoique inférieure en nombre à celle
de son rival, renfermait plus de soldats. Les légions
de Constantin avaient été levées dans les provinces
belliqueuses de l'Europe; leur discipline avait été
éprouvée; leurs anciennes victoires enflaient leurs
espérances, et elles avaient dans leur sein une foule
de vétérans qui, après dix-sept campagnes glorieuses
sous le même général, se préparaient à mériter une
retraite honorable par un dernier effort de courage
(107).
Mais sur mer les préparatifs de Constantin ne pouvaient
en aucune façon être comparés à ceux de Licinius.
Les villes maritimes de la Grèce avaient envoyé
chacune au célèbre port du Pirée les hommes et les
bâtimens qu'elles pouvaient fournir, et toutes ces forces
réunies ne formaient que deux cents petits vaisseaux :
armement très-faible, si on le compare à ces
flottes formidables équipées et entretenues par la république
d'Athènes durant la guerre du Péloponèse
(108).
Depuis que l'Italie avait cessé d'être le siège
du gouvernement, les établissemens maritimes formés
dans les ports de Misène et de Ravenne avaient
été insensiblement négligés; et comme la marine de
l'empire était soutenue par le commerce plutôt que
par la guerre, il devait naturellement se trouver un
bien plus grand nombre de matelots et de bâtimens
dans les provinces industrieuses de l'Égypte et de
l'Asie. On est seulement étonné que l'empereur d'Orient,
dont les forces navales étaient si considérables,
ait négligé de porter la guerre dans le centre des États
de son rival.
Bataille d'Andrinople. Ann. 323. 3 juillet.
Au lieu d'embrasser une résolution si active, qui
aurait pu changer toute la face de la guerre, le prudent
Licinius attendit l'ennemi près d'Andrinople;
et le soin avec lequel il fortifia son camp décelait
assez ses inquiétudes. Après avoir quitté Thessalonique,
Constantin s'avançait vers cette partie de la
Thrace, lorsqu'il fut tout à coup arrêté par l'Hèbre,
fleuve large et rapide; et il aperçut les nombreuses
troupes de Licinius, qui, postées sur la pente d'une
montagne, s'étendaient depuis le fleuve jusqu'à la
ville. Plusieurs jours se passèrent en escarmouches à
quelque distance des deux armées. Enfin l'intrépidité
de Constantin surmonta les difficultés du passage et
de l'attaque. Ce serait ici le lieu de rapporter un
exploit prodigieux de ce prince. Quoiqu'il ne s'en
trouve peut-être aucun dans la poésie ou dans les
romans qui puisse lui être comparé, cependant il a
été célébré, non par un de ces orateurs vendus à sa
fortune, mais par un historien ennemi de sa gloire.
On assure que le vaillant empereur se jeta dans l'Hèbre,
accompagné seulement de douze cavaliers, et
que, par la force ou la terreur de son bras invincible,
il renversa, massacra et mit en pièces une armée
de cent cinquante mille hommes. La crédulité l'emportait
tellement sur la passion dans l'esprit de Zozime,
qu'au lieu de s'attacher aux événemens les
plus importans de cette fameuse bataille, il paraît
avoir choisi et embelli les plus merveilleux. La valeur
et le péril de Constantin sont attestés par une blessure
légère qu'il reçut à la cuisse; mais nous pouvons
découvrir, même dans cette narration imparfaite, et
peut-être dans un texte corrompu, que la victoire
ne fut pas moins due à l'habileté du général qu'à la
bravoure du héros. Il assembla d'abord des matériaux,
comme s'il eût eu dessein de jeter un pont sur
le fleuve; et tandis que les ennemis étaient occupés
de ces préparatifs, il envoya un corps de cinq mille
archers s'emparer d'un bois épais qui couvrait leur
arrière-garde. Licinius, embarrassé par une multiplicité
d'évolutions trompeuses, sortit avec regret de
son poste avantageux pour combattre dans la plaine
sur un terrain uni, où la victoire ne fut plus disputée.
Les vétérans expérimentés de l'Occident taillèrent
facilement en pièces cette multitude confuse
de nouvelles levées. Il périt, dit-on, trente-quatre
mille hommes. Le soir même, le camp fortifié de Licinius
fut pris d'assaut, et la plus grande partie des
fuyards, qui avaient gagné les montagnes, se rendirent
le lendemain à la discrétion du vainqueur
(109).
Son rival, incapable désormais de tenir la campagne,
s'enferma dans les murs de Byzance.
Siège de Byzance et victoire navale de Crispus.
Constantin mit aussitôt le siége devant cette ville.
Une pareille entreprise exigeait de grands travaux,
et le succès pouvait en paraître fort incertain. Dans
les dernières guerres civiles, les fortifications d'une
place si importante, regardée avec raison comme la
clef de l'Europe et de l'Asie, avaient été réparées et
augmentées; et tant que Licinius restait maître de la
mer, la garnison avait bien moins à craindre de la famine
que l'armée des assiégeans. Les commandans de
la flotte de Constantin eurent ordre de se rendre auprès
de lui, et il leur prescrivit de forcer le passage
de l'Hellespont, puisque les vaisseaux de Licinius, au
lieu de chercher et de détruire un ennemi plus faible,
demeuraient dans l'inaction et continuaient à occuper
un détroit où la supériorité du nombre était si peu
utile et si peu avantageuse. Crispus, fils aîné de
Constantin, fut chargé de cette entreprise hardie : il
l'exécuta si heureusement et avec tant de courage,
qu'il mérita l'estime de son père, et qu'il excita probablement
sa jalousie. Le combat dura deux jours.
A la fin de la première journée, les deux flottes,
après une perte considérable et réciproque, se retirèrent
l'une en Europe, l'autre du côté de l'Asie. Le
second jour, il s'éleva vers le midi un vent du sud
(110),
qui, soufflant avec violence, poussa les vaisseaux
de Crispus contre ceux de l'ennemi. Ce prince profita,
par son habile intrépidité, de cet heureux hasard,
et remporta bientôt une victoire complète. Cent
trente bâtimens furent coulés à fond, cinq mille
hommes perdirent la vie, et Amandus, l'amiral de la
flotte asiatique, ne parvint qu'avec la plus grande
difficulté aux rivages de Chalcédoine. Dès que l'Hellespont
fut libre, un grand convoi arriva au camp de
Constantin, qui avait déjà avancé les opérations du
siège. Après avoir construit un rempart de terre égal
en hauteur aux fortifications de Byzance, il posa sur
cette terrasse des machines de toute espèce, et de
hautes tours d'où ses soldats lançaient aux assiégés
des dards et des pierres énormes. Les béliers avaient
ébranlé les murs en plusieurs endroits; si Licinius
persistait à se défendre plus long-temps, il s'exposait
à être enseveli sous les ruines de la ville. Avant
d'être entièrement bloqué, il passa prudemment,
avec ses trésors, à Chalcédoine en Asie; et, n'ayant
pas perdu le désir d'associer des compagnons à l'espoir
et aux dangers de sa fortune, il donna le titre de
César à Martinianus, qui remplissait un des emplois
les plus importans de son empire
(111).
Bataille de Chrysopolis.
Telles étaient les ressources et les talens de Licinius,
qu'après tant de défaites réitérées, pendant que
Constantin exerçait son activité au siége de Byzance,
il assembla en Bithynie une nouvelle armée de cinquante
ou soixante mille hommes. Le vigilant empereur
ne crut cependant pas devoir négliger les derniers
efforts de son rival. Une partie considérable de
l'armée victorieuse passa le Bosphore dans de petits
bâtimens; bientôt après l'arrivée de ces troupes, la
bataille décisive se donna sur les hauteurs de Chrysopolis,
aujourd'hui Scutari. Les soldats de Licinius,
quoique nouvellement levés, mal armés et plus mal
disciplinés, résistèrent au vainqueur avec un courage
inutile, mais animé par le désespoir, jusqu'à ce que
la défaite totale et le massacre de vingt-cinq mille
hommes eussent irrévocablement déterminé le sort
de leur chef
(112).
Soumission et mort de Licinius.
Il se rendit à Nicomédie, moins dans
l'espoir de se défendre que dans la vue de gagner du
temps pour négocier. Constantia, femme de Licinius
et sœur de Constantin, sollicita son frère en faveur
de son mari; elle obtint plutôt de la politique que
de la compassion du vainqueur, la promesse solennelle,
confirmée par un serment, que Licinius, après
s'être dépouillé de la pourpre, et après avoir sacrifié
Martinianus, aurait la permission de passer le reste
de ses jours dans un repos honorable. La conduite
de Constantia et ses liaisons avec les deux princes rivaux,
rappellent naturellement le souvenir de cette
vertueuse Romaine, sœur d'Auguste et femme de
Marc-Antoine; mais les idées des hommes étaient
changées, et l'on ne pensait plus que ce fût une tache
pour un Romain de survivre à son honneur et à sa
liberté. Licinius demanda et accepta le pardon de ses
fautes; il déposa la pourpre aux pieds de son seigneur
et maître; et lorsqu'il eut été relevé de terre
avec une pitié insultante, il fut admis au banquet
impérial. On l'envoya aussitôt à Thessalonique, qu'on
avait choisie pour sa prison : il fut bientôt condamné
à mourir
(113).
On ne sait si, pour motiver son exécution,
on eut recours à un tumulte élevé parmi les
soldats, ou bien à un décret du sénat. Selon l'usage
de la tyrannie, Licinius fut accusé de tramer une
conspiration et d'entretenir une correspondance criminelle
avec les Barbares; mais comme il ne fut jamais
convaincu ni par sa conduite ni par aucune
preuve légale, sa faiblesse doit faire présumer
(114)
qu'il était innocent. La mémoire de ce malheureux
prince fut dévouée à une infamie perpétuelle; on
renversa ses statues avec ignominie; et par un édit
précipité, dont les suites parurent si funestes qu'il
fut presque aussitôt modifié, on annula toutes les lois
et toutes les procédures judiciaires de son règne
(115).
Réunion de l'empire. Ann. 324.
Cette victoire de Constantin réunit de nouveau les
membres épars de l'univers romain sous l'autorité
d'un seul monarque, trente-sept ans après que Dioclétien
eut partagé avec Maximien, son associé, sa
puissance et ses provinces.
Les degrés successifs de l'élévation de Constantin,
depuis sa première élection dans la ville d'York jusqu'à
l'abdication de Licinius à Nicomédie, ont été
représentés avec détail et précision, non-seulement
parce que ces événemens sont en eux-mêmes fort intéressans
et de la plus grande importance, mais encore
parce qu'ils ont contribué à la décadence de l'empire
par tout le sang et par les richesses immenses qui
furent alors prodigués, et par l'accroissement perpétuel
des taxes aussi bien que des forces militaires. La
fondation de Constantinople et l'établissement de la
religion chrétienne furent les suites immédiates et à
jamais mémorables de cette révolution.