CHAPITRE XIII
Règne de Dioclétien et de ses trois associés, Maximien, Galère
et Constance. Rétablissement général de l'ordre et de la tranquillité.
Guerre de Perse. Victoire et triomphe des empereurs
romains. Nouvelle forme d'administration. Abdication de Dioclétien
et de Maximien.
Élévation et caractère de Dioclétien. Ann. 285.
Autant le règne de Dioclétien fut plus illustre que
celui de ses prédécesseurs, autant sa naissance était
plus basse et plus obscure. Les droits puissans du
mérite et de la violence avaient souvent renversé les
prérogatives idéales de la noblesse; mais il existait
toujours une ligne de séparation entre les hommes
libres et ceux qui vivaient dans la servitude. Les parens
du prince qui succéda aux fils de Carus avaient
été esclaves dans la maison d'Anulinus, sénateur romain.
Le nom qui servait à distinguer Dioclétien
lui venait d'une petite ville de Dalmatie, d'où sa
mère tirait son origine
(1).
Il paraît cependant que
son père, après avoir obtenu la liberté, exerça le
métier de scribe, emploi réservé communément aux
personnes de son état
(2).
Des oracles favorables,
ou plutôt l'impulsion d'un mérite supérieur, éveillèrent
l'ambition du fils, l'engagèrent à suivre la
profession des armes, et lui annoncèrent une fortune
brillante. Le hasard et son propre génie contribuèrent
à son élévation. Ce serait un spectacle très-curieux
que d'observer l'enchaînement des circonstances
qui lui fournirent les moyens de remplir ses
hautes destinées, et de développer aux yeux de l'univers
les talens qu'il avait reçus de la nature. Dioclétien
obtint successivement le gouvernement de la
Mœsie, les honneurs du consulat, et le commandement
important des gardes du palais. Il se distingua
par son habileté dans la guerre de Perse. Enfin,
après la mort de Numérien, au jugement et de l'aveu
de ses rivaux, l'esclave fut déclaré le plus digne du
trône impérial. La malignité du zèle religieux, qui
n'a pas épargné la férocité sauvage de Maximien son
collègue, s'est efforcée de jeter des soupçons sur le
courage personnel de l'empereur Dioclétien
(3).
Nous
croirons difficilement à la lâcheté d'un soldat de
fortune, qui mérita et qui sut conserver l'estime des
légions, aussi bien que la faveur de tant de princes
belliqueux. Cependant la calomnie ne manque pas
de sagacité pour découvrir et pour attaquer le côté
le plus faible. Dioclétien eut toujours le courage que
son pouvoir ou l'occasion exigeait; mais on ne voit
point en lui cet esprit entreprenant, cette intrépidité
d'un héros qui, brûlant du désir de se faire un
nom, brave les dangers, dédaigne l'artifice, et force
ses égaux à reconnaître sa supériorité. Des qualités
moins brillantes qu'utiles, une tête forte, éclairée
par l'expérience et par une étude approfondie de
l'humanité; de la dextérité et de l'application dans
les affaires; un mélange judicieux d'économie et de
libéralité, de sévérité et de douceur; une dissimulation
profonde, cachée sous le voile de la franchise
militaire; de la constance pour parvenir à son but,
de la flexibilité pour varier ses moyens, et, par-dessus
tout, le grand art de soumettre ses passions
et celles des autres à l'intérêt de son ambition, de
colorer cette ambition des prétextes les plus spécieux
de justice et de bien public, tels sont les traits qui
forment le caractère de Dioclétien. Comme Auguste,
il jeta en quelque sorte les fondemens d'un nouvel
empire. Semblable au fils adoptif de César, il se distingua
plutôt par les talens de l'homme d'État que
par ceux du guerrier; et jamais ces princes n'employèrent
la force toutes les fois qu'ils purent réussir
par la voie de la politique.
Sa victoire et sa clémence.
Dioclétien usa de sa victoire avec une douceur singulière.
Depuis long-temps les Romains applaudissaient
à la clémence du vainqueur lorsque les peines
ordinaires de mort, d'exil et de confiscation, étaient
infligées avec quelque degré de modération et de
justice : ils furent agréablement surpris de l'issue
d'une guerre civile dont la rage ne s'étendit pas
au-delà du champ de bataille. L'empereur donna sa
confiance au principal ministre de la maison de Carus,
Aristobule. Il respecta la vie, la fortune, la
dignité de ses adversaires; et même les serviteurs de
Carin
(4)
conservèrent, pour la plupart, leurs emplois.
La prudence contribua vraisemblablement à
l'humanité de l'artificieux Dalmate. Parmi tous ces
officiers, les uns avaient acheté sa faveur par une
trahison secrète; il estimait dans les autres les sentimens
de fidélité et de reconnaissance qu'ils avaient
montrés pour un maître infortuné. Aurélien, Probus
et Carus, princes habiles, avaient placé dans les différens
départemens de l'État et de l'armée des sujets
d'un mérite reconnu, dont l'éloignement serait devenu
nuisible au service public, sans servir à l'intérêt
du prince. D'ailleurs, une pareille conduite donnait
à l'univers romain les plus magnifiques espérances.
L'empereur eut soin de fortifier ces impressions favorables,
en déclarant que de toutes les vertus de ses
prédécesseurs, il se proposait surtout d'imiter la philosophie
pleine d'humanité de Marc-Aurèle
(5).
Élévation et caractère de Maximien. Ann. 286. 1er avril.
La première action considérable de son règne parut
un garant de sa modération et de sa sincérité. Il
prit pour collègue Maximien, et il lui accorda d'abord
le titre de César, ensuite celui d'Auguste
(6).
Marc-Aurèle avait déjà donné un pareil exemple;
mais, en couronnant un jeune prince livré à ses passions,
il avait sacrifié le bonheur de l'État pour acquitter
une dette de reconnaissance particulière. Les
motifs de Dioclétien et l'objet de son choix furent
d'une nature entièrement différente. En associant
aux travaux du gouvernement un ami, un compagnon
d'armes, il s'assurait, en cas de danger, les
moyens de pouvoir défendre à la fois l'Orient et l'Occident.
Maximien, né paysan, et, de même qu'Aurélien,
dans le territoire de Sirmium, n'avait reçu
aucune éducation. Sans lettres
(7),
sans égard pour
les lois, la rusticité de ses manières décela toujours,
dans le rang le plus élevé, la bassesse de son extraction.
Il ne connaissait d'autre science que celle de la
guerre. Il s'était distingué pendant plusieurs années
de service sur toutes les frontières de l'empire; et,
quoique ses talens militaires le rendissent plus propre
à obéir qu'à commander, quoique peut-être il
ne soit jamais parvenu à acquérir l'habileté d'un général
consommé, sa valeur, sa fermeté et son expérience,
le mirent en état d'exécuter les entreprises
les plus difficiles. Ses vices même ne furent pas inutiles
à son bienfaileur. Insensible à la pitié, prêt à se
porter aux actions les plus violentes sans en redouter
les suites, Maximien était toujours l'instrument
des cruautés que son rusé collègue savait à la fois
suggérer et désavouer. Dès qu'un sacrifice sanglant
avait été offert à la nécessité ou à la vengeance, Dioclétien,
par une prudente intercession, sauvait le
petit nombre de ceux qu'il n'avait jamais eu l'intention
de punir : il reprenait avec douceur la sévérité
de son impitoyable associé; et il jouissait de l'amour
des peuples, qui ne cessaient de comparer à l'âge
d'or et au siècle de fer des maximes de gouvernement
si opposées. Malgré la différence des caractères, les
deux empereurs conservèrent sur le trône l'amitié
qu'ils avaient contractée dans une condition privée.
Maximien, dont l'esprit altier et turbulent lui devint
par la suite si fatal, et troubla la tranquillité publique,
était accoutumé à respecter le génie de Dioclétien,
et il avouait l'ascendant de la raison sur une
violence brutale
(8).
La superstition ou l'orgueil engagea
ces princes à prendre les titres, l'un de Jovius,
l'autre d'Herculius. Tandis que, selon le langage des
mercenaires orateurs de ce siècle, la sagesse clairvoyante
de Jupiter imprimait le mouvement à l'univers,
le bras invincible d'Hercule purgeait la terre
des monstres et des tyrans
(9).
Association des deux Césars Galère et Constance. Ann. 292. 1er mars.
Mais la toute-puissance même de Jovius et d'Herculius
ne suffisait pas à supporter le fardeau de l'administration
publique. Le sage Dioclétien s'aperçut
que l'empire, assailli de tous côtés par les Barbares,
exigeait de tous côtés la présence d'une armée et
d'un empereur. Il prit donc la résolution de diviser
encore une fois cette masse énorme de pouvoir, et
de donner, avec le titre inférieur de César, une portion
égale d'autorité souveraine à deux généraux d'un
mérite reconnu
(10).
Son choix tomba sur Galère,
dont le nom d'Armentarius rappelait l'état de pâtre
qu'il avait d'abord exercé, et sur Constance, nommé
Chlore
(11),
par allusion à la pâleur de son teint. Tout
ce que nous avons dit de la patrie, de l'extraction
et des mœurs d'Herculius, s'applique exactement à
Galère, qui fut souvent, et avec raison, appelé Maximien
le jeune, quoique dans plusieurs occasions il
ait montré plus de talens et de vertus que le prince
de ce nom. L'origine de Constance était moins obscure
que celle de ses collègues. Eutrope, son père,
tenait un rang considérable parmi les nobles de Dardanie,
et sa mère était nièce de l'empereur Claude
(12).
Quoique Constance eût passé sa jeunesse dans les armées,
son caractère était doux et aimable. Depuis
long-temps la voix du peuple le jugeait digne du
rang qu'il avait enfin obtenu. Pour resserrer les liens
de la politique par ceux de l'union domestique, les
empereurs adoptèrent les Césars, et leur donnèrent
leurs filles en mariage
(13),
après les avoir obligés de
répudier leurs femmes. Dioclétien fut père de Galère;
Maximien, de Constance. Ces quatre princes se distribuèrent
entre eux la vaste étendue de l'empire romain.
Départemens et harmonie des quatre princes.
La défense de la Gaule, de l'Espagne
(14)
et de
la Bretagne, fut confiée à Constance. Galère resta
campé sur les rives du Danube, pour veiller à la sûreté
des provinces d'Illyrie. L'Italie et l'Afrique formèrent
le département de Maximien. Dioclétien se
réserva la Thrace, l'Égypte et les contrées opulentes
de l'Asie. Chacun régnait en souverain dans les provinces
qui lui avaient été assignées; mais leur puissance
réunie s'étendait sur tout l'empire. Ils se tenaient
tous préparés à voler au secours d'un collègue,
ou à l'aider de leurs conseils. Les Césars, dans le
poste élevé qu'ils occupaient, révéraient la majesté
des empereurs; et les trois princes, qui devaient leur
fortune à Dioclétien, conservèrent toujours le souvenir
de ses bienfaits, et lui restèrent invariablement
attachés. La jalousie du pouvoir n'altérait point une
union si parfaite. On comparait cet accord singulier
à un chœur de musique dont la main habile du premier
artiste règle et entretient l'harmonie
(15).
Ordre des faits.
L'élection des deux Césars n'eut lieu que six ans
environ après l'association de Maximien. Dans cet intervalle,
il se passa plusieurs événemens mémorables;
mais, pour mettre de la clarté dans notre narration,
nous avons préféré d'exposer d'abord dans son ensemble
la forme du gouvernement établi par Dioclétien,
et de rapporter ensuite les événemens de son
règne, en suivant plutôt l'ordre naturel des faits que
les dates d'une chronologie fort incertaine.
État des paysans de la Gaule. Ann. 287.
Le premier exploit de Maximien, dont les monumens
imparfaits de ce siècle ne parlent qu'en peu de
mots, mérite, par sa singularité, de trouver place
dans une histoire destinée à peindre les mœurs du
genre humain. Il réprima les paysans de la Gaule,
qui, sous le. nom de Bagaudes
(16),
désolaient cette
province : ce soulèvement général peut être comparé
à ceux qui, dans le quatorzième siècle, troublèrent
successivement la France et l'Angleterre
(17).
Plusieurs
des institutions que nous avons coutume de
rapporter au système féodal, paraissent venir originairement
des Barbares celtes. Lorsque César subjugua
les Gaulois, cette grande nation, se trouvait déjà
divisée en trois ordres : le clergé, la noblesse et le
peuple. Le premier gouvernait par la superstition;
le second, par les armes; le troisième, entièrement
oublié, n'avait aucune influence dans les conseils publics.
Des plébéiens, accablés de dettes ou exposés à
des injures continuelles, devaient naturellement implorer
la protection de quelque chef puissant qui
disposât de leurs personnes et de leurs propriétés
avec une autorité semblable à celle que, parmi les
Grecs et les Romains, un maître exerçait sur ses esclaves
(18).
La plus grande partie de la nation, insensiblement
réduite en esclavage, et condamnée à des travaux
perpétuels dans les terres des nobles, éprouva
la servitude de la glèbe, et gémit sous le poids réel
des chaînes, ou sous le joug puissant et non moins
cruel des lois. Durant les troubles qui agitèrent la
Gaule depuis le règne de Gallien jusqu'à celui de Dioclélien,
la condition de ces paysans esclaves avait été
singulièrement misérable; ils subirent à la fois la tyrannie
de leurs maîtres, celle des Barbares, des soldats
et des officiers du fisc
(19).
Leur rebellion.
Ces vexations les jetèrent enfin dans le désespoir.
De tous côtés ils s'élevèrent en foule, armés des instrumens
de leurs professions, et guidés par une fureur
capable de tout renverser. Le laboureur devint
un fantassin. Les bergers montèrent à cheval. Les
villages abandonnés, les villes ouvertes, furent livrés
aux flammes, et les paysans commirent autant
de ravages que le plus terrible ennemi
(20).
Ils réclamaient
les droits naturels de l'homme, mais ils réclamaient
ces droits avec la cruauté la plus farouche.
Les nobles Gaulois, redoutant à juste titre leur vengeance,
cherchèrent un abri dans les villes fortifiées,
ou s'éloignèrent d'un pays devenu le théâtre
de l'anarchie. Les paysans régnèrent sans obstacle.
Deux de leurs chefs eurent même la folie et la témérité
de prendre les ornemens impériaux
(21).
Leur
puissance expira bientôt à l'approche des légions.
La force unie à la discipline obtint une victoire facile
sur une multitude confuse et licencieuse
(22).
Leur punition.
On punit sévèrement les paysans qui furent trouvés
les armes à la main. Les autres, effrayés, retournèrent
à leurs habitations, et leurs efforts inutiles
pour la liberté ne servirent qu'à appesantir leurs
chaînes. Le cours des passions populaires est si impétueux
et en même temps si uniforme, que, malgré
la disette des matériaux, nous aurions pu décrire les
particularités de cette guerre. Mais nous ne sommes
pas disposé à croire que les principaux chefs de la
révolte, Ælianus et Amandus, aient été chrétiens
(23),
ni que leur rébellion, ainsi qu'il arriva du temps
de Luther, ait été occasionée par l'abus des principes
bienfaisans du christianisme, qui tendent à
établir la liberté naturelle de l'homme.
Révolte de Carausius en Bretagne. Ann. 287.
Maximien n'eut pas plus tôt arraché la Gaule aux
paysans de cette province, que l'usurpation de Carausius
lui enleva la Bretagne. Depuis l'heureuse témérité
des Francs sous le règne de Probus, leurs
hardis compatriotes avaient construit de légers brigantins,
et ravageaient continuellement les contrées
voisines baignées par l'Océan
(24).
Pour repousser
leurs incursions, il parut nécessaire de créer une
marine; ce sage projet fut exécuté avec vigueur et
avec prudence. L'empereur fit équiper une flotte à
Gessoriacum ou Boulogne, située sur le détroit qui
sépare la Gaule de la Bretagne. Il en confia le commandement
à Carausius, Ménapien
(25)
de la plus
basse origine
(26),
qui avait long-temps signalé son
habileté comme pilote, et son courage comme soldat.
L'intégrité du nouvel amiral ne répondit pas à
ses talens. Lorsque les pirates de la Germanie sortaient
de leurs ports, il favorisait leur passage; mais
il avait soin d'intercepter leur retour, dans la vue de
s'approprier une partie considérable des dépouilles
qu'ils avaient enlevées. Les richesses que Carausius
amassa par ce moyen parurent avec raison la preuve
de son crime. Déjà Maximien avait ordonné sa mort.
Le rusé Ménapien avait prévu l'orage; il sut se dérober
à la sévérité de son maître. Les officiers de la
flotte, séduits par la libéralité de leur commandant,
lui étaient entièrement dévoués. S'étant assuré des
Barbares, il partit de Boulogne pour se rendre en
Bretagne, gagna la légion et les auxiliaires qui défendaient
l'île; et, prenant audacieusement avec la
pourpre impériale le titre d'Auguste, il défia la justice
et les armes de son souverain irrité
(27).
Importance de la Bretagne.
Lorsque la Bretagne eut été démembrée de l'empire,
son importance fut plus vivement sentie, et sa
perte sincèrement déplorée. Les Romains célébrèrent
et exagérèrent peut-être l'étendue de cette île florissante,
pourvue de tous côtés de ports commodes,
la température du climat et la fertilité du sol, également
propre à produire du blé ou du vin, les minéraux
précieux dont le pays est rempli, ses riches
pâturages couverts de troupeaux innombrables, et
ses bois où l'on n'avait point à redouter la bête sauvage
ni le serpent venimeux. Ils regrettaient surtout
le revenu considérable de la Bretagne, et ils
avouaient cependant qu'une pareille province méritait
bien de devenir le siège d'un royaume indépendant
(28).
Elle fut, pendant sept ans, entre les
mains de Carausius, et, pendant sept ans, la fortune
favorisa une rébellion soutenue par le courage et par
l'habileté.
Pouvoir de Carausius.
Le souverain de la Bretagne défendit les
frontières de ses domaines contre les Calédoniens du
nord; il attira du continent un grand nombre d'excellens
artistes. Plusieurs médailles, qui nous sont
parvenues, attestent encore son goût et son opulence.
Né sur les confins de la patrie des Francs, il
rechercha l'amitié de ce peuple formidable, en imitant
leur habillement et leurs manières : il enrôla les
plus braves de leur jeunesse dans ses troupes de terre
et de mer; et, pour reconnaître les services que lui
procurait une alliance si utile, il leur enseigna la
science dangereuse de l'art militaire et de la navigation.
Carausius resta toujours en possession de Boulogne
et de son territoire. Ses flottes triomphantes
couvraient le détroit, commandaient les bouches du
Rhin et de la Seine, ravageaient les côtes de l'Océan,
et répandaient la terreur de son nom au-delà des
colonnes d'Hercule. Sous son administration, la Bretagne,
destinée à posséder l'empire des mers, avait
déjà pris son rang naturel de puissance maritime,
qui devait un jour la rendre si respectable
(29).
Reconnu par les empereurs. Ann. 289.
En s'emparant de la flotte de Boulogne, Carausius
avait enlevé à l'empereur les moyens de le poursuivre
et de se venger. Lorsque après un temps considérable
et des travaux immenses, on mit en mer une
nouvelle flotte
(30),
les troupes impériales, qui n'avaient
jamais porté les armes sur cet élément, furent
bientôt défaites par les matelots expérimentés de l'usurpateur.
Cet effort inutile amena un traité de paix.
Dioclétien et son collègue, qui redoutaient avec raison
l'esprit entreprenant de Carausius, lui cédèrent
la souveraineté de la Bretagne, et admirent, quoique
avec répugnance, un sujet rebelle aux honneurs
de la pourpre
(31).
Mais l'adoption des Césars
rendit une nouvelle vigueur aux armes romaines.
Tandis que Maximien assurait par sa présence les
frontières du Rhin, son brave associé Constance prit
la conduite de la guerre de Bretagne. Sa première
entreprise fut le siège de l'importante place de Boulogne.
Un môle d'une prodigieuse grandeur, construit
à l'entrée du port, ôta à la ville tout espoir de secours.
Elle se rendit après une résistance opiniâtre,
et la plupart des vaisseaux de Carausius tombèrent
entre les mains des assiégeans.
Ann. 292.
Constance se disposa
ensuite à la conquête de la Bretagne. Pendant les
trois années qui furent employées à la construction
d'une flotte, il s'assura des côtes de la Gaule, envahit
le pays des Francs, et priva l'usurpateur de l'assistance
de ces puissans alliés.
Mort de Carausius. Ann. 294.
Les préparatifs n'étaient point encore terminés,
lorsque Constance apprit la mort du tyran. Cet événement
parut un présage certain des victoires du
César. Les sujets de Carausius imitèrent l'exemple de
trahison qu'il avait donné; il fut tué par Allectus,
son premier ministre, qui hérita de sa puissance et
de ses dangers. Mais l'assassin n'avait pas assez de
talens pour exercer l'autorité souveraine ni pour la
défendre. Il vit avec effroi sur le continent la rive
opposée déjà couverte d'armes, de troupes et de vaisseaux.
En effet, Constance avait prudemment divisé
ses forces, afin de diviser pareillement l'attention et
la résistance de l'ennemi.
Constance reprend la Bretagne. Ann. 296.
Enfin, l'attaque fut faite
par la principale escadre, qui, sous le commandement
du préfet Asclépiodate, officier d'un mérite
distingué, avait été assemblée à l'embouchure de la
Seine. L'art de la navigation était alors si imparfait,
que les orateurs ont célébré le courage intrépide
des Romains, qui osèrent mettre à la voile un jour
d'orage et avec le vent de côté. Le temps concourut
au succès de leur entreprise. A la faveur d'un brouillard
épais, ils échappèrent à la flotte placée par Allectus
à l'île de Wight pour les arrêter, descendirent
en sûreté sur la cote occidentale, et montrèrent aux
Bretons que la supériorité des forces navales ne défendrait
pas toujours leur patrie d'une invasion étrangère
A peine Asclépiodate fut-il débarqué, qu'il brûla
ses vaisseaux; et comme la fortune seconda son expédition,
cette action héroïque fut universellement
admirée. L'usurpateur attendait aux environs de Londres
l'attaque formidable de Constance, qui commandait
en personne la flotte de Boulogne. Mais la
descente d'un nouvel ennemi demandait la présence
d'Allectus dans la partie occidentale de l'île. Sa marche
fut si précipitée, qu'il parut devant le préfet avec
un petit nombre de troupes harassées et découragées.
Le combat fut bientôt terminé par la défaite totale
et par la mort d'Allectus. Une seule bataille, comme
il est souvent arrivé, décida du sort de cette île importante.
Lorsque Constance débarqua sur la côte de
Kent, il la trouva couverte de sujets soumis. Le rivage
retentissait des acclamations unanimes des habitans.
Les vertus du vainqueur nous portent à croire que leur
joie fut sincère : ils se félicitaient d'une révolution
qui, après dix ans, réunissait la Bretagne à la monarchie
romaine
(32).
Défense des frontières.
L'île n'avait plus à redouter que des ennemis domestiques.
Tant que les gouverneurs restaient fidèles
et les troupes disciplinées, les incursions des sauvages
à demi nus de l'Écosse et de l'Irlande, ne pouvaient
inquiéter la sûreté de la province. La paix
du continent et la défense des grands fleuves qui
servaient de limites à l'empire, étaient des objets
beaucoup plus difficiles, et d'une plus grande importance.
La politique de Dioclétien, qui dirigeait les
conseils de ses associés, pourvut à la sûreté de l'État
en semant la discorde parmi les Barbares, et en augmentant
les fortifications des frontières romaines.
Fortifications.
En Orient, il traça une ligne de camps depuis l'Égypte
jusqu'aux domaines des Perses. Chaque camp
fut rempli d'un certain nombre de troupes stationnaires,
commandées par leurs officiers respectifs, et
fournies de toutes sortes d'armes qu'elles tiraient des
arsenaux nouvellement établis dans les villes d'Antioche,
d'Emèse et de Damas
(33).
L'empereur ne prit
pas moins de précautions contre la valeur si souvent
éprouvée des Barbares de l'Europe. De l'embouchure
du Rhin à celle du Danube, les anciens camps, les
villes et les citadelles, furent réparés avec soin, et
l'on construisit de nouvelles forteresses dans les lieux
les plus exposés. La plus exacte vigilance fut introduite
parmi les garnisons des frontières. Enfin, on
n'oublia rien pour assurer et pour mettre à l'abri de
toute insulte cette longue chaîne de fortifications
(34).
Une barrière si respectable fut rarement forcée, et
les nations ennemies, contenues de toutes parts,
tournèrent souvent leur rage les unes contre les autres.
Dissensions des Barbares.
Les Goths, les Vandales, les Gépides, les Bourguignons,
les Allemands, détruisaient leur propre
force par de cruelles hostilités : quel que fût le vainqueur,
le vaincu était un ennemi de Rome. Les sujets
de Dioclétien jouissaient de ce spectacle sanglant, et
ils voyaient avec joie les Barbares exposés seuls alors
à toutes les horreurs de la guerre civile
(35).
Conduite des empereurs.
Malgré la politique de Dioclétien, il ne lui fut pas
toujours possible, pendant son règne de vingt ans,
de maintenir la paix le long d'une frontière de plusieurs
centaines de milles. Quelquefois les Barbares
suspendaient leurs animosités domestiques. La vigilance
des garnisons cédait quelquefois à l'adresse ou
à la force. Lorsque les provinces étaient envahies,
Dioclétien se conduisait avec cette dignité calme
qu'il affecta toujours ou qu'il possédait réellement.
Se réservant pour les occasions dignes de sa présence,
il n'exposait jamais sa personne ni sa réputation
à d'inutiles dangers. Après avoir employé tous
les moyens que dictait la prudence pour assurer ses
succès, il usait avec ostentation de sa victoire. Dans
les guerres plus difficiles, et dont l'événement paraissait
plus douteux, il se servait du bras de Maximien;
et ce soldat fidèle attribuait modestement ses
exploits aux sages conseils et à l'heureuse influence
de son bienfaiteur. Mais après l'adoption des deux
Césars, les empereurs, préférant un théâtre moins
agité, confièrent à leurs fils adoptifs la défense du
Rhin et du Danube.
Valeur des Césars.
Le vigilant Galère ne fut jamais
réduit à la nécessité de combattre les Barbares sur
le territoire de l'empire
(36).
Le brave et infatigable
Constance délivra la Gaule d'une terrible invasion
des Allemands. Vainqueur à Vindonesse et à Langres,
où il courut un grand danger, il y développa
les talens d'un général habile. Comme il traversait
le pays avec une faible escorte, il se trouva tout à
coup environné d'une troupe d'ennemis supérieurs
en nombre; et ce ne fut qu'avec peine qu'il gagna
Langres. Les habitans, dans la consternation générale,
refusèrent d'ouvrir leurs portes, et le prince
blessé fut, à l'aide d'une corde, tiré au-dessus des
murs. A cette nouvelle, les troupes romaines volèrent
de toutes parts à son secours : avant la fin de la journée,
Constance satisfit à la fois sa vengeance et son
honneur par le massacre de six mille Allemands
(37).
Les monumens de ce siècle nous feraient peut-être
connaître plusieurs autres victoires remportées sur
les Germains et sur les Sarmates; mais le récit de ces
exploits exigerait des recherches dont l'ennui ne saurait
être compensé par le plaisir ni par l'instruction.
Traitement fait aux Barbares.
Dioclétien et ses collègues suivirent, dans la manière
dont ils disposèrent des vaincus, la conduite
qu'avait adoptée l'empereur Probus. Les Barbares
captifs, échangeant la mort contre l'esclavage, furent
distribués parmi les habitans des provinces, et fixés
dans les pays qu'avaient dépleuplés les calamités de
la guerre. On spécifie particulièrement dans la Gaule
les territoires d'Amiens, de Beauvais, de Cambrai,
de Trêves, de Langres et de Troyes
(38).
Ces esclaves
furent employés utilement à garder les troupeaux et
à cultiver les campagnes. Ils n'avaient la permission
de porter les armes que lorsqu'on jugeait à propos
de les faire entrer au service militaire. Les Barbares
qui sollicitèrent la protection de Rome, obtinrent
des terres à des conditions moins serviles. Les empereurs
accordèrent un établissement à différentes colonies
de Carpiens, de Bastarnes et de Sarmates; et
ils eurent l'imprudence de les laisser en quelque
sorte conserver leurs mœurs et leur indépendance
naturelle
(39).
Cependant les campagnes prirent bientôt
un aspect riant. Quel triomphe pour les habitans
des provinces de voir le sauvage du Nord, si long-temps
un objet de terreur, défricher leurs terres, mener
leurs troupeaux dans les marchés publics, et contribuer,
par ses travaux, à l'abondance générale ! Ils
félicitaient leur maître d'un accroissement si utile
de sujets et de soldats; mais ils ne réfléchissaient pas
que l'empire nourrissait dans son sein une foule d'ennemis
secrets, dont les uns étaient devenus insolens
par la faveur, tandis que l'oppression pouvait précipiter
les autres dans un désespoir funeste
(40).
Guerres d'Afrique et d'Égypte.
Pendant que les Césars exerçaient leur valeur sur
les rives du Rhin et du Danube, l'Afrique exigeait la
présence des empereurs. Du Nil au mont Atlas tout
était en armes. Cinq nations maures
(41),
sorties de
leurs déserts, avaient réuni leurs forces pour envahir
des provinces tranquilles. Julien avait pris la pourpre
à Carthage
(42),
Achillée dans Alexandrie. Les
Blemmyes même renouvelaient ou plutôt continuaient
leurs hostilités dans la Haute-Egypte. Il reste à peine
quelques détails des exploits de Maximien dans l'occident
de l'Afrique. Il paraît, par l'événement, que
les progrès de ses armes furent rapides et décisifs,
qu'il vainquit les plus fiers Barbares de la Mauritanie,
et qu'il les chassa de leurs montagnes, dont la force
inaccessible leur inspirait une confiance sans bornes,
et les accoutumait à une vie de rapine et de violence
(43).
Conduite de Dioclétien en Égypte. Ann. 296.
De son côté, Dioclétien ouvrit la campagne
en Égypte par le siège d'Alexandrie. Lorsqu'il
eut coupé les aqueducs destinés à porter les eaux du
Nil dans toutes les parties de cette ville immense
(44),
et qu'il eut mis son camp en état de résister aux sorties
des assiégés, il pressa les attaques avec précaution
et avec vigueur. Après un siège de huit mois,
Alexandrie, ruinée par le fer et par le feu, implora
la clémence du vainqueur; mais elle éprouva toute
sa sévérité. Plusieurs milliers de citoyens furent massacrés,
et presque tous les coupables en Égypte subirent
la peine de mort, ou du moins l'exil
(45).
Le
sort de Busiris et de Coptos fut encore plus déplorable
que celui d'Alexandrie. Les armes et l'ordre
sévère de Dioclétien détruisirent entièrement ces
villes
(46),
la première, fameuse par son antiquité;
l'autre, enrichie par le passage des marchandises de
l'Inde. Le caractère de la nation égyptienne, insensible
à la douceur, mais extrêmement susceptible de
crainte, peut seul justifier cette rigueur excessive.
Les séditions d'Alexandrie avaient souvent altéré la
tranquillité de Rome elle-même, qui tirait sa subsistance
des fertiles contrées arrosées par le Nil. Depuis
l'usurpation de Firmus, la Haute-Egypte, en
proie à des factions continuelles, avait embrassé l'alliance
des sauvages de l'Éthiopie. Les Blemmyes, répandus
entre l'île de Méroé et la mer Rouge, étaient
en très-petit nombre. Sans inclination pour la guerre,
ils se servaient d'armes grossières et peu redoutables
(47).
Cependant, au milieu des désordres publics,
ces peuples, que l'antiquité, choquée de la difformité
de leur figure, avait presque exclus de l'espèce
humaine, osèrent se mettre au nombre des ennemis
de Rome
(48).
Tels étaient les indignes alliés des rebelles
de l'Égypte; et leurs incommodes incursions
pouvaient troubler le repos de la province, pendant
que l'État se trouvait engagé dans des guerres plus
sérieuses. Dans la vue d'opposer aux Blemmyes un
adversaire convenable, Dioclétien engagea les Nobates,
ou peuples de Nubie, à quitter leurs anciennes
habitations dans les déserts de la Libye; et il leur
céda un pays considérable, mais inutile, situé au-delà
de Syène et des cataractes du Nil, en exigeant
d'eux qu'ils respectassent et défendissent à jamais la
frontière de l'empire. Le traité subsista long-temps;
et, jusqu'à ce que l'établissement du christianisme eût
introduit des notions plus rigides de culte religieux,
on ratifiait tous les ans ce traité par un sacrifice solennel
offert dans l'île Éléphantine, où les Romains
et les Barbares se rassemblaient pour adorer les mêmes
puissances visibles ou invisibles de l'univers
(49).
Il détruit les livres d'alchimie.
Dans le temps que Dioclétien punissait les crimes
de l'Égypte, il assurait le repos et le bonheur futur
de cette province par de sages réglemens, qui furent
confirmés et perfectionnés sous le règne de ses
successeurs
(50).
Un édit très-remarquable de ce
prince, loin de paraître l'effet d'une tyrannie jalouse,
doit être applaudi comme un acte de prudence
et d'humanité. « On rechercha soigneusement,
par ses ordres, tous les anciens livres qui traitaient
de l'art admirable de faire de l'or et de l'argent.
Dioclétien les livra sans pitié aux flammes, craignant,
comme on nous l'assure, que l'opulence des
Égyptiens ne leur inspirât l'audace de se révolter
contre l'empire
(51). »
Mais s'il eût été convaincu de
la réalité de ce secret inestimable, au lieu de l'ensevelir
dans un éternel oubli il s'en serait servi pour
augmenter les revenus publics. Il est bien plus vraisemblable
que ce prince sensé connaissait l'extravagance
de ces prétentions magnifiques, et qu'il
voulut préserver la raison et la fortune de ses sujets
d'une occupation funeste.
Nouveauté et progrès de cet art.
On peut remarquer que
ces ouvrages anciens, attribués si libéralement à Pythagore,
à Salomon ou au fameux Hermès, n'étaient
cependant qu'un funeste présent de quelques adeptes
plus modernes. Les Grecs ne s'attachèrent ni à l'abus
ni à l'usage de la chimie. Dans ce recueil immense,
où Pline a consigné les découvertes, les arts et les
erreurs de l'esprit humain, il n'est point parlé de la
transmutation des métaux. La persécution de Dioclétien
est le premier événement authentique dans
l'histoire de l'alchimie. La conquête de l'Égypte par
les Arabes répandit cette vaine science sur tout le
globe. Née de la cupidité, l'alchimie fut étudiée à
la Chine comme en Europe, avec la même ardeur
et avec un succès égal. L'ignorance du moyen âge
favorisait toute espèce de chimère. La renaissance
des lettres ouvrit de nouvelles espérances à la crédulité,
et lui fournit des moyens plus spécieux. Enfin,
la philosophie, aidée de l'expérience, a banni
l'étude de l'alchimie; et le siècle présent, quoique
avide de richesses, se contente de les chercher par
les voies moins merveilleuses du commerce et de l'industrie
(52).
Guerre de Perse.
La réduction de l'Égypte fut immédiatement suivie
de la guerre de Perse. La fortune avait réservé
au règne de Dioclétien la gloire de vaincre cette
puissante nation, et de forcer les successeurs d'Artaxercès
à reconnaître la supériorité de l'empire romain.
Tiridate l'Arménien.
Nous avons déjà dit que sous le règne de Valérien
les armes et la perfidie des Perses avaient subjugué
l'Arménie, et qu'après l'assassinat de Chosroès, Tiridate
son fils, encore enfant, sauvé par des amis fidèles,
avait été élevé sous la protection des empereurs.
Tiridate tira de son exil des avantages qu'il n'aurait
jamais pu se procurer sur le trône de ses pères. Il apprit
de bonne heure à connaître l'adversité, le genre
humain et la discipline romaine. Ce prince signala
sa jeunesse par des actions de bravoure; il déploya
une force et une adresse peu communes dans tous
les exercices militaires, et même dans les combats
moins glorieux des jeux olympiques
(53).
Ces qualités
furent plus noblement employées à la défense de
son bienfaiteur Licinius
(54).
Ann. 282.
Cet officier, dans la sédition
qui causa la mort de Probus, avait couru les
plus grands dangers. Les soldats furieux étaient sur
le point de forcer sa tente; le bras seul du prince
d'Arménie les arrêta. La reconnaissance de Tiridate
contribua bientôt après à son rétablissement. Licinius
avait toujours été l'ami et le compagnon de Galère;
et le mérite de celui-ci, long-temps avant qu'il
parvînt au rang de César, lui avait attiré l'estime de
Dioclétien. La troisième année du règne de cet empereur,
Tiridate obtint l'investiture du royaume d'Arménie.
Cette démarche, fondée sur la justice, ne
semblait pas moins avantageuse à l'intérêt de Rome.
Il était temps d'arracher à la domination des Perses
une contrée importante, qui, depuis le règne de Néron,
avait toujours été gouvernée, sous la protection
de l'empire, par la branche cadette de la maison des
Arsacides
(55).
Il remonte sur le trône. Ann. 286.
Lorsque Tiridate parut sur les frontières de l'Arménie,
il fut reçu avec des protestations sincères
de joie et de fidélité. Durant vingt-six ans ce royaume
avait éprouvé les malheurs réels et imaginaires d'un
joug étranger. Les monarques persans avaient orné
leur nouvelle conquête de bâtimens magnifiques;
mais le peuple contemplait avec horreur ces monumens
élevés à ses frais, et qui attestaient la servitude
de la patrie.
État de l'Arménie.
L'appréhension d'une révolte avait
inspiré les précautions les plus rigoureuses. L'insulte
aggravait l'oppression; et le vainqueur, chargé
de la haine publique, prenait, pour en prévenir
l'effet, toutes les mesures qui pouvaient la rendre
encore plus implacable. Nous avons déjà remarqué
l'esprit intolérant de la religion des mages. Les statues
des souverains de l'Arménie placés au rang des
dieux, et les images sacrées du soleil et de la lune,
furent mises en pièces par le zèle des Perses. Ils érigèrent
sur la cime du mont Baghavan
(56)
un autel,
où brûla le feu perpétuel d'Ormuzd.
Révolte du peuple et des nobles.
Une nation irritée
par tant d'injures devait naturellement s'armer
avec ardeur pour la défense de sa liberté, de sa religion
et de la souveraineté de ses monarques héréditaires.
Le torrent renversa tous les obstacles; et les
Perses, incapables de résister à son impétuosité, prirent
la fuite avec précipitation. Les nobles d'Arménie
accoururent sous les étendards de Tiridate, tous vantant
leurs mérites passés, offrant leurs services pour
l'avenir, et demandant au nouveau roi les honneurs
et les récompenses qu'on leur avait dédaigneusement
refusés sous un gouvernement étranger
(57).
On nomma
pour commander l'armée Artavasdès, fils de ce
sénateur fidèle qui avait sauvé Tiridate dans son enfance,
et dont la famille avait été victime de cette
action généreuse. Le frère d'Artavasdès obtint le gouvernement
d'une province. Un des premiers grades
militaires fut donné au satrape Otas, homme d'un
courage et d'une tempérance singulière. Il offrit au
roi sa sœur
(58)
et un trésor considérable, qui, renfermés
dans une citadelle, avaient échappé l'un et
l'autre à la cupidité des Perses.
Histoire de Mamgo.
Parmi les seigneurs
d'Arménie parut un allié dont la destinée est trop
remarquable pour être passée sous silence. Il se nommait
Mamgo, et il avait pris naissance en Scythie.
Fort peu d'années auparavant, la horde qui lui
obéissait campait sur les confins de l'empire chinois
(59),
qui s'étendait alors jusqu'au voisinage de
la Sogdiane
(60).
Ayant encouru la disgrâce de son
maître, Mamgo, suivi de ses partisans, se retira sur
les rives de l'Oxus, et implora la protection de Sapor.
L'empereur chinois réclama le fugitif, en faisant
valoir les droits de souveraineté. Le monarque persan
allégua les lois de l'hospitalité; mais ce ne fut pas
sans quelque difficulté qu'il évita la guerre, en promettant
de bannir Mamgo à l'extrémité de l'Occident;
punition, disait-il, non moins terrible que la mort
même. L'Arménie fut choisie pour le lieu de l'exil,
et on assigna aux Scythes un territoire considérable
où ils pussent nourrir leurs troupeaux, et transporter
leurs tentes d'un lieu à l'autre, selon les différentes
saisons de l'année. Ils eurent ordre de repousser
l'invasion de Tiridate; mais leur chef, après avoir
pesé les services et les injures qu'il avait reçus du monarque
persan, résolut d'abandonner son parti. Le
prince arménien, qui connaissait le mérite et la puissance
d'un pareil allié, traita Mamgo avec distinction;
et, en l'admettant à sa confiance, il acquit un
brave et fidèle serviteur, qui contribua très efficacement
à le faire remonter sur le trône de ses ancêtres
(61).
Les Perses reprennent l'Arménie.
La fortune sembla favoriser pendant quelque temps
la valeur entreprenante de Tiridate. Non-seulement
il chassa de l'Arménie les ennemis de sa famille et de
son peuple; mais encore, animé du désir de se venger,
il porta ses armes, ou du moins fit des incursions
dans le cœur de l'Assyrie. L'historien qui a sauvé de
l'oubli le nom de Tiridate, célèbre avec l'enthousiasme
national sa valeur personnelle; et, suivant le véritable
esprit des romans orientaux, il décrit les géans
et les éléphans qui tombèrent sous son bras invincible.
D'autres monumens nous apprennent que le prince
arménien dut une partie de ses avantages aux troubles
qui déchiraient la monarchie persane. Des frères
rivaux se disputaient alors le trône. Hormuz, après
avoir épuisé sans succès toutes les ressources de son
parti, implora le secours dangereux des Barbares qui
habitaient les bords de la mer Caspienne
(62).
Au reste,
la guerre civile fut bientôt terminée, soit par la défaite
d'un des deux partis, soit par un accommodement;
et Narsès, universellement reconnu roi de Perse,
tourna toutes ses forces contre l'ennemi étranger.
La victoire ne pouvait être disputée; la valeur du héros
fut incapable de résister à la puissance du monarque.
Tiridate, obligé de descendre une seconde fois
du trône d'Arménie, vint encore se réfugier à la cour
des empereurs. Narsès rétablit bientôt son autorité
dans la province rebelle; et, se plaignant hautement
de la protection accordée par les Romains à des séditieux
et à des fugitifs, il médita la conquête de l'Orient
(63).
Guerre entre les Perses et les Romains. Ann. 296.
Ni la prudence ni l'honneur ne permettaient aux
souverains de Rome d'abandonner la cause du roi
d'Arménie. La guerre de Perse fut résolue; Dioclétien,
avec cette dignité calme qui se montrait toujours
dans sa conduite, fixa sa résidence à Antioche,
d'où il préparait et dirigeait les opérations militaires
(64).
Le commandement des légions fut donné à
l'intrépide valeur de Galère, qui, pour cet objet important,
se transporta des rives du Danube à celles
de l'Euphrate. Les armées se rencontrèrent bientôt
dans les plaines de la Mésopotamie, et se livrèrent
deux combats où les succès furent douteux et balancés.
Défaite de Galère.
La troisième bataille fut plus décisive. Les troupes
romaines essuyèrent une défaite totale, attribuée
généralement à la témérité de Galère, qui osa attaquer
avec un petit corps de troupes l'armée innombrable
des Perses
(65).
Mais, en examinant le théâtre
de l'action, il est aisé de découvrir à cet échec une
cause différente. Le même terrain où Galère fut vaincu
avait été célèbre par la mort de Crassus, et par le
massacre de dix légions. C'était une plaine de plus
de soixante milles, qui, s'étendant depuis la hauteur
de Carrhes jusqu'à l'Euphrate, présentait une surface
unie et stérile de déserts sablonneux, sans une seule
éminence, sans un seul arbre, sans une source d'eau
fraîche
(66).
L'infanterie pesante des Romains, accablée
par la chaleur, et cruellement tourmentée de la
soif, ne pouvait espérer de vaincre en conservant ses
rangs, ni rompre ses rangs sans s'exposer aux plus
grands périls. Dans cette extrémité, elle fut successivement
environnée de troupes supérieures en nombre,
harassée par les évolutions rapides de la cavalerie
des Barbares, et détruite par leurs flèches redoutables.
Le roi d'Arménie avait signalé sa valeur sur le
champ de bataille, et s'était couvert de gloire au milieu
des malheurs publics. Il fut poursuivi jusqu'aux
bords de l'Euphrate. Son cheval était blessé, et il ne
paraissait pas pouvoir échapper à un ennemi victorieux.
Aussitôt Tiridate embrasse le seul parti qui lui
reste à prendre : il met pied à terre, et s'élance dans
le fleuve. Son armure était pesante, l'Euphrate très-profond
car il avait en cet endroit au moins quatre
cents toises de large
(67) :
cependant la force et l'adresse
du prince le servirent si heureusement, qu'il
arriva en sûreté sur la rive opposée
(68).
Pour le général
romain, nous ignorons comment il se sauva.
Réception que lui fait Dioclétien.
Lorsqu'il retourna dans la ville d'Antioche, Dioclétien
le reçut non avec la tendresse d'un ami et d'un
collègue, mais avec l'indignation d'un souverain irrité.
Vêtu de la pourpre impériale, humilié par le souvenir
de sa faute et de son malheur, le plus orgueilleux
des hommes fut obligé de suivre à pied le char
de l'empereur l'espace d'un mille environ, et d'étaler
devant toute la cour le spectacle de sa disgrâce
(69).
Seconde campagne de Galère. Ann. 297.
Dès que Dioclétien eut satisfait son ressentiment
particulier, et qu'il eut soutenu la majesté de la puissance
impériale, ce prince, cédant aux instances du
César, lui permit de réparer son honneur et celui des
armes romaines. Aux troupes efféminées de l'Asie,
qui avaient probablement été employées dans la première
expédition, on substitua des vétérans et de
nouvelles levées tirées des frontières de l'Illyrie, et
le prince prit à son service un corps considérable de
Goths auxiliaires
(70).
Galère repassa l'Euphrate à la
tête d'une armée choisie de vingt-cinq mille hommes;
mais, au lieu d'exposer ses légions dans les plaines
découvertes de la Mésopotamie, il s'ouvrit une route
à travers les montagnes de l'Arménie, dont il trouva
les habitans dévoués à sa cause, et dont le terrain
était aussi favorable aux opérations de i'infanterie
que peu propre aux mouvemens de la cavalerie
(71).
Sa victoire.
L'adversité avait affermi la discipline des Romains,
tandis que les Barbares, enflés de leur succès, étaient
tombés dans une telle négligence et un tel relâchement,
qu'au moment où ils s'y attendaient le moins,
ils furent surpris par l'activité de Galère. Ce prince,
accompagné seulement de deux cavaliers, avait examiné
lui-même secrètement l'état et la position de
leur camp. Il le fit attaquer au milieu de la nuit.
Une pareille surprise était presque toujours fatale
aux soldats perses. « Ils liaient leurs chevaux, et leur
mettaient des entraves aux pieds pour les empêcher
de s'échapper. En cas d'alarme, le Persan avait son
cheval à brider, sa housse à poser et sa cuirasse à
mettre, avant d'être en état de combattre
(72). »
L'impétuosité
de Galère porta le désordre et le découragement
parmi les Barbares. Une faible résistance fut
suivie d'un horrible carnage. Au milieu de la confusion
générale, le monarque blessé (car Narsès commandait
ses armées en personne) prit la fuite vers les
déserts de la Médie. Le vainqueur trouva des richesses
immenses dans la tente magnifique de ce
prince et dans celles de ses satrapes. On rapporte
un trait curieux de l'ignorance rustique, mais martiale
des légions, qui prouve combien elles connaissaient
peu les élégantes superfluités de la vie. Une
bourse faite d'une peau luisante, et remplie de perles,
tomba entre les mains d'un simple soldat. Il
garda soigneusement la bourse, mais il jeta ce qu'elle
contenait, jugeant que ce qui ne servait à aucun
usage ne pouvait être d'aucun prix
(73).
La perte
principale de Narsès était d'une nature infiniment
plus sensible. Plusieurs de ses femmes, ses sœurs,
ses enfans, qui accompagnaient l'armée, avaient été
pris dans la déroute.
Et sa conduite envers les prisonniers de la famille de Narsès.
Mais quoique le caractère de
Galère eût en général peu de rapport avec celui d'Alexandre,
le César, après sa victoire, imita la belle
conduite du héros macédonien envers la famille de
Darius. Les femmes et les enfans de Narsès furent
mis à l'abri de toute violence, menés en lieu de sûreté,
et traités avec le respect et les tendres égards
qu'un ennemi généreux devait à leur âge, à leur sexe,
et à leur dignité
(74).
Négociation pour la paix.
Dans le temps que l'Asie attendait avec inquiétude
la décision de la fortune, Dioclétien, ayant levé en Syrie
une forte armée d'observation, déployait à quelque
distance du théâtre de la guerre les ressources de
la puissance romaine, et se réservait pour les événemens
importans. A la nouvelle de la victoire remportée
sur les Perses, il s'avanca sur la frontière, dans
la vue de modérer, par sa présence et par ses conseils,
l'orgueil de Galère. Les princes romains se virent
à Nisibis, où ils se donnèrent les témoignages
les plus signalés, l'un de respect, l'autre d'estime. Ce
fut dans cette ville qu'ils reçurent bientôt après l'ambassadeur
du grand roi
(75).
La force ou du moins
l'ambition de Narsès avait été abattue par sa dernière
défaite. La paix lui parut le seul moyen d'arrêter le
progrès des armes romaines. Il députa Apharban, qui
possédait sa faveur et sa confiance, pour négocier un
traité, ou plutôt pour recevoir les conditions qu'il
plairait au vainqueur d'imposer.
Discours de l'ambassadeur persan.
Apharban commença
par exprimer combien son maître était reconnaissant
du traitement généreux qu'éprouvait sa famille;
il demanda ensuite la liberté de ces illustres
captifs. Il célébra la valeur de Galère, sans dégrader
la réputation de Narsès, et il ne rougit pas d'avouer
la supériorité du César victorieux sur un monarque
qui surpassait, par l'éclat de sa gloire, tous les princes
de sa race. Malgré la justice de la cause des Perses,
il était chargé de soumettre les différends actuels
à la décision des empereurs romains, persuadé qu'au
milieu de leur prospérité ces princes n'oublieraient
pas les vicissitudes de la fortune. Apharban termina
son discours par une allégorie dans le goût oriental.
Les monarchies persane et romaine, disait-il, étaient
les deux yeux de l'univers, qui resterait imparfait et
mutilé, si l'on arrachait l'un des deux.
Réponse de Galère.
« II convient bien aux Persans, répliqua Galère
dans un transport de rage qui semblait agiter tous ses
membres, il convient bien aux Persans de s'étendre
sur les vicissitudes de la fortune, et de nous étaler
froidement des préceptes de vertu ! Qu'ils se rappellent
leur modération envers l'infortuné Valérien :
après avoir vaincu ce prince par trahison, ils l'ont
traité avec indignité, ils l'ont retenu jusqu'au dernier
moment de sa vie dans une honteuse captivité,
et après sa mort ils ont exposé son corps à une ignominie
perpétuelle. » Prenant ensuite un ton plus
adouci, Galère insinua que la pratique des Romains
n'avait jamais été de fouler aux pieds un ennemi
vaincu; que, dans la circonstance présente, ils consulteraient
plutôt ce qu'ils devaient à leur dignité que
ce que méritait la conduite des Perses. En congédiant
Apharban, il lui fit espérer que Narsès apprendrait
bientôt à quelles conditions il obtiendrait de la clémence
des empereurs une paix durable et la liberté
de sa famille. On peut apercevoir dans cette conférence
les passions violentes de Galère, en même
temps que sa déférence pour l'autorité et pour la sagesse
supérieure de Dioclétien.
Modération de Dioclétien.
Le premier de ces
princes aspirait à la conquête de l'Orient; il avait
même proposé de réduire la Perse en province; l'autre,
plus prudent, qui avait adopté la politique modérée
d'Auguste et des Antonins, saisit l'occasion
favorable de terminer une guerre heureuse par une
paix honorable et utile
(76).
Conclusion.
Pour remplir leur promesse, les empereurs envoyèrent
à la cour de Narsès Sicorius-Probus, un de
leurs secrétaires, qui lui communiqua leur dernière
résolution. Comme ministre de paix, il fut reçu avec
la plus grande politesse et avec les marques de la plus
sincère amitié; mais, sous prétexte de lui accorder un
repos nécessaire après un si long voyage, on remit
son audience de jour en jour, et il fut obligé de suivre
le roi dans plusieurs marches très-lentes. Il fut
enfin admis en présence de ce monarque, près de
l'Asprudus, rivière de la Médie. Quoique Narsès désirât
sincèrement la paix, le motif secret de ce prince,
dans un pareil délai, avait été de rassembler des forces
qui le missent en état de négocier avec plus de
dignité, et de rétablir en quelque sorte l'équilibre.
Trois personnes seulement assistèrent à cette conférence
importante, le ministre Apharban, le capitaine
des gardes, et un officier qui avait commandé sur
les frontières d'Arménie
(77).
La première proposition
de l'ambassadeur romain n'est pas maintenant de nature
à être bien entendue : il demandait que Nisibis
fût l'entrepôt des marchandises des deux empires. On
conçoit facilement l'intention des princes romains,
qui voulaient augmenter leurs revenus en soumettant
le commerce à quelques réglemens prohibitifs; mais
comme Nisibis leur appartenait, et qu'ils étaient les
maîtres de l'importation et de l'exportation, de pareils
droits semblaient devoir être plutôt l'objet d'une
loi intérieure que d'un traité étranger. Pour les rendre
plus effectifs, on exigeait peut-être du roi de
Perse quelques conditions qui lui parurent si contraires
à son intérêt et à sa dignité, qu'il ne put se
résoudre à les accepter. Cet article était le seul auquel
il refusât de consentir; aussi les empereurs n'insistèrent
pas davantage; ils laissèrent le commerce
prendre son cours naturel, ou ils se contentèrent des
réglemens qu'ils étaient maîtres d'établir.
Et articles du traité.
Dès que cette difficulté eut été levée, une paix
solennelle fut conclue et ratifiée entre les deux nations.
Les conditions d'un traité si glorieux pour l'empire,
et devenu si nécessaire aux Perses, méritent une
attention d'autant plus particulière, que l'histoire de
Rome présente rarement de pareils actes : en effet, la
plupart de ses guerres ont été terminées par une conquête
absolue, ou entreprises contre des Barbares qui
ignoraient l'usage des lettres.
L'Aboras fixé comme la limite des deux empires.
1° L'Aboras, appelé
l'Araxe dans Xénophon, fut désigné comme la limite
des deux monarchies
(78).
Cette rivière, qui prend sa
source près du Tigre, recevait à quelques milles au-dessous
de Nisibis les eaux du Mygdonius; elle passait
ensuite sous les murs de Singara, et tombait dans
l'Euphrate à Circesium
(79),
ville frontière que Dioclétien
avait singulièrement fortifiée
(80).
La Mésopotamie,
si long-temps disputée, fut cédée à l'empire, et par
le traité les Perses renoncèrent à toute prétention
sur cette grande contrée.
Cession de cinq provinces au-delà du Tigre.
2° Ils abandonnèrent aux
Romains cinq provinces au-delà du Tigre
(81),
qui formaient
une barrière très-utile, et dont la force naturelle
fut bientôt augmentée par l'art et par la science
militaire. Il y en avait quatre de peu d'étendue, l'Intiline,
la Zabdicène, l'Arzanène et la Moxoène, noms
d'ailleurs peu connus; mais, à l'orient du Tigre, l'empire
acquit le pays montueux et considérable de la
Carduène, l'ancienne patrie des Carduques, qui, placés
dans le centre du despotisme de l'Asie, conservèrent,
pendant plusieurs siècles, leur mâle indépendance.
Les dix mille Grecs traversèrent leur contrée
après sept jours d'une marche pénible ou plutôt d'un
combat perpétuel. Le chef de cette fameuse entreprise
avoue, dans son admirable relation, que ses
concitoyens eurent plus à souffrir des flèches des Carduques
que de toutes les forces du grand roi
(82).
La
postérité de ces Barbares, les Curdes, qui ont conservé
presque en entier le nom et les mœurs de leurs
ancêtres, vivent indépendans sous la protection du
sultan des Turcs.
Arménie.
3° Il est presque inutile de dire que
Tiridate, ce fidèle allié de Rome, occupa le trône de
ses pères. Les empereurs soutinrent et assurèrent
d'une manière irrévocable leurs droits de souveraineté
sur l'Arménie. Les limites de ce royaume s'étendirent
jusqu'à la forteresse de Sintha dans la Médie.
Une pareille augmentation de domaine était moins
un acte de libéralité que de justice. Des cinq provinces
au-delà du Tigre, dont nous avons déjà parlé, les
Parthes avaient démembré les quatre premières de
la couronne d'Arménie
(83).
Les Romains, lorsqu'elles
leur furent cédées, obligèrent l'usurpateur à donner
l'Atropatène en dédommagement à leur allié. La
ville principale de cette grande et fertile contrée fut
souvent honorée de la présence du monarque arménien;
et comme cette place, dont la situation est peut-être
la même que celle de Tauris, porta quelquefois
le nom d'Ecbatane, Tiridate y fit construire des édifices
et des fortifications sur le modèle de la superbe
capitale des Mèdes
(84).
Ibérie.
4° L'Ibérie, pays stérile, avait
pour habitans des peuples grossiers et sauvages; mais
ils étaient accoutumés à l'usage des armes, et ils
séparaient l'empire d'avec des Barbares plus féroces
et plus formidables. Maîtres des défilés étroits du
mont Caucase, les Ibériens pouvaient à leur gré admettre
ou exclure les tribus errantes des Sarmates,
toutes les fois qu'entraînées par l'esprit de rapine
elles voulaient pénétrer dans les climats opulens du
Midi
(85).
La nomination des rois d'Ibérie, que les monarques
persans cédèrent aux empereurs, contribua
beaucoup à la force et à la sûreté de la puissance romaine
en Asie
(86).
L'Orient goûta pendant quarante
années les douceurs d'une tranquillité profonde; le
traité conclu entre les deux monarchies rivales fut
régulièrement observé jusqu'à la mort de Tiridate. A
cette époque, le gouvernement de l'univers se trouva
entre les mains d'une nouvelle génération, dirigée par
des intérêts opposés et par des passions différentes.
Ce fut alors que le petit-fils de Narsès entreprit une
guerre longue et mémorable contre les princes de la
maison de Constantin.
Triomphe de Dioclétien et de Maximien. Ann. 303. 20 novemb.
L'empire venait d'être délivré des tyrans et des
Barbares; cet ouvrage difficile avait été entièrement
achevé par une succession de paysans d'Illyrie. Dès
que Dioclétien fut entré dans la vingtième année de
son règne, il se rendit à Rome pour y célébrer, par
la pompe d'un triomphe, cette ère fameuse et le
succès de ses armes
(87).
Maximien, qui l'égalait en
pouvoir, partagea seul la gloire de cette journée.
Les deux Césars avaient combattu et remporté des
victoires; mais le mérite de leurs exploits fut attribué,
selon la rigueur des anciennes maximes, à
l'heureuse influence de leurs pères et de leurs empereurs
(88).
Le triomphe de Dioclétien et de Maximien,
moins magnifique peut-être que ceux d'Aurélien
et de Probus, brillait de l'éclat d'une renommée
et d'une fortune supérieures à plusieurs égards. L'Afrique
et la Bretagne, le Rhin, le Danube et le Nil,
fournissaient chacun leurs trophées; mais ce qui faisait
le plus bel ornement de cette fête, c'était une
victoire remportée sur les Perses, et suivie d'une
conquête importante. On portait devant le char
impérial les représentations des rivières, des montagnes
et des provinces. Les images
(89)
des femmes,
des sœurs et des enfans du grand roi, formaient un
spectacle nouveau, et flattaient la vanité du peuple.
Une considération d'une nature moins brillante rend
ce triomphe remarquable aux yeux de la postérité :
c'est le dernier qu'ait jamais vu Rome. Bientôt après
les empereurs cessèrent de vaincre, et Rome cessa
d'être la capitale de l'empire.
Rome privée de la présence des empereurs.
Le terrain sur lequel Rome était bâtie avait été
consacré par d'anciennes cérémonies et des miracles
imaginaires. La présence de quelque dieu ou la mémoire
de quelque héros semblait animer toutes les
parties de la ville, et le sceptre de l'univers avait
été promis au Capitole
(90).
L'habitant de Rome sentait
et reconnaissait l'empire de cette agréable illusion,
qui lui venait de ses ancêtres, et qui, fortifiée
par l'éducation, était en quelque sorte soutenue par
l'idée qu'on avait de son utilité politique. La forme
du gouvernement et le siège de l'empire semblaient
inséparables, et l'on ne croyait pas pouvoir transporter
l'un sans anéantir l'autre
(91).
Mais la souveraineté
de la capitale se perdit insensiblement dans
l'étendue de la conquête. Les provinces s'élevèrent
au même niveau; et les nations vaincues acquirent
le nom et les privilèges des Romains, sans adopter
leurs préjugés. Cependant les restes de l'ancienne
constitution et la force de l'habitude maintinrent
pendant long-temps la dignité de Rome. Les empereurs,
quoique nés en Afrique ou en Illyrie,
respectaient leur patrie adoptive, comme le siège
de leur grandeur et comme le centre de leurs vastes
domaines. La guerre exigeait souvent leur présence
sur les frontières. Mais Dioclétien et Maximien furent
les premiers princes qui, en temps de paix,
fixèrent leur résidence ordinaire dans les provinces.
Leur conduite, quel qu'en ait été le motif particulier,
pouvait être justifiée par des vues spécieuses
de politique.
Leur résidence à Milan.
L'empereur de l'Occident tenait ordinairement
sa cour à Milan, dont la situation au pied
des Alpes le mettait bien plus à portée de veiller aux
mouvemens des Barbares de la Germanie, que s'il
eût fixé son séjour à Rome. Milan eut bientôt la
splendeur d'une ville impériale; ses maisons étaient
aussi nombreuses et aussi bien bâties; le même goût
et la même politesse régnaient parmi les habitans.
Un cirque, un palais, un théâtre, une cour des
monnaies, des bains qui portaient le nom de Maximien,
leur fondateur, des portiques ornés de statues,
une double enceinte de murs, tout contribuait à la
beauté de la nouvelle capitale, qui ne paraissait pas
éclipsée par la proximité de l'ancienne
(92).
Á Nicomédie.
Dioclétien
voulut aussi que le lieu de sa résidence égalât la
majesté de Rome. Il employa son loisir et les richesses
de l'Orient à décorer Nicomédie, qui, placée
sur les bords de l'Asie et de l'Europe, se trouvait à
une distance presque égale de l'Euphrate et du Danube.
En peu d'années Nicomédie s'éleva, par les
soins du monarque et aux dépens du peuple, à un
degré de magnificence qui semblait avoir exigé des
siècles de travaux. Elle ne le cédait qu'aux villes
de Rome, d'Alexandrie et d'Antioche, pour l'étendue
et pour la population
(93).
La vie de Dioclétien
et de Maximien fut très-active; ils en passèrent la
plus grande partie dans les camps ou dans des marches
longues et fréquentes; mais toutes les fois que
les affaires publiques leur permettaient de prendre
du repos, ils se retiraient avec plaisir à Milan et à
Nicomédie, leurs résidences favorites. Jusqu'au moment
où Dioclétien célébra son triomphe dans la
vingtième année de son règne, il est fort douteux
qu'il ait jamais visité l'ancienne capitale de l'empire;
et même, dans cette circonstance mémorable, il n'y
resta pas plus de deux mois. On croyait qu'il paraitrait
devant le sénat avec les marques de la dignité
consulaire; mais, blessé de l'excessive familiarité du
peuple, il quitta Rome avec précipitation treize jours
avant celui où devait avoir lieu cette cérémonie
(94).
Abaissement de Rome et du sénat.
Le dégoût qu'il montra pour Rome et pour le ton
de liberté qui régnait parmi ses habitans, ne fut
point l'effet d'un caprice momentané; toutes ses démarches
étaient le résultat de la politique la plus artificieuse.
Ce prince habile avait adopté un nouveau
système d'administration, qui fut entièrement exécuté
dans la suite par la famille de Constantin. Comme
le sénat conservait religieusement l'image de
l'ancien gouvernement, Dioclétien résolut d'enlever
à cet ordre le peu de pouvoir et de considération qui
lui restait. Rappelons-nous quelles furent la grandeur
passagère et les espérances ambitieuses des
sénateurs huit ans environ avant l'avènement de ce
monarque. Tant que l'enthousiasme subsista, quelques
nobles eurent l'imprudence de déployer leur
zèle pour la cause de la liberté; et, lorsque les successeurs
de Probus eurent abandonné le parti de la
république, ces fiers patriciens furent incapables de
déguiser leur inutile ressentiment. Comme souverain
de l'Italie, Maximien fut chargé d'anéantir cet
esprit d'indépendance, plus incommode que dangereux.
Une pareille commission convenait parfaitement
au caractère cruel de ce prince; les plus illustres
du sénat, que Dioclétien affectait toujours
d'estimer, furent enveloppés, par son impitoyable
collègue, dans des accusations de complots imaginaires;
la possession d'une belle maison de campagne
ou d'une terre bien cultivée les rendait évidemment
coupables
(95).
Les prétoriens, qui avaient
opprimé si long-temps la majesté de Rome, commencaient
à la protéger.
Nouveaux corps de gardes. Les Joviens et les Herculiens.
Ces troupes hautaines, voyant
que leur puissance, autrefois si formidable, leur
échappait, étaient disposées à réunir leurs forces avec
l'autorité du sénat. Dioclétien, par de prudentes mesures,
diminua insensiblement le nombre des prétoriens,
abolit leurs privilèges
(96),
et leur substitua
deux fidèles légions d'Illyrie, qui, sous les nouveaux
titres de Joviens et d'Herculiens, firent le service
des gardes impériales
(97).
Mais le coup le plus terrible
que Dioclétien et Maximien portèrent au sénat,
fut la révolution que, sans bruit et sans éclat,
devait nécessairement amener leur longue absence.
Tant que les empereurs résidèrent à Rome, cette assemblée,
souvent opprimée, ne pouvait être négligée.
Les successeurs d'Auguste avaient établi toutes
les lois que leur dictait leur sagesse ou leur caprice;
mais ces lois avaient été ratifiées par la sanction
du sénat, dont les délibérations et les décrets présentaient
toujours l'image de l'ancienne liberté. Les
sages monarques qui respectèrent les préjugés du
peuple romain, avaient été en quelque sorte obligés
de prendre le langage et la conduite convenables au
général et au premier magistrat de la république.
Dans les camps et dans les provinces ils déployèrent
la dignité de souverain; et, dès qu'ils eurent fixé leur
résidence loin de la capitale, ils abandonnèrent à
jamais la dissimulation qu'Auguste avait recommandée
à ses successeurs. En exerçant la puissance exécutive
et législative de l'État, le prince prenait l'avis
de ses ministres, au lieu de consulter le grand conseil
de la nation. Le nom du sénat fut cependant
cité avec honneur jusqu'à la destruction totale de
l'empire : ses membres jouissaient de plusieurs distinctions
honorables qui flattaient leur vanité
(98).
Mais on laissa respectueusement tomber dans l'oubli
l'assemblée auguste qui, pendant si long-temps,
avait d'abord été la source et ensuite l'instrument
du pouvoir. Le sénat, n'ayant plus de liaison avec
la nouvelle constitution ni avec la cour impériale,
resta sur le mont Capitolin comme un monument
vénérable, mais inutile, d'antiquité.
Magistratures civiles négligées.
Lorsque les souverains de Rome eurent perdu de
vue le sénat et leur ancienne capitale, ils oublièrent
aisément l'origine et la nature du pouvoir qui leur
était confié. Les emplois civils de consul, de proconsul,
de censeur et de tribun, dont la réunion
avait formé l'autorité des princes, rappelaient encore
au peuple une origine républicaine. Ces titres modestes
disparurent
(99);
et si le souverain se fit toujours
appeler empereur ou imperator, ce mot fut
pris dans un sens nouveau et plus relevé. Au lieu de
signifier le général des armées romaines, il désigna
le maître de l'univers.
Dignité et titre de l'empereur.
Au nom d'empereur, dont
l'origine tenait aux institutions militaires, on en
joignit un autre qui marquait davantage l'esprit de
servitude. La dénomination de seigneur ou dominus
exprimait originairement, non l'autorité d'un prince
sur ses sujets, ou celle d'un commandant sur ses soldats,
mais le pouvoir arbitraire d'un maître sur des
esclaves domestiques
(100).
Considéré sous cet odieux
aspect, il fut rejeté avec horreur par les premiers
Césars. Leur résistance devint insensiblement plus
faible et le nom moins odieux. Enfin la formule de
notre seigneur et empereur fut non-seulement adoptée
par la flatterie, mais encore régulièrement admise
dans les lois et dans les monumens publics. Ces
expressions pompeuses devaient satisfaire la vanité
la plus excessive; et, si les successeurs de Dioclétien
refusèrent le nom de roi, ce fut moins l'effet de
leur modération que de leur délicatesse. Parmi les
peuples qui parlaient latin (et cette langue était celle
du gouvernement dans tout l'empire), le titre d'empereur,
particulièrement réservé aux monarques de
Rome, imprimait plus de vénération que celui de roi.
Ces princes auraient été forcés de partager ce dernier
nom avec une foule de chefs barbares, et ils n'auraient
pu le tirer que de Romulus ou de Tarquin.
Mais l'Orient avait des principes bien différens. Dès
les premiers âges dont l'histoire fasse mention, les
souverains de l'Asie avaient été nommés en grec basileus
ou roi; et, comme cette dénomination désignait
dans ces contrées le rang le plus élevé, les
habitans s'en servirent bientôt dans les humbles requêtes
qu'ils portaient au pied du trône romain
(101).
Les attributs même ou du moins les titres de la divinité
furent usurpés par Dioclétien et par Maximien,
qui les transmirent aux princes chrétiens, leurs successeurs
(102).
Au reste, ces expressions extravagantes
perdirent leur impiété en perdant leur signification
primitive. Dès qu'une fois l'oreille est accoutumée au
son, un pareil langage n'excite que l'indifférence,
et est reçu comme une protestation de respect aussi
vague qu'exagérée.
Dioclétien prend le diadème, et introduit à la cour les manières persanes.
Depuis le temps d'Auguste jusqu'au règne de Dioclétien,
les Romains n'avaient eu pour leurs princes
que les égards dus aux simples magistrats. L'empereur
conversait familièrement avec ses concitoyens.
Le manteau impérial ou robe militaire, entièrement
de pourpre, était leur principale marque de distinction;
la toge des sénateurs était simplement bordée
d'une large bande aussi de pourpre, et les chevaliers
en portaient une plus étroite sur leurs habits
(103).
L'orgueil ou plutôt la politique engagea Dioclétien
à introduire dans sa cour la magnificence des monarques
persans
(104).
Il osa ceindre le diadème, cette
marque odieuse de la royauté dont les Romains
avaient reproché l'usage à Caligula comme l'acte de
la plus insigne folie. Le diadème était un large bandeau
blanc et brodé de perles, qui entourait la tête
de l'empereur. Dioclétien et ses successeurs portèrent
de superbes robes d'or et de soie, et l'on ne vit qu'avec
indignation leurs souliers même couverts de pierres
précieuses. De nouvelles formes et de nouvelles
cérémonies rendaient tous les jours plus difficile l'abord
de leurs personnes sacrées. Les avenues du palais
étaient sévèrement gardées par des officiers de
différentes écoles (ainsi qu'on commençait à les nommer
alors). Les appartemens intérieurs étaient confiés
à la vigilance des eunuques dont le nombre et
l'influence, augmentant sans cesse, marquaient visiblement
les progrès du despotisme. Lorsqu'un sujet
obtenait enfin la permission de paraître en présence
de l'empereur, il était obligé, quel que fût son rang,
de se prosterner contre terre et d'adorer, selon la
coutume des Orientaux, la divinité de son seigneur et
maître
(105).
Dioclétien avait l'esprit éclairé avant de
monter sur le trône. Dans le cours d'un long règne ce
prince avait appris à se connaître, et il avait apprécié
les hommes. Il est difficile de croire qu'en substituant
les manières de la Perse à celles de Rome, il
ait été dirigé par un motif aussi bas que la vanité. Il
se flattait qu'une ostentation de splendeur et de luxe
subjuguerait l'imagination de la multitude; que le
monarque serait moins exposé à la licence grossière
des soldats et du peuple, tant qu'il se déroberait aux
regards publics; et que l'habitude de la soumission
produirait insensiblement des sentimens de respect.
Semblable à la modestie affectée d'Auguste, le faste
de Dioclétien fut une représentation de théâtre. Mais,
il faut l'avouer, de ces deux comédies la première
renfermait plus de noblesse et de véritable grandeur
que la dernière : l'une avait pour but de cacher, et
l'autre de développer le pouvoir immense que les
empereurs exerçaient sur leurs vastes domaines.
Nouvelle forme d'administration. Deux Augustes et deux Césars.
L'ostentation avait été le premier principe du système
de Dioclétien; la division en fut le second. Il
divisa l'empire, les provinces et toutes les branches
de l'administration civile et militaire. Il multiplia les
roues de la machine politique; et, si ses opérations
furent moins rapides, elles devinrent plus sûres. Tous
les avantages et tous les défauts que l'on a pu remarquer
dans le nouveau système doivent être attribués,
en grande partie, à son premier inventeur. Mais,
comme ce plan d'administration fut perfectionné par
degrés, et qu'il ne fut achevé que sous les princes
suivans, nous examinerons l'édifice lorsque nous serons
arrivés au temps où il fut entièrement fini
(106).
Réservant donc pour le règne de Constantin une description
plus exacte du nouvel empire, nous nous
contenterons de tracer les traits principaux et caractéristiques
du tableau dessiné par la main de Dioclétien.
Ce prince avait associé trois collègues au
pouvoir suprême. Persuadé que les talens d'un seul
homme ne suffisaient pas pour défendre de si vastes
domaines, il ne considéra pas seulement l'administration
réunie de quatre souverains comme un expédient
momentané; Dioclétien en fit une loi fondamentale
de la constitution. Il décida que les deux
premiers princes seraient distingués par le diadème et
par le titre d'Auguste; qu'ils choisiraient, selon les
mouvemens de leur affection ou de leur estime, deux
collègues subordonnés qui les aideraient à supporter
le poids du gouvernement, et que les Césars, élevés
à leur tour à la première dignité, fourniraient une
succession non interrompue d'empereurs. La monarchie
fut divisée en quatre parties. Les départemens
honorables de l'Orient et de l'Italie jouissaient de la
présence des Augustes; la garde pénible du Rhin et
du Danube était confiée aux Césars. Les quatre souverains
disposaient de la force des légions; et l'extrême
difficulté de vaincre successivement quatre rivaux
formidables devait intimider l'ambition d'un
général entreprenant. Dans le gouvernement civil,
les empereurs étaient supposés exercer en commun
le pouvoir indivisible de la monarchie; les édits signés
de leurs noms avaient force de loi dans toutes
les provinces, et paraissaient émanés de leurs conseils
et de leur autorité. Malgré toutes ces précautions,
l'on vit se dissoudre par degrés l'union politique
de l'univers romain, et il s'introduisit un
principe de division qui, au bout d'un petit nombre
d'années, causa la séparation perpétuelle des empires
d'Orient et d'Occident.
Augmentation des taxes.
Le système de Dioclétien renfermait un autre inconvénient
très-essentiel, qui, même à présent, n'est
pas indigne de notre attention. Un établissement plus
dispendieux entraîna nécessairement une augmentation
de taxes et l'oppression du peuple. Au lieu de
la suite modeste d'esclaves et d'affranchis dont s'était
contentée la noble simplicité d'Auguste et de Trajan,
trois ou quatre cours magnifiques furent établies dans
les différentes parties de l'empire, et autant de rois
romains cherchèrent à se surpasser par leur somptuosilé,
et à éclipser le faste du monarque persan.
Le nombre des magistrats, des ministres et des officiers
qui remplissaient les charges de l'État, n'avait
jamais été si considérable; et (si nous pouvons emprunter
la vive expression d'un auteur contemporain)
« lorsque la proportion de ceux qui recevaient
excéda la proportion de ceux qui contribuaient,
les provinces furent opprimées par le poids des tributs
(107). »
Depuis cette époque jusqu'à la ruine de
l'empire, il serait aisé de former une suite de clameurs
et de plaintes; chaque écrivain, suivant sa religion
ou sa situation, choisit Dioclétien, Constantin, Valens
ou Théodose, pour l'objet de ses invectives. Mais
ils s'accordent tous à représenter le fardeau des impositions
publiques, principalement de la capitation
et de la taxe sur les terres, comme une calamité intolérable
et toujours croissante, particulière au temps
où ils vivent. D'après cette conformité, un historien
impartial, obligé de tirer la vérité de la satire aussi
bien que du panégyrique, sera disposé à distribuer
le blâme entre tous ces princes; il attribuera leurs
exactions bien moins à leurs vices personnels qu'au
système uniforme de leur gouvernement. A la vérité,
Dioclétien est l'auteur de ce système; mais pendant
son règne le mal naissant fut contenu dans les bornes
de la discrétion et de la modération, et il mérite le
reproche d'avoir donné un exemple pernicieux plutôt
que celui d'avoir opprimé ses sujets
(108).
On peut ajouter
que ses revenus furent administrés avec une prudente
économie, et qu'après avoir fourni à toutes les
dépenses courantes, il restait toujours dans le trésor
impérial des sommes considérables pour satisfaire à
une sage libéralité ou aux besoins imprévus de l'État.
Abdication de Dioclétien et de Maximien.
Ce fut la vingt-unième année de son règne que
Dioclétien exécuta le projet de descendre du trône :
résolution mémorable, plus conforme au caractère
d'Antonin ou de Marc-Aurèle qu'à celui d'un prince
qui, dans l'acquisition et dans l'exercice du pouvoir
suprême, n'avait jamais pratiqué les leçons de la philosophie.
Dioclétien eut la gloire de donner le premier
à l'univers un exemple
(109)
que les monarques
imitèrent rarement dans la suite.
Parallèle de Dioclétien et de Charles-Quint.
Si pour nous Charles-Quint
vient ici se présenter naturellement en parallèle,
ce n'est pas seulement parce que l'éloquence
d'un historien moderne a rendu ce nom familier à
tout lecteur anglais, c'est aussi un effet de la ressemblance
frappante qui a existé entre le caractère de
ces deux princes, dont l'habileté politique surpassa
les talens militaires, et dont les qualités spécieuses
furent moins l'effet de la nature que celui de l'art.
L'abdication de Charles paraît avoir été déterminée
par les vicissitudes de la fortune. Le chagrin de voir
échouer ses projets favoris lui fit prendre le parti de
résigner une puissance qu'il ne trouvait pas proportionnée
à son ambition. Le règne de Dioclétien, au
contraire, avait été marqué par des succès continuels.
Ce ne fut qu'après avoir triomphé de tous ses
ennemis, et accompli tous ses desseins, qu'il paraît
s'être occupé sérieusement de quitter l'empire. Ni
Charles ni Dioclétien n'avaient atteint un âge bien
avancé lorsqu'ils descendirent du trône, puisque l'un
n'avait encore que cinquante-cinq ans, et l'autre
cinquante-neuf seulement. Mais la vie active de ces
princes, leurs guerres, leurs voyages, les soins de la
royauté, et leur application aux affaires, avaient affaibli
leur constitution; ils ressentaient déjà les infirmités
d'une vieillesse prématurée
(110).
Longue maladie de Dioclétien.
Malgré la rigueur d'un hiver pluvieux et très-froid,
Dioclétien quitta l'Italie fort peu de temps après la
cérémonie de son triomphe. Il prit sa route par la
province de l'Illyrie pour se rendre en Orient. L'inclémence
de la saison et les fatigues du voyage lui
causèrent bientôt une maladie de langueur. Quoiqu'il
ne marchât qu'à petites journées, et qu'il fût porté
dans une litière fermée, son état était devenu très-alarmant,
lorsqu'il arriva, vers la fin de l'été, à Nicomédie.
Il ne sortit point de son palais durant tout
l'hiver. Le danger de ce prince inspirait un intérêt
général et sincère; mais le peuple ne pouvait juger
des variations de sa santé que par la consternation ou
par la joie peintes tour à tour sur le visage des courtisans.
Le bruit se répandit pendant quelque temps
qu'il avait rendu les derniers soupirs. L'opinion générale
était qu'on cachait sa mort pour prévenir les
troubles en l'absence du César Galère. A la fin cependant
Dioclétien parut encore une fois en public
le 1er mars, mais si pâle et si exténué, que ceux
avec lesquels il avait vécu le plus familièrement auraient
eu de la peine à le reconnaître.
Sa prudence.
Il était temps
de finir le combat pénible qu'il avait soutenu pendant
plus d'une année pour accorder le soin de sa
conservation avec les devoirs de son rang. Sa santé
exigeait qu'il suspendît ses travaux; sa dignité lui
imposait la loi de veiller du sein de la maladie à l'administration
d'un grand empire. Il résolut de finir
ses jours dans un repos honorable, de placer sa gloire
hors de la portée des traits de la fortune, et de laisser
le théâtre du monde à des princes plus jeunes et plus
actifs
(111).
Ann. 305. 1er mai.
La cérémonie de son abdication eut lieu dans une
grande plaine, à trois milles environ de Nicomédie,
où s'étaient assemblés les soldats et le peuple. L'empereur,
monté sur un tribunal élevé, leur déclara
son intention dans un discours rempli de raison et
de noblesse. Dès qu'il eut ôté le manteau de pourpre,
il se déroba aux regards de la multitude frappée d'étonnement;
et, traversant la ville dans un chariot
couvert, il prit aussitôt la route de Salone, sa patrie,
qu'il avait choisie pour sa retraite. Le même jour,
qui était le 1er de mai
(112),
Maximien, comme ils
en étaient convenus, résigna la dignité impériale
dans la ville de Milan.
Soumission de Maximien.
C'était au milieu de son triomphe
que Dioclétien avait formé le projet d'abdiquer
le gouvernement. Voulant dès-lors s'assurer de l'obéissance
de Maximien, il en avait exigé une assurance
générale qu'il soumettrait toutes ses actions à
l'autorité de son bienfaiteur, ou une promesse particulière
qu'il descendrait du trône au premier signal,
et lorsqu'on lui en donnerait l'exemple. Un pareil
engagement, quoique confirmé par un serment solennel
devant l'autel de Jupiter-Capitolin
(113),
n'aurait
point eu assez de force pour contenir le caractère
violent d'un prince dont la passion était l'amour du
pouvoir, et qui n'ambitionnait ni le repos pour la fin
de sa vie, ni la gloire après sa mort; mais il céda,
quoique avec répugnance, à l'ascendant qu'avait pris
sur lui un collègue plus sage; et il se retira, immédiatement
après son abdication, dans une maison de
campagne en Lucanie, où il était presque impossible
à cet esprit turbulent de trouver aucune tranquillité
durable.
Retraite de Dioclétien à Salone.
Dioclétien, qui de l'esclavage était monté sur le
trône, passa les neuf dernières années de sa vie dans
une condition privée. La raison lui avait conseillé de
renoncer aux grandeurs; le contentement semble l'avoir
accompagné dans sa retraite. Il s'attira jusqu'au
dernier moment la vénération des princes entre les
mains desquels il avait remis le sceptre de l'univers
(114).
Il est rare qu'un homme chargé pendant
long-temps de la direction des affaires publiques se
soit formé l'habitude de converser avec lui-même.
Lorsqu'il a perdu le pouvoir, son malheur principal
est le défaut d'occupation. La dévotion et les lettres,
qui offrent tant de ressources dans la solitude, ne
pouvaient fixer l'attention de Dioctétien; mais il avait
conservé, ou du moins il reprit bientôt du goût pour
les plaisirs les plus purs et les plus naturels. Il passait
son temps à bâtir, à planter et à cultiver son jardin;
ces amusemens innocens occupaient suffisamment son
loisir.
Sa philosophie.
On a justement vanté sa réponse à Maximien.
Ce vieillard inquiet le sollicitait de reprendre la pourpre
impériale et les rênes du gouvernement. Dioclétien
rejeta cette proposition avec un sourire de pitié,
en disant que s'il pouvait montrer à Maximien les
beaux choux qu'il avait plantés de ses mains à Salone,
celui-ci ne le presserait plus d'abandonner la jouissance
du bonheur pour courir après le pouvoir
(115).
Dans
ses entretiens familiers, il avouait fréquemment que
de tous les arts le plus difficile est celui de régner; et
il avait coutume de s'exprimer sur ce sujet avec une
chaleur que l'expérience seule peut donner. « Qu'il
arrive souvent, disait-il, que l'intérêt de quatre ou
cinq ministres les porte à se concerter pour tromper
leur maître ! Séparé du genre humain par son rang
élevé, la vérité ne peut trouver accès auprès de lui.
Il est réduit à voir par les yeux de ses courtisans; rien
n'arrive jusqu'à lui que défiguré par eux. Le souverain
confère les dignités les plus importantes au vice
et à la faiblesse; il écarte le talent et la vertu. C'est
par ces indignes moyens, ajoutait-il, que les princes
les meilleurs et les plus sages sont vendus à la corruption
vénale de leurs flatteurs
(116). »
Une juste appréciation
des grandeurs et l'assurance d'une réputation
immortelle nous rendent plus chers les plaisirs
de la solitude; mais l'empereur romain avait joué sur
la scène du monde un rôle trop important, pour qu'il
lui fût possible de goûter sans mélange les douceurs
et la sécurité d'une condition privée. Il ne pouvait
ignorer les troubles qui déchirèrent l'empire après
son abdication, ni rester indifférent sur leurs tristes
conséquences. La crainte, le chagrin et l'inquiétude,
le poursuivirent quelquefois dans sa retraite. Les malheurs
de sa femme et de sa fille blessèrent cruellement
sa tendresse, ou du moins son orgueil. Enfin,
des affronts que Constantin et Licinius auraient dû
épargner au père de tant d'empereurs, au premier
auteur de leur fortune, répandirent l'amertume sur
les derniers momens de Dioclétien.
Et sa mort. Ann. 313.
On a prétendu,
quoique sans aucune preuve certaine, qu'il se déroba
prudemment à leur pouvoir par une mort volontaire
(117).
Description de Salone et des environs.
Avant de perdre entièrement de vue le tableau de
la vie et du caractère de ce prince, jetons nos regards
sur le lieu de sa retraite. Salone, capitale de la Dalmatie,
son pays natal, était, selon la mesure des
grands chemins de l'empire, à deux cents milles romains
d'Aquilée et des confins d'Italie, et à deux cent
soixante dix environ de Sirmium, résidence ordinaire
des empereurs lorsqu'ils visitaient la frontière
d'Illyrie
(118).
C'est un misérable village qui porte aujourd'hui
le nom de Salone; mais encore dans le
seizième siècle, les restes d'un théâtre et des débris
d'arches rompues et de colonnes de marbre attestaient
son ancienne splendeur
(119).
Ce fut à six ou sept milles
de la ville que Dioclétien construisit un palais magnifique.
La grandeur de l'ouvrage doit nous faire juger
combien il avait médité long-temps le projet d'abdiquer
l'empire. L'attachement de ce prince pour sa
patrie n'était pas nécessaire pour le déterminer au
choix d'un séjour où se trouvait réuni tout ce qui servait
au luxe et à la santé. « Le sol est sec et fertile, l'air
pur et salubre. Quoique extrêmement chaud pendant
l'été, le pays éprouve rarement ces vapeurs étouffantes
et nuisibles que les vents amènent sur la côte de
l'Istrie et dans quelques parties de l'Italie. Les superbes
vues du palais ne contribuent pas moins que la
beauté du climat à rendre ce séjour agréable. Du côté
de l'occident on découvre le fertile rivage qui s'étend
le long du golfe Adriatique. Les petites îles dont
cette partie de la mer est parsemée, lui donnent l'air
d'un grand lac. Au nord du bâtiment est située la baie
qui menait à l'ancienne ville de Salone. La contrée
que l'on aperçoit au-delà, forme un heureux contraste
avec cette immense perspective qui s'ouvre à
l'orient et au midi sur les eaux de la mer Adriatique.
La vue est terminée vers le nord par de hautes montagnes
placées à une distance avantageuse, et couvertes
en quelques endroits de vignes, de bois et de
villages
(120). »
Palais de Dioclétien.
Quoique Constantin, par un motif facile à pénétrer,
ait affecté de mépriser le palais de Dioclétien
(121),
cependant un de ses successeurs, qui n'avait pu le voir
que dans un état de décadence, en parle avec la plus
grande admiration
(122).
Ce palais renfermait un espace
de neuf à dix acres anglaises. Il était de forme quadrangulaire
et flanqué de seize tours. Deux des côtés
avaient près de six cents pieds de longueur, et les
deux autres environ sept cents. Tout l'édifice avait
été construit en pierres de taille tirées des carrières
voisines de Trau ou Tragutium, et presque aussi
belles que le marbre. Quatre rues, qui se coupaient
à angles droits, divisaient les différentes parties de
ce vaste bâtiment. L'appartement principal s'annonçait
par une entrée magnifique, que l'on appelle encore
la porte dorée. Le vestibule menait à un péristyle
de colonnes de granit, où l'on voyait d'un côté
le temple carré d'Esculape, et de l'autre le temple octogone
de Jupiter. Dioclétien adorait le dernier de ces
dieux comme l'auteur de sa fortune, et le premier
comme le protecteur de sa santé. En comparant les
restes de ce palais avec les préceptes de Vitruve, il paraît
que les différentes parties de l'édifice, les bains,
la chambre à coucher, le vestibule, la basilique, les
salles cyzicène, égyptienne et corinthienne, ont été
décrites avec précision, ou du moins d'une manière
vraisemblable. Les formes de ces édifices étaient variées,
les proportions justes, mais il existait dans leur
construction particulière deux défauts qui choquent
singulièrement nos idées de goût et de convenance.
Ces salles magnifiques n'avaient ni fenêtres ni cheminées.
Elles recevaient le jour d'en haut (car le bâtiment
semble n'avoir eu qu'un étage), et des tuyaux
placés le long des murs servaient à les échauffer. Les
principaux appartemens étaient garantis du côté du
sud-ouest par un portique long de cinq cent dix-sept
pieds et qui devait former une superbe promenade,
lorsque les beautés de la vue se trouvaient jointes à
celles de la peinture et de la sculpture.
Si ce magnifique édifice eût été construit dans un
pays solitaire, il aurait été exposé au ravage du temps,
mais peut-être aurait-il échappé à l'industrie destructive
de l'homme. Ses débris ont servi à bâtir le village
d'Aspalathe
(123)
et, long-temps après, la ville de
Spalatro. La porte dorée conduit maintenant dans le
marché public. Saint Jean-Baptiste a usurpé les honneurs
d'Esculape, et le temple de Jupiter est converti
en église cathédrale, sous l'invocation de la Vierge.
Nous sommes principalement redevables de la description
du palais de Dioclétien à un artiste anglais
de notre siècle, qu'une curiosité bien louable a transporté
dans le cœur de la Dalmatie
(124).
Cependant
nous avons lieu de croire que l'élégance de ses dessins
et de ses gravures a un peu flatté les objets qu'il
avait intention de représenter.
Décadence des arts.
Un voyageur plus moderne
et très-judicieux nous assure que les ruines
majestueuses de Spalatro n'attestent pas moins la
décadence des arts que la grandeur romaine sous le
règne de Dioclétien
(125).
Si l'architecture éprouvait
ces symptômes de décadence, nous devons naturellement
imaginer que la peinture et la sculpture se
ressentaient encore plus de la corruption du siècle.
L'architecture est subordonnée à quelques règles générales
et même mécaniques; la sculpture et la peinture
surtout se proposent d'imiter non-seulement les formes
de la nature, mais encore les caractères et les passions
de l'esprit humain. Dans ces arts sublimes, la
dextérité de la main ne suffit pas; il faut que l'imagination
anime l'artiste, et que son pinceau soit guidé par le
goût le plus correct et par l'observation la plus exacte.
Des lettres.
Il est presque inutile de remarquer que les discordes
civiles de l'empire, la licence des soldats, les incursions
des Barbares, et les progrès du despotisme,
avaient été funestes au génie et même au savoir. Les
paysans d'Illyrie qui montèrent successivement sur le
trône, rétablirent la monarchie sans rétablir les sciences.
Leur éducation militaire ne tendait pas à leur inspirer
l'amour des lettres. L'esprit même de ce Dioclétien,
si actif, si propre aux affaires, n'avait point été
cultivé par l'étude ni par la méditation. L'usage de
la jurisprudence et de la médecine est si universel,
l'exercice de ces professions est si avantageux, qu'elles
seront toujours embrassées par un nombre suffisant
de personnes assez instruites et douées de quelques
talens. Mais cette période paraît n'avoir produit
dans ces deux arts aucun maître célèbre dont les ouvrages
méritent d'être étudiés. La poésie ne faisait plus
entendre sa voix, l'histoire était réduite à des abrégés
secs et informes, également dénués d'agrémens et
d'instruction. L'éloquence, sans force et vouée à l'affectation,
était d'ailleurs vendue aux empereurs, dont
la munificence n'encourageait que les arts qui pouvaient
satisfaire leur orgueil, ou servir à la défense
de leur autorité
(126).
Nouveaux platoniciens.
Ce siècle, si funeste aux sciences, est cependant
marqué par l'élévation et par les progrès rapides des
nouveaux platoniciens. L'école d'Alexandrie imposa
silence à celle d'Athènes. Les anciennes sectes s'enrôlèrent
sous les étendards de quelques enthousiastes,
dont les opinions étaient plus goûtées, et qui
appuyaient leur système par une nouvelle méthode
et par l'austérité de leurs mœurs. Plusieurs de ces
philosophes, Ammonius, Plotin, Amelius et Porphyre
(127),
étaient des hommes singulièrement appliqués,
et absorbés dans de profondes méditations.
Mais comme ils ne connurent point le véritable objet
de la philosophie, leurs travaux servirent bien moins
à perfectionner qu'à corrompre l'esprit humain. Ils
négligèrent la morale, les mathématiques et l'étude
de la nature, les connaissances qui conviennent le
mieux à notre situation et à nos facultés. Les nouveaux
platoniciens s'épuisaient en disputes de mots
sur la métaphysique. Occupés à découvrir les secrets
du monde invisible, ils s'appliquaient à concilier
Platon avec Aristote sur des matières aussi peu connues
de ces philosophes que du reste des mortels;
et, tandis qu'ils consumaient leur raison dans des
méditations profondes, mais illusoires, leur esprit
demeurait exposé à toutes les chimères de l'imagination.
Ils prétendaient posséder l'art de dégager l'âme
de sa prison corporelle; ils se vantaient d'avoir un
commerce familier avec les esprits et avec les démons,
et, par une révolution bien étrange, l'étude
de la philosophie était devenue l'étude de la magie.
Les anciens sages avaient méprisé la superstition du
peuple : après en avoir déguisé l'extravagance sous
le voile léger de l'allégorie, les disciples de Plotin et
de Porphyre s'en montrèrent les plus zélés défenseurs.
Comme ils s'accordaient avec les chrétiens sur quelques
points mystérieux de la foi, ils attaquèrent les
autres parties de leur système théologique avec toute
la fureur des guerres civiles. Les nouveaux platoniciens
méritent à peine d'occuper une place dans
l'histoire des sciences; mais on les voit très-souvent
paraître dans celle de l'Église.