CHAPITRE XII
Conduite de l'armée et du sénat après la mort d'Aurélien. Règnes
de Tacite, de Probus, de Carus et de ses fils.
Contestation singulière entre le sénat et l'armée pour le choix d'un empereur.
Telle était la triste condition des empereurs
romains, que ces princes, quelle que pût être leur
conduite, éprouvaient ordinairement la même destinée.
Une vie de plaisir ou de vertu, de douceur ou
de sévérité, d'indolence ou de gloire, les conduisait
également à une mort prématurée. Presque tous les
règnes finissent par une catastrophe semblable : ce
n'est qu'une répétition fatigante de massacres et de
trahisons. Le meurtre d'Aurélien est cependant remarquable
par les événemens extraordinaires dont
il fut suivi. Les légions respectaient leur chef victorieux;
elles le pleurèrent et vengèrent sa mort.
L'artifice de son perfide secrétaire fut découvert et
puni; les conspirateurs eux-mêmes, reconnaissant
l'erreur qui les avait armés contre un souverain innocent,
assistèrent à ses funérailles avec un repentir
sincère ou bien étudié; et ils souscrivirent à la résolution
unanime de l'ordre militaire, dont les sentimens
sont exprimés dans la lettre suivante : « Les
braves et fortunées armées au sénat et au peuple
de Rome. Le crime d'un seul et la méprise de plusieurs
nous ont enlevé notre dernier empereur Aurélien :
vous dont les soins paternels dirigent l'État,
vénérables pères conscrits, veuillez mettre ce prince
au rang des dieux, et désigner le successeur que
vous jugerez le plus digne de la pourpre impériale;
aucun de ceux dont le forfait ou le malheur a causé
notre perte ne règnera sur nous
(1). »
Les sénateurs
romains n'avaient point été étonnés d'apprendre
qu'un empereur encore venait d'être assassiné dans
son camp; ils se réjouirent en secret de la chute
d'Aurélien. Mais lorsque la lettre modeste et respectueuse
des légions eût été lue par le conseil en pleine
assemblée, elle répandit parmi eux la surprise la
plus agréable. Ils prodiguèrent à la mémoire de leur
dernier souverain tous les honneurs que la crainte,
peut-être l'estime, pouvait arracher. Dans les transports
de leur reconnaissance, ils rendirent aux fidèles
armées de la république les actions de grâce que
méritaient leur zèle et la haute idée qu'elles avaient
de l'autorité légale du sénat pour le choix d'un empereur.
Malgré cet hommage flatteur, les plus prudens
de l'assemblée n'osaient exposer leur personne
et leur dignité au caprice d'une multitude redoutable :
à la vérité, la force des légions était le gage
de leur sincérité, puisque ceux qui peuvent commander
sont rarement réduits à la nécessité de dissimuler;
mais pouvait-on espérer qu'un repentir
subit corrigerait des habitudes de révolte invétérées
depuis quatre-vingts ans ? Si les soldats retombaient
dans leurs séditions accoutumées, il était à craindre
que leur insolence n'avilît la majesté du sénat, et ne
devînt fatale à l'objet de son choix.
Ann. 275. 3 février.
De pareils motifs
dictèrent le décret qui renvoyait l'élection d'un
nouvel empereur au suffrage de l'ordre militaire.
Interrègne paisible de huit mois.
La contestation qui suivit est un des événemens
les mieux attestés, mais les plus incroyables de l'histoire
du genre humain
(2).
Les troupes, comme si
elles eussent été rassasiées de l'exercice du pouvoir,
conjurèrent de nouveau les sénateurs de donner à
l'un d'entre eux la pourpre impériale. Le sénat persista
dans son refus, l'armée dans sa demande. La
proposition fut au moins trois fois offerte et réjetée
de chaque côté. Tandis que la modestie opiniâtre de
chacun des deux partis est déterminée à recevoir un
maître des mains de l'autre, huit mois s'écoulent insensiblement
(3) :
période étonnante d'une anarchie
tranquille, pendant laquelle l'univers romain resta
sans maître, sans usurpateur, sans révolte; les généraux
et les magistrats nommés par Aurélien continuèrent
à exercer leurs fonctions ordinaires. Un proconsul
d'Asie fut le seul personnage considérable déposé
de son emploi dans tout le cours de cet interrègne.
Un événement à peu près semblable, mais bien
moins authentique, avait eu lieu, à ce qu'on prétend,
après la mort de Romulus, qui, par sa vie et
son caractère, eut quelques rapports avec l'empereur
Aurélien. Lorsque le fondateur de Rome disparut,
le trône resta vacant pendant douze mois, jusqu'à
l'élection d'un philosophe sabin, et la tranquillité
générale se maintint de la même manière par l'union
des différens ordres de l'État; mais du temps
de Numa et de Romulus, l'autorité des patriciens
contenait les armes du peuple, et l'équilibre de la
liberté se conservait aisément dans un État vertueux
et borné
(4).
Rome, bien différente de ce qu'elle
avait été dans son enfance, commençait à pencher
vers sa ruine; tout semblait alors annoncer un interrègne
orageux : la vaste étendue de l'empire, une
capitale immense et tumultueuse, l'égalité servile du
despotisme, une armée de quatre cent mille mercenaires,
enfin l'expérience des révolutions fréquentes
qui avaient déjà ébranlé la constitution. Cependant,
malgré tant de causes de désordre, la mémoire
d'Aurélien, sa discipline rigide, réprimèrent l'esprit
séditieux des troupes aussi bien que la fatale ambition
de leurs chefs. L'élite des légions resta campée
sur les rives du Bosphore, et le drapeau impérial
imprima du respect aux camps moins formidables
de Rome et des provinces. Un enthousiasme généreux,
quoique momentané, semblait animer l'ordre
militaire. Il faut croire qu'un petit nombre de zélés
patriotes entretinrent la nouvelle amitié du sénat et
de l'armée, comme le seul moyen de rétablir la vigueur
du gouvernement et de rendre à la république
son ancienne splendeur.
Le consul assemble le sénat. Ann. 275. 25 septembre.
Le 25 septembre, huit mois environ après la mort
d'Aurélien, le consul convoqua les sénateurs et leur
exposa la situation incertaine et dangereuse de l'empire.
Après avoir insinué légèrement que la fidélité
précaire des légions dépendait d'un seul instant, du
moindre accident, il peignit, avec l'éloquence la
plus persuasive, les périls sans nombre qui suivraient
un plus long délai pour le choix d'un empereur.
On avait appris, disait-il, que les Germains
avaient depuis peu passé le Rhin; qu'ils s'étaient
emparés des villes les plus opulentes et les plus fortes
de la Gaule. L'ambition du roi de Perse tenait tout
l'Orient dans de perpétuelles alarmes. L'Égypte,
l'Afrique et l'Illyrie, se voyaient exposées aux armes
des ennemis étrangers et domestiques; et les inconstans
Syriens étaient toujours prêts à préférer même le
sceptre d'une femme à la sainteté des lois romaines.
Le consul s'adressant alors à Tacite, le premier des
sénateurs
(5),
lui demanda son avis sur le choix important
d'un nouveau candidat à la dignité impériale.
Caractère de Tacite.
Si le mérite personnel peut nous paraître au-dessus
d'une grandeur empruntée, l'extraction de Tacite
doit être à nos yeux plus véritablement noble que
celle des souverains; il descendait de l'historien philosophe
dont les écrits immortels éclaireront la postérité
la plus reculée
(6).
Le sénateur Tacite était
alors âgé de soixante-quinze ans
(7).
Les richesses et
les honneurs avaient embelli le cours de sa vie innocente;
il avait été revêtu deux fois de la dignité
consulaire
(8).
Possesseur d'un patrimoine de deux
ou trois millions sterling, il vivait honorablement et
sans faste
(9).
L'expérience qu'il avait acquise sous
tant de princes dont il avait estimé ou supporté la
conduite, depuis les ridicules folies d'Héliogabale,
jusqu'à la rigueur utile d'Aurélien, lui avait appris à
se former une juste idée des devoirs, des dangers et
des pièges qui environnaient un rang si élevé. Une
étude assidue des immortels ouvrages de son aïeul,
lui avait donné les notions les plus parfaites sur la
nature humaine
(10),
et sur la constitution de l'État.
La voix du peuple avait déjà nommé Tacite comme
le plus digne de l'empire. Loin d'être flatté de ces
bruits, il n'en fut pas plus tôt informé, qu'il se retira
dans une de ses maisons de plaisance en Campanie.
Il goûtait, depuis deux mois, à Bayes, les douceurs
d'une vie tranquille, lorsqu'il se trouva forcé d'obéir
au consul, qui lui ordonnait de reprendre la place
honorable qu'il occupait dans le sénat, et d'assister
la république de ses conseils.
Il est élu empereur.
Dès qu'il se leva pour parler, toute l'assemblée le
salua des noms d'Auguste et d'empereur. « Tacite
Auguste, les dieux te préservent, nous te choisissons
pour notre souverain, c'est à tes soins que nous
confions Rome et l'univers. Accepte l'empire des
mains du sénat; il est dû à ton rang, à ta conduite,
à tes mœurs. » A peine le tumulte des acclamations
fut-il apaisé, que Tacite voulut refuser l'honneur
dangereux qu'on lui offrait si solennellement. Il parut
surpris de ce qu'on choisissait son âge et ses infirmités
pour remplacer la vigueur martiale d'Aurélien.
« Ces bras, pères conscrits, sont-ils propres à soutenir
le poids d'une armure, à pratiquer les exercices
des camps ? La variété des climats, les fatigues d'une
vie militaire, détruiraient bientôt une constitution
faible, qui ne se soutient que par les plus grands ménagemens.
Mes forces épuisées me permettent à peine
de remplir les devoirs d'un sénateur; me mettraient-elles
en état de supporter les travaux pénibles de la
guerre et du gouvernement ? Pouvez-vous croire
que les légions respecteront un vieillard infirme,
dont les jours ont coulé à l'ombre de la paix et de
la retraite ? Pouvez-vous désirer que je me trouve
jamais forcé de regretter l'opinion favorable du
sénat
(11) ? »
Et il accepte la pourpre.
La répugnance de Tacite (et peut-être était-elle
sincère) fut combattue par l'opiniâtreté affectueuse
du sénat. Cinq cents voix répétèrent à la fois, avec
une éloquence tumultueuse, que les plus grands
princes de Rome, Numa, Trajan, Adrien et les Antonins,
avaient pris les rênes de l'État dans un âge
très-avancé; que la république avait besoin d'une
âme et non d'un corps; qu'elle avait fait choix d'un
souverain, non d'un soldat; et que tout ce qu'elle lui
demandait était de diriger, par sa sagesse, la valeur
des légions. Ces instances pressantes, qui exprimaient
confusément le vœu général, furent appuyées
d'un discours plus régulier, prononcé par Metius
Falconius, le premier des consulaires après Tacite.
Falconius rappela les maux que Rome avait soufferts,
lorsqu'elle avait été gouvernée par de jeunes princes,
livrés à l'excès de leurs passions. Il félicita l'assemblée
sur l'élection d'un sénateur vertueux et
expérimenté. Enfin, avec une liberté courageuse,
quoique peut-être elle eût pour principe l'intérêt
personnel, il exhorta Tacite à ne pas oublier les motifs
de son élévation, et à chercher un successeur
non dans sa famille, mais dans l'État. Ce discours fût
généralement applaudi : l'empereur élu, cédant à l'autorité
de la patrie, reçut l'hommage volontaire de
ses égaux. Le consentement du peuple romain et
des gardes prétoriennes confirma le jugement des sénateurs
(12).
Autorité du sénat.
L'administration de Tacite fut conforme aux principes
qu'il avait adoptés. Il conserva sur le trône le
même respect pour l'assemblée auguste dont il avait
été membre. Persuadé qu'en elle seule résidait le
pouvoir législatif, il parut ne régner que pour obéir
aux lois qui en émanaient
(13).
Il s'appliqua surtout
à guérir les plaies cruelles que l'orgueil impérial, les
discordes civiles et la violence militaire, avaient faites
à l'État; du moins s'efforça-t-il de rétablir l'image
de l'ancienne république, telle que l'avaient conservée
la politique d'Auguste et les vertus de Trajan et
des Antonins. Il ne sera pas inutile de récapituler ici
quelques-unes des prérogatives dont l'élection de Tacite
semble rendre au sénat la jouissance
(14).
Les
plus importantes furent le droit, 1° de revêtir un de
ses membres, sous le titre d'imperator, du commandement
général des armées et du gouvernement des
provinces frontières; 2° de donner, par ses décrets,
force de loi, et la validité nécessaire à ceux des édits
du prince qu'il approuverait; 3° de nommer les proconsuls
et les présidens des provinces, et de conférer
à tous les magistrats leur juridiction civile; 4° de
recevoir des appels de tous les tribunaux de l'empire,
par l'office intermédiaire du préfet de la ville; 5° de
déterminer la liste, ou, comme on l'appelait alors, le
collège des consuls : ils furent fixés à douze par année,
on en élisait deux alternativement tous les deux mois,
et ils soutenaient ainsi la dignité de cette ancienne
charge. Les sénateurs, qui s'étaient réservé le droit
de les nommer, l'exercèrent avec une liberté si indépendante,
qu'ils n'eurent aucun égard à une requête
irrégulière de l'empereur pour son frère Florianus.
« Ils connaissent bien le caractère du prince qu'ils ont
choisi, » s'écria Tacite avec le transport généreux
d'un patriote. 6° A ces différentes branches d'autorité
nous pouvons ajouter quelque inspection sur
les finances; puisque, même sous le règne du sévère
Aurélien, ils avaient pu détourner une partie
des fonds destinés au service public
(15).
Joie et confiance des sénateurs.
Aussitôt après l'avènement de Tacite, des lettres
circulaires furent envoyées a toutes les principales
villes de l'empire, Trèves, Milan, Aquilée, Thessalonique,
Corinthe, Athènes, Antioche, Alexandrie
et Carthage, pour exiger d'elles le serment de fidélité,
et pour leur apprendre l'heureuse révolution
qui venait de rendre au sénat son antique splendeur.
Deux de ces lettres existent encore. Il nous est aussi
parvenu deux fragmens curieux de la correspondance
particulière des sénateurs à ce sujet. On voit
que, dans l'excès de leur joie, ils avaient conçu les
espérances les plus magnifiques. « Sortez de votre
indolence, c'est ainsi que s'exprime l'un d'entre
eux en écrivant à son ami; arrachez-vous de votre
retraite de Bayes et de Pouzzole. Livrez-vous
à la ville, au sénat. Rome fleurit, la république entière
fleurit. Rendons mille actions de grâce à l'armée
romaine, à une armée véritablement romaine.
Notre juste autorité, cet objet de tous nos désirs,
est enfin rétablie. Nous recevons les appels, nous
nommons les proconsuls, nous créons les empereurs.
Ne pouvons-nous pas aussi mettre des bornes
à leur puissance ?....... A un homme sage un
mot suffit
(16). »
Ces images brillantes disparurent
bientôt. Il n'était réellement pas possible que les
armées et les provinces consentissent à obéir longtemps
à des nobles plongés dans la mollesse, et
dont les bras ne connaissaient plus l'usage des armes.
A la première atteinte, on vit s'écrouler tout cet
édifice d'une puissance et d'un orgueil sans fondement.
L'autorité expirante du sénat répandit une
lueur subite, brilla pour un moment, et fut éteinte
à jamais.
Tacite est reconnu par l'armée. Ann. 276.
Tout ce qui se passait à Rome n'était qu'une vaine
représentation de théâtre. Il fallait que les décisions
d'une faible assemblée fussent ratifiées par la force
plus réelle des légions. Tandis que les sénateurs se
laissaient éblouir par un fantôme d'ambition et de
liberté, Tacite se rendit au camp de Thrace, où le
préfet du prétoire le présenta aux troupes assemblées
comme le souverain qu'elles avaient demandé,
et que leur accordait le sénat. Dès que le préfet eut
cessé de parler, l'empereur prononça un discours
éloquent et convenable à sa situation. Il satisfit l'avarice
des soldats en leur distribuant des sommes
considérables sous le nom de gratification et de paye;
et il sut gagner leur estime par la noble assurance
que si son grand âge ne lui permettait pas de leur
donner l'exemple, ses conseils ne seraient jamais
indignes d'un général romain, successeur du brave
Aurélien
(17).
Les Alains envahissent l'Asie et sont repoussés par Tacite.
Dans le temps que le dernier empereur se préparait
à porter une seconde fois ses armes en Orient,
il avait négocié avec les Alains, peuple scythe, qui
dressait ses tentes dans le voisinage des Palus-Méotides.
Séduits par des présens et par des subsides,
ces Barbares avaient promis d'entrer en Perse avec
un corps nombreux de cavalerie légère. Ils furent
fidèles à leurs engagemens; mais lorsqu'ils arrivèrent
sur la frontière romaine, Aurélien n'était plus,
et sa mort avait au moins suspendu le projet de la
guerre de Perse. Les généraux qui, durant l'interrègne,
n'exerçaient qu'une autorité douteuse, ne se
trouvèrent point en état de recevoir ces nouveaux
alliés, ni de leur résister. Les Alains, irrités d'une
conduite dont les motifs leur paraissaient frivoles,
accusèrent hautement les Romains de perfidie; ils
eurent recours à leur propre valeur pour se venger,
et pour obtenir le paiement qu'on leur refusait.
Comme ils marchaient avec la vitesse ordinaire des
Tartares, ils se répandirent bientôt dans les provinces
du Pont, de la Cappadoce, de la Cilicie et de la
Galatie. Les légions qui, des rives opposées du Bosphore,
pouvaient presque apercevoir les flammes
des villes et des villages embrasés, sollicitaient vivement
leur général de les mener contre l'ennemi.
Tacite se conduisit comme il convenait à son âge et
à sa dignité. Son but était de convaincre les Barbares
de la bonne foi aussi bien que de la puissance
de l'empire; il acquitta d'abord les engagemens que
son prédécesseur avait contractés. Les Alains, pour
la plupart, apaisés par cette démarche, abandonnèrent
leurs prisonniers et leur butin, et se retirèrent
tranquillement dans leurs déserts au-delà du Phase.
L'empereur, en personne, termina heureusement la
guerre contre ceux qui refusaient la paix. Secondé
par une armée de vétérans braves et expérimentés,
il délivra en peu de semaines les provinces de l'Asie
des Scythes qui les dévastaient
(18).
Mort de l'empereur.
Mais la gloire et la vie de Tacite n'eurent qu'une
courte durée. Transplanté tout a coup, dans le cœur
de l'hiver, des douces retraites de la Campanie au
pied du mont Caucase, il ne put supporter les fatigues
de la vie militaire, à laquelle il n'était pas accoutumé.
Les peines du corps furent aggravées par
celles de l'âme. L'enthousiasme du bien public avait
suspendu pour un temps les passions que l'esprit de
discorde et l'intérêt personnel avaient allumées dans
le cœur des soldats. Elles reprirent bientôt leur cours
avec une violence redoublée, et elles excitèrent un
furieux orage dans le camp, dans la tente même du
vieil empereur. Son caractère doux et aimable ne
servit qu'à inspirer du mépris pour sa personne.
Tourmenté sans cesse par des factions qu'il ne pouvait
étouffer, et par des demandes auxquelles il lui
était impossible de satisfaire, il voyait disparaître les
espérances magnifiques qu'il avait conçues en prenant
les rênes du gouvernement. En vain s'était-il
flatté de remédier aux désordres de l'État; il ne tarda
pas à s'apercevoir que la licence de l'armée dédaignait
le frein impuissant de la loi. Le chagrin, et le
désespoir de réussir dans ses projets de réforme,
hâtèrent ses derniers instans. On ne sait si les soldats
trempèrent leurs mains dans le sang de ce vertueux
prince
(19).
Il paraît du moins certain que leur
insolence fut la cause de sa mort.
An 276. 12 avril.
Il expira dans la
ville de Tyane, en Cappadoce, après un règne de
six mois et vingt jours seulement
(20).
Usurpation et mort de son frère Florianus.
A peine Tacite eut-il les yeux fermés, que son
frère Florianus, sans attendre le consentement du
sénat, s'empara de la couronne, dont le rendait indigne
son usurpation précipitée. Les camps et les
provinces conservaient encore pour la constitution
romaine un respect dont l'influence pouvait bien les
engager à désapprouver l'ambition de Florianus,
mais non les déterminer à s'y opposer. Le mécontentement
se serait dissipé en vains murmures, si le
général de l'Orient, le brave Probus, ne se fût pas
déclaré le vengeur du sénat. Les forces des deux
prétendans paraissaient fort inégales. Le chef le plus
habile, à la tête des troupes efféminées de l'Égypte,
pouvait-il espérer de disputer la victoire aux légions
invincibles de l'Europe, qui semblaient vouloir soutenir
le frère de Tacite ? La fortune et l'activité de
Probus surmontèrent tous les obstacles. Les intrépides
vétérans de son rival, accoutumés à des climats
froids, furent incapables de supporter les chaleurs
étouffantes de la Cilicie, où l'été fut singulièrement
malsain. Aux maladies se joignirent de fréquentes
désertions, qui diminuèrent leur nombre.
Juillet.
Les passages des montagnes n'étaient que faiblement
gardés. Tarse ouvrit ses portes. Enfin, les soldats
de Florianus, après l'avoir laissé jouir environ
trois mois de la dignité impériale, délivrèrent l'État
des horreurs d'une guerre civile, en sacrifiant un
prince qu'ils méprisaient
(21).
Leurs enfans subsistent dans l'obscurité.
Les révolutions perpétuelles du trône avaient tellement
effacé toute notion de droit héréditaire, que
la famille d'un infortuné souverain ne donnait aucun
ombrage à ses successeurs. Les enfans de Tacite
et de Florianus eurent la permission de descendre
dans un rang privé, et de se mêler à la masse générale
des sujets. Leur pauvreté devint, il est vrai,
la sauvegarde de leur innocence. Tacite, en montant
sur le trône, avait consacré son ample patrimoine
au service public
(22) :
acte spécieux de générosité,
mais qui montrait évidemment l'intention qu'avait
ce prince de transmettre l'empire à ses descendans.
La seule consolation qu'ils goûtèrent après leur
chute, fut le souvenir de leur grandeur passée, et
la perspective brillante, quoique éloignée, que leur
offrait la crédulité. Une prophétie annonçait qu'au
bout de mille ans il s'élèverait un monarque du sang
de Tacite, qui protégerait le sénat, rétablirait Rome,
et soumettrait toute la terre
(23).
Caractère et avénement de l'empereur Probus.
Les paysans d'Illyrie avaient déjà sauvé la monarchie
près de périr, en lui donnant Claude et Aurélien.
L'élévation de Probus ajouta encore à leur
gloire
(24).
Plus de vingt ans avant cette époque, le
mérite naissant du jeune soldat n'avait point échappé
à la pénétration de Valérien, qui lui conféra le
rang de tribun, quoiqu'il fût bien éloigné de l'âge
prescrit par les réglemens militaires. La conduite du
tribun justifia bientôt un choix si flatteur. Il remporta
sur un détachement considérable de Sarmates
une victoire complète, dans laquelle il sauva la vie
à un proche parent de l'empereur, et mérita de recevoir
des mains du prince les bracelets, les colliers,
les épées, les drapeaux, la couronne civique, la
couronne murale, et toutes les marques honorables
destinées par l'ancienne Rome à récompenser la valeur
triomphante. On lui confia le commandement
de la troisième légion, et ensuite de la dixième.
Dans la carrière des honneurs, Probus se montra
toujours supérieur au grade qu'il occupait. L'Afrique
et le Pont, le Rhin, le Danube, le Nil et l'Euphrate,
lui fournirent tour à tour les occasions les
plus brillantes de développer son courage personnel
et ses talens militaires. Aurélien lui dut la conquête
de l'Égypte, et fut encore plus redevable à la fermeté
héroïque avec laquelle il réprima souvent la
cruauté de son maître. Tacite, qui voulait suppléer
à son peu d'expérience pour la guerre par l'habileté
de ses généraux, nomma Probus commandant en
chef de toutes les provinces orientales, lui donna
un revenu cinq fois plus considérable que les appointemens
attachés à cette place, lui promit le
consulat, et lui fit espérer les honneurs du triomphe.
Probus avait environ quarante-quatre ans
(25)
lorsqu'il monta sur le trône. Il jouissait alors de toute
sa réputation, de l'amour des troupes, et de cette
vigueur d'esprit et de corps propre aux plus grandes
entreprises.
Sa conduite respectueuse envers le sénat.
Son mérite reconnu et le succès de ses armes
contre Florianus le laissaient sans ennemi ou sans
rival. Cependant, si nous en croyons sa propre déclaration,
bien loin d'avoir recherché la pourpre, il
ne l'avait acceptée qu'avec la plus sincère répugnance.
« Mais il n'est déjà plus en mon pouvoir,
dit-il dans une lettre particulière, de renoncer à un
titre qui m'expose à l'envie et à tant de dangers. Je
dois continuer de jouer le rôle que les troupes m'ont
forcé de prendre
(26). »
Sa lettre respectueuse au
sénat offre les sentimens, ou du moins le langage
d'un patriote romain. « Lorsque vous avez choisi un
de vos membres, pères conscrits, pour succéder à
l'empereur Aurélien, vous vous êtes conduits conformément
à votre justice et à votre sagesse; car
vous êtes les souverains légitimes de l'univers, et la
puissance que vous tenez de vos ancêtres sera transmise
à votre postérité. Plût aux dieux que Florianus,
au lieu de s'emparer de la pourpre de son frère
comme d'un héritage particulier, eût attendu ce que
votre autorité déciderait en sa faveur, ou pour quelque
autre personne ! Les prudentes légions l'ont
puni de sa témérité; elles m'ont offert le titre d'Auguste,
mais je soumets à votre clémence mes prétentions
et mes services
(27). »
Ann. 276. 3 août.
Lorsque cette lettre fut lue par le consul, les sénateurs
ne purent dissimuler leur satisfaction, de
ce que Probus daignait solliciter si humblement un
sceptre qu'il possédait déjà. Ils célébrèrent avec la
plus vive reconnaissance ses vertus, ses exploits,
et surtout sa modération. Aussitôt un décret passé
d'une voix unanime ratifia le choix des armées de
l'Orient, et conféra solennellement à leur brave chef
toutes les diverses branches de la dignité impériale,
les noms de César et d'Auguste, le titre de père de
la patrie, le droit de proposer le même jour trois décrets
dans le sénat
(28),
l'office de souverain pontife,
la puissance tribunitienne, et le commandement proconsulaire :
forme d'investiture qui, en paraissant
multiplier l'autorité du prince, retraçait la constitution
de l'ancienne république. Le règne de Probus
répondit à de si beaux commencemens. Il permit au
sénat de diriger l'administration civile. Se regardant
comme son général, il se contentait de soutenir
l'honneur des armes romaines. Souvent même il déposait
à ses pieds les couronnes d'or et les dépouilles
des Barbares, fruits de ses nombreuses victoires
(29).
Mais, en flattant ainsi la vanité des sénateurs, ne
devait-il pas intérieurement mépriser leur indolence
et leur faiblesse ? Les successeurs des Scipions
semblaient n'avoir hérité que de l'orgueil de leurs
ancêtres. Quoiqu'il fût à tout moment en leur pouvoir
de faire révoquer l'édit flétrissant de Gallien, ils
consentirent patiemment à rester exclus du service
militaire. L'instant approchait où ils allaient éprouver
que refuser l'épée c'est renoncer au sceptre.
Victoires de Probus sur les Barbares.
La force d'Aurélien avait écrasé de tous côtés les
ennemis de Rome. Après sa mort ils parurent renaître
et même se multiplier. Ils furent de nouveau vaincus
par la vigueur et par l'activité de Probus, qui, dans
un règne de six ans
(30)
environ, égala les anciens
héros, et rétablit l'ordre dans toute l'étendue de
l'univers romain. Il assura si bien les frontières de la
Rhétie, province exposée depuis long-temps à toutes
les horreurs de la guerre, qu'il en éloigna toute
crainte d'hostilité. La terreur de ses armes dispersa
les Sarmates. Les tribus errantes de ces Barbares,
forcées d'abandonner leur butin, retournèrent dans
leurs déserts. La nation des Goths rechercha l'alliance
d'un prince si belliqueux
(31).
Il attaqua les
Isaures dans leurs montagnes
(32),
assiégea et prit
un grand nombre de leurs fortes citadelles
(33),
et se
flatta d'avoir détruit pour jamais un ennemi domestique,
dont l'indépendance insultait si cruellement
à la majesté de l'empire. Les troubles excités dans la
Haute-Égypte par l'usurpateur Firmus, n'avaient
point été tout-à-fait apaisés. Le foyer de la rebellion
existait encore dans les villes de Ptolémaïs et de
Coptos, soutenues par les Blemmyes
(34).
On prétend
que le châtiment de ces villes, et des sauvages
du Midi, leurs auxiliaires, alarma la cour de Perse
(35),
et que le grand roi sollicita vainement l'amitié
de l'empereur romain. Les entreprises mémorables
qui distinguèrent le règne de Probus, furent
pour la plupart terminées par sa valeur et par sa conduite
personnelles. L'historien de sa vie est étonné
que, dans un si court espace de temps, un seul homme
ait pu se trouver présent à tant de guerres éloignées.
Ce prince confia les autres expéditions au soin
de ses lieutenans, dont le choix judicieux ne doit pas
moins contribuer à sa gloire. Carus, Dioclétien,
Maximien, Constance, Galère, Asclépiodate, Annibalien,
et une foule d'autres chefs, qui par la suite
montèrent sur le trône, ou qui le soutinrent, avaient
appris le métier des armes à l'école sévère d'Aurélien
et de Probus
(36).
Il délivre les Goths des invasions des Germains. Ann. 277.
Mais le plus grand service que Probus rendit à la
république fut la délivrance de la Gaule, et la prise
de soixante-dix places florissantes opprimées par les
Barbares de la Germanie, qui, depuis la mort d'Aurélien,
ravageaient impunément cette grande province
(37).
Au milieu de la multitude confuse de ces
fiers conquérans, il n'est pas impossible de discerner
trois grandes armées, ou plutôt trois nations défaites
par l'empereur romain. Probus chassa les Francs dans
leurs marais, d'où nous pouvons inférer que la confédération
connue sous le nom glorieux d'hommes
libres, occupait déjà le pays plat maritime, coupé
et presque inondé par les eaux stagnantes du Rhin.
Il paraît aussi que les Frisons et les Bataves avaient
accédé à leur alliance. L'empereur vainquit les Bourguignons,
peuple considérable de la race des Vandales.
Entraînés par le désir du pillage, ils s'étaient
répandus des rives de l'Oder jusqu'aux bords de la
Seine
(38).
Ils se crurent d'abord trop heureux d'acheter
par la restitution de tout leur butin la permission
de se retirer tranquillement; lorsqu'ils essayèrent ensuite
d'éluder cet article du traité, leur punition fut
prompte et terrible
(39).
Mais, de tous les peuples qui
envahirent la Gaule, le plus formidable était les Lygiens,
qui possédaient de vastes domaines sur les
frontières de la Pologne et de la Silésie
(40).
Parmi
ces Barbares, les Aries tenaient le premier rang par
leur nombre et par leur fierté. « Les Aries (c'est
ainsi qu'ils sont décrits dans le style énergique de
Tacite) s'étudient à augmenter leur férocité naturelle
par les secours de l'art et du stratagème. Ils noircissent
leurs boucliers, leurs corps, leurs visages, et
choisissent la nuit la plus sombre pour attaquer l'ennemi.
La surprise, l'horreur des ténèbres, le seul aspect
de cette armée épouvantable, qui semble sortir
des enfers
(41),
glacent d'effroi les cœurs les plus intrépides;
car, dans un combat, les yeux sont toujours
vaincus les premiers
(42). »
Cependant les armes
et la discipline des Romains détruisirent facilement
ces horribles fantômes. Les Lygiens furent taillés en
pièces dans une action générale; et Senno, le plus
renommé de leurs chefs, tomba entre les mains de
Probus. Ce prudent empereur, ne voulant pas réduire
au désespoir de si braves ennemis, leur accorda une
capitulation honorable, et leur permit de retourner
en sûreté dans leur patrie. Mais les pertes qu'ils
avaient essuyées dans la marche, dans la bataille, et
celles qu'ils essuyèrent dans la retraite, anéantirent
la nation. L'histoire de la Germanie ou de l'empire
ne répète plus même le nom des Lygiens. Ces victoires,
qui furent le salut de la Gaule, coûtèrent,
dit-on, aux ennemis quatre cent mille hommes; entreprise
pénible pour les Romains, et dispendieuse
pour l'empereur, qui payait une pièce d'or chaque
tête de Barbare
(43).
Cependant, comme la réputation
des guerriers est fondée sur la destruction du genre
humain, nous pouvons naturellement soupçonner
que le nombre des morts fut exagéré par l'avarice
des soldats, et que la vanité prodigue du prince ne
se mit pas en peine d'en faire une recherche bien
exacte.
Probus porte ses armes en Germanie.
Depuis l'expédition de Maximin, les généraux romains
s'étaient bornés à une guerre défensive contre
les nations germaniques qui pressaient continuellement
les frontières de l'empire. Probus, plus
entreprenant, résolut de profiter de ses victoires. Intimement
persuadé que les Barbares ne consentiraient
jamais à la paix, tant que leur pays ne souffrirait pas
des calamités de la guerre, il passa le Rhin, et fit
briller ses aigles invincibles sur les rives de l'Elbe
et du Necker. Sa présence étonna la Germanie épuisée
par les mauvais succès de la dernière migration.
Neuf des princes les plus considérables du pays se
rendirent à son camp, et se prosternèrent à ses pieds;
ils reçurent humblement les conditions qu'il lui plut
de dicter. Le vainqueur exigeait qu'on lui remît
exactement les dépouilles et les prisonniers enlevés
aux provinces. Il obligea leurs propres magistrats à
sévir contre ceux qui retiendraient quelque partie du
butin. Un tribut considérable, consistant en blé, en
troupeaux et en chevaux, les seules richesses des Barbares,
fut destiné à l'entretien des garnisons établies
sur les limites de leur territoire. Probus avait même
conçu le dessein de forcer les Germains à quitter
l'usage des armes. Il voulait les engager à confier
leurs différends à la justice de Rome, et leur sûreté
à sa puissance. Ce plan magnifique aurait exigé la
résidence constante d'un gouverneur impérial, soutenu
d'une armée nombreuse : aussi Probus jugea-t-il
à propos de différer l'exécution d'un si grand
projet, dont l'avantage était réellement plus spécieux
que solide
(44).
Que la Germanie eût été réduite en
province avec des frais et des peines immenses, les
Romains n'auraient eu qu'une frontière beaucoup
plus étendue à défendre contre les Scythes, Barbares
plus redoutables par leur courage et par leur activité.
Il bâtit un mur depuis le Rhin jusqu'au Danube.
Au lieu de réduire au rang de sujets les naturels
belliqueux de la Germanie, Probus se borna au soin
plus modeste d'élever un rempart contre leurs incursions.
Le pays qui forme maintenant le cercle de
Souabe, était devenu désert du temps d'Auguste par
l'émigration de ses anciens habitans
(45);
la fertilité
du sol attira bientôt une nouvelle colonie des provinces
de la Gaule. Des bandes d'aventuriers, d'un
caractère vagabond et sans fortune, s'emparèrent de
cette contrée, dont les États voisins se disputaient la
possession; et ils reconnurent la majesté de l'empire
en lui payant le dixième de leurs revenus
(46).
Pour
protéger ces nouveaux sujets, les Romains construisirent
des postes qu'ils distribuèrent par degrés,
depuis le Rhin jusqu'au Danube. Vers le règne d'Adrien,
lorsqu'on imagina un pareil moyen de défense,
ces postes furent couverts et communiquèrent l'un à
l'autre par un fort retranchement d'arbres et de palissades.
A des remparts si informes, l'empereur Probus
substitua une muraille de pierres, d'une grande
hauteur, fortifiée par des tours placées à des distances
convenables. Elle commençait dans le voisinage
de Neustadt et de Ratisbonne sur le Danube;
elle s'étendait à travers des collines, des vallées, des
rivières et des marais, jusqu'à Wimpfen sur le Necker;
enfin elle se terminait aux bords du Rhin, après un
circuit de deux cents milles environ
(47).
Cette barrière
importante unissant ainsi les deux grands fleuves
qui défendaient les provinces de l'Europe, il paraît
qu'elle remplissait l'espace vide par lequel les Barbares,
et surtout les Allemands, pouvaient pénétrer
avec le plus de facilité dans le centre de l'empire.
Mais l'expérience de l'univers, depuis la Chine jusque
dans la Bretagne, prouve combien il est inutile
de fortifier une grande étendue de pays
(48).
Un ennemi
actif, libre de varier l'attaque et de choisir le
moment favorable, doit enfin découvrir quelque endroit
faible ou profiter d'un instant de négligence.
Les forces, aussi bien que l'attention de ceux qui
défendent cette chaîne de fortifications, se trouvent
divisées; et tels sont les effets d'une terreur aveugle
sur les troupes les plus fermes, qu'une ligne rompue
en un seul endroit est presque aussitôt abandonnée.
Le sort qu'éprouva le mur de Probus peut confirmer
l'observation générale : il fut renversé par les Allemands
peu d'années après la mort de ce prince. Ses
ruines éparses, que l'admiration stupide attribue
universellement à la puissance du démon, ne servent
maintenant qu'à exciter la surprise du paysan de la
Souabe.
Les Barbares introduits dans l'empire : leurs établissements.
Parmi les conditions qu'imposa l'empereur aux nations
vaincues, une des plus utiles fut l'obligation de
fournir à l'armée romaine seize mille hommes, les
plus braves et les plus robustes de leur jeunesse. Probus
les dispersa dans toutes les provinces, et distribua
ce renfort dangereux en petites bandes de
cinquante ou soixante Germains chacune, parmi les
troupes nationales, observant judicieusement que les
secours que la république tirait des Barbares devaient
être sentis, mais non pas aperçus
(49).
Ce secours paraissait
alors nécessaire : amollis par le luxe, les faibles
habitans de l'Italie et des provinces intérieures
ne pouvaient supporter le poids des armes; la
nature donnait toujours aux peuples nés sur la frontière
du Rhin et du Danube, des âmes et des corps
capables de résister aux fatigues des camps. Mais une
suite perpétuelle de guerres en avait insensiblement
diminué le nombre. Les mariages devenaient plus
rares, l'agriculture était entièrement négligée : ces
causes, qui affectent les principes de la population,
non seulement détruisaient la force actuelle de ces
contrées, elles étouffaient encore l'espoir des générations
futures. Le sage Probus conçut le projet grand
et utile de ranimer les frontières épuisées, en y introduisant
de nouvelles colonies de Barbares prisonniers
ou fugitifs, auxquels il accorda des terres, des troupeaux,
les instrumens propres à la culture, et tous les
encouragemens capables de former une race de soldats
pour le service de la république. Il transporta un
corps considérable de Vandales en Bretagne, selon
toutes les apparences, dans la province de Cambridge
(50).
L'impossibilité de s'échapper accoutuma
ces nouveaux habitans à leur situation; et dans les
troubles qui, par la suite, déchirèrent le sein de cette
île, ils se montrèrent les plus zélés défenseurs de
l'État
(51).
Un grand nombre de Francs et de Gépides
furent établis sur les rives du Rhin et du Danube; cent
mille Bastarnes, chassés de leur patrie, acceptèrent
avec joie un établissement dans la Thrace : bientôt ils
adoptèrent les sentimens et les mœurs des sujets romains
(52).
Mais les espérances de Probus furent souvent
trompées : des Barbares inquiets, élevés dans
l'oisiveté, ne pouvaient se résoudre à mener une vie
sédentaire; leurs bras se refusaient aux travaux lents
de l'agriculture; ils conservaient pour l'indépendance
un amour indomptable. Cet esprit de liberté,
luttant sans cesse contre le despotisme, les précipita
dans des révoltes également fatales à eux-mêmes et
aux provinces
(53).
Malgré les efforts des empereurs
suivans, jamais ces moyens artificiels ne purent rendre
à la frontière importante de la Gaule et de l'Illyrie
cette ancienne vigueur qu'elle tenait de la nature.
Entreprise hardie des Francs.
De tous les Barbares qui abandonnèrent leurs
nouveaux établissemens et qui troublèrent la tranquillité
publique, quelques-uns, en très-petit nombre,
retournèrent dans leur pays natal. Ces fugitifs
pouvaient bien errer pendant quelque temps, les
armes à la main, au milieu de l'empire; mais ils
succombaient à la fin sous la puissance d'un empereur
belliqueux. La hardiesse heureuse d'un parti
de Francs eut des suites si mémorables, qu'elle ne
doit pas être passée sous silence. Probus les avait
établis sur la côte maritime du Pont, dans la vue de
défendre cette frontière contre les incursions des
Alains. Des vaisseaux, qui mouillaient dans un des
ports du Pont-Euxin, tombèrent entre les mains des
Francs. Ils résolurent aussitôt de chercher une route
de l'embouchure du Phase à celle du Rhin. Les dangers
d'une longue navigation sur des mers inconnues
ne les effrayèrent pas. Ils passèrent aisément les détroits
du Bosphore et de l'Hellespont; et, croisant le
long de la Méditerranée, ils satisfirent à la fois leur
vengeance et leur cupidité, en ravageant les rivages
de l'Asie, de la Grèce et de l'Afrique, dont les habitans
se croyaient à l'abri de toute incursion. Syracuse,
ville opulente qui avait vu autrefois les flottes
d'Athènes et de Carthage englouties dans son port,
fut saccagée par une poignée de Barbares, qui massacrèrent
impitoyablement la plus grande partie des
citoyens. De la Sicile, les Francs s'avancèrent jusqu'aux
colonnes d'Hercule, bravèrent le redoutable
Océan, côtoyèrent l'Espagne et la Gaule, et, dirigeant
leur course triomphante à travers la Manche,
terminèrent leur étonnant voyage en abordant tranquillement
sur les côtes des Frisons ou des Bataves
(54).
L'exemple de leurs succès enflamma leurs
compatriotes. En leur apprenant à connaître les avantages
de la mer et à en mépriser les périls, il ouvrit
à ces esprits avides d'entreprises une nouvelle
route aux honneurs et aux richesses.
Révolte de Saturnin en Orient.
Malgré la vigilance et l'activité de Probus, il lui
était presque impossible de contenir dans l'obéissance
toutes les parties de ses vastes domaines. Les
Barbares, pour briser leurs chaînes, avaient profité
de l'occasion favorable d'une guerre civile. L'empereur,
avant de marcher au secours de la Gaule, avait
donné le commandement de l'Orient à Saturnin. Ce
général, homme de mérite et d'une grande expérience,
leva l'étendard de la révolte. L'absence de
son souverain, la légèreté du peuple d'Alexandrie,
les sollicitations pressantes de ses amis, et ses propres
alarmes, l'avaient entraîné dans cette démarche
téméraire. Mais du moment qu'il fut revêtu de la
pourpre, il perdit à jamais l'espoir de conserver
l'empire et même la vie. « Hélas ! dit-il, la république
vient de perdre un citoyen utile. La précipitation
d'un instant a détruit plusieurs années de service.
Vous ne savez pas, continuait-il, quels sont
les maux attachés à la puissance suprême. L'épée est
sans cesse suspendue sur notre tête; nous redoutons
nos propres gardes, nous n'osons nous fier à
ceux qui nous entourent. Il ne nous est plus permis
d'agir, ni de nous reposer à notre volonté. Ni l'âge,
ni le caractère, ni la conduite, ne sauraient nous
garantir des traits empoisonnés de l'envie. En m'élevant
sur le trône, vous m'avez condamné à une vie
de fatigues et à une mort prématurée. La seule consolation
qui me reste, est l'assurance que je ne périrai
pas seul
(55). »
La première partie de la prédiction
fut vérifiée par la victoire de Probus; mais la clémence
de ce prince voulut empêcher l'effet de la
dernière. Il essaya même d'arracher l'infortuné Saturnin
à la fureur des soldats. Rempli d'estime pour
l'usurpateur, Probus avait puni, comme un vil délateur,
le premier qui lui avait apporté la nouvelle de
sa révolte
(56).
Ann. 279.
Il avait exhorté plus d'une fois ce
général rebelle à prendre confiance en son maître.
Saturnin aurait peut-être accepté une offre si généreuse,
s'il n'eût pas été retenu par l'opiniâtreté de ses
partisans. Plus coupables que leur chef, ils avaient
plus à redouter le ressentiment de l'empereur, et
ils s'étaient formé de plus grandes espérances sur le
succès de leur révolte.
De Bonosus et de Proculus en Gaule. Ann. 280.
A peine le calme fut-il rétabli en Orient, que la
rébellion de Proculus et de Bonosus excita de nouveaux
troubles dans la Gaule. Ces deux officiers
s'étaient rendus fameux seulement, l'un par ses exploits
de galanterie
(57),
l'autre par la faculté singulière
de boire à l'excès sans perdre la raison. Ils ne
manquaient cependant pas de courage ni de capacité,
et ils soutinrent tous les deux avec dignité le
caractère auguste que la crainte du châtiment les
avait engagés à prendre, jusqu'à ce qu'enfin ils
furent terrassés par le génie supérieur de Probus.
Ce prince usa de la victoire remportée sur les rebelles
avec sa modération ordinaire : il épargna la
vie aussi bien que la fortune de leurs familles innocentes
(58).
Triomphe de l'empereur Probus. Ann. 281.
Ses armes avaient triomphé de tous les ennemis
étrangers et domestiques de l'État. Son administration
douce, mais ferme, ne contribua pas moins à rétablir
la tranquillité publique. Il n'existait plus dans les
provinces de Barbares ennemis, d'usurpateurs, de
brigands même, qui rappelassent le souvenir des
anciens désordres. Après de si grands exploits, l'empereur
se rendit à Rome pour y célébrer sa propre
gloire et la félicité générale. La pompe du triomphe,
que méritait la valeur de Probus, fut dirigée avec
une magnificence égale à la grandeur de sa fortune;
et le peuple, après avoir admiré les trophées d'Aurélien,
contemplait avec le même plaisir ceux du héros
qui lui avait succédé
(59).
Nous ne pouvons oublier
à cette occasion le courage désespéré de quelques
gladiateurs, dont plus de six cents avaient été destinés
aux jeux cruels de l'amphithéâtre. Quatre-vingts
d'entre eux environ, frémissant d'être forcés de répandre
leur sang pour l'amusement de la populace,
tuèrent leurs conducteurs, sortirent avec impétuosité
de l'endroit où ils étaient gardés, et remplirent les
rues de la capitale de sang et de confusion. Après
une résistance opiniâtre, ils furent terrassés et mis
en pièces par des troupes régulières; mais ils obtinrent
du moins une mort honorable et la satisfaction
d'une juste vengeance
(60).
Sa discipline.
La discipline de Probus, moins cruelle que celle
d'Aurélien, était observée avec la même rigidité et
la même exactitude. Le vainqueur de Zénobie punissait
sévèrement les désordres des soldats; Probus
les prévenait, en employant constamment les légions
à des travaux utiles. Tandis qu'il avait commandé
en Égypte, il avait exécuté plusieurs ouvrages considérables
qui contribuèrent à la splendeur et à l'avantage
de cette riche contrée. Il perfectionna la
navigation du Nil, si importante à Rome elle-même.
Des temples, des ponts, des portiques et des palais,
furent construits par les mains des soldats, devenus
tour à tour architectes, ingénieurs et cultivateurs
(61).
On rapporte d'Annibal que, dans la vue de garantir
ses troupes des suites funestes de l'oisiveté, il les
força de planter un grand nombre d'oliviers le long
des côtes de l'Afrique
(62).
Guidé par le même principe,
Probus exerça ses légions à couvrir de vignes
les coteaux fertiles de la Gaule et de la Pannonie. Il
s'efforça de mériter par ses bienfaits la reconnaissance
de sa patrie, pour laquelle il conserva toujours une
affection particulière. Un vaste terrain connu sous le
nom de mont Almo, et situé aux environs de Sirmium,
son pays natal, ne présentait de tous côtés
que des marais infects; il fut converti en de riches
pâturages. On parle encore d'un autre endroit entièrement
défriché par ses troupes
(63).
Une pareille
armée formait peut-être la portion la plus brave et
la plus utile des sujets romains.
Fort de la droiture de ses intentions, l'homme le
plus sage, en suivant un plan favori, sort souvent des
bornes de la modération. Probus lui-même ne consulta
point assez la patience, et la disposition de ses
fiers légionnaires
(64).
Les périls attachés à la profession
des armes, semblent n'être compensés que par
une vie d'oisiveté et de plaisir. Mais si les travaux
du paysan aggravent perpétuellement les devoirs du
guerrier, le soldat succombera sous le fardeau, ou le
rejettera avec indignation. Probus lui-même enflamma,
dit-on, par une imprudence, le mécontentement
des troupes. Plus occupé des intérêts du genre humain
que de ceux de l'armée, et flatté de ce vain espoir
qu'une paix perpétuelle lui épargnerait bientôt la
nécessité d'avoir toujours sur pied une multitude de
mercenaires dangereux, il avait eu l'imprudence de le
manifester
(65).
Ses paroles peu réservées lui devinrent
fatales. Dans un des jours les plus chauds de l'été,
comme il faisait dessécher les marais de Sirmium, et
qu'il pressait les travaux avec beaucoup d'ardeur, les
soldats irrités jettent tout à coup leurs outils, prennent
les armes et se révoltent. Leurs cris séditieux,
la fureur peinte dans leurs regards, annoncent à l'empereur
le danger qui le menace.
Ann. 282. Août.
Il se réfugie dans
une tour élevée, qu'il avait construite pour diriger les
ouvrages
(66).
La tour est à l'instant forcée, et mille
épées sont plongées dans le sein de l'infortuné Probus.
La rage des troupes s'apaisa dès qu'elle eut
été satisfaite. Elles déplorèrent alors leur funeste précipitation,
oublièrent la sévérité du prince qu'elles
venaient de massacrer, et se hâtèrent d'éléver un monument
honorable à sa mémoire, pour perpétuer le
souvenir de ses vertus et de ses victoires
(67).
Élévation et caractère de Carus.
Après les premiers mouvemens de la douleur et
du repentir, les légions proclamèrent, d'un consentement
unanime, Carus, préfet du prétoire. Tout ce
qui tient à ce prince paraît douteux et incertain. Il
se glorifiait du titre de citoyen romain, et il affectait
de comparer la pureté de son sang avec l'origine
étrangère et même barbare de ses prédécesseurs. Cependant,
loin d'admettre ses prétentions, ceux de
ses contemporains qui ont fait le plus de recherches
sur sa naissance ou sur celle de ses parens, la placent
en Illyrie, dans la Gaule ou en Afrique
(68).
Quoique
soldat, son éducation avait été très cultivée; quoique
sénateur, il se trouvait revêtu de la première dignité
de l'armée; et dans un siècle où les professions civiles
et militaires commençaient à être pour jamais
séparées l'une de l'autre, elles étaient réunies dans
la personne de Carus. Malgré la justice sévère qu'il
exerça contre les assassins de Probus, dont l'estime
et la faveur lui avaient été si utiles, il fut soupçonné
d'avoir participé à un crime qui lui frayait le chemin
au trône. Il jouissait, du moins avant son élévation,
d'une grande réputation de mérite et de vertu
(69);
mais l'austérité de son caractère dégénéra insensiblement
en aigreur et en cruauté. Les historiens de
sa vie sont presque disposés à le mettre au rang des
tyrans de Rome
(70).
Carus avait environ soixante
ans lorsqu'il prit la pourpre; et ses deux fils,
Carin et Numérien, étaient déjà parvenus à l'âge
d'homme
(71).
Sentimens du sénat et du peuple.
On vit expirer avec Probus l'autorité du sénat. A
la mort de ce prince, le repentir des troupes ne les
porta point aux mêmes égards qu'elles avaient eus
pour la puissance civile après le meurtre d'Aurélien.
Elles avaient donné la pourpre à Carus sans attendre
l'approbation du sénat. Le nouvel empereur se
contenta d'annoncer par une lettre froide et hautaine,
qu'il était monté sur le trône vacant
(72).
Une
conduite si différente de celle de son vertueux prédécesseur,
ne prévenait pas en faveur du nouveau
règne. Les Romains, sans pouvoir et sans liberté,
eurent recours à des murmures
(73),
seul privilège
dont on ne leur eût pas ôté la jouissance. La flatterie
éleva cependant la voix. Il existe encore une églogue
composée à l'avénement de Carus. Quelque méprisable
que soit le sujet de cette pièce, on peut la lire
avec plaisir. « Deux bergers, pour éviter la chaleur
du midi, se retirent dans la grotte de Faune. Ils aperçoivent
quelques caractères récemment tracés sur
un hêtre. La divinité champêtre avait décrit en vers
prophétiques la félicité promise à l'empire sous le
règne d'un si grand prince. Faune salue le héros
qui, prêtant ses épaules pour soutenir le poids de
l'univers chancelant, doit étouffer les guerres, les
factions, et rétablir l'innocence et la sécurité de l'âge
d'or
(74). »
Carus défait les Sarmates et marche en Orient.
Selon toutes les apparences, ces élégantes bagatelles
ne parvinrent jamais aux oreilles d'un vieux
général, qui, avec le consentement de ses légions,
se préparait à exécuter le projet si long-temps suspendu
de la guerre contre les Perses. Avant son départ
pour cette expédition lointaine, il conféra le
titre de César à ses deux fils, Carin et Numérien; et,
cédant au premier une portion presque égale de l'autorité
souveraine, il lui ordonna d'apaiser d'abord
quelques troubles élevés dans la Gaule, ensuite de
fixer sa résidence à Rome, et de prendre le commandement
des provinces occidentales
(75).
Une victoire
mémorable remportée sur les Sarmates assura la
tranquillité de l'Illyrie. Les Barbares laissèrent seize
mille hommes sur le champ de bataille; vingt mille
d'entre eux furent faits prisonniers. Impatient de
cueillir de nouveaux lauriers, le vieil empereur se
mit en marche au milieu de l'hiver, traversa la Thrace
et l'Asie-Mineure, et arriva sur les confins de la Perse
avec Numérien, le plus jeune de ses fils. Ce fut là
que, campé sur le sommet d'une haute montagne,
il montra aux troupes l'opulence et le luxe de l'ennemi
dont elles allaient bientôt envahir le territoire.
Il donne audience aux ambassadeurs persans. Ann. 283.
Le successeur d'Artaxercès, Varanes ou Bahram,
avait subjugué les Ségestins, une des nations les plus
belliqueuses de la Haute-Asie
(76).
Malgré cet exploit,
l'approche des Romains l'alarma; il résolut d'employer,
pour retarder leurs progrès, la voie de la
négociation. Ses ambassadeurs entrèrent dans le camp
romain vers le coucher du soleil, au moment où les
troupes apaisaient leur faim par un repas frugal.
Les Perses demandèrent à paraître en présence de
Carus. Ils parcoururent les rangs sans apercevoir
l'empereur. On les conduisit enfin à un soldat assis
sur le gazon, et qui n'avait pour marque distinctive
qu'un manteau de pourpre, fait d'une étoffe grossière.
Un morceau de lard rance et quelques vieux
pois composaient son souper. La même simplicité
régna dans la conférence. Carus, ôtant un bonnet
qu'il portait pour cacher sa tête chauve, assura les
ambassadeurs que si leur maître refusait de reconnaître
la souveraineté de Rome
(77),
il rendrait bientôt
la Perse aussi dépouillée d'arbres que sa tête
l'était de cheveux. Quoiqu'il y eût peut-être de l'affectation
dans cette scène, elle peut nous donner
une idée des mœurs de Carus, et de la simplicité
sévère qu'avaient déjà ramenée dans les camps les
belliqueux successeurs de Gallien. Les ministres du
grand roi tremblèrent, et se retirèrent.
Ses victoires, et sa mort extraordinaire.
Les menaces de Carus ne furent pas sans effet. Il
ravagea la Mésopotamie, renversa tout ce qui s'opposait
à son passage, se rendit maître de Séleucie et de
Ctésiphon, places importantes, qui paraissent s'être
rendues sans résistance : enfin, il porta ses armes victorieuses
au-delà du Tigre
(78).
Ce prince avait saisi
le moment favorable pour une invasion. Les conseils
de la Perse étaient agités par des factions domestiques.
Cette monarchie avait envoyé la plus grande
partie de ses forces sur les frontières de l'Inde. Rome
et l'Orient reçurent avec transport la nouvelle d'un
si grand succès. On se formait déjà les idées les plus
magnifiques. La flatterie et l'espérance annonçaient
la chute de la Perse, la conquête de l'Arabie, la soumission
de l'Égypte, et la tranquillité de l'empire, à
jamais délivré des incursions du peuple scythe
(79).
Ann 283. 25 décemb.
Mais le règne de Carus semblait destiné à montrer la
fausseté des prédictions. Elles étaient à peine proférées,
que la mort du vainqueur vint les contredire.
On est fort incertain sur la manière dont périt ce
prince. Ce qui nous est parvenu de plus authentique
à ce sujet se trouve dans une lettre de son secrétaire
au préfet de la ville. « Carus, dit-il, notre cher empereur,
était dans son lit, malade, lorsqu'il s'éleva
dans le camp un furieux orage. Le ciel devint si obscur,
que nous ne pouvions nous distinguer, et les
éclats continuels de la foudre nous ôtèrent la connaissance
de ce qui se passait dans cette confusion
générale. Immédiatement après le plus violent coup
de tonnerre, nous entendons crier que l'empereur
n'est plus. Il paraît que les officiers de sa maison,
dans les transports de leur douleur, ont mis le feu à
la tente impériale; ce qui a donné lieu au bruit que
Carus avait été tué de la foudre : mais, autant qu'il
nous a été possible d'approfondir la vérité, nous
croyons que sa mort a été l'effet naturel de sa maladie
(80). »
Ses deux fils Carin et Numérien lui succèdent.
Cet événement ne produisit aucun trouble. L'ambition
des généraux qui auraient voulu s'emparer de
la pourpre, était contenue par leurs craintes respectives.
Le jeune Numérien et son frère Carin, alors absent,
furent universellement reconnus. Les Romains
espéraient que le successeur de Carus marcherait sur
les traces de son père, et que, sans laisser aux Perses
le temps de revenir de leur consternation, il porterait
le fer et le feu dans les palais de Suze et d'Ecbatane
(81);
mais les légions, si redoutables par leur
nombre et par leur discipline, ne purent résister aux
viles terreurs de la superstition. Malgré tous les artifices
que l'on employa pour déguiser les circonstances
de la mort du dernier empereur, il ne fut pas
possible de détruire l'opinion de la multitude, et la
force de l'opinion est irrésistible. Les lieux et les personnes
frappés de la foudre paraissent singulièrement
dévoués à la colère du ciel
(82);
les anciens ne les regardaient
qu'avec une pieuse horreur. On parla d'un
oracle qui désignait le Tigre comme la borne fatale
des armes romaines. Les troupes, effrayées du sort
de Carus et de leurs propres dangers, sommèrent hautement
le jeune Numérien d'obéir à la volonté des
dieux, et de les tirer d'un pays où elles ne pouvaient
combattre que sous les plus malheureux auspices. Le
faible empereur se laissa entraîner par leurs préjugés,
et les Perses ne purent voir sans étonnement la retraite
subite d'un ennemi victorieux
(83).
Vices de Carin. Ann. 284.
On apprit bientôt à Rome la mort mystérieuse de
l'empereur. Le sénat et les provinces se félicitèrent
de l'avénement des fils de Carus. Ces jeunes princes
cependant n'avaient point ce sentiment d'une supériorité
de naissance ou de mérite, qui seule peut
rendre la possession d'un trône facile et presque naturelle.
Nés dans une condition privée, ils avaient
reçu l'éducation de leur état, lorsque l'élection de
leur père les appela tout à coup au rang de princes;
sa mort, qui arriva seize mois après environ, leur assura
l'héritage inattendu d'un empire immense. Pour
soutenir avec modération une fortune si rapide, il
eût fallu une prudence et une vertu extraordinaires,
qualités dont Carin, l'aîné des deux frères, était entièrement
dépourvu. Il avait montré quelque courage
dans la guerre de la Gaule
(84);
mais, dès qu'il fut arrivé
à Rome, il s'abandonna, sans aucune retenue,
au luxe de la ville et à l'abus de l'autorité. Il était
faible et cependant cruel, livré aux plaisirs, mais dénué
de goût; et, quoique singulièrement susceptible
de vanité, il paraissait insensible à l'estime publique.
Dans le cours de quelques mois il épousa et répudia
successivement neuf femmes qu'il laissa, pour la plupart,
enceintes; et, malgré tant d'engagemens légitimes
si souvent rompus, il trouvait le temps de satisfaire
une foule d'autres passions qui le couvraient
d'opprobre, et déshonoraient les premières familles
de l'État. Rempli d'une haine implacable contre tous
ceux qui pouvaient se rappeler son ancienne obscurité,
ou désapprouver sa conduite présente, il eut la
bassesse de persécuter les compagnons de son enfance
qui n'avaient point assez respecté la majesté future
de l'empereur; et les sages conseillers que son père
avait placés auprès de lui pour guider sa jeunesse sans
expérience, furent condamnés à l'exil ou au dernier
supplice. Carin traitait les sénateurs avec fierté; il affectait
de leur parler en maître, et il leur disait souvent
qu'il avait intention de distribuer leurs biens à
la populace de Rome. Ce fut d'entre les derniers de
cette populace qu'il tira ses favoris et ses ministres.
On voyait, dans le palais, à la table même du prince,
des chanteurs, des danseurs, des courtisanes, et tout
le cortège du vice et de la folie. Un huissier
(85)
obtint
le gouvernement de la ville. A la place du préfet
du prétoire, qui fut mis à mort, Carin substitua l'un
des ministres de ses plaisirs les plus dissolus. Un autre,
qui avait les mêmes droits à sa faveur, ou qui
l'avait obtenue par un moyen encore plus infâme,
reçut les honneurs du consulat. Enfin, un secrétaire
de confiance, très-habile dans l'art de contrefaire les
écritures, fut chargé par l'indolent empereur de le
délivrer du devoir pénible de signer son nom.
Lorsque Carus avait entrepris la guerre de Perse,
la politique et sa tendresse pour sa famille, dont il
voulait assurer la fortune, l'avaient engagé à laisser
entre les mains de l'aîné de ses fils, les armées et les
provinces de l'Occident. La nouvelle qu'il reçut
bientôt de la conduite de Carin, lui causa les regrets
les plus vifs. Pénétré de douleur et de honte, le
vieil empereur ne cacha point la résolution où il
était de satisfaire la république par un acte sévère
de justice, d'éloigner du trône un fils indigne qui
en dégradait la majesté, et d'adopter le brave et vertueux
Constance, alors gouverneur de la Dalmatie
(86).
Mais l'élévation de cet illustre général fut
différée pour quelque temps; et dès que Carin se
trouva débarrassé, par la mort de son père, du frein
de la crainte ou de la décence, Rome gémit sous la
tyrannie d'un monarque qui joignait à la folie d'Élagabale
la cruauté de Domitien
(87).
Il célèbre des jeux à Rome.
Le seul mérite que l'histoire ou la poésie ait remarqué
dans l'administration de Carin, fut la splendeur
extraordinaire avec laquelle, en son nom et
au nom de son frère, il célébra les jeux du cirque
et de l'amphithéâtre. Plus de vingt ans après, lorsque
les courtisans de Dioclétien lui représentaient
la gloire et l'affection des peuples que son prédécesseur
avait acquises par sa munificence, ce prince
économe convenait que le règne de Carin avait été
en effet un règne de plaisir
(88).
Au reste, cette vaine
prodigalité, que pouvait dédaigner la prudence de
Dioclétien, excita la surprise et les transports du
peuple. Les vieillards, se rappelant la pompe triomphale
de Probus, celle d'Aurélien et les jeux séculaires
de l'empereur Philippe, avouaient que ces
fêtes brillantes étaient toutes surpassées par la magnificence
du fils de Carus
(89).
Spectacles de Rome.
On peut se former une idée des spectacles de
Carin, en considérant quelques particularités que
l'on trouve dans l'histoire concernant les jeux donnés
par ses prédécesseurs. Si nous nous bornons aux
chasses de bêtes sauvages, quelque blâmable que
nous paraisse la vanité du dessein, ou la cruauté de
l'exécution, nous serons forcés de l'avouer, jamais,
avant ni depuis les Romains, l'art n'a fait des efforts
si prodigieux; jamais on n'a dépensé des sommes si
excessives pour l'amusement du peuple
(90).
Sous le
règne de Probus, de grands arbres, transplantés au
milieu du cirque, avec leurs racines, formèrent une
vaste forêt, qui fut tout à coup remplie de mille
autruches, de mille daims, de mille cerfs et de mille
sangliers, et tout ce gibier fut abandonné à l'impétuosité
tumultueuse de la multitude. La tragédie
du jour suivant consista dans un massacre de cent
lions, d'autant de lionnes, de deux cents léopards,
et de trois cents ours
(91).
Les animaux que le jeune
Gordien avait destinés à son triomphe, et qui parurent
aux jeux séculaires de son successeur, étaient
moins remarquables par le nombre que par la singularité.
Vingt zèbres déployèrent aux yeux du peuple
romain leurs formes élégantes et la beauté de leur
robe, brillante de différentes couleurs
(92).
Dix élans
et autant de girafes, les plus doux et les plus grands
des animaux qui errent dans les plaines de la Sarmatie
et dans celles de l'Éthiopie, contrastaient avec
trente hyènes d'Afrique, et dix tigres de l'Inde, les
créatures les plus féroces de la zone torride. La force
peu dangereuse dont la nature a doué les plus grands
des quadrupèdes, fut admirée dans le rhinocéros,
dans l'hippopotame du Nil
(93),
et dans une troupe
majestueuse de trente-deux éléphans
(94).
Tandis que
la populace contemplait avec une surprise stupide ce
magnifique spectacle, le naturaliste pouvait observer
la figure et les caractères de tant d'espèces différentes,
transportées de toutes les parties de l'ancien
continent dans l'amphithéâtre de Rome. Mais cet
avantage passager que la science tirait de la folie,
ne saurait certainement justifier un emploi si extravagant
des richesses de l'État. On trouve pourtant
dans l'histoire romaine une occasion, unique à la
vérité, où le sénat de Rome lia prudemment les jeux
de la multitude avec les intérêts de la république;
ce fut pendant la première guerre punique. Un petit
nombre d'esclaves, qui n'avaient pour armes que des
javelines émoussées
(95),
donna la chasse, au milieu du
cirque, à une troupe considérable d'éléphans pris
sur les Carthaginois. Ce divertissement utile servit
à inspirer au soldat romain un juste mépris pour ces
masses énormes, qu'il ne craignit bientôt plus de
rencontrer sur le champ de bataille.
L'amphithéâtre.
La chasse ou l'exposition des bêtes sauvages se
faisait avec une magnificence digne d'un peuple qui
s'appelait le maître de l'univers; les édifices destinés
à ces amusemens ne répondaient pas moins à la grandeur
romaine. La postérité admire et admirera longtemps
les débris majestueux de l'amphithéâtre de
Titus, qui méritait bien le nom de colossal
(96).
C'était
un bâtiment de forme elliptique, long de cinq
cent soixante-quatre pieds, large de quatre cent
soixante-sept, appuyé sur quatre-vingts arches, et
s'élevant par quatre ordres d'architecture à la hauteur
de cent quarante pieds
(97).
L'extérieur était revêtu
de marbre, et décoré de statues. Dans le contour
de la vaste enceinte qui formait l'intérieur, on
avait disposé soixante ou quatre-vingts rangs de
sièges, aussi de marbre, couverts de coussins, et
capables de recevoir commodément plus de quatre-vingt
mille spectateurs
(98).
La multitude arrivait en
foule par soixante-quatre entrées (en latin vomitoria,
nom propre à désigner de pareilles portes). Les issues,
les passages, les escaliers, avaient été si habilement
construits, que chaque personne, sénateur,
chevalier ou plébéien, se rendait sans confusion à la
place qui lui était destinée
(99);
on n'avait rien omis
de ce qui pouvait contribuer au plaisir ou à la commodité
des spectateurs. Une vaste tente, déployée
sur leur tête lorsque le temps l'exigeait, les garantissait
du soleil et de la pluie. Le jeu des fontaines
rafraîchissait continuellement l'air imprégné du parfum
délicieux des aromates. Dans le centre de l'édifice,
l'arène ou théâtre, parsemée du sable le plus
fin, prenait successivement les formes les plus variées.
Tantôt elle semblait s'élever de terre comme
le jardin des Hespérides : elle présentait ensuite les
cavernes et les rochers de la Thrace; des canaux souterrains
fournissaient une source d'eau inépuisable;
et ce qui venait de paraître une plaine unie, pouvait
être tout à coup changé en un lac couvert de vaisseaux
armés, et rempli des monstres de la mer
(100).
Les empereurs romains déployèrent leurs richesses
et leur libéralité pour embellir ces magnifiques scènes.
Nous lisons qu'en plusieurs occasions toutes les
décorations de l'amphithéâtre furent d'or, d'argent
ou d'ambre
(101).
Selon le poëte qui décrit les jeux de
Carin, sous le nom d'un berger attiré dans la capitale
par leur magnificence, les filets destinés à défendre
le peuple contre les bêtes sauvages, étaient de
fils d'or; les portiques avaient été dorés, et une précieuse
mosaïque
(102),
composée de pierres d'une grande
beauté, enrichissait les degrés de l'amphithéâtre,
qui servaient à séparer les rangs des spectateurs.
Ann. 284. 12 septemb.
Au milieu de cette pompe éclatante, Carin, assuré
de sa fortune, jouissait des acclamations du peuple
et de la flatterie des courtisans. Il écoutait avec transport
les chants des poëtes qui se trouvaient réduits
à célébrer, au défaut d'un mérite plus essentiel, les
grâces divines de sa personne
(103).
Dans le même moment,
mais à huit cents milles de Rome, son frère
rendait les derniers soupirs, et une révolution soudaine
faisait passer entre les mains d'un étranger le
sceptre de la maison de Carus
(104).
Retour de Numérien avec l'armée de Perse.
Les fils de Carus ne se virent point depuis la mort
de leur père. Les arrangemens qu'exigeait leur nouvelle
situation, avaient probablement été différés jusqu'au
retour de Numérien dans la capitale, où l'on
avait décerné aux jeunes princes les honneurs du
triomphe pour le glorieux succès de la guerre de
Perse
(105).
On ne sait s'ils avaient le projet de diviser
entre eux l'administration ou les provinces de l'empire;
mais il est vraisemblable que leur union n'eût
point été de longue durée. La jalousie du pouvoir
aurait été enflammée par l'opposition des caractères.
Dans le plus corrompu des siècles, Carin était indigne
de vivre; Numérien méritait de régner dans des
temps plus heureux. Ses manières affables et ses vertus
aimables lui assurèrent, dès qu'elles furent connues,
l'estime et l'affection du public; il possédait les
qualités brillantes de poëte et d'orateur, qui honorent
et embellissent l'état le plus humble comme le
plus élevé. Cependant, quoique son éloquence eût
reçu les applaudissemens du sénat, il avait moins
pris pour modèle Cicéron que de modernes déclamateurs.
Mais dans un siècle dont le mérite poétique
n'est pas à dédaigner, il disputa le prix aux plus célèbres
de ses contemporains; et il resta toujours l'ami
de ses rivaux : ce qui montre évidemment la bonté de
son cœur ou la supériorité de son génie
(106).
Mais les
talens de Numérien le portaient à la contemplation;
la nature ne l'avait point formé pour une vie active.
Lorsque la grandeur soudaine de sa maison le força,
malgré lui, de s'arracher aux charmes de la retraite,
ni son caractère ni ses études ne l'avaient rendu
propre au commandement des armées. Les fatigues
de la guerre de Perse détruisirent sa constitution; et
ses yeux, incapables de soutenir la chaleur du climat
(107),
avaient contracté une faiblesse qui l'obligea,
pendant une longue marche, de se renfermer
dans la solitude et dans l'obscurité d'une tente ou
d'une litière. L'administration de toutes les affaires,
tant militaires que civiles, fut remise au préfet du prétoire,
Arius Aper, qui à l'importance de sa dignité
ajoutait l'honneur d'avoir Numérien pour gendre :
cet officier avait confié la garde du pavillon impérial
aux plus dévoués de ses partisans; et ce fut lui qui,
pendant plusieurs jours, communiqua aux troupes
les ordres supposés de leur invisible souverain
(108).
Mort de Numérien.
L'armée romaine avait quitté les bords du Tigre
dès que Carus avait eu les yeux fermés : elle n'arriva
qu'après huit mois d'une marche lente sur les rives du
Bosphore de Thrace. Les légions s'arrêtèrent à Chalcédoine
en Asie, tandis que la cour passait à Héraclée,
ville d'Europe, baignée par la Propontide
(109).
Tout à coup on parle de la mort de l'empereur, et
de la présomption d'un ministre ambitieux, qui continuait
à exercer le pouvoir souverain au nom d'un
prince qui n'était plus. Ces bruits se répandirent d'abord
secrètement; bientôt ils éclatèrent dans tout le
camp. L'impatience des soldats ne leur permet pas
de rester plus long-temps incertains. Entraînés par la
curiosité, ils forcent la tente impériale, ou ils n'apercoivent
que le cadavre de Numérien
(110).
L'affaiblissement
graduel de sa santé aurait pu les porter à
croire que sa mort était naturelle; mais le soin que
l'on avait pris de la cacher parut une preuve du crime,
et les mesures d'Aper pour assurer son élection
devinrent la cause immédiate de sa ruine. Cependant,
même dans les transports de leur rage et de
leur douleur, les troupes observèrent un ordre qui
montre combien la discipline avait été fermement rétablie
par les belliqueux successeurs de Gallien. L'armée
tint à Chalcédoine une assemblée générale, où
le préfet du prétoire fut amené chargé de fers comme
un criminel. Un tribunal vide fut placé au milieu du
camp, et les généraux formèrent, avec les tribuns,
un grand conseil militaire.
Élection de l'empereur Dioclétien. Ann. 284. 27 septemb.
Ils annoncèrent bientôt à
la multitude qu'ils avaient choisi Dioclétien, commandant
des domestiques ou gardes du palais, comme
la personne la plus capable de venger un prince
chéri, et de lui succéder. Ce moment était important
pour le candidat, et sa fortune pouvait en quelque
sorte dépendre de la conduite qu'il allait tenir. Persuadé
que l'emploi dont il avait été chargé l'exposait
à quelques soupçons, Dioclétien monte sur le tribunal,
tourne les yeux vers le soleil, et, en présence de
ce dieu qui voit tout
(111),
il proteste solennellement
de son innocence. Prenant alors le ton d'un souverain
et d'un juge, il fait amener Aper au pied du tribunal :
« Cet homme, dit-il, est le meurtrier de Numérien. »
Et, sans lui donner le temps d'entrer dans une justification
dangereuse, il tire son épée, et la plonge
dans le sein de l'infortuné préfet. Une accusation
appuyée d'une preuve si décisive, est admise sans
aucune contradiction; et les troupes, avec des acclamations
réitérées, reconnaissent l'autorité et la justice
de l'empereur Dioclétien
(112).
Défaite et mort de Carin.
Avant de décrire le règne mémorable de ce prince,
voyons quelle fut la destinée de l'indigne frère de
Numérien. Les armes et les trésors de Carin le mettaient
en état de soutenir ses droits au trône; mais
ses vices personnels détruisaient tous les avantages
qu'il pouvait tirer de sa naissance et de sa situation.
Les plus fidèles serviteurs du père méprisaient l'incapacité
du fils, et redoutaient sa cruelle arrogance.
Son rival avait pour lui le cœur des peuples; le sénat
même préférait un usurpateur à un tyran. Les artifices
de Dioclétien entretinrent le mécontentement général.
L'hiver fut employé en intrigues secrètes et en
préparatifs ouverts pour une guerre civile.
Ann. 285. Mai.
Au printemps,
les armées de l'Orient et de l'Occident se rencontrèrent
dans les plaines de Margus, petite ville de
Mœsie, non loin des rives du Danube
(113).
Les troupes
qui venaient de faire trembler le grand roi, se
trouvaient épuisées par les maladies et par les fatigues
de leur dernière expédition; elles ne pouvaient
disputer la victoire aux légions d'Europe, dont la
force n'avait éprouvé aucune altération. Les lignes
de Dioclétien furent rompues, et ce prince désespéra
pendant quelque temps de la pourpre et de la vie.
Mais Carin perdit, par l'infidélité de ses officiers,
l'avantage que lui avait procuré la valeur de ses soldats.
Un tribun dont il avait séduit la femme, saisit
l'occasion de se venger, et d'un seul coup il éteignit
les discordes civiles dans le sang de l'adultère
(114).