CHAPITRE X
Les empereurs Dèce, Gallus, Émilien, Valérien et Gallien.
Irruption générale des Barbares. Les trente tyrans.
Nature du sujet. An 248-268.
Depuis les jeux séculaires célébrés avec tant de
pompe par Philippe, jusqu'à la mort de l'empereur
Gallien, vingt ans de calamités désolèrent et déshonorèrent
l'univers romain. Durant cette période désastreuse,
dont tous les instans furent marqués par
la honte et par le malheur, les provinces restèrent
exposées aux invasions des Barbares, et gémirent
sous le despotisme des tyrans militaires : l'empire
s'affaissait de tous côtés; ce grand corps semblait
toucher au moment de sa ruine. La confusion des
temps et le manque de matériaux présentent d'égales
difficultés à l'historien qui voudrait mettre un
ordre suivi dans sa narration. Entouré de fragmens
imparfaits, toujours concis, souvent obscurs, quelquefois
contradictoires, il est réduit à recueillir, à
comparer, à conjecturer; et quoiqu'il ne lui soit pas
permis de ranger ses conjectures dans la classe des
faits, il peut suppléer au défaut des monumens historiques
par la connaissance générale de l'homme et
du jeu des passions, lorsque, n'étant retenues par
aucun frein, elles exercent toute leur violence.
L'empereur Philippe.
Ainsi l'on concevra, sans difficulté, que les massacres
successifs de tant d'empereurs durent relâcher
tous les liens de fidélité entre les princes et les sujets;
que les généraux de Philippe étaient disposés
à imiter l'exemple de leur maître, et que le caprice
des armées, accoutumées depuis long-temps à de
fréquentes et violentes révolutions, pouvait élever
sur le trône le dernier des soldats. L'histoire se contente
d'ajouter que la première rebellion contre
l'empereur Philippe éclata parmi les légions de
Mœsie, dans l'été de l'année 249. Le choix de ces
troupes séditieuses tomba sur Marinus, officier subalterne
(1).
Philippe prit l'alarme : il craignit que
ces premières étincelles ne causassent un embrasement
général. Déchiré par les remords d'une conscience
coupable, et tremblant à la vue du danger
qui le menaçait, il fit part au sénat de la révolte
des légions. Le morne silence qui régna d'abord
dans l'assemblée attestait la crainte, et peut-être
le mécontentement général, jusqu'à ce qu'enfin
Dèce, l'un des sénateurs, prenant un caractère
conforme à la noblesse de son extraction, osât
montrer plus de fermeté que le prince.
Services, révolte, victoire et règne de l'empereur Dèce. An 249.
Il parla de
la conspiration comme d'un soulèvement passager
et digne de mépris, et il traita Marinus de vain
fantôme, qui serait détruit en peu de jours par la
même inconstance qui l'avait créé. Le prompt accomplissement
de la prophétie frappa l'empereur.
Rempli d'une juste estime pour celui dont les conseils
avaient été si utiles, il le crut seul capable de
rétablir l'harmonie et la discipline dans une armée
dont l'esprit inquiet n'avait pas été entièrement
calmé après la mort du rival de Philippe. Dèce refusa
long-temps d'accepter cet emploi; il voulait
faire entendre au prince combien il était dangereux
de présenter un chef habile à des soldats animés par
le ressentiment et par la crainte. L'événement justifia
encore sa prédiction : les légions de Mœsie forcèrent
leur juge à devenir leur complice; elles ne
lui laissèrent que l'alternative de la mort ou de la
pourpre. Après une démarche si décisive, il n'avait
plus à balancer; il mena ou fut obligé de suivre son
armée jusqu'aux confins de l'Italie, tandis que Philippe,
rassemblant toutes ses forces pour repousser
le compétiteur redoutable qu'il avait lui-même élevé,
marchait à sa rencontre. Les troupes impériales
étaient supérieures en nombre; mais les rebelles formaient
une armée de vétérans, commandés par un
général habile et expérimenté
(2).
Philippe fut ou
tué dans le combat, ou mis à mort quelques jours
après à Vérone. Les prétoriens massacrèrent à Rome
son fils, qu'il avait associé à l'empire. L'heureux
Dèce, moins criminel que la plupart des usurpateurs
de ce siècle, fut universellement reconnu par
les provinces et par le sénat. On dit qu'immédiatement
après avoir été forcé d'accepter le titre d'Auguste,
il avait, par un message particulier, assuré
Philippe de sa fidélité et de son innocence, déclarant
solennellement qu'à son arrivée en Italie il
quitterait les ornemens impériaux, et reprendrait le
rang d'un sujet soumis. Ses protestations pouvaient
être sincères; mais, dans la situation où la fortune
l'avait placé, il lui aurait été difficile de recevoir ou
d'accorder le pardon
(3).
Il marche contre les Goths. An 250.
Le nouvel empereur avait à peine employé quelques
mois au rétablissement de la paix et à l'administration
de la justice, lorsqu'il fut tout à coup
appelé sur les rives du Danube par des cris de guerre
et par l'invasion des Goths. C'est ici la première occasion
importante où l'histoire fasse mention de ce
grand peuple qui, bientôt après, renversa la monarchie
romaine, saccagea le Capitole, et donna des
lois à la Gaule, à l'Espagne et à l'Italie. Ses conquêtes
en Occident ont laissé des traces si profondes,
que même encore aujourd'hui on se sert, quoique
fort improprement, du nom de Goths pour désigner
tous les Barbares grossiers et belliqueux.
Origine des Goths.
Dans le commencement du sixième siècle, les
Goths, maîtres de l'Italie, et devenus souverains
d'un puissant empire, se livrèrent au plaisir de contempler
leur ancienne gloire et l'avenir brillant qui
s'offrait à leurs yeux. Ils désirèrent de perpétuer le
souvenir de leurs ancêtres, et de transmettre leurs
exploits aux siècles futurs. Le savant Cassiodore,
principal ministre de la cour de Ravenne, remplit
les vœux des conquérans. Son histoire des Goths
consistait en douze livres; elle est maintenant réduite
à l'abrégé imparfait de Jornandès
(4).
Ces écrivains
ont eu l'art de passer avec rapidité sur les malheurs
de leur nation, de célébrer son courage lorsqu'il
était secondé par la fortune, et d'orner ses triomphes
de plusieurs trophées érigés en Asie par les
Scythes. Sur la foi incertaine de quelques poésies,
les seules archives des Barbares, ils font venir
originairement les Goths
(5)
de la Scandinavie
(6).
Cette vaste péninsule, située à l'extrémité
septentrionale de l'ancien continent, n'était pas inconnue
aux conquérans de Rome. De nouveaux
liens d'amitié avaient resserré les premiers nœuds
du sang. On avait vu un roi scandinave abdiquer
volontairement sa sauvage dignité, et se rendre à
Ravenne pour y passer le reste de ses jours au milieu
d'une cour tranquille et polie
(7).
Des vestiges,
qui ne peuvent être attribués à la vanité nationale,
attestent l'ancienne résidence des Goths dans les
contrées au nord de la Baltique. Depuis le géographe
Ptolémée, le midi de la Suède semble avoir
toujours appartenu à la partie la moins entreprenante
de la nation, et même aujourd'hui un pays
considérable est divisé en Gothie orientale et occidentale.
Depuis le neuvième siècle jusqu'au douzième,
tandis que le christianisme s'avançait à pas
lents dans le Septentrion, les Goths et les Suédois
formaient, sous la même domination, deux nations
différentes, et quelquefois ennemies
(8).
Le dernier
de ces deux noms a prévalu, sans anéantir le premier.
Les Suédois, assez grands par eux-mêmes pour
se contenter de leur réputation dans les armes, ont
toujours réclamé l'ancienne gloire des Goths. Dans
un moment de ressentiment contre la cour de Rome,
Charles XII fit entendre que ses troupes victorieuses
n'avaient pas dégénéré de leurs braves ancêtres,
dont la valeur avait autrefois subjugué la reine du
monde
(9).
Religion des Goths.
Le célèbre temple d'Upsal subsistait encore à la
fin du onzième siècle dans cette ville, la plus considérable
de celles des Goths et des Suédois. L'or
enlevé par les Scandinaves, dans leurs expéditions
maritimes, en faisait le principal ornement, et la
superstition y avait consacré, sous des formes grossières,
les trois principales divinités, le dieu de la
guerre, la déesse de la génération et le dieu du tonnerre.
Dans la fête générale que l'on célébrait chaque
neuvième année, deux animaux de toute espèce,
sans en excepter l'espèce humaine, étaient immolés
avec la plus grande cérémonie, et leurs corps ensanglantés
suspendus dans le bois sacré qui tenait
au temple
(10).
Les seules traces qui subsistent maintenant
de ce culte barbare sont contenues dans l'Edda,
système de mythologie compilé en Islande vers
le treizième siècle, et que les savans de Suède et de
Danemarck ont étudié comme le reste le plus précieux
de leurs anciennes traditions.
Institutions d'Odin; sa mort.
Malgré l'obscurité mystérieuse de l'Edda, il est
facile de distinguer deux personnages confondus
sous le nom d'Odin, le dieu de la guerre et le grand
législateur de la Scandinavie. Celui-ci est le Mahomet
du Nord; ce fut lui qui institua une religion
adaptée au climat et au peuple. De nombreuses tribus,
sur les deux rives de la Baltique, furent subjuguées
par la valeur invincible d'Odin, par son
éloquence persuasive et par sa réputation d'habile
magicien. Pendant le cours d'une vie longue et heureuse,
il ne s'était occupé qu'à propager sa religion :
il y mit le sceau par une mort volontaire. Redoutant
les approches ignominieuses des maladies et des
infirmités, il résolut d'expirer comme il convenait
à un guerrier. Dans une assemblée solennelle des
Suédois et des Goths, il se fit neuf blessures mortelles.
« Je cours, disait-il en rendant le dernier
soupir, préparer le festin des héros dans le palais
du dieu de la guerre
(11). »
Hypothèse agréable, mais incertaine, touchant Odin.
Le lieu de la naissance d'Odin et de sa résidence
habituelle est désigné sous le nom d'As-gard.
L'heureuse conformité de ce nom avec As-bourg
ou As-of
(12),
mots dont la signification est la même,
sert de base à un système historique si ingénieux,
que nous souhaiterions qu'il fût vrai
(13).
On suppose
qu'Odin était le chef d'une tribu de Barbares qui
habitèrent les bords des Palus-Méotides, jusqu'à ce
que la chute de Mithridate et les armes victorieuses
de Pompée fissent trembler le Nord pour sa liberté.
Odin, trop faible pour résister à un pouvoir si formidable,
ne céda qu'en frémissant : forcé de quitter
son pays natal, il conduisit sa tribu, depuis les frontières
de la Sarmatie asiatique jusqu'en Suède, avec
le projet véritablement grand de former, dans des
retraites inaccessibles à la servitude, une religion et
un peuple qui pussent servir un jour sa vengeance
immortelle, lorsque ses invincibles Goths, animés
par l'enthousiasme de la gloire, sortiraient en nombreux
essaims des environs du pôle pour châtier les
oppresseurs du genre humain
(14).
Migrations des Goths de la Scandinavie en Prusse.
Quand même tant de générations successives du
peuple goth auraient été capables de conserver quelques
faibles traces de leur origine des Scandinaves,
ce n'est pas à des Barbares sans lettres que nous
pourrions demander un détail exact des temps et
des circonstances de leurs migrations. Le passage de
la Baltique était une entreprise facile et naturelle.
Les habitans de la Suède avaient un nombre suffisant
de vaisseaux à rames
(15);
et depuis Carlscroon
jusqu'aux ports les plus voisins de la Prusse et de
la Poméranie, la distance n'est que d'environ cent
milles. Ici enfin nous marchons à la lueur de l'histoire
sur un terrain solide. Du moins, en remontant
jusqu'à l'ère chrétienne
(16),
au plus tard jusqu'au
siècle des Antonins
(17),
nous voyons les Goths établis
à l'embouchure de la Vistule, et dans cette fertile
province où long-temps après furent bâties les
villes commerçantes de Thorn, d'Elbing, de Konigsberg
et de Dantzick
(18).
A l'occident de ces contrées,
les nombreuses tribus des Vandales se répandirent
le long des rives de l'Oder, et des côtes
maritimes du Mecklenbourg et de la Poméranie.
Une ressemblance frappante de mœurs, de traits,
de religion et de langage, semble indiquer que les
Vandales et les Goths étaient originairement une
grande et même nation
(19).
Ceux-ci paraissent avoir
été subdivisés en Ostrogoths, Visigoths et Gépides
(20).
La distinction des diverses tribus vandales
fut plus fortement marquée par les noms indépendans
d'Hérules, de Bourguignons, de Lombards, et
d'une foule d'autres petits États, qui formèrent, pour
la plupart, dans les siècles suivans, de puissantes
monarchies.
De la Prusse en Ukraine.
Dans le siècle des Antonins, les Goths habitaient
encore la Prusse. Déjà, sous le règne d'Alexandre-Sévère,
leurs hostilités et leurs incursions fréquentes
avaient annoncé leur voisinage aux Romains de la
Dacie
(21).
Cet intervalle, qui est d'environ soixante-dix
ans, est donc la période où nous devons placer
la seconde migration des Goths, lorsqu'ils se portèrent
de la Baltique au Pont-Euxin; mais il est impossible
d'en démêler la cause au milieu des différens
ressorts qui faisaient mouvoir des Barbares
errans. La peste ou la famine, une victoire ou une
défaite, un oracle des dieux, ou l'éloquence d'un
chef entreprenant, suffisaient pour les attirer dans
les climats plus tempérés du Midi. Outre l'influence
d'une religion guerrière, leur nombre et leur intrépidité
les mettaient en état d'affronter les plus grands
dangers. Leurs boucliers ronds et leurs épées courtes
les rendaient formidables, lorsqu'ils en venaient aux
mains. Leur noble soumission à des rois héréditaires
donnait à leurs conseils une union et une stabilité
peu communes
(22).
Amala, le héros de ce siècle, le
dixième aïeul de Théodoric, roi d'Italie, était digne
de les commander. Ce chef illustre soutenait par
l'ascendant du mérite personnel, la noblesse de son
origine, qu'il attribuait aux Anses ou demi-dieux
de la nation
(23).
La nation des Goths s'accroît dans sa marche.
Le bruit d'une grande entreprise, répandu dans
la Germanie, excita le courage des plus braves
guerriers de plusieurs nations vandales, que nous
voyons, un petit nombre d'années après, prendre
part à la guerre sous le nom générique de Goths
(24).
Les conquérans se rendirent d'abord sur les rives du
Prypek, rivière que les anciens ont universellement
regardée comme la branche méridionale du Borysthène
(25).
Ce grand fleuve, qui arrose les plaines
de la Pologne et de la Russie, servit de direction
aux Barbares, et leur procura pendant toute leur
marche une provision constante d'eau, et d'excellens
pâturages pour les nombreux troupeaux qui
les accompagnaient. Pleins de confiance en leur
propre bravoure, ils pénétrèrent dans des contrées
inconnues, sans songer aux puissances qui auraient
pu s'opposer à leurs progrès. Les Bastarnes et les
Vénèdes furent les premiers qui se présentèrent. La
fleur de leur jeunesse prit parti, de gré ou de force,
dans l'armée des Goths. Les Bastarnes occupaient le
nord des monts Krapacks. L'immense contrée qui
séparait ces peuples des sauvages de Finlande était
habitée, ou plutôt dévastée, par les Vénèdes
(26).
On a quelques raisons de croire que Les Bastarnes,
qui se distinguèrent dans la guerre de Macédoine
(27),
et qui formèrent ensuite ces tribus redoutables de
Peucins, de Borans, de Carpiens, etc., tiraient leur
origine de la Germanie
(28).
Nous sommes encore
mieux fondés à placer dans la Sarmatie le berceau
des Vénèdes, qui devinrent si fameux dans le moyen
âge
(29);
mais le mélange du sang et des mœurs sur
la frontière douteuse de ces deux vastes régions embarrasse
souvent l'observateur le plus exact
(30).
Distinction des Germains et des Sarmates.
En
s'avançant plus près du Pont-Euxin, les Goths rencontrèrent
des races plus pures de Sarmates, les Jaziges,
les Alains
(31)
et les Roxolans. Les Goths furent
vraisemblablement les premiers Germains qui
aperçurent les bouches du Tanaïs et du Borysthène.
Il est facile de connaître ce qui distinguait particulièrement
les peuples de la Germanie et de la Sarmatie.
Des cabanes fixes ou des tentes mobiles, les
lois du mariage, qui permettaient d'épouser une
ou plusieurs femmes, un habit serré ou des robes
flottantes, une force militaire qui consistait principalement
en infanterie ou en cavalerie; telles sont
les marques caractéristiques de ces deux grandes
portions du genre humain. Il ne faut pas surtout
oublier l'usage des langues teutonique et esclavonne,
dont la dernière s'est répandue, par la voie
des armes, des confins de l'Italie au voisinage du
Japon.
Description de l'Ukraine.
Avant d'attaquer les provinces romaines, les Goths
possédaient déjà l'Ukraine, pays d'une grande étendue
et d'une rare fertilité. Il est partagé presque également
par le Borysthène, qui reçoit des deux côtés
les eaux de plusieurs rivières navigables. Cette vaste
contrée renfermait en quelques endroits des bois immenses
de chênes antiques et très élevés. L'abondance
du gibier et du poisson, les ruches innombrables
que l'on trouvait dans les cavités des rocs ou
dans le creux des vieux arbres, et qui, même en ces
temps grossiers, formaient une branche considérable
de commerce, la beauté du bétail, la température
de l'air, un sol propre à toute espèce de grains,
la richesse de la végétation, tout attestait la libéralité
de la nature, et invitait l'industrie de l'homme
(32).
Les Goths dédaignèrent ces avantages : une
vie de paresse, de pauvreté et de rapine, leur parut
toujours préférable.
Les Goths envahissent les provinces romaines.
Les hordes des Scythes qui bordaient leurs nouveaux
établissemens du côté de l'Orient, ne leur offraient
que le hasard incertain d'une victoire inutile :
l'aspect brillant des campagnes romaines avait bien
plus d'attraits pour eux. Les champs de la Dacie,
cultivés par des habitans industrieux, pouvaient être
moissonnés par un peuple guerrier. Les successeurs
de Trajan consultèrent moins les véritables intérêts
de l'État que de fausses idées de grandeur, lorsqu'ils
conservèrent les conquêtes de ce prince au-delà du
Danube. Il est probable que leur politique affaiblit
l'empire du côté de ce fleuve. La Dacie, province
nouvelle et à peine soumise, n'était ni assez forte
pour résister aux Barbares, ni assez opulente pour
assouvir leur cupidité. Tant que les rives éloignées
du Niester servirent de bornes à l'empire, les fortifications
du bas Danube furent gardées avec moins
de précautions : ensevelis dans une fatale sécurité,
les habitans de la Mœsie se persuadèrent qu'une distance
trop vaste pour être franchie les mettait à l'abri
de tout danger de la part des Barbares. L'irruption
des Goths, sous le règne de Philippe, les tira
de leur funeste erreur. Le roi ou chef de cette fière
nation traversa avec mépris la province de la Dacie,
et passa le Niester et le Danube, sans rencontrer aucun
obstacle. Les troupes romaines ne connaissaient
déjà plus de discipline; elles livrèrent à l'ennemi les
postes importans qui leur avaient été confiés, et la
crainte d'un juste châtiment en fît passer un grand
nombre sous les étendards des Goths. Tous ces Barbares
parurent enfin devant Marcianopolis
(33),
ville
bâtie par Trajan en l'honneur de sa sœur, et qui
servait alors de capitale à la seconde Mœsie
(34).
Les
habitans se crûrent trop heureux de racheter à prix
d'argent leurs biens et leurs personnes; et les conquérans
retournèrent dans leurs déserts, plutôt encouragés
que satisfaits par ce premier succès de leurs
armes contre un État faible, mais opulent. Dèce fut
bientôt informé que Cniva, roi des Goths, avait
passé une seconde fois le Danube avec des troupes
plus nombreuses; que ses détachemens répandaient
de tous côtés la désolation en Mœsie; et que le principal
corps d'armée, composé de soixante-dix mille
Germains et Sarmates, pouvait se porter aux entreprises
les plus audacieuses. Une invasion si formidable
exigeait la présence du monarque, et le développement
de toutes ses forces.
Divers événemens de la guerre des Goths. An 250.
Dèce trouva les Goths occupés au siège de Nicopolis,
sur le Jatrus, un de ces monumens qui devaient
perpétuer le souvenir des exploits de Trajan
(35).
A
son approche ils se retirèrent, mais avec le projet
de voler à une conquête plus importante, et d'attaquer
Philippopolis
(36),
ville de Thrace, bâtie par le
père d'Alexandre, presque au pied du mont Hémus
(37).
L'empereur les suivit par des marches forcées
dans un pays difficile; mais lorsqu'il se croyait
encore à une distance considérable de leur arrière-garde,
Cniva se tourna contre lui avec une violente
impétuosité. Le camp des Romains fut pillé; et, pour
la première fois, leur souverain prit la fuite devant
une troupe de Barbares à peine armés. Après une
grande résistance, Philippopolis, privée de secours,
fut emportée d'assaut. On assure que cent mille personnes
perdirent la vie dans le sac de cette ville
(38).
Plusieurs prisonniers de marque ajoutèrent à l'importance
du butin; et Priscus, frère du dernier empereur
Philippe, ne rougit point de prendre la pourpre,
sous la protection des plus cruels ennemis de
Rome
(39).
Cependant la longueur du siège avait
donné le temps à Dèce de ranimer le courage, de rétablir
la discipline, et d'augmenter le nombre de ses
troupes. Il intercepta différens partis de Barbares,
qui accouraient de la Germanie pour venir partager
la victoire de leurs compatriotes
(40).
Des officiers
d'une fidélité et d'une valeur éprouvées
(41)
eurent
ordre de garder les passages des montagnes; les fortifications
du Danube furent réparées et mises en
état de défense; enfin le prince employa les plus
grands efforts pour s'opposer aux progrès ou à la
retraite des Goths. Encouragé par le retour de la
fortune, il se préparait à frapper de plus grands
coups, et il attendait avec inquiétude le moment
de venger sa propre gloire et celle des armes romaines
(42).
Dèce rétablit l'office de censeur dans la personne de Valérien.
Dans le temps qu'il luttait contre la violence de
la tempête, son esprit calme et réfléchi, au milieu
du tumulte de la guerre, méditait sur les causes
plus générales qui, depuis le siècle des Antonins,
avaient précipité si impétueusement la décadence
de la grandeur romaine. Il découvrit bientôt qu'il
était impossible de replacer cette grandeur sur une
base solide, sans rétablir la vertu publique, les
principes fondamentaux de la constitution, les
mœurs antiques de l'État, et la majesté opprimée
des lois. Pour exécuter un projet si beau, mais si
difficile, il résolut de faire revivre l'ancien office
de censeur, magistrature importante qui avait beaucoup
contribué à maintenir le gouvernement
(43),
jusqu'à ce qu'usurpée par les Césars, elle eût perdu
son intégrité primitive, et fût tombée insensiblement
en oubli
(44).
Persuadé que la faveur du souverain
peut donner la puissance, mais que l'estime
du peuple confère seule l'autorité, Dèce abandonna
le choix d'un censeur au libre suffrage du sénat.
An 251, 27 octobre.
Les
voix unanimes, ou plutôt les acclamations de l'assemblée,
nommèrent Valérien comme le plus digne
de remplir cet auguste emploi. Ce vertueux citoyen,
qui fut depuis revêtu de la pourpre, servait alors
avec distinction dans les troupes. Dès que l'empereur
eut appris son élection, il assembla dans son
camp un conseil général, et, avant de donner l'investiture
au nouveau censeur, il crut devoir lui rappeler
la difficulté et l'importance de sa charge.
« Heureux Valérien, dit le prince à son illustre sujet,
heureux d'avoir mérité l'approbation du sénat
et de la république ! acceptez la censure; et réformez
les mœurs du genre humain. Vous choisirez parmi
les sénateurs ceux qui méritent de conserver leur
rang dans cette auguste assemblée. L'ordre équestre
vous devra le rétablissement de son ancienne splendeur.
En augmentant les revenus de l'État, songez
à diminuer les charges publiques. Partagez en plusieurs
classes régulières la multitude confuse des
citoyens. Que la puissance militaire, les richesses,
les vertus et les ressources de Rome, soient l'objet
constant de votre attention. Vos décisions auront
force de loi. L'armée, le palais, les ministres de la
justice, les grands officiers de l'empire, sont soumis
à votre tribunal : nul n'est excepté que les consuls
ordinaires
(45),
le préfet de la ville, le roi des sacrifices
et la première des vestales, aussi long-temps
que cette vierge conservera sa chasteté; et même ce
petit nombre, qui peut ne pas redouter la sévérité
du censeur romain, s'efforcera de gagner son estime
(46). »
Ce projet impraticable et sans effet.
Un magistrat revêtu d'un pouvoir si étendu aurait
été moins le ministre que le collègue de son
maître
(47).
Valérien redoutait, avec raison, une
place qui devait l'exposer aux soupçons et à l'envie.
Sa modestie parut alarmée de la grandeur du poste
où on voulait le placer. Après avoir insisté sur sa
propre insuffisance et sur la corruption du siècle, il
représenta fort adroitement que l'office de censeur
ne pouvait être séparé de la dignité impériale, et
que les mains d'un sujet étaient trop faibles pour
supporter l'énorme fardeau d'une telle administration
(48).
Les événemens de la guerre arrêtèrent bientôt
l'exécution d'un projet séduisant, mais impraticable,
mirent Valérien à l'abri du danger, et épargnèrent
probablement au prince la honte de ne pas
réussir. Un censeur peut maintenir les mœurs d'un
État; il ne saura jamais les rétablir. Il est impossible
que l'autorité d'un pareil magistrat soit avantageuse,
qu'elle produise même aucun effet, à moins qu'il
ne trouve dans le cœur du peuple un sentiment vif
d'honneur et de vertu, et qu'il ne soit soutenu par
un respect religieux pour l'opinion publique, et par
une foule de préjugés utiles, favorisant les mœurs
nationales. Dans un temps où ces principes sont
anéantis, l'office de censeur doit dégénérer en vaine
représentation, ou devenir un instrument d'oppression
(49)
et de despotisme. Il était plus aisé de vaincre
les Goths que de déraciner les vices de l'État, et
cependant la première de ces entreprises coûta à
l'empereur son armée et la vie.
Défaite et mort de Dèce et de son fils.
Environnés des troupes romaines, les Goths se
trouvaient exposés à des attaques continuelles. Le
siège de Philippopolis leur avait coûté leurs meilleurs
soldats, et le pays dévasté n'offrait plus de
subsistance à ce qui restait de cette multitude de
Barbares indisciplinés. Dans cette extrémité, ils auraient
volontiers rendu leur butin et leurs prisonniers
pour avoir la permission de se retirer paisiblement;
mais l'empereur se croyait sûr de la victoire,
et, résolu de répandre une terreur salutaire parmi
toutes les nations du Nord, il refusa d'écouter aucun
accommodement. Les Barbares intrépides préférèrent
la mort à l'esclavage. La bataille se donna sous les
murs d'une ville obscure de la Mœsie, appelée Forum
Terebronii
(50).
L'armée des Goths était rangée
sur trois lignes, et, par un effet du hasard ou d'une
sage disposition, un marais couvrait le front de leur
troisième ligne. Au commencement de l'action, le
fils de Dèce, jeune prince de la plus belle espérance,
et déjà revêtu de la pourpre, fut percé d'une
flèche, et tomba mort à la vue d'un père affligé,
qui, rassemblant toute sa fermeté, rappela à son
armée consternée que la perte d'un soldat importait
peu à la république
(51).
Le choc fut terrible; c'était
le combat du désespoir contre la douleur et la rage.
Enfin la première ligne des Goths fut enfoncée; la
seconde, qui s'avançait pour la soutenir, eut le
même sort. La troisième seulement restait entière,
disposée à disputer le passage du marais que l'ennemi
présomptueux eut l'imprudence de vouloir
forcer. La fortune change tout à coup. « Tout est
contre les Romains, la profondeur du marécage, un
terrain où l'on enfonce pour peu qu'on s'arrête, où
l'on glisse quand on fait un pas; la pesanteur de la
cuirasse, la hauteur des eaux, qui ne permet pas
de lancer le javelot. Au contraire, les Barbares, habitués
à combattre dans les terrains marécageux,
outre l'avantage de la taille, avaient encore celui
des longues piques, dont ils atteignaient de loin
(52). »
Après d'inutiles efforts, l'armée romaine fut ensevelie
dans ce marais, et jamais on ne put retrouver
le corps de l'empereur
(53).
Tel fut le destin de Dèce,
âgé pour lors de cinquante ans; monarque accompli,
actif dans la guerre, affable au sein de la paix
(54).
Son fils aurait été digne de lui succéder. La vie et la
mort de ces deux princes les ont fait comparer aux
plus brillans modèles de la vertu républicaine
(55).
Élection de Gallus. An 251. Décembre.
Ce coup funeste abattit pour quelque temps l'insolence
des légions. Il paraît qu'elles attendirent patiemment
et reçurent avec soumission le décret du
sénat qui réglait la succession à l'empire. Un juste
respect pour la mémoire de Dèce éleva sur le trône
le seul fils qui lui survécût. Hostilien eut le titre
d'empereur, mais, avec un rang égal, on donna une
autorité plus réelle à Gallus, dont l'expérience et
l'habileté parurent proportionnées à l'importance des
soins qui lui étaient confiés, la tutelle d'un jeune
prince, et le gouvernement de l'empire en danger
(56).
An 252.
Le premier soin du nouvel empereur fut de délivrer
les provinces illyriennes de l'oppression cruelle d'un
ennemi victorieux. Il consentit à laisser entre les
mains des Goths un butin immense, fruit de leur
invasion, et, ce qui ajoutait à la honte de l'État, il
leur abandonna un grand nombre de prisonniers
d'une naissance et d'un mérite distingués.
Retraite des Goths.
Sacrifiant
tout au désir d'apaiser le ressentiment de ces
fiers vainqueurs, et de faciliter leur départ, il fournit
abondamment leur camp de toutes les provisions
qu'ils pouvaient désirer.
Gallus achète la paix en payant aux Barbares un tribut annuel.
Il s'engagea même à leur
payer tous les ans une somme considérable, à condition
qu'ils n'infesteraient plus les provinces romaines
(57).
Dans le siècle des Scipions, les rois, qui recherchaient
la protection de la république, ne dédaignaient
pas de recevoir des présens de peu de valeur,
mais auxquels la main d'un allié puissant attachait
le plus grand prix. Une chaise d'ivoire, un
simple manteau de pourpre, une coupe d'argent, ou
quelques pièces de cuivre
(58),
satisfaisaient les souverains
les plus opulens de la terre. Lorsque Rome
eut englouti les trésors des nations, les Césars crurent
qu'il était de leur grandeur, et même de leur
politique, d'exercer envers les alliés de l'État une
libéralité constante et réglée par une sage modération :
ils secouraient la pauvreté des Barbares, honoraient
leur mérite, et récompensaient leur fidélité.
Ces marques volontaires de bonté ne paraissaient
pas arrachées par la crainte; elles venaient seulement
de la générosité ou de la gratitude des Romains. Les
amis et les supplians avaient des droits aux présens
et aux subsides de l'empereur : ceux qui les réclamaient
comme une dette
(59)
essuyaient un dur refus.
Mécontentement public.
Mais la clause d'un paiement annuel à un ennemi
vainqueur ne peut être regardée que comme
un tribut ignominieux : les Romains, jusque-là maîtres
du monde, n'avaient point encore été accoutumés
à recevoir la loi d'une troupe de Barbares. Le
prince qui, par une concession nécessaire, avait
probablement sauvé sa patrie, devint l'objet du mépris
et de l'aversion générale. Hostilien avait été enlevé
au milieu des ravages de la peste; on imputa
sa mort à Gallus
(60);
le cri de la haine attribua
même la défaite de Dèce aux conseils perfides de son
odieux successeur
(61).
La tranquillité que Rome goûta
la première année de son administration
(62)
servit
plutôt à enflammer qu'à apaiser le mécontentement
public; et, dès que le danger de la guerre eut été
éloigné, on sentit plus fortement et d'une manière
bien plus vive l'infamie de la paix.
Victoire et révolte d'Émilien. An 253.
Mais quel dut être le ressentiment des Romains
lorsqu'ils découvrirent qu'ils n'avaient point assuré
leur repos, même au prix de leur honneur ? Le fatal
secret de l'opulence et de la faiblesse de l'empire
avait été révélé à l'univers. De nouveaux essaims de
Barbares, enhardis par le succès de leurs compatriotes,
et ne se croyant pas enchaînés par les mêmes
traités, répandirent la désolation dans les provinces
de l'Illyrie, et portèrent la terreur jusqu'au
pied du Capitole. Un gouverneur de Pannonie et de
Mœsie entreprit la défense de l'État, que paraissait
abandonner le timide Gallus; Émilien rallia les troupes
dispersées et ranima leur courage abattu. Tout
à coup les Barbares sont attaqués, mis en déroute,
chassés et poursuivis au-delà du Danube. Le général
victorieux distribua aux compagnons de ses exploits
l'argent destiné pour le tribut, et les acclamations
de l'armée le proclamèrent empereur sur le champ
de bataille
(63).
Gallus semblait avoir oublié les intérêts
de l'État au milieu des plaisirs de l'Italie; informé
presque dans le même instant des succès de
la révolte et de la marche rapide de son ambitieux
lieutenant, il s'avança au devant de lui jusqu'aux
plaines de Spolète. Lorsque les armées furent en
présence, les soldats de Gallus comparèrent la conduite
ignominieuse de leur souverain avec la gloire
de son rival : ils admiraient la valeur d'Émilien; ils
étaient attirés par la libéralité avec laquelle il offrait
à tous les déserteurs une augmentation de paye considérable
(64).
Gallus abandonné et tué. An 253, mai.
Le meurtre de Gallus et de son fils Volusien
termina la guerre civile; le sénat donna une
sanction légale aux droits de la conquête. Les lettres
d'Émilien à cette assemblée sont un mélange
de modération et de vanité : il l'assurait qu'il remettrait
à sa sagesse l'administration civile, et que,
content de la qualité de général, il maintiendrait
la gloire de la république, et délivrerait l'empire
en peu de temps des Barbares de l'Orient et du
Nord
(65).
Son orgueil eut lieu d'être satisfait des
louanges des sénateurs. Il existe encore des médailles
où il est représenté avec le nom et les attributs
d'Hercule victorieux et de Mars vengeur
(66).
Valérien venge la mort de Gallus, et est proclamé empereur.
Si le nouveau monarque possédait les talens nécessaires
pour remplir ses magnifiques promesses,
il n'en eut pas du moins le temps, moins de quatre
mois s'écoulèrent entre son élévation et sa chute
(67).
Il avait vaincu Gallus, et succomba sous un compétiteur
plus formidable que Gallus. Cet infortuné
prince avait chargé Valérien, déjà revêtu du titre
honorable de censeur, d'amener à son secours les légions
de la Gaule et de la Germanie
(68).
Valérien
exécuta cette commission avec zèle et avec fidélité;
arrivé trop tard pour sauver son souverain, il résolût
de le venger. La sainteté de son caractère et
plus encore la supériorité de son armée imprimèrent
du respect aux troupes d'Émilien, qui restaient
toujours campées dans les plaines de Spolète.
An 253. Août.
Ces
soldats indisciplinés n'avaient jamais été dirigés par
aucun principe; devenus alors incapables d'attachement
personnel, ils ne balancèrent pas à tremper
leurs mains dans le sang d'un prince qui venait
d'être l'objet de leur choix. Ils commirent seuls le
crime
(69);
Valérien en recueillit le fruit. A la vérité,
la guerre civile porta ce sage citoyen sur le
trône; mais il en monta les degrés avec une innocence
rare dans ce siècle de révolutions, puisqu'il
ne devait ni reconnaissance ni fidélité au souverain
dont il prenait la place.
Caractère de Valérien.
Valérien avait environ soixante ans
(70)
lorsqu'il
commença son règne. Ce ne furent ni le caprice de
la populace ni les clameurs de l'armée qui lui mirent
la couronne sur la tête; il semblait obéir à la
voix unanime de l'univers romain. Dans la carrière
des honneurs qu'il avait successivement obtenus, il
avait mérité la faveur des princes vertueux, et s'était
montré l'ennemi des tyrans
(71).
La noblesse de son
extraction, la douceur et la pureté de ses mœurs,
l'étendue de ses connaissances et la grande expérience
qu'il avait acquise, lui attiraient la vénération
du sénat et du peuple. Si le genre humain, selon
la remarque d'un ancien auteur, eût été libre
de se donner un maître, son choix serait tombé sur
Valérien
(72).
Peut-être le mérite de cet empereur ne
répondait-il pas à sa réputation : son habileté ou du
moins son courage se ressentait peut-être de la langueur
et du refroidissement de l'âge.
Malheur général des règnes de Valérien et de Gallien. Années 253-258.
La conviction
de sa propre faiblesse engagea Valérien à partager
le trône avec un associé plus jeune et plus actif. Les
circonstances ne demandaient pas moins un général
qu'un monarque, et l'expérience du censeur romain
aurait dû lui désigner le collègue le plus digne par
ses talens militaires de recevoir la pourpre comme
la récompense de son mérite. Au lieu de faire un
choix judicieux, qui, en affermissant son règne,
aurait rendu sa mémoire chère à la postérité, Valérien
ne consulta que les mouvemens de sa tendresse
ou de sa vanité; il conféra les honneurs suprêmes
à son fils Gallien, jeune prince dont les vices
efféminés avaient été jusqu'alors cachés dans l'obscurité
d'une condition privée
(73).
Le père et le fils
gouvernèrent ensemble l'univers durant sept ans environ.
Gallien régna seul pendant huit autres années;
mais toute cette période ne présente qu'une
suite non interrompue de calamités et de confusion.
L'empire romain, attaqué de tous côtés, éprouva à
la fois la fureur aveugle des Barbares du dehors, et
l'ambition cruelle des usurpateurs domestiques. Pour
mettre de l'ordre et de la clarté dans notre narration,
nous suivrons moins la succession incertaine
des dates, que la division plus naturelle des sujets.
Incursions des Barbares.
Les plus dangereux ennemis de Rome furent alors :
1° les Francs, 2° les Allemands, 3° les Goths, 4° les
Perses. Sous ces dénominations générales nous comprendrons
des tribus moins considérables, qui se
sont aussi rendues célèbres par leurs exploits, mais
dont les noms rudes et obscurs ne serviraient qu'à
surcharger la mémoire et à fatiguer l'attention du
lecteur.
Origine et confédération des Francs.
I. Comme la postérité des Francs forme une des
nations les plus grandes et les plus éclairées de l'Europe,
l'érudition et le génie se sont épuisés pour découvrir
l'état primitif de ses barbares ancêtres. Aux
contes de la crédulité ont succédé les systèmes de
l'imagination. L'esprit de recherche a scrupuleusement
examiné tous les passages qui pouvaient éclaircir
cette matière, et s'est porté sur tous les lieux où
il a cru apercevoir de faibles traces d'une origine
obscure. On a placé dans la Pannonie
(74),
dans la
Gaule, dans le nord de la Germanie
(75),
l'origine de
cette fameuse colonie de guerriers. Enfin les critiques
les plus sensés, rejetant les fausses migrations
de conquérans imaginaires, ont embrassé une opinion
qui, par sa simplicité même, nous paraît être
la seule vraie
(76).
Selon leurs savantes conjectures,
les anciens habitans du Weser et du Bas-Rhin se
réunirent vers l'an 240
(77),
et formèrent une nouvelle
confédération sous le nom de Francs. Le cercle
de Westphalie, le landgraviat de Hesse, les duchés
de Brunswick et de Lunebourg étaient autrefois la
patrie des Chauques, qui, dans leurs marais inaccessibles,
défiaient les armes romaines
(78),
des
Chérusques, fiers du nom d'Arminius, des Cattes,
redoutables par la force et par l'intrépidité de leur
infanterie, et de plusieurs autres tribus
(79)
moins
puissantes et moins célèbres
(80).
L'amour de la liberté
était la passion dominante de ces Germains; la
jouissance de cette liberté, leur plus précieux trésor;
et le mot qui désignait cette jouissance, l'expression
la plus agréable à leur oreille. Ils méritaient, ils prirent,
ils conservèrent la dénomination de Francs ou
hommes libres : titre honorable qui cachait, mais
qui ne détruisait pas les noms particuliers des différens
peuples de la confédération
(81).
Un consentement
tacite et un avantage réciproque dictèrent les
premières lois de l'union; l'expérience et l'habitude
la cimentèrent par degrés. La ligne des Francs pourrait
être en quelque sorte comparée avec le corps
helvétique, où chaque canton, retenant sa souveraineté
indépendante, concourt avec les autres, dans
la cause commune, sans reconnaître de chef suprême
ni d'assemblée représentative
(82).
Mais le principe
des deux confédérations est extrêmement différent :
une paix de deux cents ans a récompensé la politique
sage et vertueuse des Suisses. L'inconstance, la
soif du pillage et la violation des traités les plus solennels,
ont déshonoré le caractère des Francs.
Ils envahissent la Gaule.
Depuis long-temps les Romains éprouvaient la
valeur entreprenante des habitans de la Basse-Germanie;
tout à coup les forces réunies de ces Barbares
menacèrent la Gaule d'une invasion plus formidable,
et exigèrent la présence de Gallien, l'héritier et
le collègue de l'empereur
(83).
Tandis que ce prince
et Salonin, son fils, encore enfant, déployaient dans
la cour de Trèves toute la majesté du trône, les armées
se signalèrent sous le commandement de Posthume.
Quoique cet habile général trahît par la
suite la famille de Valérien, il fut toujours fidèle à
la cause importante de la monarchie. Le langage
perfide des panégyriques et des médailles parle obscurément
d'une longue suite de victoires; des titres,
des trophées attestent, si l'on peut ajouter foi à un
pareil témoignage, la réputation de Posthume, qui
est souvent appelé le vainqueur des Germains et le
libérateur de la Gaule
(84).
Ils ravagent l'Espagne.
Mais un simple fait, le seul à la vérité dont nous
ayons une connaissance certaine, renverse en grande
partie ces monumens de la vanité et de l'adulation.
Le Rhin, quoique décoré du titre de sauvegarde
des provinces, fut une bien faible barrière contre
l'esprit de conquête qui animait les Francs. Leurs
dévastations rapides s'étendirent depuis ce fleuve
jusqu'au pied des Pyrénées. Ils franchirent bientôt
ces hautes montagnes que la nature semblait leur
opposer. L'Espagne n'avait jamais redouté les incursions
des Germains ; elle fut incapable de leur résister.
Pendant douze ans, la plus grande partie du
règne de Gallien, cette contrée opulente devint le
théâtre des hostilités destructives auxquelles se livraient
des ennemis inégaux en force. Tarragone,
capitale florissante d'une province tranquille, fut
saccagée et presque détruite
(85);
et du temps d'Orose,
qui écrivait dans le cinquième siècle, de misérables
cabanes, éparses au milieu des ruines d'un
grand nombre de villes magnifiques, rappelèrent
encore la rage des Barbares
(86).
Lorsque le pays
épuisé n'offrit plus aucune espèce de butin, les
Francs s'emparèrent de quelques vaisseaux dans les
ports d'Espagne
(87),
et passèrent en Mauritanie.
Et passent en Afrique.
Quel
dut être, à la vue de ces peuples féroces, l'étonnement
d'une région si éloignée ? Lorsqu'ils abordèrent
sur la côte d'Afrique, où l'on ne connaissait
ni leur nom, ni leurs mœurs, ni leurs traits, ils
parurent sans doute tomber tout à coup d'un nouveau
monde
(88).
Origine et renommée des Suèves.
II. Au-delà de l'Elbe, dans cette partie de la
Haute-Saxe que l'on appelle aujourd'hui le marquisat
de Lusace, il existait anciennement un bois
révéré, siège formidable de la religion des Suèves.
Personne ne pouvait pénétrer dans son enceinte sacrée,
sans être lié et sans reconnaître, par cette humiliante
cérémonie et par des prosternations, la présence
immédiate de la divinité souveraine
(89).
Le
patriotisme ne contribuait pas moins que la superstition
à consacrer le Sonnenwald, ou bois des Semnones
(90).
Selon la créance universelle, la nation
avait reçu sa première existence sur ce lieu sacré.
Les nombreuses tribus qui se glorifiaient d'être du
sang des Suèves, y envoyaient en certains temps des
ambassadeurs; la mémoire de leur extraction commune
se perpétuait par des rites barbares et des
sacrifices humains. Les habitans des contrées intérieures
de la Germanie, depuis les bords de l'Oder
jusqu'à ceux du Danube, portaient le nom général
de Suèves. Ces peuples étaient distingués des autres
Germains par une mode particulière d'arranger leurs
longs cheveux, qu'ils rassemblaient en forme de
nœud sur le haut de la tête. Ils tenaient beaucoup
à un ornement qui faisait paraître leurs rangs plus
élevés et plus terribles sur le champ de bataille
(91).
Les Germains, si jaloux de la gloire militaire, reconnaissaient
tous la supériorité des Suèves; ils ne
croyaient pas que ce fût une honte de fuir devant
une nation à laquelle les dieux immortels eux-mêmes
n'auraient pas résisté; c'est ainsi que s'exprimèrent
les tribus des Tenctères et des Usipètes, qui marchèrent
avec une grande armée au devant du dictateur
César
(92).
Différentes tribus de Suèves prennent le nom d'Allemands.
Sous le règne de Caracalla, un nombreux essaim
de Suèves parut sur les rives du Mein et dans le
voisinage des provinces romaines, attirés par l'espoir
de trouver des vivres, du butin ou de la
gloire
(93).
Cette armée de volontaires levés à la
hâte, forma par degrés une grande nation; et comme
elle était composée d'une foule de tribus différentes,
elle prit le nom d'Allemands (ou All-men, tous
hommes)
(94),
pour désigner à la fois leurs différentes
races et la bravoure qui leur était commune
(95).
Ils se rendirent bientôt formidables aux
Romains par leurs incursions. Les Allemands combattaient
principalement à cheval; et leur cavalerie
tirait encore une nouvelle force d'un mélange d'infanterie
légère, choisie parmi les jeunes guerriers les
plus braves et les plus actifs, et accoutumés par de
fréquens exercices à suivre les cavaliers dans les
marches les plus longues, dans les chocs les plus furieux
et dans les retraites les plus précipitées
(96).
Les Allemands envahissent la Gaule et l'Italie.
Ces fiers Germains, étonnés d'abord des préparatifs
immenses d'Alexandre-Sévère, tremblèrent
devant son successeur, Barbare qui les égalait en
courage et en férocité; mais, toujours prêts à fondre
sur les frontières de l'empire, ils augmentèrent le
désordre général qui le déchira après la mort de
Dèce. Les riches provinces de la Gaule éprouvèrent
leur fureur, et ce peuple arracha le premier le voile
qui dérobait à l'univers la faible majesté de l'Italie.
Un nombreux corps d'Allemands traversa le Danube,
pénétra par les Alpes rhétiennes dans les plaines de
la Lombardie, s'avança jusqu'à Ravenne, et déploya
ses étendards victorieux presqu'à la vue de la capitale
(97).
Cette insulte et le danger de l'État rallumèrent
dans l'esprit des sénateurs quelque étincelle
de leur ancienne vertu. Les empereurs se trouvaient
alors engagés dans des guerres très-éloignées; Valérien
en Orient, et Gallien sur les bords du Rhin :
toutes les espérances, toutes les ressources des Romains
étaient en eux-mêmes.
Ils sont repoussés de devant Rome par le sénat et par le peuple.
Dans cette extrémité,
le sénat prit la défense de la république; il mit en
ordre de bataille les gardes prétoriennes, qui avaient
été laissées dans la ville; et, pour compléter leur
nombre, il enrôla les plus forts et les plus zélés des
plébéiens. Les Allemands, surpris de voir tout à
coup une armée plus nombreuse que la leur, repassèrent
en Germanie chargés de butin; et le timide
Romain prit pour une victoire la retraite des ennemis
(98).
Gallien interdit aux sénateurs le service militaire.
Lorsque Gallien eut appris que les Barbares avaient
été forcés d'abandonner les murs de Rome, loin
d'approuver la conduite du sénat, il craignit que
son courage ne le portât un jour à délivrer Rome
de la tyrannie domestique, aussi bien que des invasions
étrangères. Sa lâche ingratitude parut visiblement
dans un édit qui défendait aux sénateurs
d'exercer aucun emploi militaire, et même d'approcher
du camp des légions : mais ces alarmes n'étaient
pas fondées. Les patriciens, énervés par le luxe et
par les richesses, retombèrent bientôt dans leur caractère
naturel; ils acceptèrent comme une faveur
cette exemption flétrissante de service; et, contens
pourvu qu'on les laissât jouir de leurs théâtres, de
leurs bains et de leurs maisons de campagne, ils
abandonnèrent avec joie les soins dangereux du gouvernement
aux mains grossières des paysans et des
soldats
(99).
Traité de ce prince avec les Allemands.
Un écrivain du bas-empire parle d'une autre invasion
des Allemands, plus formidable, mais dont l'événement
fut plus glorieux pour Rome. Trois cent
mille de ces Barbares furent défaits, dit-on, près
de Milan, dans une bataille où Gallien combattit
en personne avec dix mille Romains seulement
(100).
Mais, selon toute probabilité, ce qu'il faut voir dans
le récit de cette étonnante victoire, c'est la crédulité
de l'historien, ou peut-être les exploits exagérés
de quelque lieutenant de l'empereur. Gallien
employa des armes d'une nature bien différente
pour défendre l'Italie de la fureur des Germains. Il
épousa Pipa, fille d'un roi des Marcomans, tribu
suève souvent confondue avec les Allemands dans
leurs guerres et dans leurs conquêtes
(101);
et il accorda
au père, pour prix de son alliance, un établissement
considérable en Pannonie. Il paraît que
les charmes naturels d'une beauté sauvage fixèrent
l'inconstance de l'empereur, et que les liens de la
politique furent resserrés par ceux de l'amour. Mais
l'orgueilleuse Rome conservait encore ses préjugés :
elle refusa le nom de mariage à l'alliance profane
d'un citoyen avec une Barbare, et l'épouse de Gallien
ne fut jamais désignée que sous le titre flétrissant de
sa concubine
(102).
Incursion des Goths.
III. Nous avons déjà tracé la marche des Goths,
depuis la Scandinavie, au moins depuis la Prusse,
jusqu'à l'embouchure du Borysthène, et nous les
avons vus porter ensuite leurs armes victorieuses sur
les bords du Danube. Les provinces romaines que ce
fleuve séparait de leurs établissemens furent perpétuellement
infestées par les Germains et par les
Sarmates, sous les règnes de Valérien et de Gallien;
mais les habitans se défendirent avec une fermeté et
un bonheur extraordinaires. Les pays qui étaient le
théâtre de la guerre fournissaient aux légions un
secours inépuisable d'excellens soldats : parmi ces
paysans d'Illyrie, il y en eut plus d'un qui, parvenu
au commandement des armées, déploya les talens
d'un général habile. Les ennemis, campés sur les
bords du Danube, menaçaient sans cesse les frontières :
quoique leurs détachemens pénétrassent quelquefois
jusqu'aux confins de la Macédoine et de
l'Italie, les lieutenans de l'empereur arrêtaient leur
progrès, ou les coupaient dans leurs retraites
(103).
Une nouvelle route vint s'offrir alors aux Barbares,
et l'inondation couvrit d'autres contrées. Après avoir
conquis l'Ukraine, les Goths devinrent bientôt maîtres
de la côte septentrionale du Pont-Euxin : cette
mer baignait au midi les provinces opulentes et
amollies de l'Asie-Mineure, où l'on trouvait tout ce
qui pouvait attirer un peuple barbare et conquérant,
et rien de ce qui aurait pu lui résister.
Ils s'emparent du royaume du Bosphore.
Les rives du Borysthène ne sont qu'à vingt lieues
du passage étroit
(104)
qui communique à la Tartarie-Crimée,
péninsule connue chez les anciens sous le
nom de Chersonèse Taurique
(105).
C'est sur ce rivage
affreux qu'Euripide a placé la scène d'une de ses
plus intéressantes tragédies
(106).
L'imagination de ce
poëte savait embellir des plus brillantes couleurs
les traditions de l'antiquité. Les sacrifices sanglans
offerts à Diane, l'arrivée d'Oreste et de Pylade, le
triomphe de la religion et de la vertu sur la férocité
sauvage, sont l'emblème d'une vérité historique. Les
Tauris, premiers habitans de la péninsule, avaient
des mœurs cruelles; elles s'adoucirent insensiblement
par leur commerce avec les Grecs qui s'établirent
le long des côtes maritimes. Ces colons dégénérés
et des Barbares à peine civilisés formèrent le
petit royaume du Bosphore, dont la capitale avait été
bâtie sur le détroit par où les eaux des Palus-Méotides
tombent dans le Pont-Euxin. A compter de
la guerre du Péloponèse, le Bosphore fut un État
indépendant
(107);
ensuite il fut subjugué par l'ambitieux
Mithridate
(108);
il céda plus tard, comme le
reste des États de ce prince, à la force des armes romaines.
Après la chute de la république
(109),
les rois
du Bosphore obéirent à l'empire; leur alliance ne
lui fut point inutile. Leurs armes, leurs présens, et
quelques fortifications élevées le long de l'isthme,
fermèrent aux Sarmates l'entrée d'un pays qui, par
sa situation particulière et par la bonté de ses ports,
dominait le Pont-Euxin et l'Asie-Mineure
(110).
Tant
que le sceptre fut entre les mains d'une famille de
rois héréditaires, ces monarques s'acquittèrent de
leurs fonctions importantes avec vigilance et avec
succès; des factions domestiques, et les craintes ou
l'intérêt des usurpateurs obscurs qui s'étaient emparés
du trône vacant, introduisirent les Goths dans
le centre du Bosphore. Outre l'acquisition d'un pays
fertile, les conquérans obtinrent assez de vaisseaux
pour transporter leurs armées sur les côtes de l'Asie.
(111).
Ils acquièrent des forces navales.
Les bâtimens du Pont-Euxin étaient d'une
forme singulière : on ne se servait, pour naviguer
sur cette mer, que de légers bateaux plats, construits
en bois seulement sans aucun mélange de
fer, et sur lesquels, dès que la tempête approchait,
on disposait un petit toit incliné
(112).
Tranquilles
dans ces cabanes flottantes, les Goths bravaient une
mer inconnue, et s'abandonnaient à des matelots
que la force seule avait contraints à les servir, et
dont l'adresse ne devait pas leur être moins suspecte
que la fidélité. Mais l'espoir du butin bannissait toute
idée de danger, et une intrépidité naturelle suppléait
à la confiance plus raisonnable qu'inspirent la
science et l'expérience. Sans doute des guerriers si
audacieux murmuraient souvent contre des guides
timides, qui, n'osant se livrer à la merci des flots
sans les assurances les plus fortes d'un calme constant,
pouvaient à peine se résoudre à perdre les
côtes de vue. Telle est du moins aujourd'hui la pratique
des Turcs
(113);
et ces peuples ne sont vraisemblablement
pas inférieurs dans l'art de la navigation
aux anciens habitans du Bosphore.
Première expédition maritime de ces peuples.
La flotte des Goths laissa la Circassie à gauche, et
parut d'abord vers Pityus
(114),
la dernière limite des
provinces romaines, ville pourvue d'un bon port
(115),
et défendue par une forte muraille. Ils y trouvèrent
une résistance qu'ils n'attendaient pas de la faible
garnison d'une forteresse éloignée. Les Barbares furent
repoussés : cet échec sembla diminuer la terreur
de leur nom. Tous leurs efforts devinrent inutiles,
tant que la garde de cette frontière fut confiée
à Successianus, officier d'un rang et d'un mérite supérieurs.
Mais aussitôt que Valérien l'eut élevé à un
poste plus honorable et moins important, ils renouvelèrent
leurs attaques, et la destruction de Pityus
effaça le souvenir de leur premier revers
(116).
Les Goths assiègent et prennent Trébisonde.
En suivant le contour de l'extrémité orientale du
Pont-Euxin, la navigation est d'environ trois cent
milles
(117)
depuis Pityus jusqu'à Trébisonde. Les Goths
se portèrent à la vue de la Colchide, si fameuse par
l'expédition des Argonautes; ils entreprirent même,
mais sans succès, de piller un riche temple à l'embouchure
du Phase. Trébisonde, célébrée dans la
Retraite des dix mille comme une ancienne colonie
grecque
(118),
devait sa splendeur et ses richesses à la
magnificence de l'empereur Adrien, qui avait construit
un pont artificiel sur une côte où la nature n'a
creusé aucun havre assuré
(119).
La ville était grande
et fort peuplée; une double enceinte de murs semblait
défier la fureur des Barbares, et la garnison
venait d'être renforcée de dix mille hommes. Mais
quels avantages peuvent suppléer à la vigilance et à
la discipline ? Énervées par le luxe et ensevelies dans
la débauche, les nombreuses troupes de Trébisonde
dédaignaient de garder des fortifications qu'elles jugeaient
imprenables. Les Goths ne tardèrent pas à
découvrir l'extrême négligence des assiégés : aussitôt
ils préparent un grand amas de fascines, escaladent
les murs dans le silence de la nuit, et parcourent
la ville l'épée à la main. Les malheureux habitans
périrent sous le fer du vainqueur, tandis que leurs
lâches défenseurs se sauvèrent par les portes opposées
à l'attaque. Les temples les plus sacrés et les
plus beaux édifices furent enveloppés dans une destruction
commune. Les Goths se trouvèrent en possession
d'un butin immense. Les contrées voisines
avaient déposé leurs trésors dans Trébisonde comme
dans un lieu de sûreté. Les superbes dépouilles de
cette ville remplirent une grande flotte qui mouillait
alors dans son port. Les Barbares, libres de dévaster
toute la province du Pont
(120),
emmenèrent avec eux
une quantité prodigieuse de captifs; ils enchaînèrent
aux rames de leurs vaisseaux les plus robustes d'entre
ces malheureuses victimes; enfin, fiers du succès
de leur première expédition navale, ils retournèrent
en triomphe dans leurs nouveaux établissemens du
royaume du Bosphore
(121).
Seconde expédition des Goths.
Lorsque les Goths se mirent une seconde fois en
mer, ils rassemblèrent des forces plus considérables
en hommes et en bâtimens; mais ils prirent une
route tout-à-fait différente; et, dédaignant les provinces
épuisées du Pont, ils suivirent la côte occidentale
de la mer Noire, passèrent devant les bouches
du Borysthène, du Niester et du Danube, prirent
dans leurs courses un grand nombre de bateaux
de pêcheurs, et s'approchèrent du canal resserré où
le Pont-Euxin verse ses eaux dans la Méditerranée, et
sépare l'Europe de l'Asie. La garnison de Chalcédoine
campait alors près du temple de Jupiter Urius, sur
un promontoire qui commandait l'entrée du détroit.
Ce petit corps de troupes était supérieur aux Barbares,
tant leurs invasions répondaient peu à l'effroi
qu'elles inspiraient.
Les villes de Bithynie saccagées.
Mais c'était en nombre seulement
que les Romains surpassaient l'ennemi; ils abandonnèrent
avec précipitation un poste avantageux, et
livrèrent à la discrétion des Goths la ville de Chalcédoine,
abondamment fournie d'armes et d'argent.
Les conquérans, prêts à se transporter par mer ou
par terre dans les provinces intérieures de l'empire,
menaçaient à la fois l'Europe et l'Asie. Tandis qu'ils
balançaient sur la route qu'ils devaient prendre, Nicomédie
(122),
éloignée seulement de soixante milles
du camp de Chalcédoine
(123),
leur fut montrée comme
une conquête facile. Incapable de soutenir un siège,
cette ancienne capitale des rois de Bithynie renfermait
de grandes richesses. Un perfide transfuge conduisit
la marche, dirigea les attaques, et partagea
le butin; car les Goths avaient appris assez de politique
pour récompenser le traître qu'ils détestaient.
Nicée, Pruse, Apamée, Cios
(124),
villes qui, rivales
de Nicomédie, en avaient quelquefois imité la splendeur,
eurent le même sort, et bientôt toute la Bithynie
éprouva les plus cruelles calamités. Depuis long-temps
les faibles habitans de l'Asie ne connaissaient
plus l'usage des armes : trois cents ans de paix avaient
éloigné toute idée de danger. Les anciennes murailles
tombaient en ruines, et les revenus des cités les plus
opulentes servaient à la construction des bains, des
temples et des théâtres
(125).
Retraite des Goths.
Lorsque Cyzique résista aux efforts de Mithridate
(126),
on y voyait trois arsenaux remplis de blé,
d'armes et de machines de guerre
(127);
deux cents
galères défendaient son port, et des lois sages veillaient
à sa conservation. Cette place n'avait rien perdu
de son état florissant; mais il ne lui restait de son
ancienne force qu'une situation avantageuse dans
une petite île de la Propontide, qui tenait par deux
ponts seulement au continent de l'Asie. Après avoir
saccagé Pruse, les Goths s'avancèrent à dix-huit
milles
(128)
de Cyzique, avec l'intention de la détruire.
Un heureux accident retarda la ruine de cette ville.
La saison était pluvieuse, et les eaux du lac Apolloniates,
réservoir de toutes les sources du mont
Olympe, s'élevèrent à une hauteur extraordinaire.
La petite rivière de Rhindacus, qui en sort, devint
tout à coup un torrent large et rapide, qui arrêta
les progrès des Goths. Ils avaient probablement laissé
leur flotte à Héraclée : ce fut dans cette ville qu'ils
se rendirent avec une longue suite de chariots chargés
des dépouilles de la Bithynie; et ils traversèrent
cette malheureuse province à la lueur des flammes
de Nicée et de Nicomédie, qu'ils brûlèrent par caprice
(129).
On parle obscurément d'un combat douteux
qui assura leur retraite
(130);
mais une victoire
même complète ne leur aurait été que fort peu avantageuse,
puisque l'approche de l'équinoxe d'automne
les avertissait de hâter leur retour. Naviguer sur le
Pont-Euxin avant le mois de mai ou après celui de
septembre, est, aux yeux des Turcs modernes, le
comble de l'imprudence et de la folie
(131).
Troisième expédition maritime des Goths.
Lorsque nous apprenons que la troisième flotte
équipée par les Goths, dans les ports de la Chersonèse
Taurique, consistait en cinq cents voiles
(132),
aussitôt notre imagination multiplie leurs forces, et
se représente un armement formidable; mais, selon
le témoignage du judicieux Strabon
(133),
les bâtimens
de corsaires, dont faisaient usage les Barbares du
Pont et de la petite Scythie, ne pouvaient contenir
que vingt-cinq ou trente hommes; ainsi, nous ne
craindrons pas d'assurer que quinze mille guerriers
au plus s'embarquèrent pour cette grande expédition.
Impatiens de franchir les limites du Pont-Euxin,
ils dirigèrent leur course destructive du Bosphore
Cimmérien au Bosphore de Thrace. A peine avaient-ils
gagné le milieu du détroit, qu'ils furent rejetés
tout à coup à l'entrée.
Ils passent le Bosphore et l'Hellespont.
Un vent favorable les porta
le lendemain en peu d'heures dans la mer Tranquille,
ou plutôt dans le lac de la Propontide. Ils s'emparèrent
de la petite île de Cyzique, et détruisirent cette
ville, célèbre depuis plusieurs siècles. De là, sortant
par le passage étroit de l'Hellespont, ils tournèrent
toutes ces îles répandues sur l'Archipel ou la mer
Égée. Les captifs et les déserteurs durent alors leur
être absolument nécessaires pour gouverner leurs
vaisseaux, et pour les guider dans leurs différentes
incursions sur les côtes de la Grèce et de l'Asie. Enfin
ils abordèrent au Pirée, cet ancien monument de la
grandeur d'Athènes, dont il était éloigné de cinq
milles
(134).
Les habitans de cette ville semblaient déterminés
à une vigoureuse défense. Ils avaient essayé
quelques préparatifs; et Cléodame, l'un des ingénieurs
nommés par l'empereur pour fortifier les villes
maritimes contre les Goths, avait déjà commencé à
relever les murailles, qui n'avaient point été réparées
depuis Sylla. Les efforts de son art furent inutiles;
et les Barbares devinrent maîtres de la patrie
des Muses. Tandis qu'ils s'abandonnaient au pillage
et à des désordres de tout genre, leur flotte, qu'ils
avaient laissée dans le port sous une faible garde,
fut tout à coup attaquée par Dexippus. Ce brave citoyen
s'était échappé du sac d'Athènes avec l'ingénieur
Cléodame; et, rassemblant à la hâte une bande
de volontaires, tant paysans que soldats, il vengea
en quelque sorte les malheurs de sa patrie
(135).
Ravagent la Grèce et menacent l'Italie.
Cet exploit, quelque éclat qu'il ait pu jeter au
milieu des ténèbres qui couvraient alors la gloire
d'Athènes, servit plutôt à irriter qu'à abattre le caractère
indomptable des conquérans du Nord. Un
incendie général ravagea dans le même temps toute
la Grèce. Thèbes et Argos, Corinthe et Sparte, ces
républiques si long-temps rivales, et qui s'étaient
illustrées par tant d'actions mémorables les unes
contre les autres, ne purent mettre une armée en
campagne, ni même défendre leurs fortifications
ruinées. Le feu de la guerre se répandit par mer et
par terre depuis la pointe de Sunium jusqu'à la côte
occidentale de l'Épire. Déjà les Goths se montraient
presqu'à la vue de l'Italie, lorsque l'approche d'un
danger si imminent réveilla l'indolent Gallien. Sorti
tout à coup de l'ivresse du plaisir, l'empereur prit
les armes. Il paraît que sa présence réprima l'audace
et divisa les forces de l'ennemi. Naulobatus, chef des
Hérules, accepta une capitulation honorable, entra
au service de Rome avec un détachement considérable
de ses compatriotes, et fut revêtu des ornemens
de la dignité consulaire, qui jusque là n'avait
jamais été profanée par la main d'un Barbare
(136).
Leur séparation et leur retraite.
Un grand nombre de Goths, dégoûtés des périls et
des fatigues d'un voyage ennuyeux, s'enfoncèrent
dans la Mœsie avec le projet de gagner, par le Danube,
leurs établissemens en Ukraine. L'exécution
d'une entreprise si téméraire devait causer leur ruine
totale : le peu d'union qui régnait entre les généraux
romains procura aux Barbares les moyens de
s'échapper
(137).
Ceux d'entre eux qui infestaient encore
les terres de l'empire, se retirèrent enfin sur
leurs vaisseaux; et, prenant leur route à travers l'Hellespont
et le Bosphore, ils ravagèrent les rives de
Troie, dont le nom, immortalisé par Homère, survivra
probablement au souvenir des conquêtes d'un
peuple féroce. Dès qu'ils furent en sûreté dans le
bassin de la mer Noire, ils descendirent à Anchialus,
ville de Thrace, bâtie au pied du mont Hœmus.
Ce pays, célèbre par la salubrité de ses bains chauds,
leur offrait, après tant de fatigues, un asile agréable;
ils y goûtèrent pendant quelque temps les douceurs
du repos. La navigation qui leur restait à
faire, pour terminer leur voyage, était courte et facile
(138).
Tels furent les divers événemens de cette
troisième et fameuse entreprise navale. On aura peut-être
de la peine à concevoir comment une armée,
composée d'abord de quinze mille hommes, a pu soutenir
les pertes d'une expédition si hasardeuse, et former
tant de corps séparés. Mais à mesure que le fer,
les naufrages et la chaleur du climat diminuaient le
nombre de ces guerriers, il était sans cesse renouvelé
par des troupes de brigands et de déserteurs qui accouraient
de toutes parts pour piller les provinces de
l'empire, et par une foule d'esclaves fugitifs, souvent
originaires de la Germanie ou de la Sarmatie, qui saisissaient
avec empressement l'occasion glorieuse de
briser leurs chaînes et de se venger. Dans toutes ces
guerres, la portion la plus considérable de danger et
d'honneur appartient à la nation des Goths. Les annales
imparfaites de ce siècle distinguent quelquefois
et le plus souvent confondent les tribus qui combattirent
sous leurs étendards; et, comme les flottes des
Barbares parurent sortir de l'embouchure du Tanaïs,
on désigna fréquemment ces différens peuples réunis
par le nom vague, mais plus connu, de Scythes
(139).
Ruine du temple d'Éphèse.
Au milieu des calamités générales qui affligent
le genre humain, la mort d'un individu, quelque
grand qu'il soit, est un événement peu remarquable,
et la destruction du plus superbe édifice semble
ne devoir pas mériter la moindre attention. Nous
ne pouvons cependant oublier le sort du temple de
Diane à Éphèse, qui, après être sorti sept fois de
ses ruines avec un nouvel éclat
(140),
fut enfin brûlé
par les Goths, dans leur troisième invasion navale.
Les arts de la Grèce et les richesses de l'Asie avaient
contribué à la construction de ce magnifique monument.
Il s'élevait sur cent vingt-sept colonnes d'ordre
ionique; ces colonnes, toutes d'un marbre de
grand prix, avaient été données par des monarques
religieux, et chacune avait soixante pieds de haut.
Les sculptures admirables, ouvrages de Praxitèle,
qui ornaient l'autel, représentaient la naissance des
divins enfans de Latone, la retraite d'Apollon après
le meurtre des Cyclopes, et la clémence de Bacchus,
qui pardonnait aux Amazones vaincues
(141).
Peut-être le sculpteur avait-il tiré ces sujets des
légendes et des traditions favorites du pays. Le
temple d'Éphèse n'avait que quatre cent vingt-cinq
pieds de diamètre, les deux tiers environ de la longueur
sur laquelle a été bâtie l'église de Saint-Pierre
de Rome
(142).
Dans ses autres dimensions, il était
encore plus inférieur à ce chef-d'œuvre de l'architecture
moderne. Les bras spacieux d'une croix chrétienne
exigent une largeur bien plus grande que les
temples oblongs des païens. Les artistes les plus
hardis de l'antiquité auraient été effrayés, si on leur
eût proposé d'élever en l'air un dôme sur les proportions
du Panthéon. Au reste, le temple de Diane
était admiré comme une des merveilles du monde.
Les Perses, les Macédoniens et les Romains en avaient
tour à tour révéré la sainteté et augmenté la magnificence
(143).
Mais les sauvages grossiers de la Baltique
étaient dépourvus de goût pour les arts, et méprisaient
les terreurs idéales d'une superstition étrangère
(144).
Conduite des Goths à Athènes.
On rapporte à cette époque une autre circonstance
qui serait digne d'être remarquée, si nous n'étions
fondés à croire qu'elle n'a jamais existé que dans
l'imagination d'un sophiste. Lorsque les Goths saccagèrent
Athènes, ils rassemblèrent, dit-on, toutes
les bibliothèques de cette ville, et se disposèrent à
livrer aux flammes tant de dépôts précieux des connaissances
humaines. Ce qui les sauva du feu, ce
fut cette opinion semée par un de leurs chefs, qu'il
fallait laisser aux Grecs des meubles si propres à les
détourner de l'exercice des armes, et à les amuser
à des occupations oisives et sédentaires
(145).
En admettant
la vérité du fait, l'habile conseiller, quoique
d'une politique plus raffinée que ses compatriotes,
raisonnait comme un Barbare ignorant. Chez les
nations les plus puissantes et les plus civilisées, le
génie s'est développé presque en même temps dans
tous les genres, et le siècle des arts a généralement
été le siècle de la gloire et de la vertu militaire.
Conquête de l'Arménie par les Perses.
IV. Les nouveaux souverains de la Perse, Artaxercès
et son fils Sapor, avaient triomphé, comme nous
l'avons déjà vu, de la maison d'Arsace. Parmi tant
de princes de cette ancienne famille, Chosroès, roi
d'Arménie, avait seul conservé sa vie et son indépendance.
La force naturelle de son pays, le secours
des déserteurs et des mécontens qui se rendaient
perpétuellement à sa cour, l'alliance des Romains,
et, par-dessus tout, son propre courage, le rendirent
invincible. Après s'être défendu avec succès
durant une guerre de trente ans, il fut assassiné par
les émissaires de Sapor, roi de Perse. Les satrapes
d'Arménie, qui, fidèles à l'État, voulaient en assurer
la gloire et la liberté, implorèrent la protection
des Romains en faveur de Tiridate, l'héritier légitime
de la couronne. Mais le fils de Chosroès sortait à
peine de la plus tendre enfance, les alliés étaient
éloignés, et le monarque persan s'avançait vers la
frontière à la tête d'une armée formidable. Un serviteur
zélé sauva le jeune Tiridate, qui devait être
la ressource de sa patrie. L'Arménie, devenue province
d'un grand royaume, demeura pendant plus
de vingt-sept ans sous le joug des Perses
(146).
Ébloui
par l'éclat d'une conquête facile, et comptant sur la
faiblesse ou sur les malheurs des Romains, Sapor
obligea les fortes garnisons de Carrhes et de Nisibis
à évacuer ces places, et il répandit la terreur et la
désolation le long des rives de l'Euphrate.
Valérien marche en Orient.
La perte d'une frontière importante, la ruine d'un
allié naturel et fidèle, et les succès rapides de l'ambitieux
Sapor, remplirent Rome d'indignation pour
l'insulte faite à sa grandeur, et de crainte sur le danger
qui la menaçait. Valérien, persuadé que la vigilance
de ses lieutenans suffisait pour garder le Rhin
et le Danube, résolut, malgré son âge avancé, de
marcher en personne à la défense de l'Euphrate. Son
passage dans l'Asie-Mineure suspendit les entreprises
navales des Goths, et fit jouir cette province
infortunée d'un calme passager et trompeur.
Il est vaincu et fait prisonnier par Sapor. An 260.
L'empereur
traversa l'Euphrate, rencontra les Perses près
des murs d'Édesse, fut vaincu et fait prisonnier par
Sapor. Les particularités de ce grand événement
nous sont représentées d'une manière obscure et imparfaite :
cependant, éclairés par une faible lueur,
nous sommes en état d'apercevoir du côté de l'empereur
romain une longue suite d'imprudences, de
fautes et de malheurs mérités. Il se confiait aveuglément
en Macrien, son préfet du prétoire
(147).
Cet
indigne ministre rendit son maître l'effroi des sujets
opprimés, et le mépris des ennemis de Rome
(148).
Conduite par les conseils faibles ou perfides de Macrien,
l'armée impériale se trouva dans une situation
où la valeur et la science militaire devenaient également
inutiles
(149).
En vain les Romains firent-ils
les plus grands efforts pour s'ouvrir un chemin à
travers l'armée persane; ils furent repoussés avec
une perte considérable
(150).
Sapor, dont les troupes
supérieures en nombre tenaient assiégé le camp de
l'ennemi, attendit patiemment que les horreurs de
la peste et de la famine eussent assuré sa victoire.
Bientôt les légions murmurèrent hautement contre
Valérien, et lui imputèrent les maux qu'elles éprouvaient;
leurs clameurs séditieuses demandaient une
prompte capitulation. On offrait aux Perses des sommes
immenses pour acheter la permission de faire
une retraite honteuse; mais Sapor, sûr de vaincre,
refusa l'argent avec dédain; il retint même les députés,
et, s'avançant en ordre de bataille jusqu'au
pied du rempart des Romains, il insista pour avoir
une conférence personnelle avec leur monarque.
Valérien fut réduit à la nécessité de commettre sa
dignité et sa vie à la foi du vainqueur. L'entrevue
se termina comme on devait naturellement s'y attendre,
l'empereur fut mis aux fers, et les troupes
consternées déposèrent leurs armes
(151).
Dans ce moment
de triomphe, l'orgueil et la politique engagèrent
Sapor à placer sur le trône vacant de Rome un
souverain dont il pût entièrement disposer. Un obscur
fugitif d'Antioche, Cyriades, livré à toutes sortes
de vices, fut choisi pour déshonorer la pourpre romaine.
Les troupes captives obéirent aux ordres du
superbe Persan, et ratifièrent, par des acclamations
forcées, l'élection de leur indigne souverain
(152).
Sapor ravage la Syrie, la Cilicie et la Cappadoce.
L'esclave couronné s'empressa de gagner la faveur
de son maître, en trahissant son pays natal. Il
conduisit Sapor à la capitale de l'Orient : les Perses
traversèrent l'Euphrate, prirent le chemin de Chalcis,
et leur cavalerie se porta vers Antioche avec
une telle rapidité, que, si nous en croyons un historien
très-judicieux
(153),
cette ville fut surprise au
moment où la multitude oisive assistait aux jeux du
cirque. Les magnifiques édifices d'Antioche, monumens
publics et maisons particulières, furent pillés
ou détruits, et ses nombreux habitans mis à mort ou
menés en captivité
(154).
La fermeté du grand-prêtre
d'Émèse arrêta pour un instant l'impétuosité de ce
torrent qui désolait toutes les provinces de l'Asie.
Revêtu de ses habits sacerdotaux, et suivi d'une
troupe considérable de paysans fanatiques, armés
seulement de frondes, il sauva son dieu et ses domaines
des mains sacrilèges des disciples de Zoroastre
(155) :
mais la destruction de Tarse et de plusieurs
autres villes prouve qu'excepté dans cette seule
circonstance, la conquête de la Syrie et celle de la
Cilicie coûtèrent à peine à l'armée des Perses quelques
instans de retard. Les Romains renoncèrent
aux avantages que leur offraient les défilés du mont
Taurus contre un ennemi dont la principale force
consistait en cavalerie, et qui aurait eu à soutenir
un combat très inégal dans les gorges étroites des
montagnes. Sapor, ne trouvant aucune résistance,
forma le siège de Césarée, capitale de la Cappadoce.
Quoique du second rang, cette ville pouvait contenir
quatre cent mille âmes : Démosthènes y commandait,
moins par le choix de l'empereur que par
le mouvement qui l'avait porté à s'offrir volontairement
pour la défense de sa patrie : il suspendit pendant
long-temps la ruine de la place; enfin, lorsque
Césarée eut succombé par la perfidie d'un médecin,
Démosthènes se fit jour au milieu des Perses, qui
avaient ordre de ne rien négliger pour s'emparer
de sa personne. Tandis qu'il échappait à un ennemi
qui aurait pu honorer ou punir sa valeur opiniâtre,
plusieurs milliers de ses concitoyens furent
enveloppés dans un massacre général. Sapor est accusé
d'avoir exercé envers ses prisonniers des cruautés
inouïes
(156).
Ces imputations ont sans doute été
dictées, en grande partie, par l'animosité nationale :
ce sont les derniers cris de l'orgueil humilié
et de la vengeance impuissante. Cependant, il faut
l'avouer, le même prince qui avait déployé en Arménie
la bienfaisance d'un législateur, ne se montra aux
Romains qu'avec la férocité d'un conquérant. Il désespérait
de pouvoir former aucun établissement permanent
dans l'empire; et, occupé seulement à laisser
derrière lui d'affreux déserts, il transportait dans
ses États les habitans et les trésors des provinces
(157).
Hardiesse et succès d'Odenat contre Sapor.
Dans le temps que l'Asie tremblait au nom de Sapor,
ce prince reçut en présent un grand nombre
de chameaux chargés des marchandises les plus précieuses
et les plus rares; ces richesses, dignes d'être
offertes aux plus grands rois, étaient accompagnées
d'une lettre noble à la fois et respectueuse de la part
d'Odenat, l'un des plus illustres et des plus opulens
sénateurs de Palmyre. « Quel est cet Odenat ? dit le
fier vainqueur, en faisant jeter ses présens dans
l'Euphrate; quel est ce vil esclave qui ose écrire si
insolemment à son maître ? S'il veut conserver l'espoir
d'adoucir son châtiment, qu'il vienne se prosterner
au pied de notre trône, qu'il paraisse devant
nous les mains liées derrière le dos : s'il hésite, une
prompte destruction écrasera sa tête, sa race et son
pays
(158). »
L'extrémité cruelle où le Palmyrénien se
trouvait réduit développa les sentimens généreux
cachés dans son âme. Odenat se rendit devant Sapor;
mais il s'y rendit en armes, inspirant son courage
à la petite armée qu'il avait levée dans les villages
de la Syrie
(159)
et dans les tentes du désert
(160).
Il voltigea autour des Perses, les harassa dans leur
retraite, s'empara d'une partie de leurs richesses;
et, ce qui était infiniment plus précieux qu'aucun
trésor, il enleva plusieurs des femmes du grand roi,
qui fut enfin obligé de repasser l'Euphrate à la hâte,
avec quelques marques de confusion
(161).
Par cet exploit,
Odenat jeta les fondemens de la gloire et de
la fortune dont il devait jouir dans la suite. La majesté
de Rome, avilie par un Persan, fut vengée par
un Syrien ou un Arabe de Palmyre.
Sort de Valérien.
La voix de l'histoire, qui n'est souvent que l'organe
de la haine ou de la flatterie, reproche à Sapor
d'avoir indignement abusé des droits de la victoire.
On prétend que le malheureux Valérien,
chargé de fers et couvert des ornemens de la pourpre
impériale, offrit long-temps aux regards de la
multitude le triste spectacle de la grandeur renversée.
Toutes les fois que le monarque persan montait
à cheval, il plaçait son pied sur le cou d'un empereur
romain. Malgré toutes les remontrances de
ses alliés, qui ne cessaient de lui rappeler les vicissitudes
de la fortune, qui lui peignaient la puissance
encore formidable de Rome, et qui l'exhortaient à
faire de son illustre captif le gage de la paix et non
un objet d'insulte, Sapor demeura toujours inflexible.
Lorsque Valérien succomba sous le poids de la
honte et de la douleur, sa peau, garnie de paille,
et conservant une forme humaine, resta suspendue
pendant plusieurs siècles dans le temple le plus célèbre
de la Perse : monument de triomphe plus réel
que tous ces simulacres de cuivre ou d'airain érigés
si souvent par la vanité romaine
(162).
Cette histoire
est touchante, et renferme une grande morale; mais
il est permis de la révoquer en doute. Les lettres encore
existantes des princes de l'Orient à Sapor sont
évidemment fausses
(163) :
d'ailleurs, est-il naturel de
supposer qu'un monarque si jaloux de sa dignité ait
ainsi dégradé, même dans la personne d'un rival,
la majesté des rois ? Quelque traitement que l'infortuné
Valérien ait éprouvé en Perse, il est du moins
certain que ce prince, le premier empereur de Rome
qui soit tombé entre les mains de l'ennemi, passa
ses tristes jours dans une captivité sans espérance.
Caractère et administration de Gallien.
Depuis long-temps Gallien supportait avec peine
la censure sévère d'un père et d'un collègue : il reçut
la nouvelle de ses malheurs avec un plaisir secret,
et avec une indifférence marquée. « Je savais,
dit-il, que mon père était homme; et puisqu'il s'est
conduit avec courage, je suis satisfait. » Tandis que
Rome consternée déplorait le sort de son souverain,
de vils courtisans applaudissaient à la dure insensibilité
du fils de ce malheureux prince, et le louaient
d'être parvenu à la fermeté parfaite d'un héros et
d'un philosophe
(164).
Il serait difficile de saisir les
traits du caractère léger, variable et inconstant que
développa Gallien dès que, devenu seul maître de
l'empire, il ne fut plus retenu par aucune contrainte.
La vivacité de son esprit le rendait propre à
réussir dans tout ce qu'il entreprenait; et, comme il
manquait de jugement, il embrassa tous les arts, excepté
les seuls dignes d'un souverain, ceux de la guerre et
du gouvernement. Il possédait plusieurs sciences curieuses,
mais inutiles : orateur facile, poëte élégant
(165),
habile jardinier, excellent cuisinier, il était le plus
méprisable de tous les princes. Tandis que les affaires
les plus importantes de l'État exigeaient ses
soins et sa présence, il s'occupait à converser avec
le philosophe Plotin
(166),
ou, plus souvent encore,
il passait son temps dans la débauche ou dans des
amusemens frivoles : tantôt il se préparait à être initié
aux mystères de la Grèce, tantôt il sollicitait une
place à l'aréopage d'Athènes. Sa magnificence prodigue
insultait à la misère générale, et la pompe ridicule
de ses triomphes aggravait le poids des calamités
publiques
(167).
On venait perpétuellement lui
annoncer des invasions, des défaites et des révoltes;
ces tristes nouvelles n'excitaient en lui qu'un sourire
d'indifférence. Choisissant, avec un mépris affecté,
quelque production particulière d'une province
perdue, il demandait froidement si Rome ne
pouvait subsister sans le lin d'Égypte ou sans les
étoffes d'Arras. La vie de Gallien présente cependant
de courts intervalles où ce prince, irrité par
quelque injure récente, déploya tout à coup l'intrépidité
d'un soldat et la cruauté d'un tyran; mais
bientôt, rassasié de sang ou fatigué de la résistance,
il reprenait insensiblement la mollesse naturelle et
l'indolence de son caractère
(168).
Les trente tyrans.
Tandis que les rênes de l'État flottaient en de si
faibles mains, il n'est pas étonnant que toutes les
provinces de l'empire aient vu s'élever contre le fils
de Valérien une foule d'usurpateurs. Les écrivains de
l'Histoire Auguste ont cru jeter plus d'intérêt dans
leur récit en comparant les trente tyrans de Rome
avec les trente tyrans d'Athènes : cette idée est probablement
ce qui les a engagés à choisir ce nombre
célèbre et connu
(169).
Dans tous les points, le parallèle
est imparfait et ridicule. Quelle ressemblance
pouvons-nous apercevoir entre un conseil de trente
personnes réunies pour opprimer une seule ville,
et une liste incertaine de rivaux indépendans, dont
l'élévation et la chute se succédaient sans aucun ordre
dans l'étendue d'une vaste monarchie ? Le nombre
même de trente ne peut être complet qu'en
comprenant parmi ces tyrans les enfans et les femmes
qui furent honorés du titre impérial.
Ils n'étaient réellement que dix-neuf.
Le règne
de Gallien, au milieu des troubles qui le déchirèrent,
ne produisit que dix-neuf prétendans au trône :
Cyriades, Macrien, Baliste, Odenat et Zénobie en
Orient; dans la Gaule et dans les provinces occidentales,
Posthume, Lolien, Victorin et sa mère Victoria,
Marius et Tetricus; en Illyrie et sur les confins
du Danube, Ingenuus, Régilien et Auréole; dans le
Pont
(170),
Saturnin; Trébellien en lsaurie; dans la
Thessalie, Pison; Valens en Achaïe; Émilien en
Égypte, et Celsus en Afrique. Les monumens de la
vie et de la mort de tous ces prétendans sont ensevelis
dans l'obscurité; nous ne pourrions les éclaircir
qu'en entrant dans des détails dont la sécheresse
rebuterait le lecteur sans lui rien apprendre d'utile.
Bornons-nous donc à quelques traits généraux qui
marquent fortement la condition des temps et les
caractères de ces usurpateurs, et qui fassent connaître
leurs prétentions, leurs motifs, leurs destinées,
et les suites funestes de leur rébellion
(171).
Caractère et mérite de ces tyrans.
On sait que les anciens employaient souvent le
nom de tyran pour désigner ceux qui s'emparaient
de l'autorité suprême par des voies illégitimes. Cette
dénomination odieuse n'avait alors aucun rapport
avec l'abus du pouvoir. Plusieurs des prétendans
qui levèrent l'étendard de la révolte contre l'empereur
Gallien, étaient de brillans modèles de vertu;
ils possédaient presque tous beaucoup de talens et
de fermeté. Leur mérite leur avait attiré la faveur
de Valérien, et les avait insensiblement élevés aux
premières dignités de l'État. Les généraux, qui prirent
le titre d'Auguste, s'étaient concilié le respect
de leur armée par leur habileté à maintenir la discipline,
ou son admiration par leur bravoure et leurs
exploits, ou son affection par leur générosité et leur
franchise : ils furent souvent proclamés sur le champ
de la victoire. L'armurier Marius lui-même, le moins
illustre de ces candidats, se distingua par l'intrépidité
de son courage, par une force de corps extraordinaire
et par l'honnêteté de ses mœurs grossières
(172).
Leur naissance obscure.
La médiocrité de la profession qu'il venait
d'exercer, jette, il est vrai, un air de ridicule sur
son élévation soudaine; mais sa naissance ne pouvait
pas être plus obscure que celle de la plupart de ses
rivaux, qui, nés de paysans, étaient d'abord entrés
au service comme simples soldats
(173).
Dans les siècles
de confusion, un génie actif trouve la place qui
lui a été assignée par la nature : au milieu des troubles
qu'enfante la guerre, le mérite militaire est la
route qui mène à la gloire et à la grandeur. Parmi
les dix-neuf tyrans, on ne voyait de sénateur que
Tericus; Pison seul était noble. Le sang de Numa
coulait, après vingt-huit générations successives,
dans les veines de Calphurnius-Pison
(174),
qui, lié
par les femmes aux plus illustres citoyens, avait le
droit de décorer sa maison des images de Crassus et
du grand Pompée
(175).
Ses ancêtres avaient été constamment
revêtus de tous les honneurs que pouvait
accorder la république; et les Calphurniens, seuls
des anciennes familles de Rome, avaient échappé à la
tyrannie cruelle des Césars. Les qualités personnelles
de Pison ajoutaient un nouveau lustre à sa
race. L'usurpateur Valens, qui le fit périr, avouait,
avec de profonds remords, qu'un ennemi même aurait
dû respecter en Pison la sainte image de la vertu.
Quoique Pison eût perdu la vie en portant les armes
contre Gallien, le sénat, avec la généreuse permission
de l'empereur, décerna les ornemens du triomphe
à la mémoire d'un si vertueux rebelle
(176).
Cause de leur rebellion.
Les lieutenans de Valérien, sincèrement attachés
à un prince qu'ils estimaient, ne pouvaient se résoudre
à servir la molle indolence de son indigne
fils. Le trône de l'univers romain n'était soutenu par
aucun principe de fidélité, et la trahison paraissait,
en quelque sorte, justifiée par le patriotisme. Cependant,
si nous examinons attentivement la conduite
de ces usurpateurs, nous verrons que la crainte
a été plus souvent que l'ambition le motif qui les a
poussés à la révolte. Ils redoutaient les soupçons
cruels de Gallien; la capricieuse violence de leurs
troupes ne leur causait pas moins d'alarmes. Si la
faveur dangereuse de l'armée les déclarait dignes de
la pourpre, c'étaient autant de victimes condamnées
à une mort certaine. La prudence même leur aurait
conseillé de s'assurer pendant quelques instans la
jouissance de l'empire, et de tenter la fortune des
armes, plutôt que d'attendre la main d'un bourreau.
Lorsque les clameurs des soldats forçaient un
chef à prendre les marques de l'autorité souveraine,
il déplorait quelquefois sa malheureuse destinée.
« Vous avez perdu, dit Saturnin à ses troupes le
jour de son élévation, vous avez perdu un commandant
utile, et vous avez fait un bien malheureux
empereur
(177). »
Leur mort violente.
Les révolutions sans nombre dont il avait été témoin,
justifiaient ses appréhensions. Des dix-neuf
tyrans qui prirent les armes sous le règne de Gallien,
il n'y en a aucun dont la vie ait été tranquille,
ou la mort naturelle. Dès qu'ils avaient été revêtus
de la pourpre ensanglantée, ils inspiraient à leurs
partisans les mêmes craintes ou la même ambition
qui avait occasioné leur révolte. Environnés de
conspirations domestiques, de séditions militaires et
de guerres civiles, ils tremblaient sur le bord de
l'abîme dans lequel, après les anxiétés les plus
cruelles, ils se voyaient tôt ou tard précipités. Ces
monarques précaires recevaient cependant les honneurs
dont pouvait disposer la flatterie des armées
et des provinces qui leur obéissaient; mais leurs
droits, fondés sur la rebellion, n'ont jamais pu obtenir
la sanction de la loi, ni être consignés dans
l'histoire. L'Italie, Rome et le sénat embrassèrent
constamment la cause de Gallien, qui seul fut regardé
comme le souverain de l'empire. A la vérité,
ce prince ne dédaigna point de reconnaître les armes
victorieuses d'Odenat, qui méritait cette honorable
distinction par sa conduite respectueuse envers
le fils de Valérien. Le sénat, avec l'approbation générale
des Romains, et du consentement de l'empereur,
conféra le titre d'Auguste au brave Palmyrénien;
et le gouvernement de l'Orient, qu'il possédait
déjà, semble lui avoir été confié d'une manière si
indépendante, qu'il le laissa comme une succession
particulière à son illustre veuve Zénobie
(178).
Suites fatales de ces usurpations.
Le spectacle de ce passage rapide et continuel de
la chaumière au trône, et du trône au tombeau, eût
pu amuser un philosophe indifférent, s'il était possible
à un philosophe de rester indifférent au milieu
des calamités générales du genre humain. L'élévation
de tant d'empereurs, leur puissance, leur mort,
devinrent également funestes à leurs sujets et à leurs
partisans. Le peuple, écrasé par d'horribles exactions,
leur fournissait les largesses immenses qu'ils
distribuaient aux troupes pour prix de leur fatale
grandeur. Quelque vertueux que fût leur caractère,
quelle que pût être la pureté de leurs intentions, ils
se trouvaient obligés de soutenir leur usurpation par
des actes fréquens de rapines et d'inhumanité. Lorsqu'ils
tombaient, ils enveloppaient des armées et
des provinces dans leur chute : il existe encore un
ordre affreux de Gallien à l'un de ses ministres après
la perte d'Ingenuus, qui avait pris la pourpre en
Illyrie. On ne peut lire sans frémir d'horreur la lettre
de ce prince, qui joignait à la mollesse la férocité
d'un tyran cruel. « Il ne suffit pas, dit-il, d'exterminer
ceux qui ont porté les armes; le hasard de
la guerre aurait pu m'être aussi utile. Que tous les
mâles, sans respect pour l'âge, périssent, pourvu
que dans l'exécution des enfans et des vieillards vous
trouviez le moyen de sauver notre réputation. Faites
mourir quiconque a laissé échapper une expression,
s'est permis une pensée contre moi; contre moi, le
fils de Valérien, le frère et le père de tant de princes
(179).
Songez qu'lngenuus fut empereur. Déchirez,
tuez, mettez en pièces. Je vous écris de ma propre
main : je voudrais vous inspirer mes propres sentimens
(180). »
Tandis que les forces de l'État se dissipaient
en querelles particulières, les provinces sans
défense restaient exposées aux attaques de quiconque
voulait les envahir. Les plus courageux d'entre
les usurpateurs, luttant sans cesse contre les dangers
de leur situation, se trouvaient obligés de conclure
avec l'ennemi commun des traités ignominieux, de
payer aux Barbares des tributs oppressifs pour acheter
leur neutralité ou leurs services, et d'introduire
des nations guerrières et indépendantes jusque dans
le centre de la monarchie romaine
(181).
Tels étaient les Barbares; tels les tyrans qui,
sous les règnes de Valérien et de Gallien, démembrèrent
les provinces, et réduisirent l'empire à un état
d'abaissement et de désolation d'où il semblait ne
pouvoir jamais se relever. Autant que nous l'a permis
la disette des matériaux, nous ayons essayé de
tracer avec ordre et avec clarté les événemens généraux
de cette période désastreuse; il nous reste encore
à parler des désordres de la Sicile, des tumultes
d'Alexandrie, et de la rebellion des Isauriens : ces
faits particuliers peuvent servir à jeter une vive lumière
sur l'affreux tableau que nous venons de présenter.
Désordres de la Sicile.
I. Toutes les fois que de nombreuses troupes de
brigands, multipliées par le succès et par l'impunité,
osent braver publiquement les lois de leur pays, au
lieu de chercher à s'y soustraire, c'est une preuve
certaine que la dernière classe de la société s'aperçoit
et abuse de la faiblesse du gouvernement. La situation
de la Sicile la mettait à l'abri des Barbares,
et la province désarmée ne pouvait soutenir un usurpateur;
elle fut déchirée par de plus viles mains.
Après avoir pillé cette île, autrefois florissante et
toujours fertile, une troupe séditieuse de paysans
et d'esclaves y régna pendant quelque temps, et rappela
le souvenir de ces guerres honteuses que Rome
avait eu à soutenir dans ses plus beaux jours
(182).
Les dévastations dont le laboureur était victime ou
complice, ruinaient l'agriculture en Sicile; et comme
les principales terres appartenaient à de riches
sénateurs, dont une des fermes comprenait souvent
tout le territoire d'une ancienne république, ces
troubles affectèrent peut-être la capitale de l'empire
plus vivement que toutes les conquêtes des Goths et
des Perses.
Tumulte d'Alexandrie.
II. La fondation d'Alexandrie, projet noble, conçu
et exécuté par le fils de Philippe, était un monument
de son génie. Bâtie sur un plan magnifique et
régulier, cette grande ville, qui ne le cédait qu'à
Rome elle-même, avait quinze milles de circonférence
(183).
On y comptait trois cent mille habitans
libres, outre un nombre au moins égal d'esclaves
(184).
Son port servait d'entrepôt aux riches marchandises
de l'Arabie et de l'Inde, qui affluaient dans la capitale
et dans les provinces de l'empire. L'oisiveté y
était inconnue; les différentes manufactures de verre,
de lin et de papyrus, employaient une quantité prodigieuse
de bras. Hommes, femmes, vieillards, enfans,
tous subsistaient par leur industrie; le boiteux
même ou l'aveugle ne manquait pas d'occupations
convenables à son état
(185).
Mais le peuple d'Alexandrie,
composé de plusieurs nations, réunissait à la
vanité et à l'inconstance des Grecs, l'opiniâtreté et
la superstition des Égyptiens. Le plus léger motif,
une disette momentanée de poisson ou de lentilles,
l'oubli d'un salut accoutumé, une méprise pour
quelque préséance dans les bains publics, quelquefois
même une dispute de religion
(186),
suffisait, en
tout temps, pour exciter des orages au milieu de
cette grande multitude, et y élever des ressentimens
furieux et implacables
(187).
Lorsque la captivité de
Valérien et l'indolence de son fils eurent relâché
l'autorité des lois, les Alexandrins s'abandonnèrent
à la rage effrénée de leurs passions; leur malheureuse
patrie devint le théâtre d'une guerre civile qui,
pendant plus de douze ans, fut à peine suspendue
(188)
par un petit nombre de trêves courtes et
mal observées. On avait coupé toute communication
entre les différens quartiers de la ville; toutes
les rues étaient teintes de sang; tous les édifices
considérables avaient été convertis en autant de citadelles;
enfin, le tumulte ne s'apaisa que lorsqu'une
grande partie d'Alexandrie eut été entièrement détruite.
Cent ans après, la vaste et magnifique enceinte
du Bruchion
(189),
avec ses palais et son muséum, résidence
des rois et des philosophes, présentait déjà,
comme aujourd'hui, une affreuse solitude
(190).
Rebellion des Isauriens.
III. La rebellion obscure de Trebellianus, proclamée
en Isaurie, petite province de l'Asie-Mineure,
eut des suites singulières et mémorables. Un officier
de Gallien détruisit bientôt ce fantôme de roi; mais
ses partisans, désespérant d'obtenir leur pardon,
résolurent de se soustraire à l'obéissance, non-seulement
de l'empereur, mais encore de l'empire; et ils
reprirent tout à coup leurs mœurs sauvages, dont
les traits primitifs n'avaient jamais été entièrement
effacés. Ils trouvèrent une retraite inaccessible dans
leurs rochers escarpés, branche de cette grande
chaîne de montagnes connue sous le nom de mont
Taurus. La culture de quelques vallées fertiles
(191)
leur procura les nécessités de la vie, et leur brigandage
les objets de luxe. Situés au centre de la monarchie
romaine, ils restèrent long-temps dans la
barbarie. Les successeurs de Gallien, incapables de
les soumettre par la force ou par la politique, élevèrent
des forteresses autour de leur pays
(192).
Ces
précautions, qui décelaient la faiblesse de l'État, ne
furent pas toujours suffisantes pour réprimer les incursions
de ces ennemis domestiques : les Isauriens,
étendant par degrés leur territoire jusqu'au rivage
de la mer, s'emparèrent de l'occident de la Cilicie,
pays montueux, autrefois la retraite de ces hardis
pirates contre lesquels la république avait été obligée
d'employer toutes ses forces sous la conduite du
grand Pompée
(193).
Famine et peste.
Nos préjugés lient si étroitement l'ordre de l'univers
avec le destin de l'homme, que cette sombre
période de l'histoire a été ornée d'inondations, de
tremblemens de terre, de météores, de ténèbres
surnaturelles et d'une foule de prodiges faux ou de
faits exagérés
(194).
Une famine longue et générale
offrit une calamité d'un genre plus sérieux. Celle
qui se fit sentir alors était une suite inévitable de
la tyrannie et de l'oppression qui, en détruisant les
moissons, enlevaient les productions présentes et
l'espoir d'une nouvelle récolte. La famine est presque
toujours accompagnée de maladies épidémiques,
effet ordinaire d'une nourriture peu abondante et
malsaine. D'autres causes doivent cependant avoir
contribué à cette peste cruelle, qui, depuis 250
jusqu'en 265, ravagea sans interruption toutes les
provinces, toutes les villes et presque toutes les
familles de l'empire romain. Pendant quelque temps
on vit mourir à Rome cinq mille personnes par jour,
et plusieurs villes qui avaient échappé aux mains des
Barbares furent entièrement dépeuplées
(195).
Diminution de l'espèce humaine.
Il nous est parvenu une circonstance très-curieuse,
qui n'est peut-être pas inutile à remarquer
dans le triste calcul des calamités humaines. On
conservait dans la ville d'Alexandrie un registre
exact des citoyens qui avaient droit à une distribution
de blé. On trouva que, sous le règne de Gallien,
le nombre des individus de quatorze à quatre-vingts
ans qui avaient part à cette rétribution, ne s'élevait
pas au-dessus de celui des hommes de quarante à
soixante-dix ans, qui la recevaient dans des temps
antérieurs
(196).
Ce fait authentique, en y appliquant
les meilleures tables de mortalité, prouve évidemment
qu'Alexandrie avait perdu plus de la moitié de
ses habitans. Si nous osions étendre l'analogie aux
autres provinces, nous pourrions soupçonner que
la guerre, la peste et la famine avaient emporté en
peu d'années la moitié de l'espèce humaine
(197).