CHAPITRE VII
Élévation et tyrannie de Maximin. Rebellion en Afrique et en
Italie, sous l'autorité du sénat. Guerres civiles et séditions.
Mort violente de Maximin et de son fils, de Maxime et de
Balbin, et des trois Gordiens. Usurpation et jeux séculaires de
Philippe.
Apparence ridicule et avantages solides d'une succession héréditaire.
De tous les gouvernemens établis parmi les hommes,
une monarchie héréditaire est celui qui semble
d'abord prêter le plus au ridicule. Peut-on voir en
effet, sans un sourire d'indignation, à la mort du
père, la propriété d'une nation, semblable à celle
d'un vil troupeau, passer à un enfant au maillot,
également inconnu au genre humain et à lui-même,
et les guerriers les plus braves, les citoyens les plus
habiles, renonçant à leur droit naturel, s'approcher
du berceau royal les genoux ployés, et faire à cet
enfant des protestations d'une fidélité inviolable ?
Telles sont les couleurs sous lesquelles la satire et la
déclamation peignent ce tableau : mais elles ont beau
le charger, en y réfléchissant mûrement, on sent
combien est respectable et utile un préjugé qui règle
la succession, et qui la rend indépendante des passions
humaines. On applaudit de bonne foi à tout ce
qui concourt à enlever à la multitude le pouvoir dangereux
et réellement idéal de se donner un chef.
Dans le silence de la retraite on peut tracer des
formes de gouvernement, où le sceptre soit remis
constamment entre les mains du plus digne, par le
suffrage libre et incorruptible de toute la société;
mais l'expérience détruit ces édifices sans fondemens,
et nous apprend que, dans un grand État, l'élection
d'un monarque ne peut jamais être dévolue à la partie
la plus nombreuse, ni même à la plus sage du
peuple. L'armée est la seule classe d'hommes suffisamment
unis pour embrasser les mêmes vues, et
revêtus d'une force assez grande pour les faire adopter
aux autres citoyens; mais le caractère des soldats,
accoutumés à la violence et à l'esclavage, les rend
incapables d'être les gardiens d'une constitution légale
ou même civile. La justice, l'humanité et les
talens politiques, leur sont trop peu connus, pour
qu'ils apprécient ces qualités dans les autres. La valeur
obtiendra leur estime, et la libéralité achètera
leur suffrage, mais le premier de ces deux mérites
se trouve souvent dans les âmes les plus féroces;
l'autre ne se développe qu'aux dépens du public, et
ils peuvent tous les deux être dirigés contre le possesseur
du trône par l'ambition d'un rival entreprenant.
Le défaut d'une succession héréditaire dans l'empire romain est la source des plus grandes calamités.
La supériorité de la naissance, lorsqu'elle est consacrée
par le temps et par l'opinion publique, est de
toutes les distinctions la plus simple et la moins
odieuse. Le droit reconnu enlève à la faction ses espérances,
et l'assurance du pouvoir désarme la cruauté
du monarque. C'est à l'établissement de ce principe
que nous sommes redevables de la succession paisible
et de la douce administration de nos monarchies
européennes. En Orient, où cette heureuse idée n'a
point encore pénétré, un despote est souvent obligé
de répandre le sang des peuples pour se frayer un
chemin au trône de ses pères. Cependant, même en
Asie, la sphère des prétentions est bornée, et ne renferme
ordinairement que les princes de la maison
régnante. Dès que le plus heureux des concurrens
s'est délivré de ses frères par l'épée ou par le cordon,
il ne conserve plus de soupçons contre les
classes inférieures de ses sujets. Mais l'empire romain,
après que l'autorité du sénat fut tombée dans
le mépris, devint un théâtre de confusion. Les rois,
les princes de leur sang, et même les nobles des
provinces, avaient été autrefois menés en triomphe
devant le char des superbes républicains. Les anciennes
familles de Rome, écrasées sous la tyrannie
des Césars, n'existaient plus. Ces princes avaient été
enchaînés par les formes d'une république, et jamais
ils n'avaient eu l'espoir de se voir renaître dans leur
postérité
(1) :
ainsi leurs sujets ne pouvaient se former
aucune idée d'une succession héréditaire. Comme
la naissance ne donnait aucun droit au trône,
chacun se persuada que son mérite devait l'y faire
monter. L'ambition, n'étant plus retenue par le frein
salutaire de la loi et du préjugé, prit un vol hardi,
et le dernier des hommes put, sans folie, espérer
d'obtenir dans l'armée, par sa valeur et avec le secours
de la fortune, un poste dans lequel un seul
crime le mettrait en état d'arracher le sceptre du
monde à un maître faible et détesté. Après le meurtre
d'Alexandre-Sévère et l'élévation de Maximin, aucun
empereur ne dut se croire en sûreté. Un paysan,
un Barbare, pouvait aspirer à cette dignité auguste
et en même temps si dangereuse.
Naissance et fortune de Maximin.
Trente-deux ans environ avant cette époque,
l'empereur Sévère, à son retour d'une expédition en
Asie, s'arrêta dans la Thrace pour célébrer, par des
jeux militaires, le jour de la naissance de Géta, le
plus jeune de ses fils. Les habitans du pays s'étaient
assemblés en foule pour contempler leur souverain.
Un jeune Barbare, de taille gigantesque, sollicita
vivement, dans son langage grossier, la permission
de disputer le prix de la lutte. Comme l'orgueil des
troupes aurait été humilié si un simple paysan de la
Thrace eût terrassé un soldat romain, on mit d'abord
le Barbare aux prises avec les plus forts valets du
camp. Seize d'entre eux tombèrent successivement
sous ses coups : il obtint pour récompense quelques
petits présens, et la liberté de s'enrôler dans les troupes.
Le jour suivant on le vit au milieu des nouvelles
recrues, dansant et célébrant sa victoire, selon
l'usage de son pays. Dès qu'il s'aperçut qu'il s'était
attiré l'attention de Sévère, il s'approcha du cheval
de ce prince, et le suivit à pied dans une course
longue et rapide, sans paraître fatigué. « Jeune homme,
dit l'empereur étonné, es-tu maintenant disposé
à lutter ? - Très volontiers, » répondit le Barbare; et
aussitôt il terrassa sept des plus forts soldats de l'armée.
Un collier d'or fut le prix de sa vigueur et de
son activité incroyables, et on le fit entrer immédiatement
dans les gardes à cheval qui accompagnaient
toujours la personne du souverain
(2).
Ses emplois et ses dignités militaires.
Maximin, tel était son nom, quoique né sur le
territoire de l'empire, descendait d'une race de Barbares.
Son père était Goth, et sa mère de la nation
des Alains. Leur fils déploya toujours une valeur
égale à sa force, et bientôt l'usage du monde adoucit,
ou plutôt déguisa sa férocité naturelle. Sous le règne
de Sévère et de Caracalla, il obtint le grade de centurion,
et il gagna l'estime de ces deux princes, dont
le premier se connaissait si bien en mérite. La reconnaissance
défendit à Maximin de servir sous l'assassin
de Caracalla, et l'honneur ne lui permit pas
de s'exposer aux outrages du lâche Élagabale. Il
reparut à la cour à l'avénement d'Alexandre, qui
lui confia un poste utile et honorable. La quatrième
légion, dont il fut nommé tribun, devint bientôt,
sous ses ordres, la mieux disciplinée de l'armée. Il
passa successivement par tous les grades militaires
(3),
avec l'applaudissement général des soldats,
qui se plaisaient à donner à leur héros favori les
noms d'Ajax et d'Hercule; et s'il n'eût point conservé
dans ses manières une teinte trop forte de son origine
sauvage, peut-être l'empereur aurait-il accordé
sa sœur en mariage au fils d'un paysan de la
Thrace
(4).
Conspiration de Maximin.
Ces faveurs, loin d'inspirer à Maximin la fidélité
qu'il devait à un maître bienfaisant, ne servirent qu'à
enflammer son ambition. Il ne croyait pas sa fortune
proportionnée à son mérite, tant qu'il serait obligé
de reconnaître un supérieur. Quoique la sagesse ne
le guidât jamais, il n'était pas dépourvu, sur ses intérêts,
d'une sorte d'adresse qui lui fit découvrir le
mécontentement de l'armée, et qui lui donna les
moyens d'en profiter pour s'élever sur les ruines de
l'empereur. Il est aisé à la faction et à la calomnie de
lancer des traits empoisonnés sur la conduite des
meilleurs princes, et de défigurer même leurs vertus,
en les confondant avec leurs défauts, auxquels
elles tiennent de si près. Les troupes écoutèrent avec
plaisir les émissaires de Maximin, et elles rougirent
de leur patience, qui, depuis treize ans, les retenait
honteusement dans les liens d'une discipline pénible,
établie par un Syrien efféminé qui rampait lâchement
aux pieds de sa mère et du sénat. « Il est temps,
s'écriaient elles, d'abattre ce vain fantôme de l'autorité
civile, et de choisir pour prince et pour général
un véritable soldat nourri dans les camps, accoutumé
aux fatigues de la guerre, capable, en un mot,
de maintenir la gloire de l'empire, et d'en distribuer
les trésors aux compagnons de sa fortune. » Une
grande armée, commandée par l'empereur en personne,
était alors assemblée sur les rives du Rhin,
pour aller combattre les Barbares, contre lesquels,
aussitôt après la guerre de Perse, l'empereur avait
été obligé de marcher; et l'on avait confié à Maximin
le soin important de discipliner et de passer en
revue les nouvelles levées.
Ann. 235, 19 mars.
Un jour, comme il entrait
dans le lieu des exercices, les troupes, excitées par
un mouvement subit ou par une conspiration déjà
formée, le saluèrent empereur, firent cesser ses refus
obstinés par des acclamations redoublées, et se
hâtèrent de consommer leur rebellion, en trempant
leurs mains dans le sang d'Alexandre.
Meurtre d'Alexandre-Sévère.
Les circonstances de la mort de ce prince sont
rapportées différemment. Quelques écrivains ont prétendu
qu'il rendit le dernier soupir sans avoir eu la
moindre connaissance de l'ingratitude et de l'ambition
de Maximin. Selon eux, l'empereur, après avoir
pris un léger repas en présence de l'armée, s'était
retiré pour dormir; vers la septième heure du jour,
un parti de ses propres gardes pénétra dans la tente
impériale, et perça de plusieurs coups ce prince
vertueux et sans défiance
(5).
Si nous ajoutons foi à
un récit différent, mais beaucoup plus probable,
Maximin fut revêtu de la pourpre par un nombreux
détachement à quelques milles de distance du quartier
général, et il comptait plus sur les vœux secrets
que sur une déclaration publique de la grande armée.
Alexandre eut le temps de ranimer parmi les
soldats un faible sentiment d'honneur et de fidélité;
mais ils levèrent l'étendard de la révolte à l'aspect
de Maximin, qui se déclara l'ami et le défenseur de
l'ordre militaire, et qui fut aussitôt proclamé par
les légions empereur des Romains. Alexandre, trahi
et abandonné, se retira dans sa tente, pour n'être
pas exposé, dans ses derniers momens, aux insultes
de la multitude. Un tribun et quelques centurions
l'y suivirent bientôt l'épée à la main : au lieu de
recevoir le coup fatal avec une ferme résolution, il
déshonora, par des cris impuissans et par de vaines
supplications, la fin de sa vie; et le mépris de sa
faiblesse diminua quelque chose de la juste pitié
qu'inspiraient son innocence et son malheureux sort.
Sa mère Mammée, qu'il avait accusée hautement
d'avoir été la cause de sa ruine par son avarice et
par son orgueil, périt avec lui; et ses plus fidèles
amis furent sacrifiés à la première fureur des soldats.
On en réserva seulement quelques-uns pour être,
par la suite, les victimes de la cruauté réfléchie de
l'usurpateur. Ceux qui éprouvèrent les traitemens
les plus doux, furent dépouillés de leurs emplois
et chassés ignominieusement de la cour et de l'armée
(6).
Tyrannie de Maximin.
Les premiers tyrans de Rome, Caligula, Néron,
Commode, Caracalla, étaient tous de jeunes princes
sans mœurs et sans expérience
(7),
élevés dans la
pourpre et corrompus par l'orgueil du pouvoir, par
le luxe de Rome et par la voix perfide de la flatterie.
La cruauté de Maximin tenait à un principe différent,
la crainte du mépris. Quoiqu'il comptât sur
l'attachement des soldats, qui retrouvaient en lui
les vertus dont ils faisaient profession, il ne pouvait
se dissimuler que son origine obscure et barbare,
que son air sauvage et que son ignorance totale des
arts et des institutions de la vie sociale
(8),
formaient
un contraste défavorable avec le caractère aimable
de l'infortuné Alexandre. Il n'avait point oublié que,
dans un état plus humble, il avait attendu plus d'une
fois à la porte des nobles de Rome, et que souvent
l'insolence des esclaves l'avait empêché de paraître
devant ces fiers patriciens. Il se rappelait aussi l'amitié
d'un petit nombre qui l'avaient secouru dans sa
pauvreté, et qui avaient guidé ses premiers pas dans
la carrière des honneurs. Mais ceux qui avaient dédaigné
le paysan de la Thrace, et ceux qui l'avaient
protégé, étaient coupables du même crime; ils
avaient tous été témoins de son obscurité. Plusieurs
furent punis de mort; et en livrant aux supplices la
plupart de ses bienfaiteurs, Maximin publia en caractères
de sang l'histoire ineffaçable de sa bassesse
et de son ingratitude
(9).
L'âme noire et féroce du tyran recevait avidement
toutes sortes d'impressions sinistres contre les citoyens
les plus distingués par leur naissance et par
leur mérite. Dès que le mot de trahison venait l'effrayer,
sa cruauté n'avait plus de bornes, et devenait
inexorable. On avait découvert ou imaginé une conspiration
contre sa vie; Magnus, sénateur consulaire,
était nommé comme le principal auteur du
complot; et, sans qu'on entendit un seul témoin,
sans jugement, sans avoir la permission de se défendre,
il fut mis à mort avec quatre mille de ses
prétendus complices. Une foule innombrable d'espions
et de délateurs infestaient l'Italie et les provinces :
sur la plus légère accusation, les premiers citoyens
de l'État qui avaient gouverné des provinces,
commandé des armées, possédé le consulat et porté
les ornemens du triomphe, étaient chargés de chaînes,
conduits ignominieusement sur des chariots publics
et en présence de l'empereur. La confiscation,
l'exil, ou une mort simple, passaient pour des exemples
extraordinaires de sa douceur. Il fit enfermer
dans des peaux de bêtes nouvellement égorgées,
plusieurs des malheureux qu'il destinait à la mort;
d'autres furent déchirés par des animaux, et quelques-uns
expirèrent sous des coups de massue. Pendant
les trois années de son règne, il dédaigna de
visiter Rome ou l'Italie. Des circonstances particulières
l'avaient obligé de transporter son armée des
rives du Rhin aux bords du Danube. Son camp était
le siége de cet affreux despotisme, qui, ouvertement
soutenu par la puissance terrible de l'épée,
foulait aux pieds les lois et l'équité
(10).
Il ne souffrait
auprès de lui aucun homme d'une naissance illustre,
ou qui fût connu par des qualités éminentes ou par
des talens pour l'administration. La cour d'un empereur
romain retraçait l'image de ces anciens chefs
d'esclaves ou de gladiateurs, dont le souvenir inspirait
encore la terreur, et dont on ne se rappelait
qu'en frémissant la puissance formidable.
Oppression des provinces.
Tant que la cruauté de Maximin ne frappa que
des sénateurs illustres, ou même ces hardis aventuriers
qui s'exposaient, à la cour et à l'armée, aux
caprices de la fortune, le peuple contempla ces scènes
sanglantes avec indifférence, et peut-être avec
plaisir. Mais l'avarice du tyran, irritée par les désirs
insatiables des soldats, attaqua enfin les propriétés
publiques. Chaque ville possédait un revenu indépendant,
destiné à des achats de blé pour la multitude,
et aux dépenses qu'exigeaient les jeux et les
spectacles : un seul acte d'autorité confisqua en un
moment toutes ces richesses au profit de l'empereur.
Les temples furent dépouillés des offrandes en or et
en argent, que la superstition y avait consacrées depuis
tant de siècles, et les statues élevées en l'honneur
des dieux, des héros et des souverains, servirent
à frapper de nouvelles espèces. Ces ordres impies
ne pouvaient être exécutés, sans donner lieu à
des soulèvemens et à des massacres. En plusieurs endroits,
le peuple aima mieux mourir pour ses autels,
que de voir, dans le sein de la paix, ses villes exposées
aux déprédations et à toutes les horreurs de
la guerre. Les soldats eux-mêmes, qui partageaient
ces dépouilles sacrées, rougissaient de les recevoir.
Quoique endurcis à la violence, ils redoutaient les
justes reproches de leurs parens et de leurs amis. Il
s'éleva dans tout l'univers romain un cri général
d'indignation, qui appelait la vengeance sur la tête
de l'ennemi commun du genre humain; enfin, un
acte particulier d'oppression souleva contre lui les
habitans d'une province jusqu'alors tranquille et
désarmée
(11).
Révolte en Afrique.
L'intendant de l'Afrique était le digne ministre
d'un maître qui regardait les amendes et les confiscations
comme une des branches les plus considérables
du revenu impérial. Une sentence inique avait été
portée contre quelques-uns des jeunes gens les plus
riches de la contrée; son exécution les aurait dépouillés
de la plus grande partie de leur patrimoine.
Dans cette extrémité, le désespoir leur inspire une
résolution qui devait compléter ou prévenir leur
ruine. Après avoir obtenu trois jours avec beaucoup
de difficultés, ils profitent de ce délai pour faire venir
de leurs terres et rassembler autour d'eux un grand
nombre d'esclaves et de paysans armés de haches et
de massues, et entièrement dévoués aux ordres de
leurs seigneurs. Les chefs de la conspiration ayant
été admis à l'audience de l'intendant, le frappent de
leurs poignards, qu'ils avaient cachés sous leurs
robes. Suivis aussitôt d'une troupe tumultueuse, ils
s'emparent de la petite ville de Thysdrus
(12),
et arborent
l'étendard de la rebellion contre le maître de
l'empire romain. Ils fondaient leurs espérances sur
la haine générale qu'avait inspirée Maximin, et ils
prirent sagement le parti d'opposer à ce tyran détesté
un empereur qui, par des vertus douces, se fût
déjà concilié l'amour des peuples, et dont l'autorité
sur la province donnât du poids à leur entreprise.
Gordien, leur proconsul, qu'ils avaient choisi, refusa
de bonne foi ce dangereux honneur. Il les conjura,
les larmes aux yeux, de lui laisser terminer
en paix une vie innocente, et de ne pas le forcer à
tremper ses mains, déjà affaiblies par l'âge, dans le
sang de ses concitoyens. Leurs menaces le contraignirent
d'accepter la pourpre impériale, seul rempart
qui lui restât désormais contre la fureur de
Maximin, puisque, selon la maxime d'un tyran, on
mérite la mort dès qu'on a été jugé digne du trône,
et que délibérer, c'est déjà se rendre coupable de
rébellion
(13).
Caractère et élévation des deux Gordiens.
La famille de Gordien était une des plus illustres
du sénat de Rome. Il descendait des Gracques par
son père, et par sa mère, de l'empereur Trajan.
Une fortune considérable le mettait en état de soutenir
la dignité de sa naissance, et dans l'usage qu'il
en faisait, il déployait l'élégance de son goût et
toute la bienfaisance de son âme. Le palais que le
grand Pompée avait autrefois occupé à Rome appartenait
depuis plusieurs générations à la famille des
Gordiens
(14).
Il était décoré d'anciens trophées de
victoires navales, et orné des ouvrages de la peinture
moderne. La maison de campagne de Gordien,
située sur le chemin qui menait à Préneste, était
fameuse par des bains d'une beauté et d'une grandeur
singulières, par trois galeries magnifiques, longues
de cent pieds, et par un superbe portique élevé
sur deux cents colonnes des quatre espèces de marbre
les plus rares et les plus chères
(15).
Les jeux publics
dont il avait fait la dépense semblent être au-dessus
de la fortune d'un sujet. L'amphithéâtre était rempli
de plusieurs centaines de bêtes sauvages et de gladiateurs
(16).
Bien différent des autres magistrats qui
célébraient dans Rome seulement un petit nombre
de fêtes solennelles, Gordien, lorsqu'il fut édile,
donna des spectacles tous les mois; et, pendant son
consulat, les principales villes d'Italie éprouvèrent
sa magnificence. Il fut élevé deux fois à cette dernière
dignité par Caracalla et par Alexandre; car il
possédait le rare talent de mériter l'estime des princes
vertueux, sans alarmer la jalousie des tyrans.
Sa longue carrière fut partagée entre l'étude des lettres
et les paisibles honneurs de Rome. Il refusa
prudemment le commandement des armées et le gouvernement
des provinces, jusqu'à ce qu'il eût été
nommé proconsul d'Afrique par le sénat, et avec le
consentement d'Alexandre
(17).
Tant que ce prince
vécut, l'Afrique fut heureuse sous l'administration
de son digne représentant. Après l'usurpation du
barbare Maximin, Gordien adoucit les maux qu'il
ne pouvait prévenir. Lorsqu'il accepta, malgré lui,
la pourpre impériale, il était âgé de plus de quatre-vingts
ans. On se plaisait à contempler dans ce
vieillard respectable les restes uniques et précieux
du siècle fortuné des Antonins, dont il retraçait les
vertus par sa conduite, et qu'il avait célébrées dans
un poème élégant de trente livres. Le fils de ce vénérable
proconsul l'avait accompagné en Afrique en
qualité de lieutenant : il fut pareillement proclamé
empereur par les habitans de la province. Le jeune
Gordien avait des mœurs moins pures que celles de
son père, mais son caractère était aussi aimable.
Vingt-deux concubines reconnues, et une bibliothèque
de soixante-deux mille volumes, attestent la
diversité de ses goûts; et, d'après ce qui resta de
lui, il paraît que les femmes et les livres étaient
plutôt destinés à son usage qu'à une vaine ostentation
(18).
Le peuple romain retrouvait dans ses traits
l'image chérie de Scipion l'Africain; et, se rappelant
que sa mère était petite-fille d'Antonin le Pieux, il
se flattait que les vertus du jeune Gordien, cachées
jusqu'alors dans le luxe indolent d'une vie privée,
allaient bientôt se développer sur un plus grand
théâtre.
Ils sollicitent la confirmation de leur autorité.
Dès que les Gordiens eurent apaisé les premiers
tumultes d'une élection populaire, ils se rendirent
à Carthage. Ils furent reçus avec transport par les
Africains, qui honoraient leurs vertus, et qui, depuis
le successeur de Trajan, n'avaient jamais contemplé
la majesté d'un empereur romain. Mais ces
vaines démonstrations ne pouvaient ni confirmer ni
fortifier le titre des deux princes; ils se déterminèrent,
par principe autant que par intérêt, à se munir
de l'approbation du sénat. Une députation, composée
des plus nobles de la province, se rendit
immédiatement dans Rome, pour exposer et justifier
la conduite de leurs compatriotes, qui, après avoir
souffert si long-temps avec patience, étaient maintenant
résolus d'agir avec vigueur. Les lettres des
nouveaux empereurs étaient modestes et respectueuses;
ils s'excusaient sur la nécessité qui les avait
forcés d'accepter le titre impérial, et ils soumettaient
leur destin à la décision suprême du sénat
(19).
Le sénat ratifie l'élection des Gordiens.
Cette assemblée ne balança pas sur une réponse
favorable, et les sentimens ne furent point partagés.
La naissance et les nobles alliances des Gordiens les
liaient intimement avec les plus illustres maisons de
Rome. Leur grande fortune leur avait procuré beaucoup
de partisans dans le sénat, et leur mérite un
grand nombre d'amis. Leur douce administration
faisait entrevoir dans un avenir brillant non seulement
la fin des calamités qui déchiraient l'État, mais
encore le rétablissement de la république. La terreur
inspirée par la violence militaire, qui d'abord
avait forcé les sénateurs à fermer les yeux sur le
meurtre du vertueux Alexandre, et à ratifier l'élection
d'un paysan barbare
(20),
produisit alors l'effet
contraire, et les excita à soutenir les droits violés
de la liberté et de l'humanité. On connaissait la
haine implacable de Maximin contre le sénat. Les
soumissions les plus respectueuses ne pouvaient le
fléchir; l'innocence la plus réservée n'aurait point
été à l'abri de ses cruels soupçons. Les sénateurs,
déterminés par de pareils motifs et par le soin de
leur propre sûreté, résolurent de courir le hasard
d'une entreprise dont ils étaient bien sûrs d'être les
premières victimes, si elle ne réussissait pas.
Ces considérations, et d'autres peut-être d'une
nature plus particulière, avaient d'abord été discutées
dans une conférence entre les consuls et les
magistrats. Dès qu'ils eurent pris leur résolution,
ils convoquèrent tous les sénateurs dans le temple
de Castor, selon l'ancienne forme du secret
(21),
instituée
pour réveiller leur attention et pour cacher
leurs décrets. « Pères conscrits, dit le consul Syllanus,
les Gordiens, revêtus tous les deux d'une dignité
consulaire, l'un votre proconsul, l'autre votre
lieutenant en Afrique, viennent d'être déclarés empereurs
avec le consentement général de cette province.
Rendons des actions de grâces, continua-t-il
courageusement, à la jeunesse de Thysdrus; rendons
des actions de grâces à nos généreux défenseurs, les
fidèles habitans de Carthage, qui nous délivrent d'un
monstre horrible. Pourquoi m'écoutez-vous ainsi
froidement, hommes timides ? pourquoi jetez-vous
l'un sur l'autre des regards inquiets ? pourquoi hésitez-vous ?
Maximin est l'ennemi de l'État : puisse son
inimitié expirer bientôt avec lui ! puissions-nous
recueillir long-temps les fruits de la sagesse et de la
fortune de Gordien le père, de la valeur et de la
constance de Gordien le fils
(22) ! »
La noble ardeur
du consul ranima l'esprit languissant du sénat.
Il déclare Maximin ennemi public.
Un
décret unanime ratifia l'élection des Gordiens, déclara
Maximin, son fils, et tous leurs partisans traîtres
à la patrie, et offrit de grandes récompenses à
ceux qui auraient le courage ou le bonheur d'en délivrer
l'État.
Le sénat prend le commandement de Rome et de l'Italie.
Dans l'absence de l'empereur, un détachement des
gardes prétoriennes était resté à Rome, pour défendre
ou plutôt pour gouverner la capitale. Le préfet
Vitalien avait signalé sa fidélité envers Maximin, par
l'ardeur avec laquelle il avait exécuté et même prévenu
ses ordres cruels. Sa mort seule pouvait assurer
l'autorité chancelante des sénateurs, et mettre leurs
personnes à l'abri de tout danger. Avant que leur
décision eût transpiré, un questeur et quelques tribuns
furent chargés d'ôter la vie au préfet. Ils remplirent
leur commission avec un succès égal à la
hardiesse de l'entreprise; et, tenant à la main le poignard
ensanglanté, ils coururent dans toutes les rues
de la ville, en annonçant au peuple et aux soldats la
nouvelle de l'heureuse révolution. L'enthousiasme
de la liberté fut secondé par des promesses de récompenses
considérables en argent et en terres. On renversa
les statues de Maximin, et la capitale reconnut
avec transport l'autorité des deux empereurs et celle
du sénat
(23).
Le reste de l'Italie suivit l'exemple de
Rome.
Il se prépare à soutenir une guerre civile.
Un nouvel esprit animait cette assemblée subjuguée
depuis si long-temps par la licence militaire et
par un despotisme farouche. Le sénat se saisit des
rênes du gouvernement, et prit les mesures les plus
sages pour venger, les armes à la main, la cause de
la liberté. Dans cette foule de sénateurs consulaires,
qui, par leur mérite et par leurs services, avaient
obtenu les faveurs d'Alexandre, il fut aisé d'en trouver
vingt capables de commander des armées et de
conduire une guerre. Ce fut à eux que l'on confia la
défense de l'Italie : on leur assigna à chacun différens
départemens. Ils avaient ordre de faire de nouvelles
levées, de discipliner la jeunesse italienne, et
surtout de fortifier les ports et les grands chemins,
dans la crainte d'une invasion. On envoya en même
temps aux gouverneurs de quelques provinces plusieurs
députés choisis parmi les plus distingués du
sénat et de l'ordre équestre, pour les conjurer de
voler au secours de la patrie, et de rappeler aux
nations les nœuds de leur ancienne amitié avec le
peuple romain. Le respect que l'on eut généralement
pour ces députés, et l'empressement de l'Italie et des
provinces à prendre le parti du sénat, prouve suffisamment
que les sujets de Maximin étaient réduits à
cet étrange état de malheur, dans lequel un peuple a
plus à craindre de l'oppression que de la résistance.
Le sentiment intime de cette triste vérité inspire un
degré de fureur opiniâtre, qui caractérise rarement
ces guerres civiles soutenues par les artifices de quelques
chefs factieux et entreprenans
(24).
Défaite et mort des deux Gordiens. Ann. 237, 3 juillet.
Mais tandis que l'on embrassait la cause des Gordiens
avec tant d'ardeur, les Gordiens eux-mêmes
n'étaient plus. La faible cour de Carthage avait pris
l'alarme à la nouvelle de la marche rapide de Capellianus,
gouverneur de la Mauritanie, qui, suivi
d'une petite bande de vétérans et d'une troupe formidable
de Barbares, fondit sur une province fidèle
à son nouveau souverain, mais incapable de le défendre.
Le jeune Gordien s'avança au devant de l'ennemi,
à la tête d'un petit nombre de gardes et d'une
multitude indisciplinée, élevée dans le luxe et l'oisiveté
de Carthage. Sa valeur inutile ne servit qu'à lui
procurer une mort glorieuse sur le champ de bataille.
Son père, qui n'avait régné que trente-six jours, mit
fin à sa vie dès qu'il apprit cette défaite. Carthage,
sans défense, ouvrit ses portes au vainqueur, et l'Afrique
se trouva exposée à l'avidité cruelle d'un esclave
qui, pour plaire à son maître, était obligé de
paraître devant lui avec d'immenses trésors, et les
mains teintes du sang d'un grand nombre de citoyens
(25).
Maxime et Balbin déclarés empereurs par le sénat. 9 juillet.
Le sort imprévu des Gordiens remplit Rome d'une
juste terreur. Le sénat, convoqué dans le temple de
la Concorde, affecta de s'occuper des affaires du jour;
il tremblait d'envisager les malheurs dont il était menacé.
Le silence et la consternation régnaient dans
toute l'assemblée, lorsqu'un sénateur, du nom et de
la famille de Trajan, entreprit de relever le courage
de ses concitoyens. Il leur représenta que depuis long-temps
il n'était plus en leur pouvoir de temporiser ni
d'user de réserve; que Maximin, naturellement implacable
et irrité par leurs dernières démarches, s'avançait
vers l'Italie, à la tête de toutes les forces de
l'empire; que, pour eux, il ne leur restait d'autre
alternative que d'aller dans la plaine à la rencontre
de l'ennemi public, où d'attendre avec soumission les
tourmens cruels et la mort ignominieuse destinés à
des rebelles malheureux. « Nous avons perdu, continua-t-il,
deux excellens princes; mais, à moins
que nous ne trahissions notre propre cause, les espérances
de la république n'ont point péri avec les Gordiens.
J'aperçois ici un grand nombre de sénateurs
dignes, par leurs vertus, de monter sur le trône, et
capables, par leurs qualités éminentes, d'en soutenir
la majesté. Élisons deux empereurs, dont l'un soit
chargé de la guerre contre le tyran, tandis que l'autre
restera dans Rome pour diriger l'administration
civile. Je brave volontiers l'envie, et, sans craindre
de m'exposer au danger d'une élection, je donne ma
voix en faveur de Maxime et de Balbin. Ratifiez mon
choix, pères conscrits, ou couronnez d'autres citoyens
plus dignes de l'empire. » L'appréhension générale
imposa silence aux murmures de la jalousie; le mérite
des deux candidats était universellement reconnu.
Toute l'assemblée retentit d'acclamations sincères, et
l'on entendit de tous côtés : « Victoire et longue vie
aux empereurs Maxime et Balbin ! Vous êtes heureux
au jugement du sénat; puisse la république être heureuse
sous votre administration
(26) ! »
Leur caractère.
Rome fondait, avec justice, les plus belles espérances
sur la vertu et sur la réputation des nouveaux
empereurs. Le genre particulier de leurs talens les
rendait propres chacun aux différens départemens de
la guerre et de la paix. Ils pouvaient être assis sur le
même trône sans qu'il s'élevât entre eux aucune émulation
dangereuse. Orateur distingué, poëte célèbre,
sage magistrat, Balbin avait exercé avec intégrité et
avec de justes applaudissemens la juridiction civile
dans presque toutes les provinces intérieures de l'empire.
Sa naissance était illustre
(27),
sa fortune considérable;
ses manières étaient généreuses et affables :
un sentiment de dignité corrigeait en lui l'amour du
plaisir, et les charmes d'une vie agréable ne le détournèrent
jamais de l'application aux affaires. Maxime
avait moins d'aménité dans le caractère : sorti d'une
origine obscure, il s'était élevé, par son habileté et
par sa valeur, aux premiers emplois de l'État et de
l'armée. Ses victoires sur les Sarmates et sur les Germains,
l'austérité de ses mœurs et l'impartialité de
ses jugemens lorsqu'il était préfet de la ville, lui
avaient concilié l'estime des citoyens, dont l'aimable
Balbin possédait toute l'affection. Ces deux collègues
avaient été consuls; Balbin même avait joui deux fois
de cette honorable dignité : tous les deux avaient été
nommés parmi les vingt lieutenans du sénat; et comme
l'un était âgé de soixante ans, l'autre de soixante-quatorze
(28),
ils étaient parvenus à cette maturité que
donnent l'âge et l'expérience.
Tumulte à Rome. Le plus jeune des Gordiens est nommé César.
Lorsque le sénat leur eut conféré les puissances consulaire
et tribunitienne, le titre de pères de la patrie,
et la dignité de grand pontife, Maxime et Balbin montèrent
au Capitole pour rendre des actions de grâces
aux dieux tutélaires de Rome
(29).
La solennité des
sacrifices fut troublée par un soulèvement du peuple.
La sévérité de Maxime déplaisait à cette multitude
licencieuse; la douceur, l'humanité de Balbin, ne lui
en imposaient point assez. Bientôt la foule s'augmente,
et les mutins entourent le temple de Jupiter,
en frappant l'air de leurs cris : ils réclament, comme
un titre légitime, le droit de ratifier l'élection d'un
souverain; et ils demandent avec une modération
apparente, qu'outre les deux empereurs déjà nommés
par le sénat on en choisisse un troisième dans
la famille des Gordiens, comme une juste marque de
reconnaissance envers ces deux princes, qui avaient
sacrifié leur vie pour la république. Maxime et Balbin,
à la tête des gardes de la ville et des plus jeunes
de l'ordre équestre, entreprennent de se faire jour à
travers les rebelles : la multitude, armée de pierres
et de bâtons, repousse ces princes, et les force de
se réfugier dans le Capitole. Il est prudent de céder
lorsque la dispute, quelle que puisse en être l'issue,
doit être fatale aux deux partis. Un enfant, âgé seulement
de treize ans, petit-fils du vieux Gordien et
neveu
(30)
du plus jeune, fut montré au peuple avec
les ornemens et le titre de César. Cette facile condescendance
apaisa le tumulte; et les deux empereurs,
après avoir été reconnus paisiblement dans Rome, se
préparèrent à défendre l'Italie contre l'ennemi public.
Maximin se dispose à attaquer le sénat et son empereur.
Tandis qu'à Rome et dans le sein de l'Afrique les
révolutions se succédaient avec une rapidité inconcevable,
l'esprit de Maximin était déchiré par les passions
les plus violentes. On prétend qu'il reçut, non
en homme, mais en bête féroce, la nouvelle de la
rebellion des Gordiens et du décret solennel rendu
contre sa personne. Trop éloigné du sénat pour lui
faire éprouver toute sa rage, il voulait, dans les premiers
mouvemens d'une fureur aveugle, souiller ses
mains du sang de son fils, de ses amis et de tous ceux
qui osaient l'approcher. Il s'applaudissait à peine de
la chute précipitée des Gordiens, lorsqu'il apprit que
les sénateurs, renonçant à tout espoir de pardon,
avaient élu de nouveau deux princes dont il ne pouvait
ignorer le mérite. La vengeance était la dernière
ressource de Maximin, et les armes seules pouvaient
lui procurer cette unique consolation : il se trouvait
à la tête des meilleures légions romaines, qu'Alexandre
avait rassemblées de toutes les parties de
l'empire. Trois campagnes heureuses, contre les Sarmates
et contre les Germains, avaient élevé leur réputation,
exercé leur discipline, et augmenté même
leur nombre, en remplissant leurs rangs d'une foule
de jeunes Barbares. Maximin avait passé sa vie dans
les camps; et l'histoire ne peut lui refuser la valeur
d'un soldat, ni même les talens d'un général expérimenté
(31).
Il était à présumer qu'un prince de ce
caractère, au lieu de laisser à la rébellion le temps
de se fortifier, se transporterait sur-le-champ des
rives du Danube aux bords du Tibre, et que son armée
victorieuse, pleine de mépris pour le sénat, et
impatiente de s'emparer des dépouilles de l'Italie,
devait brûler du désir de terminer une conquête facile
et lucrative. Cependant, autant que nous pouvons
en juger par la chronologie obscure de cette
période
(32),
il paraît que Maximin, retardé par les
opérations de quelque guerre étrangère, ne marcha
que le printemps suivant en Italie. D'après la conduite
prudente de ce prince, nous sommes portés à
croire que les traits farouches de son caractère ont été
exagérés par l'esprit de parti; que ses passions, quoique
impétueuses, se soumettaient à la force de la
raison, et que son âme barbare avait quelques étincelles
du noble génie de Sylla
(33),
qui subjugua les
ennemis de Rome avant de songer à venger ses injures
particulières.
Il marche en Italie. Ann. 238, février.
Lorsque les troupes de Maximin, qui s'avançaient
en bon ordre, arrivèrent au pied des Alpes Juliennes,
elles furent effrayées du silence et de la désolation
qui régnaient sur les frontières de l'Italie. Elles
trouvèrent partout les villages déserts, les villes abandonnées :
les habitans avaient pris la fuite à leur approche,
emmenant avec eux leurs troupeaux. Les
provisions avaient été emportées ou détruites, les
ponts rompus; enfin, il n'existait plus rien qui put
servir d'asile à l'ennemi, ou lui procurer des vivres.
Tels avaient été les ordres des généraux du sénat,
dont le sage projet était de prolonger la guerre, de
ruiner l'armée de Maximin par les attaques lentes
de la famine, et de l'obliger à consumer ses forces au
siège des principales villes d'Italie, abondamment
pourvues d'hommes et de munitions.
Siége d'Aquilée.
Aquilée reçut et soutint le premier choc de l'invasion.
Les courans qui tombent dans la mer Adriatique,
à l'extrémité du golfe de ce nom, grossis alors
par la fonte des neiges
(34),
opposèrent aux armes de
Maximin un obstacle imprévu : cependant il fit construire
un pont avec de grosses futailles artistement
liées ensemble; et dès qu'il se fut transporté de l'autre
côté du torrent, il arracha les vignes qui embellissaient
les environs d'Aquilée, démolit les faubourgs,
et en employa les matériaux à bâtir des tours et des
machines pour attaquer la ville de tous côtés. On venait
de réparer à la hâte les murailles qui étaient tombées
en ruine pendant la tranquillité d'une longue
paix; mais le plus ferme rempart d'Aquilée consistait
dans la résolution des citoyens, qui tous, loin de
se montrer abattus, tiraient un nouveau courage de
l'excès du danger, et de la connaissance qu'ils avaient
de l'implacable caractère de Maximin. Crispinus et
Ménophile, deux des vingt lieutenans du sénat, et
qui s'étaient jetés dans la place avec un petit corps
de troupes régulières, soutenaient et dirigeaient la
valeur des habitans. Les troupes de Maximin furent
repoussées dans plusieurs assauts, et ses machines
brûlées par les feux que les assiégés faisaient pleuvoir
du haut de leurs murs. Le généreux enthousiasme
des Aquiléens ne leur permettait pas de douter de la
victoire; ils combattaient, persuadés que Belenus,
leur divinité tutélaire, prenait en personne la défense
de ses adorateurs
(35).
Conduite de Maxime.
L'empereur Maxime, qui s'était avancé jusqu'à Ravenne
pour couvrir cette importante place, et pour
hâter les préparatifs militaires, pesait l'événement de
la guerre dans la balance exacte de la raison et de la
politique. Il savait trop bien qu'une seule ville ne
pouvait résister aux efforts constans d'une grande armée,
et il craignait que l'ennemi, fatigué de la résistance
opiniâtre des assiégés, n'abandonnât subitement
un siége inutile, et ne marchât droit à Rome. Le
destin de l'empire et la cause de la liberté auraient
été alors remis au hasard d'une bataille; et quelle armée
avait-il à opposer aux redoutables vétérans du
Rhin et du Danube ? quelques troupes nouvellement
levées parmi la jeunesse italienne, remplie d'une
noble ardeur, mais énervée par le luxe, et un corps
de Germains auxiliaires, sur la fermeté duquel il eût
été dangereux de compter dans la chaleur du combat.
Au milieu de ces justes alarmes, une conspiration secrète
punit les crimes de Maximin, et délivra Rome
des calamités qui auraient certainement suivi la victoire
d'un Barbare furieux.
Meurtre de Maximin et de son fils. Ann. 238, avril.
Jusqu'alors le peuple d'Aquilée avait à peine
éprouvé quelques maux inséparables d'un siège : ses
magasins étaient abondamment pourvus, et plusieurs
fontaines d'eau douce renfermées dans l'enceinte de
la place assuraient aux habitans des ressources inépuisables.
Les soldats de Maximin, au contraire,
exposés à toutes les inclémences de l'air, désolés par
une maladie contagieuse, se voyaient encore en proie
aux horreurs de la famine. Partout aux environs, les
campagnes étaient dévastées, les fleuves souillés de
sang et remplis de cadavres : le désespoir et le découragement
commençaient à s'emparer des troupes;
et comme toute communication avait été interceptée,
elles se persuadèrent que l'empire entier
avait embrassé la cause du sénat, et qu'elles étaient
destinées à périr sous les murailles imprenables d'Aquilée.
Le farouche Maximin s'irritait du peu de
succès de ses armes, qu'il attribuait à la lâcheté de
son armée. Sa cruauté imprudente et désordonnée,
loin de répandre la terreur, inspirait la haine et le
plus juste désir de vengeance. Enfin, un parti de
prétoriens, qui tremblaient pour leurs femmes et
pour leurs enfans, enfermés près de Rome dans le
camp d'Albe, exécuta la sentence du sénat. Maximin,
abandonné de ses gardes, fut assassiné dans
sa tente avec le jeune César, son fils, avec le préfet
Anulinus, et avec les principaux ministres de sa
tyrannie
(36).
Leurs têtes, portées sur des piques,
apprirent aux habitans d'Aquilée que le siège était
fini : aussitôt ils ouvrirent leurs portes, et les assiégeans
affamés trouvèrent dans les marchés de la ville
des provisions de toute espèce. Les troupes qui venaient
de servir sous les étendards de Maximin, jurèrent
une fidélité inviolable au sénat, au peuple et à
leurs légitimes empereurs, Balbin et Maxime.
Son portrait.
Tel fut
le destin mérité d'un sauvage féroce, privé de tous
les sentimens qui distinguent un homme civilisé,
et même un être raisonnable. Selon le portrait qui
nous en est resté, son corps était parfaitement assorti
à l'âme qui l'animait. La taille de Maximin excédait
huit pieds, et l'on rapporte des exemples presque
incroyables de sa force et de son appétit extraordinaires
(37).
S'il eut vécu dans un siècle moins éclairé,
la fable et la poésie auraient pu le représenter
comme l'un de ces énormes géans qui, revêtus d'un
pouvoir surnaturel, livraient au genre humain une
guerre perpétuelle.
Joie de l'univers romain.
Il est plus aisé de concevoir que de décrire la joie
universelle qui éclata dans tout l'empire à la chute
du tyran. On assure que la nouvelle de sa mort parvint
en quatre jours d'Aquilée à Rome. Le retour de
Maxime fut un triomphe. Son collègue et le jeune Gordien
allèrent au devant de lui; et les trois princes
entrèrent dans la capitale, accompagnés des ambassadeurs
de presque toutes les villes d'Italie, comblés
des présens magnifiques de la reconnaissance et
de la superstition, et salués avec des acclamations
sincères par le sénat et par le peuple, qui croyaient
voir l'âge d'or succéder à un siècle de fer
(38).
La
conduite des deux empereurs répondit à l'attente
publique. Ces princes rendaient la justice en personne,
et la clémence de l'un tempérait la sévérité
de l'autre. Les impôts onéreux établis par Maximin
sur les legs et sur les héritages furent supprimés,
ou du moins modérés; la discipline fut remise en vigueur,
et l'on vit paraître, de l'avis du sénat, plusieurs
lois sages, publiées par les deux monarques,
qui s'efforçaient d'élever une constitution civile sur
les débris d'une tyrannie militaire. « Quelle récompense
pouvons-nous espérer pour avoir délivré Rome
d'un monstre ? » demandait un jour Maxime, dans
un moment de confiance et de liberté. « L'amour du
sénat, du peuple et de tout le genre humain, »
répondit Balbin sans hésiter. « Hélas ! s'écria son
collègue plus pénétrant, je redoute la haine des soldats,
et les suites funestes de leur ressentiment
(39). »
L'événement ne justifia que trop ses appréhensions.
Séditions à Rome.
Durant le temps que Maxime se préparait à défendre
l'Italie contre l'ennemi commun, Balbin, qui
n'avait point quitté Rome, avait été témoin de plusieurs
scènes sanglantes, et s'était trouvé engagé dans
des discordes intestines. La défiance et la jalousie
régnaient parmi les sénateurs; et même, dans les enceintes
sacrées où ils s'assemblaient, ils portaient,
ouvertement ou en secret, des armes avec eux. Au
milieu de leurs délibérations, deux vétérans du corps
des prétoriens, excités par la curiosité ou par un
motif plus coupable, eurent l'audace d'entrer dans
le temple, et pénétrèrent jusqu'à l'autel de la Victoire.
Gallicanus, personnage consulaire, Mécénas,
ancien préteur, ne purent voir sans indignation cette
insolence. Ils jugèrent d'abord que ces soldats étaient
deux espions. Aussitôt, tirant leurs poignards, ils les
firent tomber morts au pied de l'autel. Ils se présentèrent
ensuite à la porte du sénat, et exhortèrent
imprudemment la multitude à massacrer les gardes,
comme les partisans secrets du tyran. Ceux d'entre
eux qui échappèrent à la première fureur du peuple,
se réfugièrent dans leur camp, où ils se défendirent
avec avantage contre les attaques réitérées des citoyens,
soutenus par les nombreuses bandes des gladiateurs,
qui appartenaient aux plus riches de la
ville. La guerre civile dura plusieurs jours, et, dans
cette confusion universelle, il y eut beaucoup de
sang répandu de part et d'autre. Lorsque les canaux
qui portaient de l'eau dans leur camp eurent été rompus,
les prétoriens furent réduits à la dernière extrémité :
ils firent, à leur tour, des sorties vigoureuses,
brûlèrent beaucoup d'édifices, et massacrèrent un
grand nombre d'habitans. L'empereur Balbin essaya,
par de vains édits et par quelques trêves, de mettre
fin à ces troubles. Mais, dans le moment que l'animosité
des factions paraissait éteinte, elle se rallumait
avec une nouvelle violence. Les soldats, ennemis
du sénat et du peuple, méprisaient un prince qui
manquait de courage ou de moyens pour se faire respecter
(40).
Mécontentement des prétoriens.
Après la mort du tyran, son armée formidable
avait reconnu, plus par nécessité que par choix, l'autorité
de Maxime, qui s'était transporté sans délai au
camp devant Aquilée. Dès que ce prince eut reçu des
troupes le serment de fidélité, il leur parla avec beaucoup
de modération et de douceur; il leur reprocha
moins qu'il ne déplora les affreux désordres des temps,
et il les assura que de leur conduite passée, le sénat
se rappellerait seulement la générosité avec laquelle
ils avaient abandonné la cause d'un indigne tyran, et
étaient rentrés volontairement dans leur devoir. Les
exhortations de Maxime furent appuyées de grandes
largesses; et lorsqu'il eut purifié le camp par un sacrifice
solennel d'expiation, il renvoya les légions dans
leurs différentes provinces, se flattant que, fidèles
désormais et obéissantes, elles conserveraient sans
cesse le souvenir de ses bienfaits
(41).
Mais rien ne fut
capable d'étouffer le ressentiment des fiers prétoriens.
Lorsqu'ils accompagnèrent les empereurs dans
cette journée mémorable où ces princes entrèrent
dans Rome au milieu des acclamations universelles,
la sombre contenance des gardes annonçait qu'ils se
regardaient plutôt comme l'objet du triomphe que
comme associés aux honneurs de leurs souverains.
Dès qu'ils furent tous assemblés dans leur camp, ceux
qui avaient combattu pour Maximin, et ceux qui n'étaient
point sortis de la capitale, se communiquèrent
réciproquement leurs sujets de plainte et leurs alarmes.
Les empereurs choisis par l'armée avaient subi
une mort ignominieuse; des citoyens que le sénat
avait revêtus de la pourpre, étaient assis sur le trône
(42).
Les sanglans démêlés qui existaient depuis si
long-temps entre les puissances civile et militaire, venaient
d'être terminés par une guerre dans laquelle
l'autorité civile avait remporté une victoire complète.
Il ne restait plus aux soldats qu'à adopter de nouvelles
maximes, et à se soumettre au sénat; et, malgré la
clémence dont se parait cette compagnie politique,
ils devaient redouter les funestes effets d'une vengeance
lente, colorée du nom de discipline, et justifiée
par de spécieux prétextes de bien public. Mais
leur destinée était toujours entre leurs mains; et, s'ils
avaient assez de courage pour mépriser les vaines menaces
d'une république impuissante, ils pouvaient
convaincre l'univers que ceux qui tiennent les armes
disposent de l'autorité de l'État.
Massacre de Maxime et de Balbin.
Le sénat, en partageant la couronne, semblait n'avoir
eu d'autre intention que de donner à l'empire
deux chefs capables de le gouverner dans la guerre
et dans la paix. Outre ce motif spécieux, il est probable
que cette assemblée fut encore guidée par le désir
secret d'affaiblir, en le divisant, le despotisme du
magistrat suprême. Sa politique lui réussit; mais elle
lui devint fatale, et entraîna la perte des souverains.
Bientôt la jalousie du pouvoir fut irritée par la différence
de caractère. Maxime méprisait Balbin, comme
un noble livré aux plaisirs; et celui-ci dédaignait son
collègue, comme un soldat obscur. Cependant jusque-là
leur mésintelligence était plutôt soupçonnée
qu'aperçue
(43).
Leurs dispositions réciproques les empêchèrent
d'agir avec vigueur contre les prétoriens,
leurs ennemis communs.
Ann. 238, 15 juillet.
Un jour que toute la ville
assistait aux jeux capitolins, les empereurs étaient restés
presque seuls dans leur palais, où ils occupaient
déjà des appartemens très-éloignés l'un de l'autre.
Tout à coup ils prennent l'alarme à l'approche d'une
troupe d'assassins furieux : chacun, ignorant la situation
ou les desseins de son collègue, tremble de donner
ou de recevoir des secours, et ils perdent ainsi
des momens précieux en frivoles débats et en récriminations
inutiles. L'arrivée des gardes met fin à ces
vaines disputes : ils se saisissent des empereurs du
sénat, nom qu'ils leur donnaient par dérision. Ils les
dépouillent de leurs vêtemens, et les traînent en
triomphe dans les rues de Rome, avec le projet de leur
faire subir une mort lente et cruelle. La crainte que
les fidèles Germains de la garde impériale ne vinssent
les arracher de leurs mains, abrégea les tourmens
de ces malheureux princes, dont les corps percés
de mille coups furent exposés aux insultes ou à
la compassion de la populace
(44).
Le troisième Gordien reste seul empereur.
Dans l'espace de peu de mois, l'épée avait tranché
les jours de six princes. Gordien, déjà revêtu du titre
de César, parut aux prétoriens le seul propre à remplir
le trône vacant
(45).
Ils l'emmenèrent au camp,
et le saluèrent unanimement Auguste et empereur.
Son nom était cher au sénat et au peuple : sa tendre
jeunesse promettait à la licence des troupes une longue
impunité. Enfin, le consentement de Rome et
des provinces épargnait à la république, quoiqu'aux
dépens de sa dignité et de sa liberté, les horreurs
d'une nouvelle guerre civile dans le centre de la capitale
(46).
Innocence et vertus de Gordien.
Comme le troisième Gordien mourut à l'âge de
dix-neuf ans, l'histoire de sa vie, si elle nous était
parvenue avec plus d'exactitude, ne renfermerait
guère que les détails de son éducation et de la conduite
des ministres qui trompèrent ou guidèrent tour
à tour la simplicité d'un jeune prince sans expérience.
Immédiatement après son élévation, il tomba entre
les mains des eunuques de sa mère, ces vils instrumens
du luxe asiatique, et qui, depuis la mort d'Élagabale,
infestaient le palais des empereurs romains.
Ces malheureux, par leurs intrigues secrètes, tirèrent
un voile impénétrable entre un prince innocent
et des sujets opprimés. Le vertueux Gordien ignorait
que les premières dignités de l'État étaient tous les
jours vendues publiquement aux plus indignes citoyens.
Nous ne savons pas comment l'empereur fut
assez heureux pour s'affranchir de cette ignominieuse
servitude, et pour placer sa confiance dans un ministre
dont les sages conseils n'eurent pour objet que la
gloire du souverain et le bonheur du peuple. On serait
porté à croire que l'amour et les lettres valurent à
Misithée la faveur de Gordien. Ce jeune prince, après
avoir épousé la fille de son maître de rhétorique, éleva
son beau-père aux premiers emplois de l'État. Il existe
encore deux lettres admirables qu'ils s'écrivirent. Le
ministre, avec cette noble fermeté que donne la vertu,
félicite Gordien de ce qu'il s'est arraché à la tyrannie
des eunuques, et plus encore de ce qu'il sent le prix
de cet heureux affranchissement
(47).
L'empereur reconnaît,
avec une aimable confusion, les erreurs de
sa conduite passée; et il peint avec des couleurs bien
naturelles le malheur d'un monarque entouré d'une
foule de vils courtisans, qui s'efforcent perpétuellement
de lui dérober la vérité
(48).
Guerre de Perse. Ann. 242.
Misithée avait passé sa vie dans l'étude des lettres,
et la profession des armes lui était entièrement inconnue.
Cependant telle était la flexibilité du génie
de ce grand homme, que lorsqu'il fut nommé préfet
du prétoire, il remplit les devoirs militaires de sa
place avec autant de vigueur que d'habileté. Les
Perses avaient pénétré dans la Mésopotamie, et menaçaient
Antioche. Le jeune empereur, à la persuasion
de son beau-père, quitta le luxe de Rome, et
marcha en Orient, après avoir ouvert le temple de
Janus, cérémonie autrefois si célèbre, et la dernière
alors dont l'histoire fasse mention. Dès que les Perses
apprirent qu'il s'approchait à la tête d'une grande
armée, ils évacuèrent les villes qu'ils avaient déjà
prises, et se retirèrent de l'Euphrate vers le Tigre.
Gordien eut le plaisir d'annoncer au sénat les premiers
succès de ses armes, qu'il attribuait, avec une
modestie et une reconnaissance bien recommandables,
à la sagesse de son préfet. Pendant toute cette
expédition, Misithée veilla toujours à la sûreté et à la
discipline de l'armée. Il prévenait les murmures dangereux
des troupes, en maintenant l'abondance dans
le camp, en établissant dans toutes les villes frontières
de vastes magasins de vinaigre, de chair salée, de
paille, d'orge et de froment
(49).
Mais la prospérité de
Gordien périt avec son ministre, qui mourut d'une
dysenterie. On eut de violens soupçons qu'il avait été
empoisonné.
Ann. 243. Artifices de Philippe.
Philippe, qui fut ensuite nommé préfet
du prétoire, était Arabe de naissance; ainsi il avait
exercé dans les premières années de sa jeunesse le
métier de brigand. Son élévation suppose de l'audace
et des talens. Mais son audace lui inspira le projet
ambitieux de monter sur le trône, et il fit usage de
ses talens pour perdre un maître trop indulgent. Au
lieu de le servir, par ses menées artificieuses, il fit
naître dans le camp une disette factice. Les soldats
irrités attribuèrent cette calamité à la jeunesse et à
l'incapacité du prince. Le défaut de matériaux nous
empêche de rendre compte des complots secrets et
de la rebellion ouverte qui précipitèrent du trône l'infortuné
Gordien.
Meurtre de Gordien. Ann. 244, mars.
On éleva un monument à sa mémoire
dans l'endroit
(50)
où il avait été tué, près du confluent
de l'Euphrate et de la petite rivière du Chaboras
(51).
L'heureux Philippe, appelé à l'empire par les
soldats, trouva le sénat et les habitans des provinces
disposés à confirmer son élection
(52).
Forme d'une république militaire.
Nous ne pouvons nous empêcher de mettre sous
les yeux du lecteur un tableau ingénieux qu'un célèbre
écrivain de nos jours a tracé du gouvernement
militaire de l'empire romain, et dans lequel seulement
ce grand peintre s'est peut-être un peu trop
livré à son imagination. « Ce qu'on appelait l'empire
romain dans ce siècle-là était une espèce de république
irrégulière, telle à peu près que l'aristocratie
(53)
d'Alger
(54),
où la milice, qui a la puissance souveraine,
fait et défait un magistrat qu'on appelle le dey;
et peut-être est-ce une règle assez générale que le
gouvernement militaire est, à certains égards, plutôt
républicain que monarchique. Et qu'on ne dise pas
que les soldats ne prenaient de part au gouvernement
que par leurs désobéissances et leurs révoltes : les
harangues que les empereurs leur faisaient ne furent-elles
pas à la fin du genre de celles que les consuls
et les tribuns avaient faites autrefois au peuple ? Et
quoique les armées n'eussent pas un lieu particulier
pour s'assembler, qu'elles ne se conduisissent point
par de certaines formes, qu'elles ne fussent pas ordinairement
de sang-froid, délibérant peu et agissant
beaucoup, ne disposaient-elles pas en souveraines de
la fortune publique ? Et qu'était-ce qu'un empereur,
que le ministre d'un gouvernement violent, élu pour
l'utilité particulière des soldats ?
« Quand l'armée associa à l'empire Philippe, qui
était préfet du prétoire du troisième Gordien, celui-ci
demanda qu'on lui laissât le commandement entier,
et il ne put l'obtenir : il harangua l'armée, pour
que la puissance fut égale entre eux, et il ne l'obtint
pas non plus : il supplia qu'on lui laissât le titre de
César, et on le lui refusa : il demanda d'être préfet du
prétoire, et on rejeta ses prières : enfin il parla pour
sa vie. L'armée, dans ses divers jugemens, exerçait
la magistrature suprême. »
Selon l'historien dont la narration douteuse a servi
de guide au président de Montesquieu, Philippe,
qui, pendant toute la révolution, avait gardé un farouche
silence, voulut un moment épargner la vie
de son bienfaiteur. Bientôt, réfléchissant que l'innocence
de ce jeune prince pouvait exciter une compassion
dangereuse, il ordonna, sans égard pour ses cris
et pour ses supplications, qu'il fût saisi, dépouillé et
conduit aussitôt à la mort. Après un moment d'hésitation,
la cruelle sentence fut exécutée
(55).
Règne de Philippe.
A son retour de l'Orient, Philippe, dans la vue
d'effacer le souvenir de ses crimes, et de se concilier
l'affection du peuple, solennisa dans Rome les
jeux séculaires avec une pompe et une magnificence
éclatantes.
Jeux séculaires. Ann. 248, 21 avril.
Depuis Auguste, qui les avait fait renaître,
ou plutôt institués
(56),
ils avaient été célébrés
sous les règnes de Claude, de Domitien et de Sévère.
Ils furent alors renouvelés pour la cinquième fois,
et terminèrent une période complète de mille ans,
depuis la fondation de la ville de Rome. Tout ce qui
caractérisait les jeux séculaires contribuait merveilleusement
à inspirer aux esprits superstitieux une
vénération profonde. Le long intervalle qui s'écoulait
entre les époques de leur célébration
(57),
excédait
la durée de la vie humaine; aucun spectateur
ne les avait jamais vus, et aucun ne pouvait se flatter
d'y assister une seconde fois. On offrait, durant
trois nuits, sur les rives du Tibre, des sacrifices
mystérieux; et l'on exécutait dans le Champ-de-Mars
des danses et des concerts, à la lueur d'une multitude
innombrable de lampes et de flambeaux. Les esclaves
et les étrangers étaient exclus de toute participation
à ces cérémonies nationales. Vingt-sept jeunes gens,
et autant de vierges, tous de famille noble et qui
n'avaient pas perdu ceux dont ils tenaient le jour,
se réunissaient en chœur et chantaient des hymnes
sacrés. Après avoir imploré les dieux propices en
faveur de la génération présente, après les avoir conjurés
de veiller sur les tendres rejetons qui faisaient
déjà l'espoir de la république, ils leur rappelaient
la foi des anciens oracles, et les suppliaient de maintenir
à jamais la vertu, la félicité et l'empire du
peuple romain
(58).
La magnificence des spectacles
donnés par Philippe éblouit les yeux de la multitude;
les esprits religieux étaient entièrement absorbés
par la célébration des rites de la superstition :
le petit nombre de ceux qui réfléchissaient méditait
l'histoire de Rome, et jetait en tremblant des regards
inquiets sur les destins futurs de l'empire.
Décadence de l'empire romain.
Dix siècles s'étaient déjà écoulés depuis que Romulus
avait rassemblé, sur quelques collines près
du Tibre, une petite bande de pasteurs et de brigands
(59).
Durant les quatre premiers siècles, les
Romains, endurcis à l'école de la pauvreté, avaient
acquis les vertus de la guerre et du gouvernement.
Le développement de ces vertus leur avait procuré,
avec le secours de la fortune, dans le cours des trois
siècles suivans, un empire absolu sur d'immenses
contrées en Europe, en Asie et en Afrique. Pendant
les trois cents dernières années, sous le voile d'une
prospérité apparente, la décadence attaqua les principes
de la constitution. Les trente-cinq tribus du
peuple romain, composées de guerriers, de magistrats
et de législateurs, avaient entièrement disparu
dans la masse commune du genre humain : elles
étaient confondues avec des millions d'esclaves habitans
des provinces, et qui avaient reçu le nom de
Romains, sans adopter le génie de cette nation si
célèbre. La liberté n'était plus le partage que de ces
troupes mercenaires, levées parmi les sujets et les
Barbares des frontières, qui souvent abusaient de
leur indépendance. Leurs choix tumultuaires avaient
élevé sur le trône de Rome un Syrien, un Goth,
un Arabe, et les avaient investis du pouvoir de gouverner
despotiquement les conquêtes et la patrie des
Scipions.
Les frontières de l'empire s'étendaient toujours
depuis le Tigre jusqu'à l'océan occidental, et depuis
le mont Atlas jusqu'aux rives du Rhin et du Danube.
Le vulgaire aveugle comparait la puissance de Philippe
à celle d'Adrien ou d'Auguste : la forme était
encore la même, mais le principe vivifiant n'existait
plus; tout annonçait un dépérissement universel.
Une longue suite d'oppressions avait épuisé et découragé
l'industrie du peuple. La discipline militaire,
qui seule, après l'extinction de toute autre vertu,
aurait été capable de soutenir l'État, était corrompue
par l'ambition ou relâchée par la faiblesse des
empereurs. La force des frontières, qui avait toujours
consisté dans les armes plutôt que dans les fortifications,
se minait insensiblement, et les plus
belles provinces de l'empire étaient exposées aux ravages,
et allaient bientôt devenir la proie des Barbares,
qui ne tardèrent pas à s'apercevoir de la décadence
de la grandeur romaine.