CHAPITRE VI

Mort de Sévère. Tyrannie de Caracalla. Usurpation de Macrin. Folies d'Élagabale. Vertus d'Alexandre-Sévère. Licence des troupes. État général des finances des Romains.


Grandeur et agitation de Sévère.
Les routes qui mènent à la grandeur sont escarpées, et bordées de précipices; cependant un esprit actif, en parcourant cette carrière dangereuse, trouve sans cesse un nouvel attrait dans la difficulté de l'entreprise et dans le développement de ses propres forces : mais la possession même d'un trône ne pourra jamais satisfaire un homme ambitieux; Sévère sentit bien vivement cette triste vérité. La fortune et le mérite l'avaient tiré d'un état obscur pour l'élever à la première place du monde. « J'ai été tout, s'écriait-il, et tout a bien peu de valeur (1). » Agité sans cesse par le soin pénible, non d'acquérir, mais de conserver un empire, courbé sous le poids de l'âge et des infirmités, peu sensible à la renommée (2), rassasié de pouvoir, il n'apercevait plus rien autour de lui qui pût fixer ses regards inquiets. Le désir de perpétuer la puissance souveraine dans sa famille devint le dernier vœu de son ambition et de sa sollicitude paternelle.

L'impératrice Julie sa femme.
Ce prince, comme presque tous les Africains, s'appliquait avec la plus grande ardeur aux vaines études de la divination et de la magie; il était profondément versé dans l'interprétation des songes et des présages, et connaissait parfaitement l'astrologie judiciaire, science qui de tout temps, excepté dans notre siècle, a conservé son empire sur l'esprit de l'homme. Sévère avait perdu sa première femme tandis qu'il commandait dans la Gaule lyonnaise (3). Résolu de se marier, il ne voulut s'unir qu'avec une personne dont la destinée fût heureuse. On lui dit qu'une jeune dame d'Émèse en Syrie était née sous une constellation qui présageait la royauté : aussitôt il la recherche en mariage, et obtient sa main (4). Julie Domna, c'est ainsi qu'on la nommait, méritait tout ce que les astres pouvaient lui promettre. Elle conserva jusque dans un âge avancé les charmes de la beauté (5), et elle joignit à une imagination pleine de grâces une fermeté d'âme et une force de jugement qui sont rarement le partage de son sexe. Ses aimables qualités ne firent jamais une impression bien vive sur le caractère sombre et jaloux de son mari. Sous le règne de son fils, lorsqu'elle dirigea les principales affaires de l'empire, elle montra une prudence qui affermit l'autorité de ce jeune prince, et une modération qui en corrigea quelquefois les folles extravagances (6). Julie cultiva les lettres et la philosophie avec quelque succès et avec une grande réputation. Elle protégea les arts et fut l'amie de tout homme de génie (7). Son mérite a été célébré par des écrivains qui représentent cette princesse comme un modèle accompli. La reconnaissance les a sans doute aveuglés. En effet, si nous devons ajouter foi à la médisance de l'histoire ancienne, la chasteté n'était pas la vertu favorite de l'impératrice Julie (8).

Leurs deux fils Caracalla et Géta.
Deux fils, Caracalla (9) et Géta, étaient le fruit de ce mariage, et devaient un jour gouverner l'univers. Les idées magnifiques que Sévère et ses sujets s'étaient formées, en voyant s'élever ces appuis du trône, furent bientôt détruites. Les enfans de l'empereur passèrent leur jeunesse dans l'indolence, si ordinaire aux princes destinés à porter la couronne, et qui présument que la fortune leur tiendra lieu de mérite et d'application.

Leur aversion mutuelle.
Sans aucune émulation de talens ou de vertu, ils conçurent l'un pour l'autre, dès leur enfance, une haine implacable. Leur aversion éclata presque dans le berceau; elle s'accrut avec l'âge, et, fomentée par des favoris intéressés à la perpétuer, elle donna naissance à des querelles plus sérieuses; enfin, elle divisa le théâtre, le cirque et la cour en deux factions, sans cesse agitées par les espérances et par les craintes de leurs chefs respectifs. L'empereur mit en œuvre tout ce que lui suggéra sa prudence, pour étouffer cette animosité dans son origine. Il employa tour à tour les conseils et l'autorité : la malheureuse antipathie de ses enfans obscurcissait l'avenir brillant qui s'était offert à ses yeux, et lui faisait craindre la chute d'un trône élevé à travers mille dangers, cimenté par des flots de sang, et soutenu par tout ce que pouvait donner de sécurité la force militaire, accompagnée d'immenses trésors. Dans la vue de tenir entre eux la balance toujours égale, il donna aux deux frères le titre d'Auguste et le nom sacré d'Antonin. Rome fut gouvernée, pour la première fois, par trois empereurs (10).

Trois empereurs.
Cette distribution égale de faveurs ne servit qu'à exciter le feu de la discorde : tandis que le superbe Caracalla se vantait d'être le fils aîné du souverain, Géta, plus modéré, cherchait à se concilier l'amour des soldats et du peuple. Sévère, dans la douleur d'un père affligé, prédit que le plus faible de ses enfans tomberait un jour sous les coups du plus fort, qui serait à son tour victime de ses propres vices (11).

Guerre de Calédonie. Ann. 208.
Dans ces circonstances malheureuses, ce prince reçut avec plaisir la nouvelle d'une guerre en Bretagne, et d'une invasion des habitans du nord de cette province. La vigilance de ses lieutenans eût suffi pour repousser l'ennemi; mais il crut devoir saisir un prétexte si honorable pour arracher ses fils au luxe de Rome, qui énervait leur âme et qui irritait leurs passions, et pour endurcir ces jeunes princes aux travaux de la guerre et de l'administration. Malgré son âge avancé (car il avait alors plus de soixante ans), et malgré sa goutte, qui l'obligeait de se faire porter en litière, il se rendit en personne dans cette île éloignée, accompagné de ses deux fils, de toute sa cour et d'une armée formidable. Immédiatement après son arrivée, il passa les murailles d'Adrien et d'Antonin, et entra dans le pays ennemi, avec le projet de terminer la conquête, si souvent entreprise, de la Bretagne. Il pénétra jusqu'à l'extrémité septentrionale de l'île sans rencontrer aucune armée; mais les embuscades des Calédoniens, qui, invisibles ennemis sans cesse postés autour de l'armée romaine, tombaient tout à coup sur les flancs et sur l'arrière-garde, le froid rigoureux du climat et les fatigues d'une marche pénible à travers les montagnes et les lacs glacés de l'Écosse, coûtèrent, dit-on, à l'empire, plus de cinquante mille hommes. Enfin, les Calédoniens, épuisés par des attaques vives et réitérées, demandèrent la paix, remirent au vainqueur une partie de leurs armes, et lui cédèrent une étendue très-considérable de leur territoire. Mais leur soumission n'était qu'apparente; elle cessa avec la terreur que leur inspirait la présence de l'ennemi. Dès que les Romains se furent retirés, les Barbares secouèrent le joug et recommencèrent les hostilités. Leur esprit indomptable enflamma le courroux de Sévère. Ce prince résolut d'envoyer une autre armée dans la Calédonie, avec l'ordre barbare de marcher contre les habitans, non pour les soumettre, mais pour les exterminer. La mort vint le surprendre, tandis qu'il méditait cette cruelle exécution (12).

Fingal et ses héros.
Cette guerre calédonienne, peu fertile en événemens remarquables, et dont les suites n'ont point été importantes, semblerait ne pas devoir mériter notre attention; mais on suppose, avec beaucoup de vraisemblance, que l'invasion de Sévère tient à l'époque la plus brillante de l'histoire ou de la fable des anciens Bretons. Un auteur moderne vient de faire revivre dans notre langue les exploits et la gloire des poëtes et des héros qui vivaient dans ces temps reculés. Fingal, dit-on, commandait alors les Calédoniens; il osa braver la puissance formidable de Sévère, et il remporta sur les rives du Carun une victoire signalée, dans laquelle le fils du roi du monde, Caracul, prît la fuite avec précipitation à travers les champs de son orgueil (13).

Contraste des Calédoniens et des Romains.
Ces traditions écossaises sont toujours couvertes de quelques nuages que, jusqu'à présent, les recherches les plus ingénieuses des critiques (14) n'ont pu dissiper entièrement. Mais si nous pouvions nous permettre, avec quelque certitude, cette séduisante supposition que Tingal vivait et qu'Ossian chantait alors, le contraste frappant des mœurs et de la situation pourrait intéresser un esprit philosophique. Si l'on compare la vengeance implacable de Sévère avec la noblesse, la générosité de Fingal, le caractère lâche et féroce de Caracalla avec la bravoure, le génie brillant, la douce sensibilité d'Ossian; si l'on oppose à des chefs mercenaires que la crainte ou l'intérêt force à suivre les étendards de l'empire, des guerriers indépendans, qui volent aux armes à la voix du roi de Morven; en un mot, si l'on contemple d'un côté la liberté, les vertus éclatantes, simples et naturelles des Calédoniens; de l'autre l'esclavage, la corruption et les crimes flétrissans des Romains dégénérés, le parallèle ne sera pas à l'avantage de la nation la plus civilisée.

Ambition de Caracalla.
La santé languissante et la dernière maladie de l'empereur enflammèrent l'ambition sauvage de Caracalla. Dévoré du désir de régner, déjà le fils de Sévère souffrait impatiemment que l'empire se trouvât partagé; il médita le noir projet d'abréger les jours d'un père expirant, et même il essaya d'exciter une rebellion parmi les troupes (15). Ses intrigues furent inutiles. Le vieil empereur avait souvent blâmé l'indulgence aveugle de Marc-Aurèle, qui pouvait, par un seul acte de justice, sauver les Romains de la tyrannie de son indigne fils. Placé dans les mêmes circonstances, ce prince sentit avec quelle facilité la tendresse d'un père étouffe dans le cœur des souverains la sévérité d'un juge. Il délibérait, il menaçait, mais il ne pouvait punir; son âme s'ouvrit alors, pour la première fois, à la pitié, et cet unique et dernier mouvement de sensibilité fut plus fatal à l'empire que la longue série de ses cruautés (16).

Mort de Sévère et avénement de ses deux fils. Ann. 211, 4 février.
L'agitation de son âme irritait les douleurs de sa maladie : il souhaitait ardemment la mort; son impatience le fit descendre plus promptement au tombeau : il rendit les derniers soupirs à York, dans la soixante-sixième année de sa vie, et dans la dix-huitième d'un règne brillant et heureux. Avant d'expirer, il recommanda la concorde à ses fils et à l'armée. Les dernières instructions de Sévère ne parvinrent pas jusqu'au cœur des jeunes princes; ils n'y firent pas même la plus légère attention; mais les troupes, fidèles à leur serment, obéirent à l'autorité d'un maître dont elles respectaient encore la cendre; elles résistèrent aux sollicitations de Caracalla, et proclamèrent les deux frères empereurs de Rome. Les nouveaux souverains laissèrent les Calédoniens en paix, retournèrent dans la capitale, où ils rendirent à leur père les honneurs divins, et furent reconnus solennellement souverains légitimes par le sénat, par le peuple et par les provinces. Il paraît que l'on accorda, pour le rang, quelque prééminence au frère aîné; mais ils gouvernèrent tous les deux l'empire avec un pouvoir égal et indépendant (17).

Jalousie et haine des deux empereurs.
Une pareille administration aurait allumé la discorde entre les deux frères le plus tendrement unis. Il était impossible que cette forme de gouvernement subsistât long-temps entre deux ennemis implacables, qui, remplis d'une méfiance réciproque, ne pouvaient désirer une réconciliation. On prévoyait que l'un des deux seulement pouvait régner, et que l'autre devait périr. Chacun, en particulier, jugeant par ses propres sentimens des desseins de son rival, usait de la plus exacte vigilance pour mettre sa vie à l'abri des attaques du poison ou de l'épée. Ils parcoururent rapidement la Gaule et l'Italie; et, pendant tout ce voyage, jamais ils ne mangèrent à la même table, ni ne dormirent sous le même toit, donnant ainsi, dans les provinces qu'ils traversaient, le spectacle odieux de l'inimitié fraternelle. Á leur arrivée à Rome, ils se partagèrent aussitôt la vaste étendue du palais impérial (18). Toute communication fut fermée entre leurs appartemens : on avait fortifié avec soin les portes et les passages, et les sentinelles qui les gardaient se relevaient avec la même précaution que dans une ville assiégée. Les empereurs ne se voyaient qu'en public, en présence d'une mère affligée, entourés chacun d'une troupe nombreuse et toujours armée; et même dans les grandes cérémonies, la dissimulation, si ordinaire dans les cours, cachait à peine l'animosité des deux frères (19).

Négociations des deux frères pour diviser l'empire entre eux.
Déjà cette guerre intestine déchirait l'État, lorsqu'on proposa tout à coup un plan qui semblait également avantageux aux deux princes. On leur représenta que, puisqu'il leur était impossible de se réconcilier, ils devaient séparer leurs intérêts et se partager l'empire. Les conditions du traité furent soigneusement dressées : on convint que Caracalla, comme l'aîné, resterait en possession de l'Europe et de l'Afrique occidentale, et qu'il abandonnerait à son frère la souveraineté de l'Asie et de l'Égypte. Géta pouvait fixer sa résidence dans la ville d'Alexandrie ou dans celle d'Antioche, qui le cédaient à peine à Rome pour la grandeur et pour l'opulence. De nombreuses armées, campées des deux côtés du Bosphore de Thrace, auraient gardé les frontières des monarchies rivales; enfin les sénateurs d'origine européenne devaient reconnaître le souverain de Rome, tandis que ceux qui étaient nés en Asie auraient suivi l'empereur d'Orient. Les pleurs de l'impératrice rompirent cette négociation, dont l'idée seule avait rempli tous les cœurs romains d'indignation et de surprise. La masse puissante d'une monarchie composée de tant de nations était tellement cimentée par la main du temps et de la politique, qu'il fallait une force prodigieuse pour la séparer en deux parties : les Romains avaient raison de craindre qu'une guerre civile n'en rejoignît bientôt, sous un même maître, les membres déchirés; ou bien si l'empire restait divisé, tout présageait la chute d'un édifice dont l'union avait été jusqu'alors la base la plus ferme et la plus solide (20).

Meurtre de Géta. Ann. 212, 27 février.
Si le traité projeté entre les deux princes eût été conclu, le souverain de l'Europe se serait bientôt emparé de l'Asie : mais Caracalla remporta, avec l'arme du crime, une victoire plus facile. Il parut se rendre aux supplications de sa mère, et consentit à une entrevue avec son frère dans l'appartement de l'impératrice Julie. Tandis que les empereurs s'entretenaient de réconciliation et de paix, quelques centurions, qui avaient trouvé moyen de se cacher dans l'appartement, fondirent, l'épée à la main, sur l'infortuné Géta. Sa mère éperdue s'efforce, en l'entourant de ses bras, de le soustraire au danger; mais tous ses efforts sont inutiles : blessée elle-même à la main, elle est couverte du sang de Géta, et elle aperçoit le frère impitoyable de ce malheureux prince, animant les meurtriers et leur montrant lui-même l'exemple (21). Dès que ce forfait eut été commis, Caracalla, l'horreur peinte dans toute sa contenance, courut avec précipitation se réfugier dans le camp des prétoriens, comme dans son unique asile, il se prosterna aux pieds des statues des dieux tutélaires (22). Les soldats entreprirent de le relever et de le consoler. Il leur apprit, en quelques mots pleins de trouble et souvent interrompus, qu'il avait eu le bonheur d'échapper à un danger imminent; et, après leur avoir insinué qu'il avait prévenu les desseins cruels de son ennemi, il leur déclara qu'il était résolu de vivre et de mourir avec ses fidèles prétoriens. Géta avait été le favori des troupes, mais leur regret devenait inutile, et la vengeance dangereuse : d'ailleurs, elles respectaient toujours le fils de Sévère. Le mécontentement se dissipa en vains murmures; et Caracalla sut bientôt les convaincre de la justice de sa cause, en leur distribuant les immenses trésors de son père (23). Les dispositions des soldats importaient seules à la puissance et à la sûreté du prince. Leur déclaration en sa faveur entraînait l'obéissance et la fidélité du sénat : cette assemblée docile était toujours prête à ratifier la décision de la fortune. Mais comme Caracalla voulait apaiser les premiers mouvemens de l'indignation publique, il respecta la mémoire de son frère, et lui fit rendre les mêmes honneurs que l'on décernait aux empereurs romains (24). La postérité, en déplorant le sort de Géta, a fermé les yeux sur ses vices. Nous ne voyons dans ce jeune prince qu'une victime innocente, sacrifiée à l'ambition de son frère, sans faire attention qu'il manquait plutôt de pouvoir que de volonté pour se porter aux mêmes excès (25).

Remords et cruautés de Caracalla.
Le crime de Caracalla ne demeura pas impuni. Ni les occupations, ni les plaisirs, ni la flatterie, ne purent le soustraire aux remords déchirans d'une conscience coupable; et, dans l'horreur des tourmens qui déchiraient son âme, il avouait que souvent le front sévère de son père et l'ombre sanglante de Géta se présentaient à son imagination troublée. Il croyait les voir sortir tout à coup de leurs tombeaux; il croyait entendre leurs reproches et les menaces effrayantes dont ils l'accablaient (26). Ces images terribles auraient dû l'engager à tâcher de convaincre le monde par les vertus de son règne, qu'une nécessité fatale l'avait seule précipité dans un crime involontaire; mais le repentir de Caracalla ne fît que le porter à exterminer tout ce qui pouvait lui rappeler son crime et le souvenir de son frère assassiné. A son retour du sénat, il trouva dans le palais sa mère entourée de plusieurs matrones respectables par leur naissance et par leur dignité, qui toutes déploraient le destin d'un prince moissonné à la fleur de son âge. L'empereur furieux les menaça de leur faire subir le même sort. Fadilla, la dernière des filles de Marc-Aurèle, mourut en effet par l'ordre du tyran; et l'infortunée Julie fut obligée d'arrêter le cours de ses pleurs, d'étouffer ses soupirs, et de recevoir le meurtrier avec des marques de joie et d'approbation. On prétend que vingt mille personnes de l'un et de l'autre sexe souffrirent la mort, sous le prétexte vague qu'elles avaient été amies de Géta. L'arrêt fatal fut prononcé contre les gardes et les affranchis du prince, contre les ministres qu'il avait chargés du gouvernement de son empire, et contre les compagnons de ses plaisirs. Ceux qu'il avait revêtus de quelque emploi dans les armées et dans les provinces furent compris dans la proscription, dans laquelle on s'efforça d'envelopper tous ceux qui pouvaient avoir eu la moindre liaison avec Géta, qui pleuraient sa mort, ou même qui prononçaient son nom (27). Un bon mot déplacé coûta la vie à Helvius-Pertinax, fils du prince de ce nom (28). Le seul crime de Thrasea-Priscus fut d'être descendu d'une famille illustre, dans laquelle l'amour de la liberté semblait héréditaire (29). Les moyens particuliers de la calomnie et du soupçon s'épuisèrent à la fin. Lorsqu'un sénateur était accusé d'être l'ennemi secret du gouvernement, l'empereur se contentait de savoir, en général, qu'il possédait quelques biens, et qu'il s'était rendu recommandable par sa vertu. Ce principe une fois établi, Caracalla en tira souvent les conséquences les plus cruelles.

Mort de Papinien.
L'exécution de tant de victimes innocentes avait porté la douleur dans le sein de leurs familles et de leurs amis, qui répandaient des larmes en secret. La mort de Papinien, préfet du prétoire, fut pleurée comme une calamité publique. Durant les sept dernières années du règne de Sévère, ce célèbre jurisconsulte avait occupé le premier poste de l'État, et avait guidé, par ses sages conseils, les pas de l'empereur dans les sentiers de la justice et de la modération. Sévère, qui connaissait si bien ses talens et sa vertu, l'avait conjuré à son lit de mort de veiller à la prospérité de l'empire, et d'entretenir l'union entre ses fils (30). Les efforts généreux de Papinien ne servirent qu'à enflammer la haine violente que Caracalla avait déjà conçue contre le ministre de son père. Après le meurtre de Géta, le préfet reçut ordre d'employer toute la force de son éloquence pour prononcer, dans un discours étudié, l'apologie de ce forfait. Le philosophe Sénèque, dans une circonstance semblable, n'avait point rougi de vendre sa plume au fils et à l'assassin d'Agrippine (31), et d'écrire au sénat en son nom. Papinien refusa d'obéir au tyran : « II est plus aisé de commettre un parricide que de le justifier. » Telle fut la noble réponse de cet illustre personnage, qui n'hésita pas entre la perte de la vie et celle de l'honneur (32). Une vertu si intrépide, qui s'est soutenue pure et sans tâche au milieu des intrigues de la cour, des affaires les plus sérieuses et du dédale des lois, jette un éclat bien plus vif sur les cendres de Papinien que toutes ses grandes dignités, que ses nombreux écrits (33), et que la réputation immortelle dont il a joui dans tous les siècles comme jurisconsulte (34).

La tyrannie de Caracalla s'étend sur tout l'empire.
Jusqu'à ce moment, sous les règnes même les plus désastreux, les Romains avaient trouvé une sorte de bonheur et de consolation dans le caractère de leurs différens princes, indolens dans le vice, actifs quand ils étaient animés par la vertu. Auguste, Trajan, Adrien et Marc-Aurèle, visitaient en personne la vaste étendue de leurs domaines : partout la sagesse et la bienfaisance marchaient à leur suite. Tibère, Néron et Domitien, qui firent presque toujours leur résidence à Rome ou dans les campagnes aux environs de cette ville, n'exercèrent leur tyrannie que contre le sénat et l'ordre équestre (35).

Ann. 213.
Caracalla déclara la guerre à l'univers entier. Une année environ après la mort de Géta, il quitta Rome, et jamais il n'y retourna dans la suite. Il passa le reste de son règne dans les différentes provinces de l'empire, principalement en Orient. Chaque contrée devint tour à tour le théâtre de ses rapines et de ses cruautés. Les sénateurs, que la crainte engageait à suivre sa marche capricieuse, étaient obligés de dépenser des sommes immenses pour lui procurer tous les jours de nouveaux divertissemens, qu'il abandonnait avec mépris à ses gardes. Ils élevaient dans chaque ville des théâtres et des palais magnifiques, que l'empereur ne daignait pas visiter, ou qu'il faisait aussitôt démolir. Les sujets les plus opulens furent ruinés par des confiscations et par des amendes, tandis que le corps entier de la nation gémissait sous le poids des impôts (36). Au milieu de la paix, l'empereur, pour une offense très-légère, condamna généralement à la mort tous les habitans de la ville d'Alexandrie en Égypte. Posté dans un lieu sûr du temple de Sérapis, il ordonnait et contemplait avec un plaisir barbare le massacre de plusieurs milliers d'hommes, citoyens et étrangers, sans avoir aucun égard au nombre de ces infortunés, ni à la nature de leur faute : car, ainsi qu'il l'écrivit froidement au sénat, de tous les habitans de cette grande ville, ceux qui avaient péri et ceux qui s'étaient échappés méritaient également la mort (37).

Relâchement de la discipline.
Les sages instructions de Sévère ne firent jamais aucune impression durable sur l'âme de son fils : avec de l'imagination et de l'éloquence, Caracalla manquait de jugement; ce prince n'avait aucun sentiment d'humanité (38); il répétait sans cesse « qu'un souverain devait s'assurer l'affection de ses soldats, et compter pour rien le reste de ses sujets (39). » Dans tout le cours de son règne, il suivit constamment cette maxime dangereuse et bien digne d'un tyran. La prudence avait mis des bornes à la libéralité du père, et une autorité ferme modéra toujours son indulgence pour les troupes; le fils ne connut d'autre politique que celle de prodiguer des trésors immenses : son aveugle profusion entraîna la perte de l'armée et de l'empire. Les guerriers, élevés jusqu'alors dans la discipline des camps, perdirent leur vigueur dans le luxe des villes. L'augmentation excessive de la paye et des gratifications (40) épuisa la classe des citoyens pour enrichir l'ordre militaire. On ignorait qu'une pauvreté honorable est le seul moyen qui puisse rendre les soldats modestes dans la paix, et capables de défendre l'État en temps de guerre. Caracalla, fier et superbe au milieu de sa cour, oubliait avec ses troupes la dignité de son rang; il encourageait leur insolente familiarité, et, négligeant les devoirs essentiels d'un général, il affectait l'habillement et les manières d'un simple soldat.

Meurtre de Caracalla. Ann. 217, 8 mars.
Le caractère et la conduite de Caracalla ne pouvaient lui concilier ni l'amour ni l'estime de ses sujets; mais tant que ses vices furent utiles à l'armée, il n'eut point à redouter les dangers d'une rebellion. Une conspiration secrète, allumée par ses propres soupçons, lui devint fatale. Deux ministres partageaient alors la préfecture du prétoire : Adventus, ancien soldat plutôt qu'habile officier, avait le département militaire; l'administration civile était entre les mains d'Opilius-Macrin, qui devait cette place importante à sa réputation et à son habileté pour les affaires. La faveur dont il jouissait variait selon le caprice du tyran, et sa vie dépendait du plus léger soupçon ou de la moindre circonstance. La méchanceté ou le fanatisme inspira tout à coup un Africain qui passait pour être profondément versé dans la connaissance de l'avenir : cet homme annonça que Macrin et son fils règneraient un jour sur l'empire romain. Le bruit s'en répandit aussitôt dans les provinces, et lorsque le prophète eut été envoyé chargé de chaînes dans la capitale, il soutint, en présence du préfet de la ville, la vérité de sa prédiction. Ce magistrat, qui avait reçu des ordres précis de rechercher les successeurs de Caracalla, s'empressa de communiquer cette découverte à la cour de l'empereur, qui résidait alors en Syrie; mais, malgré toute la diligence des courriers publics, un ami de Macrin trouva le moyen de l'avertir du danger qu'il courait. Le prince conduisait un chariot de course, lorsqu'il reçut des lettres de Rome; il les donna sans les ouvrir à son préfet du prétoire, en lui recommandant d'expédier les affaires ordinaires, et de lui faire ensuite le rapport des plus importantes. Macrin apprit ainsi le sort dont il était menacé : résolu de détourner l'orage, il enflamma le mécontentement de quelques officiers subalternes, et se servit de la main de Martial, soldat déterminé, qui n'avait pu obtenir le grade de centurion. L'empereur était parti d'Édesse pour se rendre en pèlerinage à Charres (41), dans un fameux temple de la Lune. Il avait à sa suite un corps de cavalerie; mais ayant été obligé de s'arrêter un moment sur la route, comme les gardes se tenaient par respect à quelque distance de sa personne, Martial s'approcha de lui, sous prétexte de lui rendre quelque service, et le poignarda. L'assassin fut tué à l'instant par un archer scythe, de la garde impériale. Telle fut la fin d'un monstre dont la vie déshonorait la nature humaine, et dont le règne accuse la patience des Romains (42). Les soldats reconnaissans oublièrent ses vices, ne pensèrent qu'à sa libéralité, et forcèrent les sénateurs à prostituer la majesté de leur corps et celle de la religion, en le mettant au rang des dieux.

Imitation d'Alexandre.
Tant que cet être divin avait vécu parmi les hommes, Alexandre le Grand avait été le seul héros qu'il jugeât digne de son admiration. Caracalla prenait le nom et l'habillement du vainqueur de l'Asie, avait formé pour sa garde une phalange macédonienne, recherchait les disciples d'Aristote, et déployait, avec un enthousiasme puéril, le seul sentiment qui marquât quelque estime pour la gloire et pour la vertu. Charles XII, après la bataille de Narva et la conquête de la Pologne, pouvait se vanter d'avoir égalé la bravoure et la magnanimité du fils de Philippe, quoiqu'il n'eût aucune de ses qualités aimables; mais l'assassin de Géta, dans toutes les actions de sa vie, n'a pas la moindre ressemblance avec le héros de Macédoine; et s'il peut lui être comparé, ce n'est que pour avoir versé le sang d'un grand nombre de ses amis et de ceux de son père (43).

Élection et caractère de Macrin.
Après la chute de Caracalla, l'on n'eut point recours à l'autorité d'un sénat faible et éloigné; les troupes seules donnèrent un maître à l'univers. Le choix de l'armée fut d'abord suspendu; et comme il ne se présentait aucun candidat dont le mérite distingué et la naissance illustre pussent fixer les regards et réunir tous les suffrages, l'empire resta sans chef pendant trois jours. L'influence marquée des gardes prétoriennes enfla les espérances de leurs commandans : ces ministres redoutables commencèrent à faire valoir leurs droits légitimes sur le trône vacant. Cependant Adventus, le plus ancien des deux préfets, ne fut point ébloui par l'éclat d'une couronne : son âge, ses infirmités, une réputation peu éclatante, des talens plus médiocres encore, l'engagèrent à céder cet honneur dangereux à un collègue adroit et entreprenant. Quoique les troupes, trompées par la douleur affectée de Macrin, ignorassent la part qu'il avait à la mort de son maître (44), elles n'aimaient ni n'estimaient son caractère : elles jetèrent les yeux de tous côtés pour découvrir un autre concurrent, et se déterminèrent enfin avec peine en faveur de leur préfet, séduites par des promesses d'une libéralité excessive et d'une indulgence sans bornes.

Ann. 217, 11 mars.
Peu de temps après son avènement, Macrin donna le titre impérial à son fils Diadumenianus, âgé seulement de dix ans, et le fit appeler Antonin, nom si cher au peuple. On espérait que la figure agréable du jeune prince, et les gratifications extraordinaires dont la cérémonie de son couronnement avait été le prétexte, pourraient gagner la faveur de l'armée, et assurer le trône chancelant du nouvel empereur.

Mécontentement du sénat.
Le sénat et les provinces avaient applaudi au choix des troupes, et s'étaient empressés de le ratifier. Il ne s'agissait pas de peser les vertus du successeur de Caracalla : la chute imprévue d'un tyran abhorré excitait partout des transports de joie et de surprise. Lorsque ces premiers mouvemens furent apaisés, on commença à examiner sévèrement les titres de chacun et à critiquer le choix précipité de l'armée. Jusqu'alors l'empereur avait été tiré de l'assemblée la plus auguste de la nation. Il semblait que la puissance souveraine, qui n'était plus exercée par le corps entier du sénat, devait toujours être déléguée à l'un de ses membres. Cette maxime, soutenue par une pratique constante, paraissait être un des principes fondamentaux de la constitution. Macrin n'était pas sénateur (45). L'élévation soudaine des préfets du prétoire rappelait encore l'état obscur d'où ils étaient sortis; et les chevaliers avaient toujours été en possession de cette place importante, qui leur donnait une autorité arbitraire sur la vie et sur la fortune des plus illustres patriciens. On ne pouvait voir sans indignation revêtu de la pourpre un homme sans naissance (46), qui ne s'était même rendu célèbre par aucun service signalé, tandis que l'empire renfermait dans son sein une foule de sénateurs illustres, descendus d'une longue suite d'aïeux, et dont la dignité personnelle pouvait relever l'éclat du rang impérial. Dès que le caractère de Macrin eut été exposé aux regards avides d'une multitude irritée, il fut aisé d'y découvrir quelques vices et un grand nombre de défauts. Le choix de ses ministres lui attira souvent de justes reproches; et le peuple, avec sa sincérité ordinaire, se plaignait à la fois de la douceur indolente et de la sévérité excessive de son souverain (47).

Et de l'armée.
L'ambition avait porté Macrin à un poste élevé, où il était bien difficile de se tenir ferme, et duquel on ne pouvait tomber, sans trouver aussitôt une mort certaine. Nourri dans l'intrigue des cours, et entièrement livré aux affaires dans les premières années de sa vie, ce prince tremblait en présence de la multitude fière et indisciplinée qu'il avait entrepris de commander. Il n'avait aucun talent pour la guerre; on doutait même de son courage personnel. Son fatal secret fut découvert : on se disait dans le camp que Macrin avait conspiré contre son prédécesseur. La bassesse de l'hypocrisie ajoutait à l'atrocité du crime, et la haine vint mettre le comble au mépris. Il ne fallait, pour soulever les troupes et pour exciter leur fureur, qu'entreprendre de rétablir l'ancienne discipline. La fortune avait placé l'empereur sur le trône dans des temps si orageux, qu'il se trouva forcé d'exercer l'office odieux et pénible de réformateur. La prodigalité de Caracalla fut la source de tous les maux qui désolèrent l'État après sa mort. S'il eût été capable de réfléchir sur les suites naturelles de sa conduite, la triste perspective des calamités qu'il léguait à ses successeurs, aurait peut-être eu de nouveaux charmes pour cet indigne tyran.

Macrin entreprend la réforme des troupes.
Macrin usa d'abord de la plus grande circonspection dans une réforme devenue indispensable : ses mesures paraissaient devoir fermer aisément les plaies de l'État, et rendre, d'une manière imperceptible, aux armées romaines leur première vigueur. Contraint de laisser aux anciens soldats les privilèges dangereux et la paye extravagante que leur avait donnés Caracalla, il obligea les recrues à se soumettre aux établissemens plus modérés de Sévère, et il les accoutuma par degrés à la modération et à l'obéissance (48). Une faute irréparable détruisit les effets salutaires de ce plan judicieux. Au lieu de disperser immédiatement dans différentes provinces la nombreuse armée que le dernier empereur avait assemblée en Orient, Macrin la laissa en Syrie pendant l'hiver qui suivit son avénement. Au milieu des plaisirs d'un camp où régnaient le luxe et l'oisiveté, les troupes s'aperçurent de leur nombre et de leur force redoutable, se communiquèrent leurs sujets de plaintes, et calculèrent dans leur esprit les avantages d'une nouvelle révolution. Les vétérans, loin d'être flattés d'une distinction avantageuse, croyaient voir dans les premières démarches de l'empereur le commencement de ses projets de réforme. Les nouveaux soldats entraient avec une sombre répugnance dans un service devenu plus pénible, et dont les récompenses avaient été diminuées par un souverain avare et sans courage pour la guerre : des clameurs séditieuses succédèrent à des murmures impunis; et les soulèvemens particuliers, indices certains du mécontentement des troupes, annonçaient une rebellion générale. L'occasion s'en présenta bientôt à des esprits ainsi disposés.

Mort de l'impératrice Julie.
L'impératrice Julie avait éprouvé toutes les vicissitudes de la fortune : tirée d'un état obscur, elle n'était parvenue à la grandeur que pour sentir toute l'amertume d'un rang élevé. Elle fut condamnée à pleurer la mort de l'un de ses fils, et à gémir sur la vie de l'autre. Le sort cruel de Caracalla, quoiqu'elle eût dû le prévoir depuis long-temps, réveilla la sensibilité d'une mère et d'une impératrice. Malgré les égards respectueux de l'usurpateur pour la veuve de Sévère, il était bien dur à une souveraine d'être réduite à la condition de sujette. Bientôt Julie mit fin, par une mort volontaire (49), à ses chagrins et à son humiliation (50). Julie-Mœsa, sa sœur, reçut ordre de quitter Antioche et la cour : elle se retira dans la ville d'Émèse avec une fortune immense, fruit de vingt ans de faveur. Cette princesse y vécut avec ses deux filles, Soœmias et Mammée, toutes les deux veuves, et qui n'avaient chacune qu'un fils.

Éducation, prétentions et révolte d'Élagabale, connu d'abord sous les noms de Bassianus et d'Antonin.
Bassianus (51), fils de Soœmias, exerçait les fonctions augustes de grand-prêtre du Soleil. Cet état, que la prudence ou la superstition avait fait embrasser au jeune Syrien, lui fraya le chemin au trône. Un corps nombreux de troupes campait alors près des murs d'Émèse. Les soldats, forcés de passer l'hiver sous leurs tentes, supportaient avec peine le poids de ces nouvelles fatigues, traitaient de cruauté la discipline sévère de Macrin, et brûlaient du désir de se venger. Ceux d'entre eux qui se rendaient en foule dans le temple du Soleil, contemplaient avec une satisfaction mêlée de respect les grâces et la figure charmante du jeune pontife : ils crurent même reconnaître, en le voyant, les traits de Caracalla, dont alors ils adoraient la mémoire. L'artificieuse Mœsa s'aperçut de leur affection naissante, et sut en profiter. Ne rougissant pas de sacrifier la réputation de sa fille à la fortune de son petit-fils, elle fit courir le bruit que Bassianus avait pour père le dernier empereur. Des sommes excessives, distribuées par ses émissaires, détruisirent toute objection; et la prodigalité prouva suffisamment l'affinité, ou du moins la ressemblance de Bassianus avec Caracalla.

Ann. 218, 16 mai.
Le jeune Antonin (car il prit et souilla ce nom respectable), déclaré empereur par les soldats d'Émèse, résolut de faire valoir les droits de sa naissance, et invita hautement les troupes à suivre les étendards d'un prince généreux qui avait pris les armes pour venger la mort de son père, et délivrer les troupes de l'oppression (52). Tandis que des femmes et des eunuques conduisaient avec vigueur une entreprise concertée avec tant de prudence, Macrin flottait entre la crainte et une fausse sécurité. Il pouvait, par un mouvement décisif, étouffer la conspiration dans son enfance : l'irrésolution le retint à Antioche. Un esprit de révolte s'était emparé de toutes les troupes campées en Syrie ou en garnison dans cette province. Plusieurs détachemens, après avoir massacré leurs officiers (53), avaient grossi le nombre des rebelles. La restitution tardive de la paye et des privilèges militaires, par laquelle Macrin espérait concilier tous les esprits, ne fut imputée qu'à la faiblesse de son caractère et de son gouvernement.

Défaite et mort de Macrin.
Enfin, l'empereur prit le parti de sortir d'Antioche pour aller au devant de son rival, dont l'armée pleine de zèle devenait tous les jours plus considérable. Les troupes de Macrin, au contraire, semblaient n'entrer en campagne qu'avec mollesse et répugnance.

Ann. 218, 7 juin.
Mais, dans la chaleur du combat (54), les prétoriens, entraînés presque par une impulsion naturelle, soutinrent leur réputation de valeur et de discipline. Déjà les rangs des révoltés étaient rompus, lorsque la mère et l'aïeule du prince de Syrie, qui, selon l'usage des Orientaux, accompagnaient l'armée dans des chars couverts, en descendirent avec précipitation, et cherchèrent, en excitant la compassion du soldat, à ranimer son courage. Antonin lui-même, qui dans tout le reste de sa vie ne se conduisit jamais comme un homme, se montra un héros dans ce moment de crise. Il monte à cheval, rallie les fuyards, et se jette, l'épée à la main, dans le plus épais de l'ennemi; tandis que l'eunuque Gannys, dont jusqu'alors les soins du sérail et le luxe efféminé de l'Asie avaient fait l'unique occupation, déploie les talens d'un général habile et expérimenté (55). La victoire était encore incertaine, et Macrin aurait peut-être été vainqueur, s'il n'eût pas trahi sa propre cause, en prenant honteusement la fuite. Sa lâcheté ne servit qu'à prolonger sa vie de quelques jours, et à imprimer à sa mémoire une tache qui fit oublier ses malheurs. Il est presque inutile de dire que son fils Diadumenianus fut enveloppé dans le même sort. Dès que les inébranlables prétoriens eurent appris qu'ils répandaient leur sang pour un prince qui avait eu la bassesse de les abandonner, ils se rendirent à son compétiteur; et les soldats romains, versant des larmes de joie et de tendresse, se réunirent sous les étendards du prétendu fils de Caracalla. Antonin était le premier empereur qui fût né en Asie : l'Orient reconnut avec joie un maître sorti du sang asiatique.
Macrin avait daigné écrire au sénat pour lui faire part de quelques légers troubles excités en Syrie par un imposteur, et aussitôt le rebelle et sa famille avaient été déclarés ennemis de l'État par un décret solennel. On promettait cependant le pardon à ceux de ses partisans abusés qui le mériteraient en rentrant immédiatement dans le devoir. Vingt jours s'étaient écoulés depuis la révolte d'Antonin jusqu'à la victoire qui la couronna : durant ce court intervalle qui décida du sort de l'univers, Rome et les provinces, surtout celles de l'Orient, furent déchirées par les craintes et par les espérances des factions agitées par des dissensions intestines, et souillées par une effusion inutile du sang des citoyens, puisque l'empire devait appartenir à celui des deux concurrens qui reviendrait vainqueur de la Syrie.

Élagabale écrit au sénat.
Les lettres spécieuses dans lesquelles le jeune conquérant annonçait à un sénat toujours soumis la chute de son rival, étaient remplies de protestations de vertu, et respiraient la modération. Il se proposait de prendre pour règle invariable de sa conduite les exemples brillans d'Auguste et de Marc-Aurèle. Il affectait surtout d'appuyer avec orgueil sur la ressemblance frappante de sa fortune avec celle d'Octave, qui, dans le même âge, avait, par ses succès, vengé la mort de son père. En se qualifiant des noms de Marc-Aurèle, de fils d'Antonin et de petit-fils de Sévère, il établissait tacitement ses droits à l'empire; mais il blessa la délicatesse des Romains, en prenant les titres de tribun et de proconsul, sans attendre que le sénat les lui eût solennellement conférés. Il faut attribuer cette innovation dangereuse et ce mépris pour les lois fondamentales de l'État, à l'ignorance de ses courtisans de Syrie, ou au fier dédain des guerriers qui l'accompagnaient (56).

Portrait d'Élagabale. Ann. 219.
Le nouvel empereur partit de Syrie pour se rendre à Rome : comme toute son attention était dirigée vers les amusemens les plus frivoles, son voyage, sans cesse interrompu par de nouveaux plaisirs, dura plusieurs mois. Il s'arrêta d'abord à Nicomédie, où il passa l'hiver qui suivit sa victoire, et il ne fit que l'été d'après son entrée triomphale dans la capitale. Cependant, avant son arrivée, il y envoya son portrait, qui, placé par ses ordres sur l'autel de la Victoire, dans le temple où s'assemblait le sénat, donna aux Romains une juste mais honteuse idée de la personne et des mœurs de leur nouveau prince. Il était revêtu de ses habits pontificaux : sa robe d'or et de soie flottait à la mode des Phéniciens et des Mèdes. Une tiare élevée ornait sa tête, et des pierres d'un prix inestimable rehaussaient l'éclat des colliers et des nombreux bracelets dont il était couvert. On le voyait représenté avec des sourcils peints en noir, et il était facile de découvrir sur ses joues un mélange de blanc et de rouge artificiels (57). Quelle dut être, à la vue de ce tableau, la douleur des graves patriciens ! Après avoir gémi long-temps sous la sombre tyrannie de leurs concitoyens, ils avouaient en soupirant que Rome, asservie par le luxe efféminé du despotisme oriental, éprouvait le dernier degré d'avilissement.

Sa superstition.
On adorait le Soleil dans la ville d'Émèse, sous le nom d'Élagabale (58), et sous la forme d'une pierre noire taillée en cône, qui, selon l'opinion vulgaire, était tombée du ciel sur ce lieu sacré. Antonin attribuait, avec quelque raison, sa grandeur à la protection de cette divinité tutélaire. Il ne s'occupa, pendant le cours de son règne, qu'à satisfaire sa reconnaissance superstitieuse. Son zèle et sa vanité l'engagèrent à établir la supériorité du culte du dieu d'Émèse sur toutes les religions de la terre. Comme son premier pontife et comme l'un de ses plus grands favoris, il emprunta lui-même le nom d'Élagabale, nom sacré qu'il préférait à tous les titres de la puissance impériale.
Dans une procession solennelle qui traversa les rues de Rome, le chemin fut parsemé de poussière d'or. On avait placé la pierre noire, enchâssée dans des pierreries de la plus grande valeur, sur un char tiré par six chevaux d'une blancheur éclatante et richement caparaçonnés. Le religieux empereur tenait lui-même les rênes; et, soutenu par ses ministres, il se renversait en arrière, pour avoir le bonheur de jouir perpétuellement de l'auguste présence de la divinité. On n'avait rien épargné pour embellir le temple magnifique élevé sur le mont Palatin, en l'honneur du dieu Élagabale. Au milieu des sacrifices les plus pompeux, les vins les plus recherchés coulaient sur un autel entouré des plus rares victimes, et où l'on brûlait les plus précieux aromates. Autour de l'autel, de jeunes Syriennes figuraient des danses lascives au son d'une musique barbare, tandis que les premiers personnages de l'État, revêtus de longues tuniques phéniciennes, exerçaient les fonctions inférieures du sacerdoce avec une vénération affectée et une secrète indignation (59). L'empereur, emporté par son zèle, entreprit de déposer dans ce temple, comme dans le centre commun de la religion romaine, les ancilia, le palladium (60) et tous les gages sacrés du culte de Numa. Une foule de divinités inférieures remplissaient des places différentes auprès du superbe dieu d'Émèse; cependant il manquait à sa cour une compagne d'un ordre supérieur qui partageât son lit. Pallas fut d'abord choisie pour être son épouse; mais on craignit que son air guerrier n'effrayât un dieu accoutumé à la mollesse efféminée de l'Orient. La Lune, que les Africains adoraient sous le nom d'Astarté, parut convenir mieux au Soleil. L'image de cette déesse, et les riches offrandes de son temple, qu'elle donnait à son mari, furent transportées de Carthage à Rome avec la plus grande pompe; et le jour de cette alliance mystique fut célébré généralement dans la capitale et dans tout l'empire (61).

Ses débauches et son luxe effréné.
L'homme sensuel qui n'est point sourd à la voix de la raison, respecte dans ses plaisirs les bornes que la nature elle-même a prescrites : la volupté lui paraît mille fois plus séduisante, lorsque embellie par le charme de la société et par des liaisons aimables, elle vient encore se peindre à ses yeux sous les traits adoucis du goût et de l'imagination. Mais Élagabale (je parle de l'empereur de ce nom), corrompu par les prospérités, par les passions de la jeunesse et par l'éducation de son pays, se livra, sans aucune retenue, aux excès les plus honteux. Bientôt le dégoût et la satiété empoisonnèrent ses plaisirs. L'art et les illusions les plus fortes qu'il puisse enfanter, furent appelés au secours de ce prince. Les vins les plus exquis, les mets les plus recherchés, réveillaient ses sens assoupis, tandis que les femmes s'efforçaient, par leur lubricité, de ranimer ses désirs languissans. Des raffinemens sans cesse variés étaient l'objet d'une étude particulière. De nouvelles expressions et de nouvelles découvertes dans cette espèce de science, la seule qui fût cultivée et encouragée par le monarque (62), signalèrent son règne, et le couvrirent d'opprobe aux yeux de la postérité. Le caprice et la prodigalité tenaient lieu de goût et d'élégance; et lorsque Élagabale répandait avec profusion les trésors de l'État pour satisfaire à ses folles dépenses, ses propres discours, répétés par ses flatteurs, élevaient jusqu'aux cieux la grandeur d'âme et la magnificence d'un prince qui surpassait avec tant d'éclat ses timides prédécesseurs. Il se plaisait principalement à confondre l'ordre des saisons et des climats (63), à se jouer des sentimens et des préjugés de son peuple, et à fouler aux pieds toutes les lois de la nature et de la décence. Il épousa une vestale, qu'il avait arrachée par force du sanctuaire (64). Le nombre de ses femmes, qui se succédaient rapidement, et la foule de concubines dont il était entouré, ne pouvaient satisfaire l'impuissance de ses passions. Le maître du monde et des Romains affectait par choix le costume et les habitudes des femmes. Préférant la quenouille au sceptre, il déshonorait les principales dignités de l'État en les distribuant à ses nombreux amans : l'un d'eux fut même revêtu publiquement du titre et de l'autorité de mari de l'empereur, ou plutôt de l'impératrice, pour nous servir des expressions de l'infâme Élagabale (65).

Mépris que les tyrans de Rome avaient pour les lois de la décence.
Les vices et les folies de ce prince ont été probablement exagérés par l'imagination, et noircis par la calomnie (66). Cependant bornons nous aux scènes publiques dont tout un peuple a été témoin, et qui sont attestées par des contemporains dignes de foi. Aucun autre siècle n'en a présenté de si révoltantes, et Rome est le seul théâtre où elles aient jamais paru. Les débauches d'un sultan sont ensevelies dans l'ombre de son sérail : des murs inaccessibles les dérobent à l'œil de la curiosité. Dans les cours européennes, l'honneur et la galanterie ont introduit de la délicatesse dans le plaisir, des égards pour la décence, et du respect pour l'opinion publique. Mais dans une ville où tant de nations apportaient sans cesse des mœurs si différentes, les citoyens riches et corrompus adoptaient tous les vices que ce mélange monstrueux devait nécessairement produire; sûrs de l'impunité, insensibles aux reproches, ils vivaient sans contrainte dans la société humble et soumise de leurs esclaves et de leurs parasites. De son côté, l'empereur regardait tous ses sujets avec le même mépris, et maintenait sans contradiction le souverain privilège que lui donnait son rang de se livrer au luxe et à la débauche.

Mécontentement de l'armée.
Ceux qui déshonorent le plus par leur conduite la nature humaine, ne craignent pas de condamner dans les autres les mêmes désordres qu'ils se permettent. Pour justifier cette partialité, ils sont toujours prêts à découvrir quelque légère différence dans l'âge, dans la situation et dans le caractère. Les soldats licencieux qui avaient élevé sur le trône le fils dissolu de Caracalla rougissaient de ce choix ignominieux, et détournaient en frémissant leurs regards à la vue de ce monstre, pour contempler le spectacle agréable des vertus naissantes de son cousin Alexandre, fils de Mammée.

Alexandre-Sévère déclaré César. Ann. 221.
L'habile Mœsa, prévoyant que les vices d'Élagabale le précipiteraient infailliblement du trône, entreprit de donner à sa famille un appui plus assuré. Elle profita d'un moment favorable, où l'âme de l'empereur, livrée à des idées religieuses, paraissait plus susceptible de tendresse : elle lui persuada qu'il devait adopter Alexandre, et le revêtir du titre de César, pour n'être plus détourné de ses occupations célestes par les soins de la terre. Placé au second rang, ce jeune prince s'attira bientôt l'affection du peuple, et il excita la jalousie du tyran, qui résolut de mettre fin à une comparaison odieuse, en corrompant les mœurs de son rival, ou en lui arrachant la vie. Les moyens dont il se servit furent inutiles. Ses vains projets, toujours découverts par sa folle indiscrétion, furent prévenus par les fidèles et vertueux serviteurs que la prudente Mammée avait placés auprès de son fils. Dans un moment de colère, Élagabale résolut d'exécuter par la force ce qu'il n'avait pu obtenir par des voies détournées. Une sentence despotique, émanée de la cour, dégrada tout à coup Alexandre du rang et des honneurs de César. Le sénat ne répondit aux ordres du souverain que par un profond silence. Dans le camp, on vit s'élever aussitôt un furieux orage. Les gardes prétoriennes jurèrent de protéger Alexandre, et de venger la majesté du trône indignement violée. Les pleurs et les promesses d'Élagabale, qui les conjurait en tremblant d'épargner sa vie, et de le laisser en possession de son cher Hiéroclès, suspendirent leur juste indignation; ils chargèrent seulement leur préfet de veiller aux actions de l'empereur et à la sûreté du fils de Mammée (67).

Sédition des gardes et meurtre d'Élagabale. Ann. 222, 10 mars.
Une pareille réconciliation ne pouvait durer long-temps : il eût été impossible même au vil Élagabale de régner à des conditions si humiliantes. Il entreprit bientôt de sonder, par une épreuve dangereuse, les dispositions des troupes. Le bruit de la mort d'Alexandre excite dans le camp une rebellion : on se persuade que ce jeune prince vient d'être massacré : sa présence seule et son autorité rétablissent le calme. L'empereur, irrité de cette nouvelle marque de mépris pour sa personne et d'affection pour son cousin, osa livrer au supplice quelques-uns des chefs de la sédition. Cette rigueur déplacée lui coûta la vie, et entraîna la perte de sa mère et de ses favoris. Élagabale fut massacré par les prétoriens indignés. Son corps, après avoir été traîné dans toutes les rues de Rome, et déchiré par une populace en fureur, fut jeté dans le Tibre. Le sénat dévoua sa mémoire à une infamie éternelle. La postérité a ratifié ce juste décret (68).

Avénement d'Alexandre-Sévère.
Les prétoriens mirent ensuite Alexandre sur le trône. Ce prince tenait au même degré que son prédécesseur à la famille de Sévère, dont il prit le nom (69). Ses vertus et les dangers qu'il avait courus, l'avaient déjà rendu cher aux Romains. Le sénat, dans les premiers mouvemens de son zèle, lui conféra, en un seul jour, tous les titres et tous les pouvoirs de la dignité impériale (70). Mais comme Alexandre, âgé seulement de dix-sept ans, joignait à une grande modestie une piété vraiment filiale, les rênes du gouvernement se trouvèrent entre les mains de deux femmes, Mammée, sa mère, et Mœsa, son aïeule. Celle-ci mourut bientôt après l'avénement d'Alexandre, et Mammée resta seule chargée de l'éducation de son fils et de l'administration de l'empire.

Pouvoir de sa mère Mammée.
Dans tous les siècles et dans toutes les contrées, le plus sage, ou du moins le plus fort des deux sexes, s'est emparé de la puissance suprême, tandis que les soins et les plaisirs de la vie privée ont toujours été le partage de l'autre. Dans les monarchies héréditaires cependant, et surtout dans celles de l'Europe moderne, les lois de la succession et l'esprit de chevalerie nous ont accoutumés à une exception singulière. Nous voyons souvent une femme reconnue souveraine d'un grand royaume, où elle n'aurait point été jugée capable de posséder le plus petit emploi civil ou militaire. Mais comme les empereurs romains représentaient toujours les généraux et les magistrats de la république, leurs femmes et leurs mères, quoique distinguées par le nom d'Augusta, ne furent jamais associées à leurs dignités personnelles. Ces premiers Romains, qui se mariaient sans amour, ou qui n'en connaissaient ni les tendres égards, ni la délicatesse, auraient vu dans le règne d'une femme un de ces prodiges dont aucune expiation ne pourrait détourner le sinistre présage (71). La superbe Agrippine voulut, il est vrai, partager les honneurs de l'empire, qu'elle avait fait passer sur la tête de son fils; mais elle s'attira la haine de tous ceux des citoyens qui respectaient encore la dignité de Rome, et sa folle ambition échoua contre les intrigues et la fermeté de Sénèque et de Burrhus (72). Le bon sens où l'indifférence des successeurs de Néron les empêcha de blesser les préjugés de leurs sujets. Il était réservé à l'infâme Élagabale d'avilir la majesté du premier corps de la nation. Sous le règne de cet indigne prince, Soœmias, sa mère, prenait séance auprès des consuls, et souscrivait comme les autres sénateurs les décrets de l'assemblée législative. Mammée refusa prudemment une prérogative odieuse et en même temps inutile. On rendit une loi solennelle, pour exclure à jamais les femmes du sénat, et pour dévouer aux divinités infernales celui qui violerait par la suite la sainteté de ce décret (73). Mammée ne s'attachait point à une vaine image; la réalité du pouvoir était l'objet de sa mâle ambition. Elle conserva toujours sur l'esprit d'Alexandre un empire absolu, et la mère ne put jamais souffrir de rivale dans le cœur de son fils. Ce prince avait épousé, de son consentement, la fille d'un patricien. Le respect qu'il devait à son beau-père et son attachement pour la jeune impératrice, se trouvèrent incompatibles avec la tendresse ou les intérêts de Mammée. Bientôt le patricien périt victime de l'accusation banale de trahison; et la femme d'Alexandre, après avoir été chassée ignominieusement du palais, fut reléguée en Afrique (74).

Administration sage et modérée.
Malgré cet acte cruel de jalousie, malgré l'avarice que l'on a reprochée quelquefois à Mammée, en général son administration fut également utile à son fils et à l'empire. Le sénat lui permit de choisir seize des plus sages et des plus vertueux de ses membres pour composer un conseil perpétuel. Toutes les affaires publiques de quelque importance étaient discutées et décidées devant ce nouveau tribunal, qui avait pour chef le fameux Ulpien, aussi célèbre par son respect pour les lois de Rome, que par ses profondes connaissances en jurisprudence. La fermeté et la sagesse de cette aristocratie contribuèrent à rétablir l'ordre et l'autorité du gouvernement. Les vils monumens élevés sous le dernier règne au luxe étranger et à la superstition asiatique subsistaient encore au milieu de Rome : on commença par détruire tout ce qui pouvait rappeler le caprice et la tyrannie d'Élagabale. Les nouveaux conseillers éloignèrent ensuite de l'administration publique les indignes créatures de ce prince, et leur donnèrent pour successeurs, dans chaque département, des citoyens vertueux et habiles. L'amour de la justice et la connaissance des lois servirent seuls de recommandation pour les emplois civils, et les commandemens militaires devinrent le prix de la valeur et de l'attachement à la discipline (75).

Éducation et caractère vertueux d'Alexandre-Sévère.
Mais le soin le plus important de Mammée et de ses sages conseillers fut de former le caractère du jeune empereur, dont les qualités personnelles devaient faire le malheur ou la félicité du genre humain. Un sol fertile produit de bons fruits presque sans culture. Alexandre était né avec les plus heureuses dispositions : doué d'un excellent jugement, il connut bientôt les avantages de la vertu, le plaisir de l'instruction et la nécessité du travail. Une douceur et une modération naturelles le mirent à l'abri des assauts dangereux des passions et des attraits séducteurs du vice. Son respect inviolable pour sa mère, et l'estime qu'il eut toujours pour le sage Ulpien, garantirent sa jeunesse du poison de la flatterie.

Journal de sa vie.
L'exposition seule de ses occupations journalières nous le représente comme un prince accompli (76); et, en ayant égard à la différence des mœurs, ce beau tableau mériterait de servir de modèle à tous les souverains. Alexandre se levait de grand matin; il consacrait les premiers momens du jour à des devoirs de piété, et sa chapelle particulière était remplie des images de ces héros qui ont mérité la reconnaissance et la vénération de la postérité, par le soin qu'ils ont pris de former ou de perfectionner la nature humaine (77). Mais l'empereur, persuadé que les services rendus à ses semblables sont le culte le plus pur aux yeux de l'Être suprême, passait la plus grande partie de la matinée dans son conseil, où il discutait les affaires publiques, et terminait les causes particulières avec une prudence au-dessus de son âge. Les charmes de la littérature faisaient bientôt disparaître la sécheresse de ces détails. Alexandre donna toujours quelques heures à l'étude de la poésie, de l'histoire et de la philosophie. Les ouvrages de Virgile et d'Horace, la République de Platon et celle de Cicéron, formaient son goût, éclairaient son esprit, et lui donnaient les idées les plus sublimes de l'homme et du gouvernement. Les exercices du corps succédaient à ceux de l'âme; et le prince, qui joignait à une taille avantageuse de la force et de l'activité, avait peu d'égaux dans la gymnastique. Après le bain et un léger dîner, il se livrait avec une nouvelle ardeur aux affaires du jour; et, jusqu'au souper, le principal repas des Romains, il travaillait avec ses secrétaires, et répondait à cette foule de lettres, de mémoires et de placets, qui devaient être nécessairement adressés au maître de la plus grande partie du monde. La frugalité et la simplicité régnaient à sa table; et lorsqu'il pouvait suivre librement sa propre inclination, il n'invitait qu'un petit nombre d'amis choisis, tous d'un mérite et d'une probité reconnue, et parmi lesquels Ulpien tenait le premier rang. La douce familiarité d'une conversation toujours instructive, était quelquefois interrompue par des lectures intéressantes, qui tenaient lieu de ces danses, de ces spectacles, et même de ces combats de gladiateurs, que l'on voyait si souvent dans les maisons des riches citoyens (78). Alexandre était simple et modeste dans ses habillemens, affable et poli dans ses manières. Tous ses sujets pouvaient entrer dans son palais, à de certaines heures de la journée, mais on entendait en même temps la voix d'un héraut qui prononçait, comme dans les mystères d'Éleusis, cet avis salutaire : « Que personne ne pénètre dans l'enceinte de ces murs sacrés, à moins qu'il n'ait une conscience pure et une âme sans tache (79). »

Bonheur général des Romains. 222-235.
Un genre de vie si uniforme, dont aucun instant ne pouvait être occupé par le vice ni par la folie, prouve bien mieux la sagesse et l'équité du gouvernement d'Alexandre, que tous les détails minutieux rapportés dans la compilation de Lampride. Depuis l'avénement de Commode, l'univers avait été en proie pendant quarante ans aux vices divers de quatre tyrans. Après la mort d'Élagabale, il goûta les douceurs d'un calme de treize années. Les provinces, délivrées des impôts excessifs inventés par Caracalla et par son prétendu fils, jouirent de tous les avantages de la paix et de la prospérité. L'expérience avait appris aux magistrats que le plus sûr et l'unique moyen d'obtenir la faveur du monarque, était de mériter l'amour de ses sujets. Les soins paternels d'Alexandre, en mettant quelques bornes peu sévères au luxe insolent du peuple romain, diminuèrent le prix des denrées et l'intérêt de l'argent, et sa prudente libéralité sut, sans écraser les classes industrieuses, fournir aux besoins et aux amusemens de la populace. La dignité, la liberté, l'autorité du sénat, furent rétablies, et tous les vertueux sénateurs purent, sans crainte et sans honte, approcher de leur souverain.

Alexandre refuse le nom d'Antonin.
Le nom d'Antonin, ennobli par les vertus de Marc-Aurèle et de son prédécesseur, avait passé, par adoption, au débauché Verus, et, par droit de naissance, au cruel Commode. Après avoir été la distinction la plus honorable des fils de Sévère, il fut accordé à Diadumenianus, et enfin souillé par l'infamie du grand-prêtre d'Émèse. Alexandre, malgré les instances étudiées ou peut-être sincères du sénat, refusa noblement d'emprunter l'éclat de ce nom illustre, tandis que, par sa conduite, il s'efforçait de rétablir la gloire et le bonheur du siècle des véritables Antonins (80).

Il entreprend de réformer l'armée.
Dans l'administration civile, la sagesse de ce prince était soutenue par l'autorité. Le peuple sentait sa félicité, et payait de son amour et de sa reconnaissance les bienfaits de son souverain. Il restait encore une entreprise plus grande, plus nécessaire, mais plus difficile à exécuter, la réforme de l'ordre militaire. A la faveur d'une longue impunité, les intérêts et les dispositions des soldats les avaient rendus insensibles au bonheur de l'État, et leur faisaient supporter impatiemment le frein de la discipline. Lorsque l'empereur voulut exécuter son projet, il eut soin de paraître rempli d'affection pour l'armée et de lui dérober les craintes qu'elle lui inspirait. La plus rigide économie dans toutes les autres branches de l'administration lui fournissait les sommes immenses qu'exigeaient la paye ordinaire et les gratifications excessives accordées aux troupes. Il les dispensa, dans les marches, de porter sur leurs épaules des provisions pour dix-sept jours; elles trouvaient de vastes magasins, établis sur toutes les routes, et dès qu'elles entraient en pays ennemi, une nombreuse suite de chameaux et de mulets soulageait leur indolence hautaine. Comme Alexandre ne pouvait espérer de corriger le luxe des soldats, il essaya du moins de le diriger vers des objets d'une pompe guerrière, et de substituer à des ornemens inutiles de beaux chevaux, des armes magnifiques et des boucliers enrichis d'or et d'argent. Il partageait les fatigues qu'il était obligé de prescrire, visitait en personne les blessés et les malades, et tenait un registre exact des services de ses soldats et des récompenses qu'ils avaient reçues : enfin, il montrait en toute occasion les égards les plus affectueux pour un corps dont la conservation, comme il affectait de le déclarer, était si étroitement liée à celle de l'État (81). Ce fut ainsi qu'il employa les voies les plus douces pour inspirer à la multitude indocile des idées de devoir, et pour faire revivre au moins une faible image de cette discipline à laquelle la république avait été redevable de ses succès sur tant de nations aussi belliqueuses et plus puissantes que les Romains. Mais ce sage empereur vit échouer tous ses projets : son courage lui devint fatal, et tous ses efforts ne servirent qu'à irriter les maux qu'il se proposait de guérir.

Sédition des gardes prétoriennes, et meurtre d'Ulpien.
Les prétoriens étaient sincèrement attachés au jeune Alexandre; ils l'aimaient comme un tendre pupille qu'ils avaient arraché à la fureur d'un tyran, et placé sur le trône impérial. Cet aimable prince n'avait point oublié leurs services; mais, comme la justice et la raison mettaient des bornes à sa reconnaissance, les prétoriens furent bientôt plus mécontens des vertus d'Alexandre qu'ils ne l'avaient été des vices d'Élagabale. Le sage Ulpien, leur préfet, respectait les lois et avait gagné l'amour des citoyens; il s'attira la haine des soldats, qui attribuèrent tous les plans de réforme à ses conseils pernicieux. Un léger accident changea leur mécontentement en fureur : ils tournèrent leurs armes contre le peuple qui, reconnaissant, voulait défendre la vie de cet excellent ministre; et Rome fût exposée pendant trois jours à toutes les horreurs d'une guerre civile. Enfin, la vue de quelques maisons embrasées et les cris du soldat, qui menaçait de réduire la ville en cendres, effrayèrent les habitans, et les forcèrent d'abandonner en soupirant le vertueux Ulpien à son malheureux sort. Le préfet, poursuivi par ses propres troupes, se réfugia dans le palais impérial, et fut massacré aux pieds de son maître, qui s'efforçait en vain de le couvrir de la pourpre, et d'obtenir son pardon de ces cœurs féroces (82). La faiblesse du gouvernement était si déplorable, que l'empereur ne put venger la mort de son ami, et l'insulte faite à sa dignité, sans avoir recours à la patience et à la dissimulation. Épagathe, le principal chef de la sédition, ne s'éloigna de Rome que pour aller exercer en Égypte l'emploi honorable de préfet. On le fit insensiblement descendre de ce haut rang au gouvernement de Crète; et lorsque enfin le temps et l'absence l'eurent effacé du souvenir des gardes, Alexandre se hasarda à lui faire subir la peine que méritaient ses crimes (83).

Danger de Dion-Cassius.
Sous le règne d'un prince juste et vertueux, les plus fidèles ministres se trouvaient exposés à une cruelle tyrannie; ils couraient risque de perdre la vie, dès qu'on les soupçonnait de vouloir corriger les désordres intolérables de l'armée. L'historien Dion-Cassius, qui commandait les légions de Pannonie, avait suivi les maximes de l'ancienne discipline. Les prétoriens, intéressés à soutenir la licence militaire, embrassèrent la cause de leurs frères campés sur les bords du Danube, et demandèrent la tête du réformateur. Cependant, au lieu de céder à leurs clameurs séditieuses, Alexandre montra combien il estimait les services et le mérite de Dion, en partageant avec lui le consulat, et en le défrayant, sur son trésor particulier, des dépenses qu'exigeait ce vain honneur. Mais comme on avait tout lieu de craindre que, si le nouveau magistrat paraissait en public revêtu des marques de sa dignité, cette vue ne ranimât la fureur des troupes, il quitta, à la persuasion de l'empereur, une ville où il n'exerçait qu'un pouvoir idéal, et il passa la plus grande partie de son consulat (84) dans ses terres en Campanie (85).

Tumulte des légions.
La douceur du prince autorisait l'insolence des soldats. Bientôt les légions imitèrent l'exemple des gardes, et soutinrent leurs droits à la licence avec une opiniâtreté aussi violente. L'administration d'Alexandre luttait en vain contre la corruption de son siècle. L'Illyrie, la Mauritanie, l'Arménie, la Mésopotamie et la Germanie, voyaient tous les jours se former dans leur sein de nouveaux orages. Les officiers de l'empereur étaient massacrés; on méprisait son autorité; enfin il devint lui-même la victime de l'animosité des troupes (86).

Fermeté de l'empereur.
Ces caractères intraitables se soumirent cependant une fois à l'obéissance, et rentrèrent dans leur devoir. Ce fait particulier mérite d'être rapporté; il peut nous donner une idée des dispositions de l'armée. Durant le séjour que fit Alexandre à Antioche, pendant son expédition contre les Perses, dont nous parlerons bientôt, la punition de quelques soldats surpris dans les bains des femmes excita une révolte dans la légion à laquelle ils appartenaient. A cette nouvelle, l'empereur monte sur son tribunal, et, avec une contenance ferme à la fois et modeste, il représente à cette multitude armée sa résolution inflexible et la nécessité absolue de corriger les vices introduits par son infâme prédécesseur, et de maintenir la discipline, dont le relâchement entraînerait la ruine de l'empire. Des clameurs interrompent ces douces représentations. « Retenez vos cris, dit aussitôt l'intrépide monarque; vous n'êtes pas en présence du Perse, du Germain et du Sarmate. Gardez le silence devant votre souverain, devant votre bienfaiteur, devant celui qui vous distribue le blé, l'argent et les productions des provinces. Gardez le silence, sinon je ne vous donnerai plus le nom de soldats; je ne vous appellerai désormais que bourgeois (87), si même ceux qui foulent aux pieds les lois de Rome méritent d'être rangés dans la dernière classe du peuple. » Ces menaces enflammèrent la fureur de la légion; déjà les soldats tournent leurs armes contre sa personne. « Votre courage, reprend Alexandre d'un air encore plus fier, se déploierait bien plus noblement dans un champ de bataille. Vous pouvez m'ôter la vie : n'espérez pas m'intimider; le glaive de la justice punirait votre crime et vengerait ma mort. » Les cris redoublaient, lorsque l'empereur prononça à haute voix la sentence décisive : « Bourgeois, posez les armes, et que chacun de vous se retire dans sa demeure. » La tempête fut à l'instant apaisée. Les soldats, consternés et couverts de honte, reconnurent la justice de leur arrêt et le pouvoir de la discipline, déposèrent leurs armes et leurs drapeaux, et se rendirent en confusion, non dans leur camp, mais dans différentes auberges de la ville. Alexandre eut le plaisir de contempler pendant trente jours leur repentir; et il ne les rétablit dans leur grade qu'après avoir puni du dernier supplice les tribuns, dont la connivence avait occasioné la révolte. La légion, pénétrée de reconnaissance, servit l'empereur tant qu'il vécut, et le vengea après sa mort (88).

Défauts de son règne et de son caractère.
En général, un moment décide des résolutions de la multitude; et le caprice de la passion pouvait également déterminer cette légion séditieuse à déposer ses armes aux pieds de son maître, ou à les plonger dans son sein. Peut-être découvririons-nous les causes secrètes de l'intrépidité du prince et de l'obéissance forcée des troupes, si le fait extraordinaire dont nous venons de parler était soumis à l'examen d'un philosophe. D'un autre côté, s'il eût été rapporté par un historien judicieux, cette action, que l'on a jugée digne de César, se trouverait peut-être accompagnée de circonstances qui la rendraient plus probable, en la rendant plus conforme au caractère général d'Alexandre-Sévère. Les talens de cet aimable prince ne paraissent pas avoir été proportionnés à la difficulté de sa situation, ni la fermeté de sa conduite égale à la pureté de son âme. Ses vertus sans énergie avaient contracté, aussi bien que les vices de son prédécesseur, une teinte de faiblesse dans le climat efféminé de l'Asie, où il avait pris naissance. Il est vrai qu'il rougissait d'une origine étrangère, et qu'il écoutait avec une vaine complaisance les généalogistes, qui le faisaient descendre de l'ancienne noblesse de Rome (89). Son règne est obscurci par l'orgueil et par l'avarice de sa mère. Mammée, en exigeant de lui, lorsqu'il fut d'un âge mûr, la même obéissance qu'il lui devait dans sa plus tendre jeunesse, exposa au ridicule son caractère et celui de son fils (90). Les fatigues de l'expédition contre les Perses irritèrent le mécontentement des troupes. Le mauvais succès de cette guerre fit perdre à l'empereur sa réputation, comme général et même comme soldat (91). Chaque cause préparait, chaque circonstance hâtait une révolution qui déchira l'empire, et le livra pendant long-temps en proie aux horreurs des guerres civiles.

Digression sur les finances des Romains.
La tyrannie de Commode, les discordes intestines dont sa mort fut l'origine, et les nouvelles maximes de politique introduites par les princes de la maison de Sévère, avaient contribué à augmenter la puissance dangereuse de l'armée, et à effacer les faibles traces que les lois et la liberté laissaient encore dans l'âme des Romains. Nous avons tâché d'expliquer avec ordre et avec clarté les changemens qui arrivèrent dans les parties intérieures de la constitution, et qui en minèrent sourdement la base. Les caractères particuliers des empereurs, leurs lois, leurs folies, leurs victoires, leurs exploits, ne nous intéressent qu'autant que ces objets se trouvent liés à l'histoire générale de la décadence et de la chute de la monarchie. L'attention constante que nous mettons à suivre ce grand spectacle, ne nous permet pas de passer sous silence un édit bien important d'Antonin Caracalla, qui donna le nom et les privilèges de citoyens romains à tous les sujets libres de l'empire. Cette faveur extraordinaire ne prenait cependant pas sa source dans les sentimens d'une âme généreuse, elle fut dictée par une avarice sordide : quelques observations sur les finances des Romains, depuis les beaux siècles de la république jusqu'au règne d'Alexandre-Sévère, prouveront la vérité de cette remarque.

Impôts levés sur les citoyens romains.
La ville de Veïes, en Toscane, n'avait été prise qu'au bout de dix ans. Ce fut bien moins la force de la place que le peu d'expérience des assiégeans, qui prolongea ce siège, la première entreprise considérable des Romains. Il fallait aux troupes les plus grands encouragemens pour les engager à supporter les fatigues extraordinaires de tant de campagnes consécutives, et à passer ainsi plusieurs hivers autour d'une ville située à vingt milles environ de leurs foyers (92). Le sénat prévint sagement les plaintes du peuple, en accordant aux soldats une paye régulière, à laquelle les citoyens contribuaient par une taxe générale établie sur les propriétés (93). Après la prise de Veïes, pendant plus de deux cents ans, les victoires de la république augmentèrent moins les richesses que la puissance de Rome. Les États d'Italie ne payaient leurs tributs qu'en service militaire; et dans les guerres puniques, les Romains entretinrent seuls à leurs frais, sur mer et sur terre, ces forces redoutables dont ils se servirent pour subjuguer leurs rivaux. Ce peuple généreux (et tel est souvent le noble enthousiasme de la liberté) portait avec joie les fardeaux les plus lourds, dans la juste confiance que ses travaux seraient bientôt magnifiquement récompensés. De si belles espérances ne furent pas trompées : en peu d'années les richesses de Syracuse, de Carthage, de la Macédoine et de l'Asie, furent apportées à Rome en triomphe. Les trésors de Persée montaient seuls à près de deux millions sterling; et le peuple romain, roi de tant de nations, se trouva pour jamais délivré d'impôts (94).

Leur abolition.
Le revenu des provinces conquises parût suffisant pour les dépenses ordinaires de la guerre et du gouvernement. On déposait dans le temple de Saturne ce qui restait d'or et d'argent, et ces sommes étaient réservées pour quelque événement imprévu (95).

Tributs des provinces.
L'histoire n'a peut-être jamais souffert de perte si grande ni si irréparable que celle de ce registre curieux (96), légué par Auguste au sénat, et dans lequel ce prince expérimenté balançait avec précision les dépenses et les revenus de l'empire (97). Privés de cette estimation claire et étendue, nous sommes réduits à rassembler un petit nombre de données éparses dans les ouvrages de ceux d'entre les anciens qui se sont quelquefois écartés de la partie brillante de leur narration, pour s'attacher à des considérations utiles.

De l'Asie.
Nous savons que les conquêtes de Pompée portèrent les tributs de l'Asie de cinquante à cent trente cinq millions de drachmes (98), environ quatre millions et demi sterling (99).

De l'Égypte.
Sous le gouvernement du dernier et du plus indolent des Ptolémées, le revenu de l'Égypte montait à douze mille cinq cents talens; somme bien inférieure à celle que les Romains tirèrent ensuite de ce royaume par une administration ferme, et par le commerce de l'Éthiopie et de l'Inde (100).

De la Gaule.
L'Égypte devait ses richesses au commerce; celles que recélait l'ancienne Gaule, étaient le fruit de la guerre et du butin. Les tributs que payaient ces deux provinces paraissent avoir été à peu près les mêmes (101).

De l'Afrique.
Rome profita bien peu de sa supériorité (102), en n'exigeant des Carthaginois vaincus, que dix mille talens phéniciens (103) ou environ quatre millions sterling; et en leur accordant cinquante ans pour les payer. Cette somme ne peut, en aucune manière, être comparée avec les taxes qui furent imposées sur les terres et les personnes des habitans de ces mêmes contrées, lorsque les fertiles côtes de l'Afrique eurent été réduites en provinces romaines (104). Par une fatalité singulière, l'Espagne était le Mexique et le Pérou de l'ancien monde. La découverte des riches contrées de l'Occident par les Phéniciens, et la violence exercée contre les naturels du pays, forcés à s'ensevelir dans leurs mines, et à travailler pour des étrangers, présente le même tableau que l'histoire de l'Amérique espagnole (105). Les Phéniciens ne connaissaient que les côtes de l'Espagne. L'ambition et l'avarice portèrent les Carthaginois et les Romains à pénétrer dans le cœur de cette contrée; et ils découvrirent que la terre renfermait presque partout du cuivre, de l'argent et de l'or. On parle d'une mine près de Carthagène, qui rapportait par jour vingt-cinq mille drachmes d'argent, ou près de trois cent mille livres sterling par an (106). Les provinces d'Asturie, de Galice et de Lusitanie, donnaient annuellement vingt mille livres pesant d'or (107).

De l'île de Gyare.
Nous n'avons point assez de loisir, et nous manquons de matériaux, pour continuer ces recherches curieuses, et pour connaître les tributs que payaient tant d'États puissans, qui furent confondus dans l'empire romain : cependant, en considérant l'attention sévère avec laquelle les tributs étaient levés dans les provinces les plus stériles et les plus désertes, nous pourrons nous former quelque idée du revenu de ces provinces dans le sein desquelles d'immenses richesses avaient été déposées par la nature ou amassées par l'homme. Auguste reçut une requête des habitans de Gyare, qui le suppliaient humblement de les exempter d'un tiers de leurs excessives impositions. Toute leur taxe ne se montait qu'à cent cinquante drachmes (environ cinq livres sterling); mais Gyare était une petite île, ou plutôt un roc baigné par les flots de la mer Égée, où l'on ne trouvait ni eau fraîche ni aucune des nécessités de la vie, et qui servait de retraite à un petit nombre de malheureux pêcheurs (108).

Montant du revenu.
Éclairés par la faible lumière de ces rayons épars et incertains, nous serions portés à croire, 1° qu'en admettant tous les changemens occasionés par les temps et par les circonstances, le revenu général des provinces romaines montait rarement à moins de quinze à trente millions sterling (109); 2° que cette somme considérable devait entièrement suffire à toutes les dépenses du gouvernement institué par Auguste, dont la cour ressemblait à la maison d'un simple sénateur, et dont l'établissement militaire avait pour but de protéger les frontières de l'empire, sans chercher à les reculer par des conquêtes, ou craindre d'avoir à les défendre contre aucune invasion sérieuse.

Taxes sur les citoyens romains, établies par Auguste.
Malgré ces probabilités, la dernière de ces deux conclusions est positivement contraire au langage et à la conduite d'Auguste. Il n'est point aisé de décider si ce prince voulut agir comme le père commun de l'univers ou comme l'oppresseur de la liberté; s'il désira d'adoucir le sort des provinces, ou d'appauvrir le sénat et l'ordre équestre. Quoi qu'il en soit, à peine eut-il pris les rênes du gouvernement, qu'il affecta souvent de parler de l'insuffisance des tributs, et de la nécessité où il se trouvait de faire supporter à Rome et à l'Italie une partie des charges publiques (110). Ce fut cependant avec précaution, et pour ainsi dire à pas comptés, qu'il procéda dans l'exécution de ce projet si propre à exciter le mécontentement. L'introduction des douanes fut suivie de l'établissement d'un impôt sur les consommations (111); et le plan d'une imposition générale s'étendit insensiblement sur les propriétés réelles et personnelles des citoyens romains, qui, depuis plus d'un siècle et demi, avaient été exempts de toute espèce de contribution (112).

Douanes.
I. Dans un empire aussi vaste que celui de Rome, la balance naturelle de l'argent devait s'établir d'elle-même et par degrés. Comme les richesses des provinces étaient attirées vers la capitale par l'action puissante de la conquête et de l'autorité souveraine, de même une partie de ces richesses refluait vers les provinces industrieuses, où elles étaient portées par la voie plus douce du commerce et des arts. Sous le règne d'Auguste et de ses successeurs, on avait mis des droits sur chaque espèce de marchandises, qui, par mille canaux différens, abordaient au centre commun de l'opulence et du luxe; et quelque interprétation que l'on pût donner à la loi, la taxe tombait toujours sur l'acheteur romain et non sur le marchand provincial (113). Le taux de la taxe variait depuis la quarantième jusqu'à la huitième partie de la valeur des effets. Il y a lieu de croire que cette variation fut dirigée par les maximes inaltérables de la politique. Les objets de luxe payaient sans doute un droit plus fort que ceux de première nécessité; et l'on favorisait davantage les manufactures de l'empire que les productions de l'Arabie et de l'Inde (114). Il était bien juste que l'on préférât l'industrie des citoyens à un commerce étranger, qui ne pouvait être avantageux à l'État. Il existe encore une liste étendue, mais imparfaite, des marchandises de l'Orient sujettes aux droits sous le règne d'Alexandre-Sévère (115). Elles consistaient en cannelle, myrrhe, poivre et gingembre, en aromates de toute espèce, et dans une grande variété de pierres précieuses, parmi lesquelles le diamant tenait le premier rang pour le prix, et l'émeraude pour la beauté (116). On y voyait aussi des peaux de Perse et de Babylone; des cotons, des soies écrues et apprêtées, de l'ivoire, de l'ébène et des eunuques (117). Remarquons ici que l'usage et le prix de ces esclaves efféminés suivirent les mêmes progrès que la décadence de l'empire.

Impôt sur les consommations.
II. L'impôt sur les consommations fut établi par Auguste après les guerres civiles. Ce droit était extrêmement modéré, mais il était général. Il passa rarement un pour cent; mais il comprenait tout ce que l'on achetait dans les marchés ou dans les ventes publiques, et il s'étendait depuis les acquisitions les plus considérables en terres ou en maisons, jusqu'à ces petits objets dont le produit ne peut devenir important que par leur nombre et par une consommation journalière. Une pareille taxe, qui portait sur le corps entier de la nation, excita toujours des plaintes. Un empereur qui connaissait parfaitement les besoins et les ressources de l'État, fut obligé de déclarer, par un édit public, que l'entretien des armées dépendait, en grande partie, du produit de cet impôt (118).

Taxes sur les legs et sur les héritages.
III. Lorsque l'empereur Auguste eut pris le parti d'avoir toujours sur pied un corps de troupes destinées à défendre son gouvernement contre les attaques des ennemis étrangers et domestiques, il réserva des fonds particuliers pour la paye des soldats, pour les récompenses des vétérans, et pour les dépenses extraordinaires de la guerre. Les revenus immenses de l'impôt sur les consommations, quoique employés spécialement à ces objets, ne furent pas trouvés suffisans. Pour y suppléer, l'empereur imagina une nouvelle taxe de cinq pour cent sur les legs et sur les héritages. Mais les nobles de Rome étaient beaucoup plus attachés à leurs biens qu'à leur liberté. Auguste écouta leurs murmures avec sa modération ordinaire. Il renvoya de bonne foi l'affaire au sénat, l'exhortant à trouver quelque autre expédient utile et moins odieux. Comme l'assemblée était divisée et indécise, l'empereur déclara aux sénateurs que leur opiniâtreté le forcerait à proposer une capitation et une taxe générale sur les terres (119); aussitôt ils souscrivirent en silence à celle qui les avait d'abord indignés (120). Cependant l'impôt sur les legs et sur les héritages fut adouci par quelques restrictions. Il n'avait lieu que lorsque l'objet était d'une certaine valeur, probablement de cinquante ou cent pièces d'or (121); et l'on ne pouvait en exiger le paiement du parent le plus proche du côté du père (122). Lorsque les droits de la nature et ceux de la pauvreté furent ainsi assurés, il parut juste qu'un étranger ou un parent éloigné, qui obtenait un accroissement imprévu de fortune, en consacrât la vingtième partie à l'utilité publique (123).

Conforme aux lois et aux mœurs.
Une pareille taxe, dont le produit est immense dans tout État riche, se trouvait admirablement adaptée à la situation des Romains, qui pouvaient, dans leurs testamens arbitraires, suivre la raison ou le caprice, sans être enchaînés par des substitutions et par des conventions matrimoniales. Souvent même la tendresse paternelle perdait son influence sur les rigides patriotes de la république, et sur les nobles dissolus de l'empire; et lorsqu'un père laissait à son fils la quatrième partie de son bien, on ne pouvait former aucune plainte légale contre une semblable disposition (124). Aussi un riche vieillard, qui n'avait point d'enfans, était-il un tyran domestique; son autorité croissait avec l'âge et les infirmités. Une foule de vils courtisans, parmi lesquels il comptait souvent des préteurs et des consuls, briguaient ses faveurs, flattaient son avarice, applaudissaient à ses folies, servaient ses passions, et attendaient sa mort avec impatience. L'art de la complaisance et de la flatterie devint une science très-lucrative; ceux qui la professaient furent connus sous une nouvelle dénomination, et toute la ville, selon les vives descriptions de la satire, se trouva divisée en deux parties, le gibier et les chasseurs (125). Tandis que la ruse faisait signer à la folie tant de testamens injustes et extravagans, on en voyait cependant un petit nombre dictés par une estime raisonnée et par une vertueuse reconnaissance. Cicéron, dont l'éloquence avait si souvent défendu la vie et la fortune de ses concitoyens, recueillit pour près de cent soixante-dix mille livres sterl. de legs (126). Il parait que les amis de Pline le Jeune n'ont pas été moins généreux envers cet intéressant orateur (127). Quels que fussent les motifs du testateur, le fisc réclamait sans distinction la vingtième partie des biens légués; et dans le cours de deux ou trois générations, toutes les propriétés des sujets devaient passer insensiblement dans les coffres du prince.

Réglemens des empereurs.
Néron, dans les premières années de son règne, porté par le désir de se rendre populaire, ou peut-être entraîné par un mouvement aveugle de bienfaisance, voulut abolir les douanes et l'impôt sur les consommations. Les plus sages sénateurs applaudirent à sa générosité; mais ils le détournèrent de l'exécution d'un projet qui aurait détruit la force et les ressources de la république (128). S'il eût été possible de réaliser cette chimère, des princes tels que Trajan et les Antonins auraient sûrement embrassé avec la plus vive ardeur l'occasion glorieuse de rendre un service si important au genre humain. Ils se contentèrent d'alléger le fardeau public, sans entreprendre de l'écarter tout-à-fait. La douceur et la précision de leurs lois déterminèrent la règle et la mesure de l'impôt, et mirent tous les citoyens à l'abri des interprétations arbitraires, des réclamations injustes et des vexations insolentes des fermiers publics (129); et il est singulier que, dans tous les siècles, les plus sages et les meilleurs princes aient toujours conservé la méthode dangereuse de réunir dans les mains d'une même régie les principales branches du revenu, ou du moins les douanes et les impôts sur les consommations (130).

Édit de Caracalla.
Les sentimens de Caracalla n'étaient pas les mêmes que ceux des Antonins, et ce prince se trouvait réellement dans une position très-différente. Nullement occupé, ou plutôt ennemi du bien public, il ne pouvait se dispenser d'assouvir l'avidité insatiable qu'il avait lui-même allumée dans le cœur des soldats. De tous les impôts établis par Auguste, il n'en existait pas de plus étendu, et dont le produit fût plus considérable, que le vingtième sur les legs et sur les héritages. Comme cette taxe n'était pas particulière aux habitans de Rome ni à ceux de l'Italie, elle augmenta continuellement avec l'extension graduelle du droit de bourgeoisie.

Le titre de citoyen donné aux habitans des provinces pour les soumettre à de nouveaux impôts.
Les nouveaux citoyens, quoique soumis également aux nouveaux impôts, dont ils avaient été exempts comme sujets (131), se croyaient amplement dédommagés par le rang et par les privilèges qu'ils obtenaient, et par une perspective brillante d'honneurs et de fortune qui se présentait tout à coup à leur ambition. Mais toute distinction fut détruite par l'édit du fils de Sévère. Loin d'être une faveur, le vain titre de citoyen devint une charge réelle, imposée aux habitans des provinces. L'avide Caracalla ne se contenta pas des taxes qui avaient paru suffisantes à ses prédécesseurs, il ajouta un vingtième à celui qu'on levait déjà sur les legs et sur les héritages. Après sa mort on rétablit l'ancienne proportion; mais, pendant son règne (132), toutes les parties de l'empire gémirent sous le poids de son sceptre de fer (133).

Réduction passagère du tribut.
Les habitans des provinces une fois soumis aux impositions particulières des citoyens romains, semblaient devoir légitimement être exempts des tributs qu'ils avaient d'abord payés en qualité de sujets. Caracalla et son prétendu fils n'adoptèrent pas de pareilles maximes; ils ordonnèrent que les taxes, tant anciennes que nouvelles, seraient levées à la fois dans tous leurs domaines. Il était réservé au vertueux Alexandre de délivrer les provinces de cette oppression criante. Ce prince réduisit les tributs à la trentième partie de la somme qu'ils produisaient à son avènement (134). Nous ignorons par quels motifs il laissa subsister de si faibles restes du mal public. Ces rameaux nuisibles, qui n'avaient point été tout-à-fait arrachés, jetèrent de nouvelles racines, s'élevèrent à une hauteur prodigieuse, et dans le siècle suivant répandirent une ombre mortelle sur l'univers romain. Il sera souvent question, dans le cours de cette histoire, de l'impôt foncier, de la capitation et des contributions onéreuses de blé, de vin, d'huile et d'animaux, que l'on exigeait des provinces pour l'usage de la cour, de l'armée et de la capitale.

Conséquences qui résultent de l'extension du droit de bourgeoisie.
Tant que Rome et l'Italie furent regardées comme le centre du gouvernement, les anciens citoyens conservèrent un esprit national que les nouveaux adoptèrent insensiblement. Les principaux commandemens de l'armée étaient donnés à des hommes qui avaient reçu de l'éducation, qui connaissaient les avantages des lois et des lettres, et qui avaient marché à pas égaux dans la carrière des honneurs, en passant par tous les grades civils et militaires (135). C'est principalement à leur influence et à leur exemple que nous devons attribuer l'obéissance et la modestie des légions durant les deux premiers siècles de l'empire.
Mais lorsque Caracalla eut foulé aux pieds le dernier rempart de la constitution romaine, à la distinction des rangs succéda par degrés la séparation des états. Les habitans des provinces intérieures, où l'éducation était plus cultivée, furent les seuls propres à être employés comme jurisconsultes, et à remplir les fonctions de la magistrature. La profession plus dure des armes devint le partage des paysans et des Barbares nés sur les frontières, et qui, ne connaissant d'autre patrie que leur camp, ni d'autre science que celle de la guerre, méprisaient ouvertement les lois civiles, et se soumettaient à peine à la discipline militaire. Avec des mains ensanglantées, des mœurs sauvages et des dispositions féroces, ils défendirent quelquefois le trône des empereurs, et plus souvent encore ils le renversèrent.