CHAPITRE VI
Mort de Sévère. Tyrannie de Caracalla. Usurpation de Macrin.
Folies d'Élagabale. Vertus d'Alexandre-Sévère. Licence des
troupes. État général des finances des Romains.
Grandeur et agitation de Sévère.
Les routes qui mènent à la grandeur sont escarpées,
et bordées de précipices; cependant un esprit actif,
en parcourant cette carrière dangereuse, trouve sans
cesse un nouvel attrait dans la difficulté de l'entreprise
et dans le développement de ses propres forces :
mais la possession même d'un trône ne pourra jamais
satisfaire un homme ambitieux; Sévère sentit bien
vivement cette triste vérité. La fortune et le mérite
l'avaient tiré d'un état obscur pour l'élever à la première
place du monde. « J'ai été tout, s'écriait-il,
et tout a bien peu de valeur
(1).
» Agité sans cesse
par le soin pénible, non d'acquérir, mais de conserver
un empire, courbé sous le poids de l'âge et des
infirmités, peu sensible à la renommée
(2),
rassasié
de pouvoir, il n'apercevait plus rien autour de lui
qui pût fixer ses regards inquiets. Le désir de perpétuer
la puissance souveraine dans sa famille devint
le dernier vœu de son ambition et de sa sollicitude
paternelle.
L'impératrice Julie sa femme.
Ce prince, comme presque tous les Africains,
s'appliquait avec la plus grande ardeur aux vaines
études de la divination et de la magie; il était profondément
versé dans l'interprétation des songes et des
présages, et connaissait parfaitement l'astrologie judiciaire,
science qui de tout temps, excepté dans
notre siècle, a conservé son empire sur l'esprit de
l'homme. Sévère avait perdu sa première femme tandis
qu'il commandait dans la Gaule lyonnaise
(3).
Résolu de se marier, il ne voulut s'unir qu'avec une
personne dont la destinée fût heureuse. On lui dit
qu'une jeune dame d'Émèse en Syrie était née sous
une constellation qui présageait la royauté : aussitôt
il la recherche en mariage, et obtient sa main
(4).
Julie Domna, c'est ainsi qu'on la nommait, méritait
tout ce que les astres pouvaient lui promettre. Elle
conserva jusque dans un âge avancé les charmes de
la beauté
(5),
et elle joignit à une imagination pleine
de grâces une fermeté d'âme et une force de jugement
qui sont rarement le partage de son sexe. Ses aimables
qualités ne firent jamais une impression bien vive
sur le caractère sombre et jaloux de son mari. Sous le
règne de son fils, lorsqu'elle dirigea les principales
affaires de l'empire, elle montra une prudence qui
affermit l'autorité de ce jeune prince, et une modération
qui en corrigea quelquefois les folles extravagances
(6).
Julie cultiva les lettres et la philosophie
avec quelque succès et avec une grande réputation.
Elle protégea les arts et fut l'amie de tout homme
de génie
(7).
Son mérite a été célébré par des écrivains
qui représentent cette princesse comme un modèle
accompli. La reconnaissance les a sans doute
aveuglés. En effet, si nous devons ajouter foi à la médisance
de l'histoire ancienne, la chasteté n'était pas
la vertu favorite de l'impératrice Julie
(8).
Leurs deux fils Caracalla et Géta.
Deux fils, Caracalla
(9)
et Géta, étaient le fruit de
ce mariage, et devaient un jour gouverner l'univers.
Les idées magnifiques que Sévère et ses sujets s'étaient
formées, en voyant s'élever ces appuis du trône, furent
bientôt détruites. Les enfans de l'empereur passèrent
leur jeunesse dans l'indolence, si ordinaire
aux princes destinés à porter la couronne, et qui présument
que la fortune leur tiendra lieu de mérite et
d'application.
Leur aversion mutuelle.
Sans aucune émulation de talens ou de
vertu, ils conçurent l'un pour l'autre, dès leur enfance,
une haine implacable. Leur aversion éclata
presque dans le berceau; elle s'accrut avec l'âge, et,
fomentée par des favoris intéressés à la perpétuer,
elle donna naissance à des querelles plus sérieuses;
enfin, elle divisa le théâtre, le cirque et la cour en
deux factions, sans cesse agitées par les espérances
et par les craintes de leurs chefs respectifs. L'empereur
mit en œuvre tout ce que lui suggéra sa prudence,
pour étouffer cette animosité dans son origine. Il employa
tour à tour les conseils et l'autorité : la malheureuse
antipathie de ses enfans obscurcissait l'avenir
brillant qui s'était offert à ses yeux, et lui faisait
craindre la chute d'un trône élevé à travers mille dangers,
cimenté par des flots de sang, et soutenu par
tout ce que pouvait donner de sécurité la force militaire,
accompagnée d'immenses trésors. Dans la vue
de tenir entre eux la balance toujours égale, il donna
aux deux frères le titre d'Auguste et le nom sacré
d'Antonin. Rome fut gouvernée, pour la première
fois, par trois empereurs
(10).
Trois empereurs.
Cette distribution égale
de faveurs ne servit qu'à exciter le feu de la discorde :
tandis que le superbe Caracalla se vantait d'être le
fils aîné du souverain, Géta, plus modéré, cherchait
à se concilier l'amour des soldats et du peuple. Sévère,
dans la douleur d'un père affligé, prédit que le
plus faible de ses enfans tomberait un jour sous les
coups du plus fort, qui serait à son tour victime de
ses propres vices
(11).
Guerre de Calédonie. Ann. 208.
Dans ces circonstances malheureuses, ce prince
reçut avec plaisir la nouvelle d'une guerre en Bretagne,
et d'une invasion des habitans du nord de
cette province. La vigilance de ses lieutenans eût
suffi pour repousser l'ennemi; mais il crut devoir
saisir un prétexte si honorable pour arracher ses fils
au luxe de Rome, qui énervait leur âme et qui irritait
leurs passions, et pour endurcir ces jeunes princes
aux travaux de la guerre et de l'administration.
Malgré son âge avancé (car il avait alors plus de
soixante ans), et malgré sa goutte, qui l'obligeait de
se faire porter en litière, il se rendit en personne dans
cette île éloignée, accompagné de ses deux fils, de
toute sa cour et d'une armée formidable. Immédiatement
après son arrivée, il passa les murailles d'Adrien
et d'Antonin, et entra dans le pays ennemi,
avec le projet de terminer la conquête, si souvent
entreprise, de la Bretagne. Il pénétra jusqu'à l'extrémité
septentrionale de l'île sans rencontrer aucune
armée; mais les embuscades des Calédoniens, qui,
invisibles ennemis sans cesse postés autour de l'armée
romaine, tombaient tout à coup sur les flancs et sur
l'arrière-garde, le froid rigoureux du climat et les fatigues
d'une marche pénible à travers les montagnes
et les lacs glacés de l'Écosse, coûtèrent, dit-on, à
l'empire, plus de cinquante mille hommes. Enfin, les
Calédoniens, épuisés par des attaques vives et réitérées,
demandèrent la paix, remirent au vainqueur
une partie de leurs armes, et lui cédèrent une étendue
très-considérable de leur territoire. Mais leur
soumission n'était qu'apparente; elle cessa avec la
terreur que leur inspirait la présence de l'ennemi.
Dès que les Romains se furent retirés, les Barbares
secouèrent le joug et recommencèrent les hostilités.
Leur esprit indomptable enflamma le courroux de
Sévère. Ce prince résolut d'envoyer une autre armée
dans la Calédonie, avec l'ordre barbare de marcher
contre les habitans, non pour les soumettre, mais
pour les exterminer. La mort vint le surprendre, tandis
qu'il méditait cette cruelle exécution
(12).
Fingal et ses héros.
Cette guerre calédonienne, peu fertile en événemens
remarquables, et dont les suites n'ont point été
importantes, semblerait ne pas devoir mériter notre
attention; mais on suppose, avec beaucoup de vraisemblance,
que l'invasion de Sévère tient à l'époque
la plus brillante de l'histoire ou de la fable des anciens
Bretons. Un auteur moderne vient de faire revivre
dans notre langue les exploits et la gloire des
poëtes et des héros qui vivaient dans ces temps reculés.
Fingal, dit-on, commandait alors les Calédoniens;
il osa braver la puissance formidable de
Sévère, et il remporta sur les rives du Carun une
victoire signalée, dans laquelle le fils du roi du
monde, Caracul, prît la fuite avec précipitation à
travers les champs de son orgueil
(13).
Contraste des Calédoniens et des Romains.
Ces traditions écossaises sont toujours couvertes
de quelques nuages que, jusqu'à présent, les recherches
les plus ingénieuses des critiques
(14)
n'ont pu
dissiper entièrement. Mais si nous pouvions nous
permettre, avec quelque certitude, cette séduisante
supposition que Tingal vivait et qu'Ossian chantait
alors, le contraste frappant des mœurs et de la situation
pourrait intéresser un esprit philosophique. Si
l'on compare la vengeance implacable de Sévère avec
la noblesse, la générosité de Fingal, le caractère lâche
et féroce de Caracalla avec la bravoure, le génie brillant,
la douce sensibilité d'Ossian; si l'on oppose à
des chefs mercenaires que la crainte ou l'intérêt force
à suivre les étendards de l'empire, des guerriers indépendans,
qui volent aux armes à la voix du roi de
Morven; en un mot, si l'on contemple d'un côté la
liberté, les vertus éclatantes, simples et naturelles
des Calédoniens; de l'autre l'esclavage, la corruption
et les crimes flétrissans des Romains dégénérés, le
parallèle ne sera pas à l'avantage de la nation la plus
civilisée.
Ambition de Caracalla.
La santé languissante et la dernière maladie de
l'empereur enflammèrent l'ambition sauvage de Caracalla.
Dévoré du désir de régner, déjà le fils de Sévère
souffrait impatiemment que l'empire se trouvât
partagé; il médita le noir projet d'abréger les jours
d'un père expirant, et même il essaya d'exciter une
rebellion parmi les troupes
(15).
Ses intrigues furent
inutiles. Le vieil empereur avait souvent blâmé l'indulgence
aveugle de Marc-Aurèle, qui pouvait, par
un seul acte de justice, sauver les Romains de la tyrannie
de son indigne fils. Placé dans les mêmes circonstances,
ce prince sentit avec quelle facilité la tendresse
d'un père étouffe dans le cœur des souverains
la sévérité d'un juge. Il délibérait, il menaçait, mais
il ne pouvait punir; son âme s'ouvrit alors, pour la
première fois, à la pitié, et cet unique et dernier
mouvement de sensibilité fut plus fatal à l'empire
que la longue série de ses cruautés
(16).
Mort de Sévère et avénement de ses deux fils. Ann. 211, 4 février.
L'agitation de son âme irritait les douleurs de sa
maladie : il souhaitait ardemment la mort; son impatience
le fit descendre plus promptement au tombeau :
il rendit les derniers soupirs à York, dans la
soixante-sixième année de sa vie, et dans la dix-huitième
d'un règne brillant et heureux. Avant d'expirer,
il recommanda la concorde à ses fils et à l'armée.
Les dernières instructions de Sévère ne parvinrent
pas jusqu'au cœur des jeunes princes; ils n'y firent
pas même la plus légère attention; mais les troupes,
fidèles à leur serment, obéirent à l'autorité d'un maître
dont elles respectaient encore la cendre; elles
résistèrent aux sollicitations de Caracalla, et proclamèrent
les deux frères empereurs de Rome. Les nouveaux
souverains laissèrent les Calédoniens en paix,
retournèrent dans la capitale, où ils rendirent à leur
père les honneurs divins, et furent reconnus solennellement
souverains légitimes par le sénat, par le
peuple et par les provinces. Il paraît que l'on accorda,
pour le rang, quelque prééminence au frère
aîné; mais ils gouvernèrent tous les deux l'empire
avec un pouvoir égal et indépendant
(17).
Jalousie et haine des deux empereurs.
Une pareille administration aurait allumé la discorde
entre les deux frères le plus tendrement unis.
Il était impossible que cette forme de gouvernement
subsistât long-temps entre deux ennemis implacables,
qui, remplis d'une méfiance réciproque, ne pouvaient
désirer une réconciliation. On prévoyait que
l'un des deux seulement pouvait régner, et que l'autre
devait périr. Chacun, en particulier, jugeant par
ses propres sentimens des desseins de son rival, usait
de la plus exacte vigilance pour mettre sa vie à l'abri
des attaques du poison ou de l'épée. Ils parcoururent
rapidement la Gaule et l'Italie; et, pendant tout ce
voyage, jamais ils ne mangèrent à la même table, ni
ne dormirent sous le même toit, donnant ainsi, dans
les provinces qu'ils traversaient, le spectacle odieux
de l'inimitié fraternelle. Á leur arrivée à Rome, ils
se partagèrent aussitôt la vaste étendue du palais impérial
(18).
Toute communication fut fermée entre
leurs appartemens : on avait fortifié avec soin les
portes et les passages, et les sentinelles qui les gardaient
se relevaient avec la même précaution que
dans une ville assiégée. Les empereurs ne se voyaient
qu'en public, en présence d'une mère affligée, entourés
chacun d'une troupe nombreuse et toujours
armée; et même dans les grandes cérémonies, la
dissimulation, si ordinaire dans les cours, cachait à
peine l'animosité des deux frères
(19).
Négociations des deux frères pour diviser l'empire entre eux.
Déjà cette guerre intestine déchirait l'État, lorsqu'on
proposa tout à coup un plan qui semblait également
avantageux aux deux princes. On leur représenta
que, puisqu'il leur était impossible de se
réconcilier, ils devaient séparer leurs intérêts et se
partager l'empire. Les conditions du traité furent
soigneusement dressées : on convint que Caracalla,
comme l'aîné, resterait en possession de l'Europe et
de l'Afrique occidentale, et qu'il abandonnerait à son
frère la souveraineté de l'Asie et de l'Égypte. Géta
pouvait fixer sa résidence dans la ville d'Alexandrie
ou dans celle d'Antioche, qui le cédaient à peine à
Rome pour la grandeur et pour l'opulence. De nombreuses
armées, campées des deux côtés du Bosphore
de Thrace, auraient gardé les frontières des monarchies
rivales; enfin les sénateurs d'origine européenne
devaient reconnaître le souverain de Rome,
tandis que ceux qui étaient nés en Asie auraient suivi
l'empereur d'Orient. Les pleurs de l'impératrice rompirent
cette négociation, dont l'idée seule avait rempli
tous les cœurs romains d'indignation et de surprise.
La masse puissante d'une monarchie composée
de tant de nations était tellement cimentée par la main
du temps et de la politique, qu'il fallait une force
prodigieuse pour la séparer en deux parties : les Romains
avaient raison de craindre qu'une guerre civile
n'en rejoignît bientôt, sous un même maître, les
membres déchirés; ou bien si l'empire restait divisé,
tout présageait la chute d'un édifice dont l'union
avait été jusqu'alors la base la plus ferme et la plus
solide
(20).
Meurtre de Géta. Ann. 212, 27 février.
Si le traité projeté entre les deux princes eût été
conclu, le souverain de l'Europe se serait bientôt emparé
de l'Asie : mais Caracalla remporta, avec l'arme
du crime, une victoire plus facile. Il parut se rendre
aux supplications de sa mère, et consentit à une entrevue
avec son frère dans l'appartement de l'impératrice
Julie. Tandis que les empereurs s'entretenaient
de réconciliation et de paix, quelques centurions, qui
avaient trouvé moyen de se cacher dans l'appartement,
fondirent, l'épée à la main, sur l'infortuné
Géta. Sa mère éperdue s'efforce, en l'entourant de
ses bras, de le soustraire au danger; mais tous ses efforts
sont inutiles : blessée elle-même à la main, elle
est couverte du sang de Géta, et elle aperçoit le frère
impitoyable de ce malheureux prince, animant les
meurtriers et leur montrant lui-même l'exemple
(21).
Dès que ce forfait eut été commis, Caracalla, l'horreur
peinte dans toute sa contenance, courut avec
précipitation se réfugier dans le camp des prétoriens,
comme dans son unique asile, il se prosterna aux
pieds des statues des dieux tutélaires
(22).
Les soldats
entreprirent de le relever et de le consoler. Il leur
apprit, en quelques mots pleins de trouble et souvent
interrompus, qu'il avait eu le bonheur d'échapper à
un danger imminent; et, après leur avoir insinué
qu'il avait prévenu les desseins cruels de son ennemi,
il leur déclara qu'il était résolu de vivre et de mourir
avec ses fidèles prétoriens. Géta avait été le favori des
troupes, mais leur regret devenait inutile, et la vengeance
dangereuse : d'ailleurs, elles respectaient toujours
le fils de Sévère. Le mécontentement se dissipa
en vains murmures; et Caracalla sut bientôt les convaincre
de la justice de sa cause, en leur distribuant
les immenses trésors de son père
(23).
Les dispositions
des soldats importaient seules à la puissance et à la sûreté
du prince. Leur déclaration en sa faveur entraînait
l'obéissance et la fidélité du sénat : cette assemblée
docile était toujours prête à ratifier la décision
de la fortune. Mais comme Caracalla voulait apaiser
les premiers mouvemens de l'indignation publique,
il respecta la mémoire de son frère, et lui fit rendre les
mêmes honneurs que l'on décernait aux empereurs
romains
(24).
La postérité, en déplorant le sort de Géta,
a fermé les yeux sur ses vices. Nous ne voyons dans
ce jeune prince qu'une victime innocente, sacrifiée
à l'ambition de son frère, sans faire attention qu'il
manquait plutôt de pouvoir que de volonté pour se
porter aux mêmes excès
(25).
Remords et cruautés de Caracalla.
Le crime de Caracalla ne demeura pas impuni.
Ni les occupations, ni les plaisirs, ni la flatterie, ne
purent le soustraire aux remords déchirans d'une
conscience coupable; et, dans l'horreur des tourmens
qui déchiraient son âme, il avouait que souvent le
front sévère de son père et l'ombre sanglante de
Géta se présentaient à son imagination troublée. Il
croyait les voir sortir tout à coup de leurs tombeaux;
il croyait entendre leurs reproches et les menaces
effrayantes dont ils l'accablaient
(26).
Ces images terribles
auraient dû l'engager à tâcher de convaincre
le monde par les vertus de son règne, qu'une nécessité
fatale l'avait seule précipité dans un crime
involontaire; mais le repentir de Caracalla ne fît que
le porter à exterminer tout ce qui pouvait lui rappeler
son crime et le souvenir de son frère assassiné. A son
retour du sénat, il trouva dans le palais sa mère entourée
de plusieurs matrones respectables par leur
naissance et par leur dignité, qui toutes déploraient
le destin d'un prince moissonné à la fleur de son âge.
L'empereur furieux les menaça de leur faire subir le
même sort. Fadilla, la dernière des filles de Marc-Aurèle,
mourut en effet par l'ordre du tyran; et
l'infortunée Julie fut obligée d'arrêter le cours de ses
pleurs, d'étouffer ses soupirs, et de recevoir le meurtrier
avec des marques de joie et d'approbation. On
prétend que vingt mille personnes de l'un et de l'autre
sexe souffrirent la mort, sous le prétexte vague
qu'elles avaient été amies de Géta. L'arrêt fatal fut
prononcé contre les gardes et les affranchis du prince,
contre les ministres qu'il avait chargés du gouvernement
de son empire, et contre les compagnons de ses
plaisirs. Ceux qu'il avait revêtus de quelque emploi
dans les armées et dans les provinces furent compris
dans la proscription, dans laquelle on s'efforça d'envelopper
tous ceux qui pouvaient avoir eu la moindre
liaison avec Géta, qui pleuraient sa mort, ou
même qui prononçaient son nom
(27).
Un bon mot
déplacé coûta la vie à Helvius-Pertinax, fils du prince
de ce nom
(28).
Le seul crime de Thrasea-Priscus fut
d'être descendu d'une famille illustre, dans laquelle
l'amour de la liberté semblait héréditaire
(29).
Les
moyens particuliers de la calomnie et du soupçon s'épuisèrent
à la fin. Lorsqu'un sénateur était accusé
d'être l'ennemi secret du gouvernement, l'empereur
se contentait de savoir, en général, qu'il possédait
quelques biens, et qu'il s'était rendu recommandable
par sa vertu. Ce principe une fois établi, Caracalla en
tira souvent les conséquences les plus cruelles.
Mort de Papinien.
L'exécution de tant de victimes innocentes avait
porté la douleur dans le sein de leurs familles et de
leurs amis, qui répandaient des larmes en secret. La
mort de Papinien, préfet du prétoire, fut pleurée
comme une calamité publique. Durant les sept dernières
années du règne de Sévère, ce célèbre jurisconsulte
avait occupé le premier poste de l'État, et
avait guidé, par ses sages conseils, les pas de l'empereur
dans les sentiers de la justice et de la modération.
Sévère, qui connaissait si bien ses talens et
sa vertu, l'avait conjuré à son lit de mort de veiller
à la prospérité de l'empire, et d'entretenir l'union
entre ses fils
(30).
Les efforts généreux de Papinien
ne servirent qu'à enflammer la haine violente que
Caracalla avait déjà conçue contre le ministre de son
père. Après le meurtre de Géta, le préfet reçut ordre
d'employer toute la force de son éloquence pour prononcer,
dans un discours étudié, l'apologie de ce
forfait. Le philosophe Sénèque, dans une circonstance
semblable, n'avait point rougi de vendre sa
plume au fils et à l'assassin d'Agrippine
(31),
et d'écrire au sénat en son nom. Papinien refusa d'obéir au
tyran : « II est plus aisé de commettre un parricide
que de le justifier. » Telle fut la noble réponse de
cet illustre personnage, qui n'hésita pas entre la perte
de la vie et celle de l'honneur
(32).
Une vertu si intrépide, qui s'est soutenue pure et sans tâche au
milieu des intrigues de la cour, des affaires les plus
sérieuses et du dédale des lois, jette un éclat bien
plus vif sur les cendres de Papinien que toutes ses
grandes dignités, que ses nombreux écrits
(33),
et que
la réputation immortelle dont il a joui dans tous les
siècles comme jurisconsulte
(34).
La tyrannie de Caracalla s'étend sur tout l'empire.
Jusqu'à ce moment, sous les règnes même les plus
désastreux, les Romains avaient trouvé une sorte de
bonheur et de consolation dans le caractère de leurs
différens princes, indolens dans le vice, actifs quand
ils étaient animés par la vertu. Auguste, Trajan,
Adrien et Marc-Aurèle, visitaient en personne la
vaste étendue de leurs domaines : partout la sagesse
et la bienfaisance marchaient à leur suite. Tibère,
Néron et Domitien, qui firent presque toujours leur
résidence à Rome ou dans les campagnes aux environs
de cette ville, n'exercèrent leur tyrannie que
contre le sénat et l'ordre équestre
(35).
Ann. 213.
Caracalla déclara
la guerre à l'univers entier. Une année environ
après la mort de Géta, il quitta Rome, et jamais il
n'y retourna dans la suite. Il passa le reste de son règne
dans les différentes provinces de l'empire, principalement
en Orient. Chaque contrée devint tour
à tour le théâtre de ses rapines et de ses cruautés.
Les sénateurs, que la crainte engageait à suivre sa
marche capricieuse, étaient obligés de dépenser des
sommes immenses pour lui procurer tous les jours
de nouveaux divertissemens, qu'il abandonnait avec
mépris à ses gardes. Ils élevaient dans chaque ville
des théâtres et des palais magnifiques, que l'empereur
ne daignait pas visiter, ou qu'il faisait aussitôt
démolir. Les sujets les plus opulens furent ruinés par
des confiscations et par des amendes, tandis que le
corps entier de la nation gémissait sous le poids des
impôts
(36).
Au milieu de la paix, l'empereur, pour
une offense très-légère, condamna généralement à
la mort tous les habitans de la ville d'Alexandrie en
Égypte. Posté dans un lieu sûr du temple de Sérapis,
il ordonnait et contemplait avec un plaisir barbare
le massacre de plusieurs milliers d'hommes, citoyens
et étrangers, sans avoir aucun égard au nombre de
ces infortunés, ni à la nature de leur faute : car,
ainsi qu'il l'écrivit froidement au sénat, de tous les
habitans de cette grande ville, ceux qui avaient péri
et ceux qui s'étaient échappés méritaient également
la mort
(37).
Relâchement de la discipline.
Les sages instructions de Sévère ne firent jamais
aucune impression durable sur l'âme de son fils : avec
de l'imagination et de l'éloquence, Caracalla manquait
de jugement; ce prince n'avait aucun sentiment
d'humanité
(38);
il répétait sans cesse « qu'un
souverain devait s'assurer l'affection de ses soldats,
et compter pour rien le reste de ses sujets
(39). »
Dans
tout le cours de son règne, il suivit constamment
cette maxime dangereuse et bien digne d'un tyran.
La prudence avait mis des bornes à la libéralité du
père, et une autorité ferme modéra toujours son indulgence
pour les troupes; le fils ne connut d'autre
politique que celle de prodiguer des trésors immenses :
son aveugle profusion entraîna la perte de l'armée
et de l'empire. Les guerriers, élevés jusqu'alors
dans la discipline des camps, perdirent leur vigueur
dans le luxe des villes. L'augmentation excessive de
la paye et des gratifications
(40)
épuisa la classe des
citoyens pour enrichir l'ordre militaire. On ignorait
qu'une pauvreté honorable est le seul moyen qui
puisse rendre les soldats modestes dans la paix, et capables
de défendre l'État en temps de guerre. Caracalla,
fier et superbe au milieu de sa cour, oubliait
avec ses troupes la dignité de son rang; il encourageait
leur insolente familiarité, et, négligeant les devoirs
essentiels d'un général, il affectait l'habillement
et les manières d'un simple soldat.
Meurtre de Caracalla. Ann. 217, 8 mars.
Le caractère et la conduite de Caracalla ne pouvaient
lui concilier ni l'amour ni l'estime de ses sujets;
mais tant que ses vices furent utiles à l'armée,
il n'eut point à redouter les dangers d'une rebellion.
Une conspiration secrète, allumée par ses propres
soupçons, lui devint fatale. Deux ministres partageaient
alors la préfecture du prétoire : Adventus,
ancien soldat plutôt qu'habile officier, avait le département
militaire; l'administration civile était entre
les mains d'Opilius-Macrin, qui devait cette place importante
à sa réputation et à son habileté pour les affaires.
La faveur dont il jouissait variait selon le caprice
du tyran, et sa vie dépendait du plus léger
soupçon ou de la moindre circonstance. La méchanceté
ou le fanatisme inspira tout à coup un Africain
qui passait pour être profondément versé dans la
connaissance de l'avenir : cet homme annonça que
Macrin et son fils règneraient un jour sur l'empire
romain. Le bruit s'en répandit aussitôt dans les provinces,
et lorsque le prophète eut été envoyé chargé
de chaînes dans la capitale, il soutint, en présence
du préfet de la ville, la vérité de sa prédiction. Ce
magistrat, qui avait reçu des ordres précis de rechercher
les successeurs de Caracalla, s'empressa de
communiquer cette découverte à la cour de l'empereur,
qui résidait alors en Syrie; mais, malgré toute
la diligence des courriers publics, un ami de Macrin
trouva le moyen de l'avertir du danger qu'il courait.
Le prince conduisait un chariot de course, lorsqu'il
reçut des lettres de Rome; il les donna sans les ouvrir
à son préfet du prétoire, en lui recommandant
d'expédier les affaires ordinaires, et de lui faire ensuite
le rapport des plus importantes. Macrin apprit
ainsi le sort dont il était menacé : résolu de détourner
l'orage, il enflamma le mécontentement de quelques
officiers subalternes, et se servit de la main de Martial,
soldat déterminé, qui n'avait pu obtenir le grade
de centurion. L'empereur était parti d'Édesse pour
se rendre en pèlerinage à Charres
(41),
dans un fameux
temple de la Lune. Il avait à sa suite un corps
de cavalerie; mais ayant été obligé de s'arrêter un
moment sur la route, comme les gardes se tenaient
par respect à quelque distance de sa personne, Martial
s'approcha de lui, sous prétexte de lui rendre
quelque service, et le poignarda. L'assassin fut tué
à l'instant par un archer scythe, de la garde impériale.
Telle fut la fin d'un monstre dont la vie déshonorait
la nature humaine, et dont le règne accuse la
patience des Romains
(42).
Les soldats reconnaissans
oublièrent ses vices, ne pensèrent qu'à sa libéralité,
et forcèrent les sénateurs à prostituer la majesté de
leur corps et celle de la religion, en le mettant au
rang des dieux.
Imitation d'Alexandre.
Tant que cet être divin avait vécu
parmi les hommes, Alexandre le Grand avait été le
seul héros qu'il jugeât digne de son admiration. Caracalla
prenait le nom et l'habillement du vainqueur
de l'Asie, avait formé pour sa garde une phalange
macédonienne, recherchait les disciples d'Aristote,
et déployait, avec un enthousiasme puéril, le seul
sentiment qui marquât quelque estime pour la gloire
et pour la vertu. Charles XII, après la bataille de
Narva et la conquête de la Pologne, pouvait se vanter
d'avoir égalé la bravoure et la magnanimité du
fils de Philippe, quoiqu'il n'eût aucune de ses qualités
aimables; mais l'assassin de Géta, dans toutes
les actions de sa vie, n'a pas la moindre ressemblance
avec le héros de Macédoine; et s'il peut lui
être comparé, ce n'est que pour avoir versé le sang
d'un grand nombre de ses amis et de ceux de son
père
(43).
Élection et caractère de Macrin.
Après la chute de Caracalla, l'on n'eut point recours
à l'autorité d'un sénat faible et éloigné; les
troupes seules donnèrent un maître à l'univers. Le
choix de l'armée fut d'abord suspendu; et comme il
ne se présentait aucun candidat dont le mérite distingué
et la naissance illustre pussent fixer les regards
et réunir tous les suffrages, l'empire resta sans
chef pendant trois jours. L'influence marquée des gardes
prétoriennes enfla les espérances de leurs commandans :
ces ministres redoutables commencèrent à
faire valoir leurs droits légitimes sur le trône vacant.
Cependant Adventus, le plus ancien des deux préfets,
ne fut point ébloui par l'éclat d'une couronne :
son âge, ses infirmités, une réputation peu éclatante,
des talens plus médiocres encore, l'engagèrent à céder
cet honneur dangereux à un collègue adroit et
entreprenant. Quoique les troupes, trompées par la
douleur affectée de Macrin, ignorassent la part qu'il
avait à la mort de son maître
(44),
elles n'aimaient ni
n'estimaient son caractère : elles jetèrent les yeux de
tous côtés pour découvrir un autre concurrent, et
se déterminèrent enfin avec peine en faveur de leur
préfet, séduites par des promesses d'une libéralité
excessive et d'une indulgence sans bornes.
Ann. 217, 11 mars.
Peu de
temps après son avènement, Macrin donna le titre
impérial à son fils Diadumenianus, âgé seulement de
dix ans, et le fit appeler Antonin, nom si cher au
peuple. On espérait que la figure agréable du jeune
prince, et les gratifications extraordinaires dont la
cérémonie de son couronnement avait été le prétexte,
pourraient gagner la faveur de l'armée, et assurer le
trône chancelant du nouvel empereur.
Mécontentement du sénat.
Le sénat et les provinces avaient applaudi au choix
des troupes, et s'étaient empressés de le ratifier. Il
ne s'agissait pas de peser les vertus du successeur de
Caracalla : la chute imprévue d'un tyran abhorré excitait
partout des transports de joie et de surprise.
Lorsque ces premiers mouvemens furent apaisés, on
commença à examiner sévèrement les titres de chacun
et à critiquer le choix précipité de l'armée. Jusqu'alors
l'empereur avait été tiré de l'assemblée la plus
auguste de la nation. Il semblait que la puissance souveraine,
qui n'était plus exercée par le corps entier
du sénat, devait toujours être déléguée à l'un de ses
membres. Cette maxime, soutenue par une pratique
constante, paraissait être un des principes fondamentaux
de la constitution. Macrin n'était pas sénateur
(45).
L'élévation soudaine des préfets du prétoire
rappelait encore l'état obscur d'où ils étaient sortis;
et les chevaliers avaient toujours été en possession de
cette place importante, qui leur donnait une autorité
arbitraire sur la vie et sur la fortune des plus illustres
patriciens. On ne pouvait voir sans indignation revêtu
de la pourpre un homme sans naissance
(46),
qui ne
s'était même rendu célèbre par aucun service signalé,
tandis que l'empire renfermait dans son sein une foule
de sénateurs illustres, descendus d'une longue suite
d'aïeux, et dont la dignité personnelle pouvait relever
l'éclat du rang impérial. Dès que le caractère de
Macrin eut été exposé aux regards avides d'une multitude
irritée, il fut aisé d'y découvrir quelques vices
et un grand nombre de défauts. Le choix de ses ministres
lui attira souvent de justes reproches; et le
peuple, avec sa sincérité ordinaire, se plaignait à la
fois de la douceur indolente et de la sévérité excessive
de son souverain
(47).
Et de l'armée.
L'ambition avait porté Macrin à un poste élevé,
où il était bien difficile de se tenir ferme, et duquel
on ne pouvait tomber, sans trouver aussitôt une mort
certaine. Nourri dans l'intrigue des cours, et entièrement
livré aux affaires dans les premières années
de sa vie, ce prince tremblait en présence de la multitude
fière et indisciplinée qu'il avait entrepris de
commander. Il n'avait aucun talent pour la guerre;
on doutait même de son courage personnel. Son fatal
secret fut découvert : on se disait dans le camp que
Macrin avait conspiré contre son prédécesseur. La
bassesse de l'hypocrisie ajoutait à l'atrocité du crime,
et la haine vint mettre le comble au mépris. Il ne
fallait, pour soulever les troupes et pour exciter leur
fureur, qu'entreprendre de rétablir l'ancienne discipline.
La fortune avait placé l'empereur sur le trône
dans des temps si orageux, qu'il se trouva forcé
d'exercer l'office odieux et pénible de réformateur.
La prodigalité de Caracalla fut la source de tous les
maux qui désolèrent l'État après sa mort. S'il eût été
capable de réfléchir sur les suites naturelles de sa
conduite, la triste perspective des calamités qu'il
léguait à ses successeurs, aurait peut-être eu de nouveaux
charmes pour cet indigne tyran.
Macrin entreprend la réforme des troupes.
Macrin usa d'abord de la plus grande circonspection
dans une réforme devenue indispensable : ses
mesures paraissaient devoir fermer aisément les plaies
de l'État, et rendre, d'une manière imperceptible,
aux armées romaines leur première vigueur. Contraint
de laisser aux anciens soldats les privilèges
dangereux et la paye extravagante que leur avait
donnés Caracalla, il obligea les recrues à se soumettre
aux établissemens plus modérés de Sévère,
et il les accoutuma par degrés à la modération et à
l'obéissance
(48).
Une faute irréparable détruisit les
effets salutaires de ce plan judicieux. Au lieu de disperser
immédiatement dans différentes provinces la
nombreuse armée que le dernier empereur avait assemblée
en Orient, Macrin la laissa en Syrie pendant
l'hiver qui suivit son avénement. Au milieu des plaisirs
d'un camp où régnaient le luxe et l'oisiveté,
les troupes s'aperçurent de leur nombre et de leur
force redoutable, se communiquèrent leurs sujets
de plaintes, et calculèrent dans leur esprit les avantages
d'une nouvelle révolution. Les vétérans, loin
d'être flattés d'une distinction avantageuse, croyaient
voir dans les premières démarches de l'empereur le
commencement de ses projets de réforme. Les nouveaux
soldats entraient avec une sombre répugnance
dans un service devenu plus pénible, et dont les récompenses
avaient été diminuées par un souverain
avare et sans courage pour la guerre : des clameurs
séditieuses succédèrent à des murmures impunis; et
les soulèvemens particuliers, indices certains du mécontentement
des troupes, annonçaient une rebellion
générale. L'occasion s'en présenta bientôt à des
esprits ainsi disposés.
Mort de l'impératrice Julie.
L'impératrice Julie avait éprouvé toutes les vicissitudes
de la fortune : tirée d'un état obscur, elle
n'était parvenue à la grandeur que pour sentir toute
l'amertume d'un rang élevé. Elle fut condamnée à
pleurer la mort de l'un de ses fils, et à gémir sur la
vie de l'autre. Le sort cruel de Caracalla, quoiqu'elle
eût dû le prévoir depuis long-temps, réveilla la
sensibilité d'une mère et d'une impératrice. Malgré
les égards respectueux de l'usurpateur pour la veuve
de Sévère, il était bien dur à une souveraine d'être
réduite à la condition de sujette. Bientôt Julie mit
fin, par une mort volontaire
(49),
à ses chagrins et à
son humiliation
(50).
Julie-Mœsa, sa sœur, reçut ordre
de quitter Antioche et la cour : elle se retira dans la
ville d'Émèse avec une fortune immense, fruit de
vingt ans de faveur. Cette princesse y vécut avec ses
deux filles, Soœmias et Mammée, toutes les deux
veuves, et qui n'avaient chacune qu'un fils.
Éducation, prétentions et révolte d'Élagabale, connu d'abord sous les noms de Bassianus et d'Antonin.
Bassianus
(51),
fils de Soœmias, exerçait les fonctions
augustes de grand-prêtre du Soleil. Cet état,
que la prudence ou la superstition avait fait embrasser
au jeune Syrien, lui fraya le chemin au trône.
Un corps nombreux de troupes campait alors près
des murs d'Émèse. Les soldats, forcés de passer l'hiver
sous leurs tentes, supportaient avec peine le
poids de ces nouvelles fatigues, traitaient de cruauté
la discipline sévère de Macrin, et brûlaient du désir
de se venger. Ceux d'entre eux qui se rendaient en
foule dans le temple du Soleil, contemplaient avec
une satisfaction mêlée de respect les grâces et la figure
charmante du jeune pontife : ils crurent même
reconnaître, en le voyant, les traits de Caracalla, dont
alors ils adoraient la mémoire. L'artificieuse Mœsa
s'aperçut de leur affection naissante, et sut en profiter.
Ne rougissant pas de sacrifier la réputation de sa
fille à la fortune de son petit-fils, elle fit courir le
bruit que Bassianus avait pour père le dernier empereur.
Des sommes excessives, distribuées par ses
émissaires, détruisirent toute objection; et la prodigalité
prouva suffisamment l'affinité, ou du moins la
ressemblance de Bassianus avec Caracalla.
Ann. 218, 16 mai.
Le jeune
Antonin (car il prit et souilla ce nom respectable),
déclaré empereur par les soldats d'Émèse, résolut de
faire valoir les droits de sa naissance, et invita hautement
les troupes à suivre les étendards d'un prince
généreux qui avait pris les armes pour venger la
mort de son père, et délivrer les troupes de l'oppression
(52).
Tandis que des femmes et des eunuques conduisaient
avec vigueur une entreprise concertée avec
tant de prudence, Macrin flottait entre la crainte et
une fausse sécurité. Il pouvait, par un mouvement
décisif, étouffer la conspiration dans son enfance :
l'irrésolution le retint à Antioche. Un esprit de révolte
s'était emparé de toutes les troupes campées
en Syrie ou en garnison dans cette province. Plusieurs
détachemens, après avoir massacré leurs officiers
(53),
avaient grossi le nombre des rebelles. La
restitution tardive de la paye et des privilèges militaires,
par laquelle Macrin espérait concilier tous
les esprits, ne fut imputée qu'à la faiblesse de son
caractère et de son gouvernement.
Défaite et mort de Macrin.
Enfin, l'empereur
prit le parti de sortir d'Antioche pour aller au
devant de son rival, dont l'armée pleine de zèle devenait
tous les jours plus considérable. Les troupes
de Macrin, au contraire, semblaient n'entrer en campagne
qu'avec mollesse et répugnance.
Ann. 218, 7 juin.
Mais, dans la
chaleur du combat
(54),
les prétoriens, entraînés presque
par une impulsion naturelle, soutinrent leur réputation
de valeur et de discipline. Déjà les rangs des
révoltés étaient rompus, lorsque la mère et l'aïeule
du prince de Syrie, qui, selon l'usage des Orientaux,
accompagnaient l'armée dans des chars couverts, en
descendirent avec précipitation, et cherchèrent, en
excitant la compassion du soldat, à ranimer son courage.
Antonin lui-même, qui dans tout le reste de sa
vie ne se conduisit jamais comme un homme, se montra
un héros dans ce moment de crise. Il monte à cheval,
rallie les fuyards, et se jette, l'épée à la main,
dans le plus épais de l'ennemi; tandis que l'eunuque
Gannys, dont jusqu'alors les soins du sérail et le luxe
efféminé de l'Asie avaient fait l'unique occupation, déploie
les talens d'un général habile et expérimenté
(55).
La victoire était encore incertaine, et Macrin aurait
peut-être été vainqueur, s'il n'eût pas trahi sa propre
cause, en prenant honteusement la fuite. Sa lâcheté
ne servit qu'à prolonger sa vie de quelques jours, et
à imprimer à sa mémoire une tache qui fit oublier
ses malheurs. Il est presque inutile de dire que son
fils Diadumenianus fut enveloppé dans le même sort.
Dès que les inébranlables prétoriens eurent appris
qu'ils répandaient leur sang pour un prince qui avait
eu la bassesse de les abandonner, ils se rendirent
à son compétiteur; et les soldats romains, versant
des larmes de joie et de tendresse, se réunirent sous
les étendards du prétendu fils de Caracalla. Antonin
était le premier empereur qui fût né en Asie :
l'Orient reconnut avec joie un maître sorti du sang
asiatique.
Macrin avait daigné écrire au sénat pour lui faire
part de quelques légers troubles excités en Syrie par
un imposteur, et aussitôt le rebelle et sa famille
avaient été déclarés ennemis de l'État par un décret
solennel. On promettait cependant le pardon à ceux
de ses partisans abusés qui le mériteraient en rentrant
immédiatement dans le devoir. Vingt jours s'étaient
écoulés depuis la révolte d'Antonin jusqu'à la
victoire qui la couronna : durant ce court intervalle
qui décida du sort de l'univers, Rome et les provinces,
surtout celles de l'Orient, furent déchirées par
les craintes et par les espérances des factions agitées
par des dissensions intestines, et souillées par une
effusion inutile du sang des citoyens, puisque l'empire
devait appartenir à celui des deux concurrens
qui reviendrait vainqueur de la Syrie.
Élagabale écrit au sénat.
Les lettres spécieuses
dans lesquelles le jeune conquérant annonçait
à un sénat toujours soumis la chute de son rival,
étaient remplies de protestations de vertu, et respiraient
la modération. Il se proposait de prendre pour
règle invariable de sa conduite les exemples brillans
d'Auguste et de Marc-Aurèle. Il affectait surtout d'appuyer
avec orgueil sur la ressemblance frappante de
sa fortune avec celle d'Octave, qui, dans le même
âge, avait, par ses succès, vengé la mort de son père.
En se qualifiant des noms de Marc-Aurèle, de fils
d'Antonin et de petit-fils de Sévère, il établissait
tacitement ses droits à l'empire; mais il blessa la délicatesse
des Romains, en prenant les titres de tribun
et de proconsul, sans attendre que le sénat les lui
eût solennellement conférés. Il faut attribuer cette
innovation dangereuse et ce mépris pour les lois fondamentales
de l'État, à l'ignorance de ses courtisans
de Syrie, ou au fier dédain des guerriers qui l'accompagnaient
(56).
Portrait d'Élagabale. Ann. 219.
Le nouvel empereur partit de Syrie pour se rendre
à Rome : comme toute son attention était dirigée vers
les amusemens les plus frivoles, son voyage, sans
cesse interrompu par de nouveaux plaisirs, dura plusieurs
mois. Il s'arrêta d'abord à Nicomédie, où il
passa l'hiver qui suivit sa victoire, et il ne fit que l'été
d'après son entrée triomphale dans la capitale. Cependant,
avant son arrivée, il y envoya son portrait,
qui, placé par ses ordres sur l'autel de la Victoire,
dans le temple où s'assemblait le sénat, donna aux
Romains une juste mais honteuse idée de la personne
et des mœurs de leur nouveau prince. Il était revêtu
de ses habits pontificaux : sa robe d'or et de soie flottait
à la mode des Phéniciens et des Mèdes. Une tiare
élevée ornait sa tête, et des pierres d'un prix inestimable
rehaussaient l'éclat des colliers et des nombreux
bracelets dont il était couvert. On le voyait
représenté avec des sourcils peints en noir, et il était
facile de découvrir sur ses joues un mélange de blanc
et de rouge artificiels
(57).
Quelle dut être, à la vue de
ce tableau, la douleur des graves patriciens ! Après
avoir gémi long-temps sous la sombre tyrannie de
leurs concitoyens, ils avouaient en soupirant que
Rome, asservie par le luxe efféminé du despotisme
oriental, éprouvait le dernier degré d'avilissement.
Sa superstition.
On adorait le Soleil dans la ville d'Émèse, sous le
nom d'Élagabale
(58),
et sous la forme d'une pierre
noire taillée en cône, qui, selon l'opinion vulgaire,
était tombée du ciel sur ce lieu sacré. Antonin attribuait,
avec quelque raison, sa grandeur à la protection
de cette divinité tutélaire. Il ne s'occupa,
pendant le cours de son règne, qu'à satisfaire sa reconnaissance
superstitieuse. Son zèle et sa vanité
l'engagèrent à établir la supériorité du culte du dieu
d'Émèse sur toutes les religions de la terre. Comme
son premier pontife et comme l'un de ses plus grands
favoris, il emprunta lui-même le nom d'Élagabale,
nom sacré qu'il préférait à tous les titres de la puissance
impériale.
Dans une procession solennelle qui traversa les
rues de Rome, le chemin fut parsemé de poussière
d'or. On avait placé la pierre noire, enchâssée dans
des pierreries de la plus grande valeur, sur un char
tiré par six chevaux d'une blancheur éclatante et
richement caparaçonnés. Le religieux empereur tenait
lui-même les rênes; et, soutenu par ses ministres,
il se renversait en arrière, pour avoir le bonheur
de jouir perpétuellement de l'auguste présence
de la divinité. On n'avait rien épargné pour embellir
le temple magnifique élevé sur le mont Palatin, en
l'honneur du dieu Élagabale. Au milieu des sacrifices
les plus pompeux, les vins les plus recherchés coulaient
sur un autel entouré des plus rares victimes, et
où l'on brûlait les plus précieux aromates. Autour de
l'autel, de jeunes Syriennes figuraient des danses lascives
au son d'une musique barbare, tandis que les
premiers personnages de l'État, revêtus de longues
tuniques phéniciennes, exerçaient les fonctions inférieures
du sacerdoce avec une vénération affectée et
une secrète indignation
(59).
L'empereur, emporté par son zèle, entreprit de
déposer dans ce temple, comme dans le centre commun
de la religion romaine, les ancilia, le palladium
(60)
et tous les gages sacrés du culte de Numa.
Une foule de divinités inférieures remplissaient des
places différentes auprès du superbe dieu d'Émèse;
cependant il manquait à sa cour une compagne d'un
ordre supérieur qui partageât son lit. Pallas fut d'abord
choisie pour être son épouse; mais on craignit
que son air guerrier n'effrayât un dieu accoutumé à
la mollesse efféminée de l'Orient. La Lune, que les
Africains adoraient sous le nom d'Astarté, parut convenir
mieux au Soleil. L'image de cette déesse, et les
riches offrandes de son temple, qu'elle donnait à son
mari, furent transportées de Carthage à Rome avec
la plus grande pompe; et le jour de cette alliance
mystique fut célébré généralement dans la capitale
et dans tout l'empire
(61).
Ses débauches et son luxe effréné.
L'homme sensuel qui n'est point sourd à la voix
de la raison, respecte dans ses plaisirs les bornes
que la nature elle-même a prescrites : la volupté lui
paraît mille fois plus séduisante, lorsque embellie
par le charme de la société et par des liaisons aimables,
elle vient encore se peindre à ses yeux sous
les traits adoucis du goût et de l'imagination. Mais
Élagabale (je parle de l'empereur de ce nom), corrompu
par les prospérités, par les passions de la jeunesse
et par l'éducation de son pays, se livra, sans
aucune retenue, aux excès les plus honteux. Bientôt
le dégoût et la satiété empoisonnèrent ses plaisirs.
L'art et les illusions les plus fortes qu'il puisse enfanter,
furent appelés au secours de ce prince. Les
vins les plus exquis, les mets les plus recherchés,
réveillaient ses sens assoupis, tandis que les femmes
s'efforçaient, par leur lubricité, de ranimer ses désirs
languissans. Des raffinemens sans cesse variés
étaient l'objet d'une étude particulière. De nouvelles
expressions et de nouvelles découvertes dans cette
espèce de science, la seule qui fût cultivée et encouragée
par le monarque
(62),
signalèrent son règne,
et le couvrirent d'opprobe aux yeux de la postérité.
Le caprice et la prodigalité tenaient lieu de goût et
d'élégance; et lorsque Élagabale répandait avec profusion
les trésors de l'État pour satisfaire à ses folles
dépenses, ses propres discours, répétés par ses flatteurs,
élevaient jusqu'aux cieux la grandeur d'âme et
la magnificence d'un prince qui surpassait avec tant
d'éclat ses timides prédécesseurs. Il se plaisait principalement
à confondre l'ordre des saisons et des climats
(63),
à se jouer des sentimens et des préjugés de
son peuple, et à fouler aux pieds toutes les lois de la
nature et de la décence. Il épousa une vestale, qu'il
avait arrachée par force du sanctuaire
(64).
Le nombre
de ses femmes, qui se succédaient rapidement, et la
foule de concubines dont il était entouré, ne pouvaient
satisfaire l'impuissance de ses passions. Le
maître du monde et des Romains affectait par choix
le costume et les habitudes des femmes. Préférant la
quenouille au sceptre, il déshonorait les principales
dignités de l'État en les distribuant à ses nombreux
amans : l'un d'eux fut même revêtu publiquement du
titre et de l'autorité de mari de l'empereur, ou plutôt
de l'impératrice, pour nous servir des expressions
de l'infâme Élagabale
(65).
Mépris que les tyrans de Rome avaient pour les lois de la décence.
Les vices et les folies de ce prince ont été probablement
exagérés par l'imagination, et noircis par
la calomnie
(66).
Cependant bornons nous aux scènes
publiques dont tout un peuple a été témoin, et qui
sont attestées par des contemporains dignes de foi.
Aucun autre siècle n'en a présenté de si révoltantes,
et Rome est le seul théâtre où elles aient jamais paru.
Les débauches d'un sultan sont ensevelies dans l'ombre
de son sérail : des murs inaccessibles les dérobent
à l'œil de la curiosité. Dans les cours européennes,
l'honneur et la galanterie ont introduit de la délicatesse
dans le plaisir, des égards pour la décence, et
du respect pour l'opinion publique. Mais dans une
ville où tant de nations apportaient sans cesse des
mœurs si différentes, les citoyens riches et corrompus
adoptaient tous les vices que ce mélange monstrueux
devait nécessairement produire; sûrs de l'impunité,
insensibles aux reproches, ils vivaient sans contrainte
dans la société humble et soumise de leurs esclaves
et de leurs parasites. De son côté, l'empereur regardait
tous ses sujets avec le même mépris, et maintenait
sans contradiction le souverain privilège que
lui donnait son rang de se livrer au luxe et à la débauche.
Mécontentement de l'armée.
Ceux qui déshonorent le plus par leur conduite
la nature humaine, ne craignent pas de condamner
dans les autres les mêmes désordres qu'ils se permettent.
Pour justifier cette partialité, ils sont toujours
prêts à découvrir quelque légère différence dans l'âge,
dans la situation et dans le caractère. Les soldats licencieux
qui avaient élevé sur le trône le fils dissolu
de Caracalla rougissaient de ce choix ignominieux,
et détournaient en frémissant leurs regards à la vue
de ce monstre, pour contempler le spectacle agréable
des vertus naissantes de son cousin Alexandre, fils
de Mammée.
Alexandre-Sévère déclaré César. Ann. 221.
L'habile Mœsa, prévoyant que les vices
d'Élagabale le précipiteraient infailliblement du
trône, entreprit de donner à sa famille un appui plus
assuré. Elle profita d'un moment favorable, où l'âme
de l'empereur, livrée à des idées religieuses, paraissait
plus susceptible de tendresse : elle lui persuada
qu'il devait adopter Alexandre, et le revêtir du titre
de César, pour n'être plus détourné de ses occupations
célestes par les soins de la terre. Placé au second
rang, ce jeune prince s'attira bientôt l'affection
du peuple, et il excita la jalousie du tyran, qui résolut
de mettre fin à une comparaison odieuse, en corrompant
les mœurs de son rival, ou en lui arrachant
la vie. Les moyens dont il se servit furent inutiles.
Ses vains projets, toujours découverts par sa folle indiscrétion,
furent prévenus par les fidèles et vertueux
serviteurs que la prudente Mammée avait placés
auprès de son fils. Dans un moment de colère,
Élagabale résolut d'exécuter par la force ce qu'il n'avait
pu obtenir par des voies détournées. Une sentence
despotique, émanée de la cour, dégrada tout à
coup Alexandre du rang et des honneurs de César.
Le sénat ne répondit aux ordres du souverain que
par un profond silence. Dans le camp, on vit s'élever
aussitôt un furieux orage. Les gardes prétoriennes
jurèrent de protéger Alexandre, et de venger la majesté
du trône indignement violée. Les pleurs et les
promesses d'Élagabale, qui les conjurait en tremblant
d'épargner sa vie, et de le laisser en possession de
son cher Hiéroclès, suspendirent leur juste indignation;
ils chargèrent seulement leur préfet de veiller
aux actions de l'empereur et à la sûreté du fils de
Mammée
(67).
Sédition des gardes et meurtre d'Élagabale. Ann. 222, 10 mars.
Une pareille réconciliation ne pouvait durer long-temps :
il eût été impossible même au vil Élagabale
de régner à des conditions si humiliantes. Il entreprit
bientôt de sonder, par une épreuve dangereuse, les
dispositions des troupes. Le bruit de la mort d'Alexandre
excite dans le camp une rebellion : on se persuade
que ce jeune prince vient d'être massacré : sa
présence seule et son autorité rétablissent le calme.
L'empereur, irrité de cette nouvelle marque de mépris
pour sa personne et d'affection pour son cousin,
osa livrer au supplice quelques-uns des chefs de la
sédition. Cette rigueur déplacée lui coûta la vie, et
entraîna la perte de sa mère et de ses favoris. Élagabale
fut massacré par les prétoriens indignés. Son
corps, après avoir été traîné dans toutes les rues de
Rome, et déchiré par une populace en fureur, fut
jeté dans le Tibre. Le sénat dévoua sa mémoire à
une infamie éternelle. La postérité a ratifié ce juste
décret
(68).
Avénement d'Alexandre-Sévère.
Les prétoriens mirent ensuite Alexandre sur le
trône. Ce prince tenait au même degré que son prédécesseur
à la famille de Sévère, dont il prit le
nom
(69).
Ses vertus et les dangers qu'il avait courus,
l'avaient déjà rendu cher aux Romains. Le sénat,
dans les premiers mouvemens de son zèle, lui conféra,
en un seul jour, tous les titres et tous les pouvoirs
de la dignité impériale
(70).
Mais comme Alexandre,
âgé seulement de dix-sept ans, joignait à une
grande modestie une piété vraiment filiale, les rênes
du gouvernement se trouvèrent entre les mains de
deux femmes, Mammée, sa mère, et Mœsa, son aïeule.
Celle-ci mourut bientôt après l'avénement d'Alexandre,
et Mammée resta seule chargée de l'éducation
de son fils et de l'administration de l'empire.
Pouvoir de sa mère Mammée.
Dans tous les siècles et dans toutes les contrées, le
plus sage, ou du moins le plus fort des deux sexes,
s'est emparé de la puissance suprême, tandis que les
soins et les plaisirs de la vie privée ont toujours été le
partage de l'autre. Dans les monarchies héréditaires
cependant, et surtout dans celles de l'Europe moderne,
les lois de la succession et l'esprit de chevalerie
nous ont accoutumés à une exception singulière.
Nous voyons souvent une femme reconnue souveraine
d'un grand royaume, où elle n'aurait point été
jugée capable de posséder le plus petit emploi civil
ou militaire. Mais comme les empereurs romains représentaient
toujours les généraux et les magistrats
de la république, leurs femmes et leurs mères, quoique
distinguées par le nom d'Augusta, ne furent jamais
associées à leurs dignités personnelles. Ces premiers
Romains, qui se mariaient sans amour, ou qui
n'en connaissaient ni les tendres égards, ni la délicatesse,
auraient vu dans le règne d'une femme un de
ces prodiges dont aucune expiation ne pourrait détourner
le sinistre présage
(71).
La superbe Agrippine
voulut, il est vrai, partager les honneurs de l'empire,
qu'elle avait fait passer sur la tête de son fils; mais
elle s'attira la haine de tous ceux des citoyens qui
respectaient encore la dignité de Rome, et sa folle
ambition échoua contre les intrigues et la fermeté
de Sénèque et de Burrhus
(72).
Le bon sens où l'indifférence
des successeurs de Néron les empêcha de
blesser les préjugés de leurs sujets. Il était réservé
à l'infâme Élagabale d'avilir la majesté du premier
corps de la nation. Sous le règne de cet indigne
prince, Soœmias, sa mère, prenait séance auprès
des consuls, et souscrivait comme les autres sénateurs
les décrets de l'assemblée législative. Mammée
refusa prudemment une prérogative odieuse et en
même temps inutile. On rendit une loi solennelle,
pour exclure à jamais les femmes du sénat, et pour
dévouer aux divinités infernales celui qui violerait
par la suite la sainteté de ce décret
(73).
Mammée ne
s'attachait point à une vaine image; la réalité du pouvoir
était l'objet de sa mâle ambition. Elle conserva
toujours sur l'esprit d'Alexandre un empire absolu,
et la mère ne put jamais souffrir de rivale dans le
cœur de son fils. Ce prince avait épousé, de son
consentement, la fille d'un patricien. Le respect qu'il
devait à son beau-père et son attachement pour la
jeune impératrice, se trouvèrent incompatibles avec
la tendresse ou les intérêts de Mammée. Bientôt le
patricien périt victime de l'accusation banale de trahison;
et la femme d'Alexandre, après avoir été chassée
ignominieusement du palais, fut reléguée en Afrique
(74).
Administration sage et modérée.
Malgré cet acte cruel de jalousie, malgré l'avarice
que l'on a reprochée quelquefois à Mammée, en général
son administration fut également utile à son
fils et à l'empire. Le sénat lui permit de choisir seize
des plus sages et des plus vertueux de ses membres
pour composer un conseil perpétuel. Toutes les affaires
publiques de quelque importance étaient discutées
et décidées devant ce nouveau tribunal, qui
avait pour chef le fameux Ulpien, aussi célèbre par
son respect pour les lois de Rome, que par ses profondes
connaissances en jurisprudence. La fermeté
et la sagesse de cette aristocratie contribuèrent à rétablir
l'ordre et l'autorité du gouvernement. Les vils
monumens élevés sous le dernier règne au luxe étranger
et à la superstition asiatique subsistaient encore
au milieu de Rome : on commença par détruire tout
ce qui pouvait rappeler le caprice et la tyrannie d'Élagabale.
Les nouveaux conseillers éloignèrent ensuite
de l'administration publique les indignes créatures
de ce prince, et leur donnèrent pour successeurs,
dans chaque département, des citoyens vertueux et
habiles. L'amour de la justice et la connaissance des
lois servirent seuls de recommandation pour les emplois
civils, et les commandemens militaires devinrent
le prix de la valeur et de l'attachement à la discipline
(75).
Éducation et caractère vertueux d'Alexandre-Sévère.
Mais le soin le plus important de Mammée et de
ses sages conseillers fut de former le caractère du
jeune empereur, dont les qualités personnelles devaient
faire le malheur ou la félicité du genre humain.
Un sol fertile produit de bons fruits presque sans
culture. Alexandre était né avec les plus heureuses
dispositions : doué d'un excellent jugement, il connut
bientôt les avantages de la vertu, le plaisir de
l'instruction et la nécessité du travail. Une douceur
et une modération naturelles le mirent à l'abri des
assauts dangereux des passions et des attraits séducteurs
du vice. Son respect inviolable pour sa mère,
et l'estime qu'il eut toujours pour le sage Ulpien,
garantirent sa jeunesse du poison de la flatterie.
Journal de sa vie.
L'exposition seule de ses occupations journalières
nous le représente comme un prince accompli
(76);
et, en ayant égard à la différence des mœurs, ce beau
tableau mériterait de servir de modèle à tous les souverains.
Alexandre se levait de grand matin; il consacrait
les premiers momens du jour à des devoirs
de piété, et sa chapelle particulière était remplie des
images de ces héros qui ont mérité la reconnaissance
et la vénération de la postérité, par le soin qu'ils
ont pris de former ou de perfectionner la nature humaine
(77).
Mais l'empereur, persuadé que les services
rendus à ses semblables sont le culte le plus pur
aux yeux de l'Être suprême, passait la plus grande
partie de la matinée dans son conseil, où il discutait
les affaires publiques, et terminait les causes particulières
avec une prudence au-dessus de son âge.
Les charmes de la littérature faisaient bientôt disparaître
la sécheresse de ces détails. Alexandre donna
toujours quelques heures à l'étude de la poésie, de
l'histoire et de la philosophie. Les ouvrages de Virgile
et d'Horace, la République de Platon et celle de
Cicéron, formaient son goût, éclairaient son esprit,
et lui donnaient les idées les plus sublimes de l'homme
et du gouvernement. Les exercices du corps succédaient
à ceux de l'âme; et le prince, qui joignait à
une taille avantageuse de la force et de l'activité,
avait peu d'égaux dans la gymnastique. Après le bain
et un léger dîner, il se livrait avec une nouvelle ardeur
aux affaires du jour; et, jusqu'au souper, le
principal repas des Romains, il travaillait avec ses
secrétaires, et répondait à cette foule de lettres, de
mémoires et de placets, qui devaient être nécessairement
adressés au maître de la plus grande partie
du monde. La frugalité et la simplicité régnaient à
sa table; et lorsqu'il pouvait suivre librement sa
propre inclination, il n'invitait qu'un petit nombre
d'amis choisis, tous d'un mérite et d'une probité reconnue,
et parmi lesquels Ulpien tenait le premier
rang. La douce familiarité d'une conversation toujours
instructive, était quelquefois interrompue par
des lectures intéressantes, qui tenaient lieu de ces
danses, de ces spectacles, et même de ces combats
de gladiateurs, que l'on voyait si souvent dans les
maisons des riches citoyens
(78).
Alexandre était simple
et modeste dans ses habillemens, affable et poli
dans ses manières. Tous ses sujets pouvaient entrer
dans son palais, à de certaines heures de la journée,
mais on entendait en même temps la voix d'un
héraut qui prononçait, comme dans les mystères
d'Éleusis, cet avis salutaire : « Que personne ne pénètre
dans l'enceinte de ces murs sacrés, à moins
qu'il n'ait une conscience pure et une âme sans tache
(79).
»
Bonheur général des Romains. 222-235.
Un genre de vie si uniforme, dont aucun instant
ne pouvait être occupé par le vice ni par la folie,
prouve bien mieux la sagesse et l'équité du gouvernement
d'Alexandre, que tous les détails minutieux
rapportés dans la compilation de Lampride. Depuis
l'avénement de Commode, l'univers avait été en proie
pendant quarante ans aux vices divers de quatre
tyrans. Après la mort d'Élagabale, il goûta les douceurs
d'un calme de treize années. Les provinces,
délivrées des impôts excessifs inventés par Caracalla
et par son prétendu fils, jouirent de tous les avantages
de la paix et de la prospérité. L'expérience avait
appris aux magistrats que le plus sûr et l'unique
moyen d'obtenir la faveur du monarque, était de mériter
l'amour de ses sujets. Les soins paternels d'Alexandre,
en mettant quelques bornes peu sévères au
luxe insolent du peuple romain, diminuèrent le prix
des denrées et l'intérêt de l'argent, et sa prudente
libéralité sut, sans écraser les classes industrieuses,
fournir aux besoins et aux amusemens de la populace.
La dignité, la liberté, l'autorité du sénat, furent
rétablies, et tous les vertueux sénateurs purent,
sans crainte et sans honte, approcher de leur souverain.
Alexandre refuse le nom d'Antonin.
Le nom d'Antonin, ennobli par les vertus de Marc-Aurèle
et de son prédécesseur, avait passé, par adoption,
au débauché Verus, et, par droit de naissance,
au cruel Commode. Après avoir été la distinction la
plus honorable des fils de Sévère, il fut accordé à
Diadumenianus, et enfin souillé par l'infamie du
grand-prêtre d'Émèse. Alexandre, malgré les instances
étudiées ou peut-être sincères du sénat, refusa
noblement d'emprunter l'éclat de ce nom illustre,
tandis que, par sa conduite, il s'efforçait de rétablir
la gloire et le bonheur du siècle des véritables Antonins
(80).
Il entreprend de réformer l'armée.
Dans l'administration civile, la sagesse de ce
prince était soutenue par l'autorité. Le peuple sentait
sa félicité, et payait de son amour et de sa reconnaissance
les bienfaits de son souverain. Il restait
encore une entreprise plus grande, plus nécessaire,
mais plus difficile à exécuter, la réforme de l'ordre
militaire. A la faveur d'une longue impunité, les intérêts
et les dispositions des soldats les avaient rendus
insensibles au bonheur de l'État, et leur faisaient
supporter impatiemment le frein de la discipline.
Lorsque l'empereur voulut exécuter son projet, il
eut soin de paraître rempli d'affection pour l'armée
et de lui dérober les craintes qu'elle lui inspirait.
La plus rigide économie dans toutes les autres branches
de l'administration lui fournissait les sommes
immenses qu'exigeaient la paye ordinaire et les gratifications
excessives accordées aux troupes. Il les
dispensa, dans les marches, de porter sur leurs
épaules des provisions pour dix-sept jours; elles
trouvaient de vastes magasins, établis sur toutes les
routes, et dès qu'elles entraient en pays ennemi, une
nombreuse suite de chameaux et de mulets soulageait
leur indolence hautaine. Comme Alexandre ne
pouvait espérer de corriger le luxe des soldats, il
essaya du moins de le diriger vers des objets d'une
pompe guerrière, et de substituer à des ornemens
inutiles de beaux chevaux, des armes magnifiques et
des boucliers enrichis d'or et d'argent. Il partageait
les fatigues qu'il était obligé de prescrire, visitait en
personne les blessés et les malades, et tenait un registre
exact des services de ses soldats et des récompenses
qu'ils avaient reçues : enfin, il montrait en
toute occasion les égards les plus affectueux pour
un corps dont la conservation, comme il affectait
de le déclarer, était si étroitement liée à celle de
l'État
(81).
Ce fut ainsi qu'il employa les voies les plus
douces pour inspirer à la multitude indocile des
idées de devoir, et pour faire revivre au moins une
faible image de cette discipline à laquelle la république
avait été redevable de ses succès sur tant de
nations aussi belliqueuses et plus puissantes que les
Romains. Mais ce sage empereur vit échouer tous
ses projets : son courage lui devint fatal, et tous ses
efforts ne servirent qu'à irriter les maux qu'il se proposait
de guérir.
Sédition des gardes prétoriennes, et meurtre d'Ulpien.
Les prétoriens étaient sincèrement attachés au
jeune Alexandre; ils l'aimaient comme un tendre
pupille qu'ils avaient arraché à la fureur d'un tyran,
et placé sur le trône impérial. Cet aimable prince
n'avait point oublié leurs services; mais, comme la
justice et la raison mettaient des bornes à sa reconnaissance,
les prétoriens furent bientôt plus mécontens
des vertus d'Alexandre qu'ils ne l'avaient été
des vices d'Élagabale. Le sage Ulpien, leur préfet,
respectait les lois et avait gagné l'amour des citoyens;
il s'attira la haine des soldats, qui attribuèrent tous
les plans de réforme à ses conseils pernicieux. Un
léger accident changea leur mécontentement en fureur :
ils tournèrent leurs armes contre le peuple
qui, reconnaissant, voulait défendre la vie de cet
excellent ministre; et Rome fût exposée pendant
trois jours à toutes les horreurs d'une guerre civile.
Enfin, la vue de quelques maisons embrasées et les
cris du soldat, qui menaçait de réduire la ville en
cendres, effrayèrent les habitans, et les forcèrent
d'abandonner en soupirant le vertueux Ulpien à son
malheureux sort. Le préfet, poursuivi par ses propres
troupes, se réfugia dans le palais impérial, et
fut massacré aux pieds de son maître, qui s'efforçait
en vain de le couvrir de la pourpre, et d'obtenir son
pardon de ces cœurs féroces
(82).
La faiblesse du gouvernement
était si déplorable, que l'empereur ne
put venger la mort de son ami, et l'insulte faite à sa
dignité, sans avoir recours à la patience et à la dissimulation.
Épagathe, le principal chef de la sédition,
ne s'éloigna de Rome que pour aller exercer en
Égypte l'emploi honorable de préfet. On le fit insensiblement
descendre de ce haut rang au gouvernement
de Crète; et lorsque enfin le temps et l'absence
l'eurent effacé du souvenir des gardes, Alexandre se
hasarda à lui faire subir la peine que méritaient ses
crimes
(83).
Danger de Dion-Cassius.
Sous le règne d'un prince juste et vertueux, les
plus fidèles ministres se trouvaient exposés à une
cruelle tyrannie; ils couraient risque de perdre la
vie, dès qu'on les soupçonnait de vouloir corriger
les désordres intolérables de l'armée. L'historien
Dion-Cassius, qui commandait les légions de Pannonie,
avait suivi les maximes de l'ancienne discipline.
Les prétoriens, intéressés à soutenir la licence militaire,
embrassèrent la cause de leurs frères campés
sur les bords du Danube, et demandèrent la tête du
réformateur. Cependant, au lieu de céder à leurs
clameurs séditieuses, Alexandre montra combien il
estimait les services et le mérite de Dion, en partageant
avec lui le consulat, et en le défrayant, sur
son trésor particulier, des dépenses qu'exigeait ce
vain honneur. Mais comme on avait tout lieu de
craindre que, si le nouveau magistrat paraissait en
public revêtu des marques de sa dignité, cette vue
ne ranimât la fureur des troupes, il quitta, à la persuasion
de l'empereur, une ville où il n'exerçait
qu'un pouvoir idéal, et il passa la plus grande partie
de son consulat
(84)
dans ses terres en Campanie
(85).
Tumulte des légions.
La douceur du prince autorisait l'insolence des
soldats. Bientôt les légions imitèrent l'exemple des
gardes, et soutinrent leurs droits à la licence avec
une opiniâtreté aussi violente. L'administration d'Alexandre
luttait en vain contre la corruption de son
siècle. L'Illyrie, la Mauritanie, l'Arménie, la Mésopotamie
et la Germanie, voyaient tous les jours se
former dans leur sein de nouveaux orages. Les officiers
de l'empereur étaient massacrés; on méprisait
son autorité; enfin il devint lui-même la victime de
l'animosité des troupes
(86).
Fermeté de l'empereur.
Ces caractères intraitables
se soumirent cependant une fois à l'obéissance,
et rentrèrent dans leur devoir. Ce fait particulier mérite
d'être rapporté; il peut nous donner une idée
des dispositions de l'armée. Durant le séjour que fit
Alexandre à Antioche, pendant son expédition contre
les Perses, dont nous parlerons bientôt, la punition
de quelques soldats surpris dans les bains des
femmes excita une révolte dans la légion à laquelle
ils appartenaient. A cette nouvelle, l'empereur monte
sur son tribunal, et, avec une contenance ferme à la
fois et modeste, il représente à cette multitude armée
sa résolution inflexible et la nécessité absolue de corriger
les vices introduits par son infâme prédécesseur,
et de maintenir la discipline, dont le relâchement
entraînerait la ruine de l'empire. Des clameurs
interrompent ces douces représentations. « Retenez
vos cris, dit aussitôt l'intrépide monarque; vous
n'êtes pas en présence du Perse, du Germain et du
Sarmate. Gardez le silence devant votre souverain,
devant votre bienfaiteur, devant celui qui vous distribue
le blé, l'argent et les productions des provinces.
Gardez le silence, sinon je ne vous donnerai
plus le nom de soldats; je ne vous appellerai désormais
que bourgeois
(87),
si même ceux qui foulent aux
pieds les lois de Rome méritent d'être rangés dans la
dernière classe du peuple. »
Ces menaces enflammèrent la fureur de la légion;
déjà les soldats tournent leurs armes contre sa personne.
« Votre courage, reprend Alexandre d'un air
encore plus fier, se déploierait bien plus noblement
dans un champ de bataille. Vous pouvez m'ôter la vie :
n'espérez pas m'intimider; le glaive de la justice
punirait votre crime et vengerait ma mort. » Les
cris redoublaient, lorsque l'empereur prononça à
haute voix la sentence décisive : « Bourgeois, posez
les armes, et que chacun de vous se retire dans sa
demeure. »
La tempête fut à l'instant apaisée. Les soldats,
consternés et couverts de honte, reconnurent la justice
de leur arrêt et le pouvoir de la discipline, déposèrent
leurs armes et leurs drapeaux, et se rendirent
en confusion, non dans leur camp, mais dans
différentes auberges de la ville. Alexandre eut le
plaisir de contempler pendant trente jours leur repentir;
et il ne les rétablit dans leur grade qu'après
avoir puni du dernier supplice les tribuns, dont la
connivence avait occasioné la révolte. La légion,
pénétrée de reconnaissance, servit l'empereur tant
qu'il vécut, et le vengea après sa mort
(88).
Défauts de son règne et de son caractère.
En général, un moment décide des résolutions de
la multitude; et le caprice de la passion pouvait également
déterminer cette légion séditieuse à déposer
ses armes aux pieds de son maître, ou à les plonger
dans son sein. Peut-être découvririons-nous les causes
secrètes de l'intrépidité du prince et de l'obéissance
forcée des troupes, si le fait extraordinaire dont
nous venons de parler était soumis à l'examen d'un
philosophe. D'un autre côté, s'il eût été rapporté par
un historien judicieux, cette action, que l'on a jugée
digne de César, se trouverait peut-être accompagnée
de circonstances qui la rendraient plus probable, en
la rendant plus conforme au caractère général d'Alexandre-Sévère.
Les talens de cet aimable prince
ne paraissent pas avoir été proportionnés à la difficulté
de sa situation, ni la fermeté de sa conduite
égale à la pureté de son âme. Ses vertus sans énergie
avaient contracté, aussi bien que les vices de son
prédécesseur, une teinte de faiblesse dans le climat
efféminé de l'Asie, où il avait pris naissance. Il est
vrai qu'il rougissait d'une origine étrangère, et qu'il
écoutait avec une vaine complaisance les généalogistes,
qui le faisaient descendre de l'ancienne noblesse
de Rome
(89).
Son règne est obscurci par l'orgueil et
par l'avarice de sa mère. Mammée, en exigeant de
lui, lorsqu'il fut d'un âge mûr, la même obéissance
qu'il lui devait dans sa plus tendre jeunesse, exposa
au ridicule son caractère et celui de son fils
(90).
Les
fatigues de l'expédition contre les Perses irritèrent le
mécontentement des troupes. Le mauvais succès de
cette guerre fit perdre à l'empereur sa réputation,
comme général et même comme soldat
(91).
Chaque
cause préparait, chaque circonstance hâtait une révolution
qui déchira l'empire, et le livra pendant long-temps
en proie aux horreurs des guerres civiles.
Digression sur les finances des Romains.
La tyrannie de Commode, les discordes intestines
dont sa mort fut l'origine, et les nouvelles maximes
de politique introduites par les princes de la maison
de Sévère, avaient contribué à augmenter la puissance
dangereuse de l'armée, et à effacer les faibles
traces que les lois et la liberté laissaient encore dans
l'âme des Romains. Nous avons tâché d'expliquer
avec ordre et avec clarté les changemens qui arrivèrent
dans les parties intérieures de la constitution,
et qui en minèrent sourdement la base. Les caractères
particuliers des empereurs, leurs lois, leurs folies,
leurs victoires, leurs exploits, ne nous intéressent
qu'autant que ces objets se trouvent liés à l'histoire
générale de la décadence et de la chute de la monarchie.
L'attention constante que nous mettons à suivre
ce grand spectacle, ne nous permet pas de passer
sous silence un édit bien important d'Antonin Caracalla,
qui donna le nom et les privilèges de citoyens
romains à tous les sujets libres de l'empire. Cette
faveur extraordinaire ne prenait cependant pas sa
source dans les sentimens d'une âme généreuse, elle
fut dictée par une avarice sordide : quelques observations
sur les finances des Romains, depuis les beaux
siècles de la république jusqu'au règne d'Alexandre-Sévère,
prouveront la vérité de cette remarque.
Impôts levés sur les citoyens romains.
La ville de Veïes, en Toscane, n'avait été prise
qu'au bout de dix ans. Ce fut bien moins la force de
la place que le peu d'expérience des assiégeans, qui
prolongea ce siège, la première entreprise considérable
des Romains. Il fallait aux troupes les plus
grands encouragemens pour les engager à supporter
les fatigues extraordinaires de tant de campagnes
consécutives, et à passer ainsi plusieurs hivers autour
d'une ville située à vingt milles environ de leurs
foyers
(92).
Le sénat prévint sagement les plaintes du
peuple, en accordant aux soldats une paye régulière,
à laquelle les citoyens contribuaient par une taxe
générale établie sur les propriétés
(93).
Après la prise
de Veïes, pendant plus de deux cents ans, les victoires
de la république augmentèrent moins les richesses
que la puissance de Rome. Les États d'Italie
ne payaient leurs tributs qu'en service militaire; et
dans les guerres puniques, les Romains entretinrent
seuls à leurs frais, sur mer et sur terre, ces forces
redoutables dont ils se servirent pour subjuguer leurs
rivaux. Ce peuple généreux (et tel est souvent le noble
enthousiasme de la liberté) portait avec joie les
fardeaux les plus lourds, dans la juste confiance que
ses travaux seraient bientôt magnifiquement récompensés.
De si belles espérances ne furent pas trompées :
en peu d'années les richesses de Syracuse, de
Carthage, de la Macédoine et de l'Asie, furent apportées
à Rome en triomphe. Les trésors de Persée
montaient seuls à près de deux millions sterling; et
le peuple romain, roi de tant de nations, se trouva
pour jamais délivré d'impôts
(94).
Leur abolition.
Le revenu des provinces
conquises parût suffisant pour les dépenses
ordinaires de la guerre et du gouvernement. On déposait
dans le temple de Saturne ce qui restait d'or
et d'argent, et ces sommes étaient réservées pour
quelque événement imprévu
(95).
Tributs des provinces.
L'histoire n'a peut-être jamais souffert de perte si
grande ni si irréparable que celle de ce registre curieux
(96),
légué par Auguste au sénat, et dans lequel
ce prince expérimenté balançait avec précision
les dépenses et les revenus de l'empire
(97).
Privés de
cette estimation claire et étendue, nous sommes réduits
à rassembler un petit nombre de données éparses
dans les ouvrages de ceux d'entre les anciens qui
se sont quelquefois écartés de la partie brillante de
leur narration, pour s'attacher à des considérations
utiles.
De l'Asie.
Nous savons que les conquêtes de Pompée portèrent
les tributs de l'Asie de cinquante à cent trente
cinq millions de drachmes
(98),
environ quatre millions
et demi sterling
(99).
De l'Égypte.
Sous le gouvernement du dernier
et du plus indolent des Ptolémées, le revenu de l'Égypte
montait à douze mille cinq cents talens; somme
bien inférieure à celle que les Romains tirèrent ensuite
de ce royaume par une administration ferme, et
par le commerce de l'Éthiopie et de l'Inde
(100).
De la Gaule.
L'Égypte
devait ses richesses au commerce; celles que
recélait l'ancienne Gaule, étaient le fruit de la guerre
et du butin. Les tributs que payaient ces deux provinces
paraissent avoir été à peu près les mêmes
(101).
De l'Afrique.
Rome profita bien peu de sa supériorité
(102),
en n'exigeant
des Carthaginois vaincus, que dix mille talens
phéniciens
(103)
ou environ quatre millions sterling; et
en leur accordant cinquante ans pour les payer. Cette
somme ne peut, en aucune manière, être comparée
avec les taxes qui furent imposées sur les terres et les
personnes des habitans de ces mêmes contrées, lorsque
les fertiles côtes de l'Afrique eurent été réduites
en provinces romaines
(104).
Par une fatalité singulière, l'Espagne était le Mexique
et le Pérou de l'ancien monde. La découverte des
riches contrées de l'Occident par les Phéniciens, et
la violence exercée contre les naturels du pays, forcés
à s'ensevelir dans leurs mines, et à travailler pour
des étrangers, présente le même tableau que l'histoire
de l'Amérique espagnole
(105).
Les Phéniciens ne connaissaient
que les côtes de l'Espagne. L'ambition et
l'avarice portèrent les Carthaginois et les Romains à
pénétrer dans le cœur de cette contrée; et ils découvrirent
que la terre renfermait presque partout du
cuivre, de l'argent et de l'or. On parle d'une mine
près de Carthagène, qui rapportait par jour vingt-cinq
mille drachmes d'argent, ou près de trois cent mille
livres sterling par an
(106).
Les provinces d'Asturie, de
Galice et de Lusitanie, donnaient annuellement vingt
mille livres pesant d'or
(107).
De l'île de Gyare.
Nous n'avons point assez de loisir, et nous manquons
de matériaux, pour continuer ces recherches
curieuses, et pour connaître les tributs que payaient
tant d'États puissans, qui furent confondus dans l'empire
romain : cependant, en considérant l'attention
sévère avec laquelle les tributs étaient levés dans les
provinces les plus stériles et les plus désertes, nous
pourrons nous former quelque idée du revenu de ces
provinces dans le sein desquelles d'immenses richesses
avaient été déposées par la nature ou amassées par
l'homme. Auguste reçut une requête des habitans de
Gyare, qui le suppliaient humblement de les exempter
d'un tiers de leurs excessives impositions. Toute
leur taxe ne se montait qu'à cent cinquante drachmes
(environ cinq livres sterling); mais Gyare était une
petite île, ou plutôt un roc baigné par les flots de la
mer Égée, où l'on ne trouvait ni eau fraîche ni aucune
des nécessités de la vie, et qui servait de retraite
à un petit nombre de malheureux pêcheurs
(108).
Montant du revenu.
Éclairés par la faible lumière de ces rayons épars
et incertains, nous serions portés à croire, 1° qu'en
admettant tous les changemens occasionés par les
temps et par les circonstances, le revenu général
des provinces romaines montait rarement à moins de
quinze à trente millions sterling
(109);
2° que cette somme
considérable devait entièrement suffire à toutes
les dépenses du gouvernement institué par Auguste,
dont la cour ressemblait à la maison d'un simple sénateur,
et dont l'établissement militaire avait pour
but de protéger les frontières de l'empire, sans chercher
à les reculer par des conquêtes, ou craindre d'avoir
à les défendre contre aucune invasion sérieuse.
Taxes sur les citoyens romains, établies par Auguste.
Malgré ces probabilités, la dernière de ces deux
conclusions est positivement contraire au langage et
à la conduite d'Auguste. Il n'est point aisé de décider
si ce prince voulut agir comme le père commun
de l'univers ou comme l'oppresseur de la liberté; s'il
désira d'adoucir le sort des provinces, ou d'appauvrir
le sénat et l'ordre équestre. Quoi qu'il en soit,
à peine eut-il pris les rênes du gouvernement, qu'il
affecta souvent de parler de l'insuffisance des tributs,
et de la nécessité où il se trouvait de faire supporter
à Rome et à l'Italie une partie des charges publiques
(110).
Ce fut cependant avec précaution, et pour
ainsi dire à pas comptés, qu'il procéda dans l'exécution
de ce projet si propre à exciter le mécontentement.
L'introduction des douanes fut suivie de l'établissement
d'un impôt sur les consommations
(111);
et le plan d'une imposition générale s'étendit insensiblement
sur les propriétés réelles et personnelles
des citoyens romains, qui, depuis plus d'un siècle
et demi, avaient été exempts de toute espèce de contribution
(112).
Douanes.
I. Dans un empire aussi vaste que celui de Rome,
la balance naturelle de l'argent devait s'établir d'elle-même
et par degrés. Comme les richesses des provinces
étaient attirées vers la capitale par l'action
puissante de la conquête et de l'autorité souveraine,
de même une partie de ces richesses refluait vers les
provinces industrieuses, où elles étaient portées par
la voie plus douce du commerce et des arts. Sous le
règne d'Auguste et de ses successeurs, on avait mis
des droits sur chaque espèce de marchandises, qui,
par mille canaux différens, abordaient au centre commun
de l'opulence et du luxe; et quelque interprétation
que l'on pût donner à la loi, la taxe tombait
toujours sur l'acheteur romain et non sur le marchand
provincial
(113).
Le taux de la taxe variait depuis
la quarantième jusqu'à la huitième partie de la
valeur des effets. Il y a lieu de croire que cette variation
fut dirigée par les maximes inaltérables de la
politique. Les objets de luxe payaient sans doute un
droit plus fort que ceux de première nécessité; et
l'on favorisait davantage les manufactures de l'empire
que les productions de l'Arabie et de l'Inde
(114).
Il était bien juste que l'on préférât l'industrie des citoyens
à un commerce étranger, qui ne pouvait être
avantageux à l'État. Il existe encore une liste étendue,
mais imparfaite, des marchandises de l'Orient sujettes
aux droits sous le règne d'Alexandre-Sévère
(115).
Elles
consistaient en cannelle, myrrhe, poivre et gingembre,
en aromates de toute espèce, et dans une grande
variété de pierres précieuses, parmi lesquelles le diamant
tenait le premier rang pour le prix, et l'émeraude
pour la beauté
(116).
On y voyait aussi des peaux
de Perse et de Babylone; des cotons, des soies écrues
et apprêtées, de l'ivoire, de l'ébène et des eunuques
(117).
Remarquons ici que l'usage et le prix de ces
esclaves efféminés suivirent les mêmes progrès que
la décadence de l'empire.
Impôt sur les consommations.
II. L'impôt sur les consommations fut établi par
Auguste après les guerres civiles. Ce droit était extrêmement
modéré, mais il était général. Il passa
rarement un pour cent; mais il comprenait tout ce
que l'on achetait dans les marchés ou dans les ventes
publiques, et il s'étendait depuis les acquisitions les
plus considérables en terres ou en maisons, jusqu'à
ces petits objets dont le produit ne peut devenir important
que par leur nombre et par une consommation
journalière. Une pareille taxe, qui portait sur
le corps entier de la nation, excita toujours des plaintes.
Un empereur qui connaissait parfaitement les besoins
et les ressources de l'État, fut obligé de déclarer,
par un édit public, que l'entretien des armées dépendait,
en grande partie, du produit de cet impôt
(118).
Taxes sur les legs et sur les héritages.
III. Lorsque l'empereur Auguste eut pris le parti
d'avoir toujours sur pied un corps de troupes destinées
à défendre son gouvernement contre les attaques
des ennemis étrangers et domestiques, il réserva des
fonds particuliers pour la paye des soldats, pour les
récompenses des vétérans, et pour les dépenses extraordinaires
de la guerre. Les revenus immenses de
l'impôt sur les consommations, quoique employés
spécialement à ces objets, ne furent pas trouvés suffisans.
Pour y suppléer, l'empereur imagina une nouvelle
taxe de cinq pour cent sur les legs et sur les
héritages. Mais les nobles de Rome étaient beaucoup
plus attachés à leurs biens qu'à leur liberté. Auguste
écouta leurs murmures avec sa modération ordinaire.
Il renvoya de bonne foi l'affaire au sénat,
l'exhortant à trouver quelque autre expédient utile
et moins odieux. Comme l'assemblée était divisée
et indécise, l'empereur déclara aux sénateurs que
leur opiniâtreté le forcerait à proposer une capitation
et une taxe générale sur les terres
(119);
aussitôt ils
souscrivirent en silence à celle qui les avait d'abord
indignés
(120).
Cependant l'impôt sur les legs et sur
les héritages fut adouci par quelques restrictions.
Il n'avait lieu que lorsque l'objet était d'une certaine
valeur, probablement de cinquante ou cent pièces
d'or
(121);
et l'on ne pouvait en exiger le paiement
du parent le plus proche du côté du père
(122).
Lorsque
les droits de la nature et ceux de la pauvreté furent
ainsi assurés, il parut juste qu'un étranger ou
un parent éloigné, qui obtenait un accroissement
imprévu de fortune, en consacrât la vingtième partie
à l'utilité publique
(123).
Conforme aux lois et aux mœurs.
Une pareille taxe, dont le produit est immense dans
tout État riche, se trouvait admirablement adaptée à la
situation des Romains, qui pouvaient, dans leurs testamens
arbitraires, suivre la raison ou le caprice, sans
être enchaînés par des substitutions et par des conventions
matrimoniales. Souvent même la tendresse
paternelle perdait son influence sur les rigides patriotes
de la république, et sur les nobles dissolus de l'empire;
et lorsqu'un père laissait à son fils la quatrième
partie de son bien, on ne pouvait former aucune
plainte légale contre une semblable disposition
(124).
Aussi un riche vieillard, qui n'avait point d'enfans,
était-il un tyran domestique; son autorité croissait
avec l'âge et les infirmités. Une foule de vils courtisans,
parmi lesquels il comptait souvent des préteurs
et des consuls, briguaient ses faveurs, flattaient son
avarice, applaudissaient à ses folies, servaient ses passions,
et attendaient sa mort avec impatience. L'art de
la complaisance et de la flatterie devint une science
très-lucrative; ceux qui la professaient furent connus
sous une nouvelle dénomination, et toute la ville,
selon les vives descriptions de la satire, se trouva divisée
en deux parties, le gibier et les chasseurs
(125).
Tandis que la ruse faisait signer à la folie tant de
testamens injustes et extravagans, on en voyait cependant
un petit nombre dictés par une estime raisonnée
et par une vertueuse reconnaissance. Cicéron,
dont l'éloquence avait si souvent défendu la vie et
la fortune de ses concitoyens, recueillit pour près
de cent soixante-dix mille livres sterl. de legs
(126).
Il
parait que les amis de Pline le Jeune n'ont pas été
moins généreux envers cet intéressant orateur
(127).
Quels que fussent les motifs du testateur, le fisc réclamait
sans distinction la vingtième partie des biens
légués; et dans le cours de deux ou trois générations,
toutes les propriétés des sujets devaient passer
insensiblement dans les coffres du prince.
Réglemens des empereurs.
Néron, dans les premières années de son règne,
porté par le désir de se rendre populaire, ou peut-être
entraîné par un mouvement aveugle de bienfaisance,
voulut abolir les douanes et l'impôt sur les
consommations. Les plus sages sénateurs applaudirent
à sa générosité; mais ils le détournèrent de l'exécution
d'un projet qui aurait détruit la force et les
ressources de la république
(128).
S'il eût été possible
de réaliser cette chimère, des princes tels que Trajan
et les Antonins auraient sûrement embrassé avec la
plus vive ardeur l'occasion glorieuse de rendre un
service si important au genre humain. Ils se contentèrent
d'alléger le fardeau public, sans entreprendre
de l'écarter tout-à-fait. La douceur et la précision de
leurs lois déterminèrent la règle et la mesure de l'impôt,
et mirent tous les citoyens à l'abri des interprétations
arbitraires, des réclamations injustes et
des vexations insolentes des fermiers publics
(129);
et
il est singulier que, dans tous les siècles, les plus
sages et les meilleurs princes aient toujours conservé
la méthode dangereuse de réunir dans les mains
d'une même régie les principales branches du revenu,
ou du moins les douanes et les impôts sur les
consommations
(130).
Édit de Caracalla.
Les sentimens de Caracalla n'étaient pas les mêmes
que ceux des Antonins, et ce prince se trouvait réellement
dans une position très-différente. Nullement
occupé, ou plutôt ennemi du bien public, il ne pouvait
se dispenser d'assouvir l'avidité insatiable qu'il
avait lui-même allumée dans le cœur des soldats. De
tous les impôts établis par Auguste, il n'en existait
pas de plus étendu, et dont le produit fût plus considérable,
que le vingtième sur les legs et sur les héritages.
Comme cette taxe n'était pas particulière aux
habitans de Rome ni à ceux de l'Italie, elle augmenta
continuellement avec l'extension graduelle du droit
de bourgeoisie.
Le titre de citoyen donné aux habitans des provinces pour les soumettre à de nouveaux impôts.
Les nouveaux citoyens, quoique soumis également
aux nouveaux impôts, dont ils avaient été
exempts comme sujets
(131),
se croyaient amplement
dédommagés par le rang et par les privilèges qu'ils
obtenaient, et par une perspective brillante d'honneurs
et de fortune qui se présentait tout à coup à
leur ambition. Mais toute distinction fut détruite par
l'édit du fils de Sévère. Loin d'être une faveur, le
vain titre de citoyen devint une charge réelle, imposée
aux habitans des provinces. L'avide Caracalla
ne se contenta pas des taxes qui avaient paru suffisantes
à ses prédécesseurs, il ajouta un vingtième à
celui qu'on levait déjà sur les legs et sur les héritages.
Après sa mort on rétablit l'ancienne proportion;
mais, pendant son règne
(132),
toutes les parties
de l'empire gémirent sous le poids de son sceptre de
fer
(133).
Réduction passagère du tribut.
Les habitans des provinces une fois soumis aux
impositions particulières des citoyens romains, semblaient
devoir légitimement être exempts des tributs
qu'ils avaient d'abord payés en qualité de sujets. Caracalla
et son prétendu fils n'adoptèrent pas de pareilles
maximes; ils ordonnèrent que les taxes, tant anciennes
que nouvelles, seraient levées à la fois dans
tous leurs domaines. Il était réservé au vertueux
Alexandre de délivrer les provinces de cette oppression
criante. Ce prince réduisit les tributs à la trentième
partie de la somme qu'ils produisaient à son
avènement
(134).
Nous ignorons par quels motifs il
laissa subsister de si faibles restes du mal public. Ces
rameaux nuisibles, qui n'avaient point été tout-à-fait
arrachés, jetèrent de nouvelles racines, s'élevèrent
à une hauteur prodigieuse, et dans le siècle suivant
répandirent une ombre mortelle sur l'univers romain.
Il sera souvent question, dans le cours de cette
histoire, de l'impôt foncier, de la capitation et des
contributions onéreuses de blé, de vin, d'huile et
d'animaux, que l'on exigeait des provinces pour l'usage
de la cour, de l'armée et de la capitale.
Conséquences qui résultent de l'extension du droit de bourgeoisie.
Tant que Rome et l'Italie furent regardées comme
le centre du gouvernement, les anciens citoyens conservèrent
un esprit national que les nouveaux adoptèrent
insensiblement. Les principaux commandemens
de l'armée étaient donnés à des hommes qui
avaient reçu de l'éducation, qui connaissaient les
avantages des lois et des lettres, et qui avaient marché
à pas égaux dans la carrière des honneurs, en
passant par tous les grades civils et militaires
(135).
C'est principalement à leur influence et à leur exemple
que nous devons attribuer l'obéissance et la modestie
des légions durant les deux premiers siècles de
l'empire.
Mais lorsque Caracalla eut foulé aux pieds le dernier
rempart de la constitution romaine, à la distinction
des rangs succéda par degrés la séparation
des états. Les habitans des provinces intérieures, où
l'éducation était plus cultivée, furent les seuls propres
à être employés comme jurisconsultes, et à remplir
les fonctions de la magistrature. La profession
plus dure des armes devint le partage des paysans et
des Barbares nés sur les frontières, et qui, ne connaissant
d'autre patrie que leur camp, ni d'autre
science que celle de la guerre, méprisaient ouvertement
les lois civiles, et se soumettaient à peine à la
discipline militaire. Avec des mains ensanglantées,
des mœurs sauvages et des dispositions féroces, ils
défendirent quelquefois le trône des empereurs, et
plus souvent encore ils le renversèrent.