CHAPITRE V
Les prétoriens vendent publiquement l'empire à Didius-Julianus.
Clodius-Albinus en Bretagne, Pescennius-Niger en Syrie, et
Septime-Sévère en Pannonie, se déclarent contre les meurtriers
de Pertinax. Guerres civiles et victoires de Sévère sur ses trois
rivaux. Nouvelles maximes de gouvernement.
Proportion de la force militaire avec la population d'un État.
L'influence de la puissance militaire est beaucoup
plus marquée dans une monarchie étendue que dans
une petite société. Les plus habiles politiques ont calculé
le nombre de bras que l'on peut employer au
service des armes : selon eux, un État serait bientôt
épuisé, s'il laissait ainsi dans l'oisiveté de l'état militaire
plus de la cinquième partie des sujets qui le composent;
mais, quelque uniforme que puisse être cette
proportion relative, l'influence de la puissance militaire
sur le reste du corps social sera toujours en
raison de la force positive de l'armée. Les avantages
de la discipline et d'une tactique éclairée sont perdus,
si les soldats ne forment point un seul corps, si ce
corps n'est pas animé par une seule âme. Il est surtout
essentiel de déterminer leur nombre. Ce n'est
point avec une petite troupe que l'on peut tirer parti
d'une semblable union; dans une armée trop considérable,
l'harmonie nécessaire pour les grandes entreprises
ne saurait subsister : l'extrême délicatesse des
ressorts ne contribue pas moins que leur pesanteur
excessive à détruire la puissance de la machine. Une
seule réflexion suffit pour démontrer la vérité de cette
remarque. En vain la nature, l'art et l'expérience,
donneraient à un homme une force extraordinaire,
des armes excellentes, une adresse merveilleuse;
malgré sa supériorité, il ne sera jamais en état de tenir
perpétuellement dans la soumission une centaine de
ses semblables. Le tyran d'une seule ville ou d'un
domaine borné s'apercevra bientôt que cent soldats
armés sont une bien faible défense contre dix mille
paysans ou citoyens; mais cent mille hommes de troupes
réglées et bien disciplinées, commanderont avec
un pouvoir despotique dix millions de sujets, et un
corps de dix ou quinze mille gardes imprimera la terreur
à la populace la plus nombreuse d'une capitale
immense.
Gardes prétoriennes; leur institution.
Tel était à peine le nombre de ces gardes prétoriennes
(1),
dont l'extrême licence fut une des principales
causes et le premier symptôme de la décadence
de l'empire. Leur institution remontait à l'empereur
Auguste. Ce tyran astucieux, persuadé que les lois
pouvaient colorer une autorité usurpée, mais que les
armes seules la soutiendraient, avait formé par degrés
ce corps redoutable de gardes prêts à défendre sa personne,
à en imposer au sénat, et à prévenir ou étouffer
les premiers mouvemens d'une rebellion. Il leur
accorda une double paye et des prérogatives supérieures
à celles des autres troupes. Comme leur aspect
formidable pouvait à la fois alarmer et irriter le peuple
romain, ce prince n'en laissa que trois cohortes
dans la capitale; les autres étaient dispersées
(2)
en
Italie dans les villes voisines. Mais après cinquante
ans de paix et de servitude, Tibère crut pouvoir hasarder
une mesure décisive qui rivât pour jamais les
fers de son pays. Sous le prétexte spécieux de délivrer
l'Italie de la charge des quartiers militaires, et
d'introduire parmi les gardes une discipline plus rigoureuse,
il appela le corps entier auprès de lui.
Leur camp.
Les prétoriens restèrent toujours dans le même camp
(3),
que l'on avait fortifié avec le plus grand soin
(4),
et
qui, par sa situation avantageuse, dominait sur toute
la ville
(5).
Leur force et leur confiance.
Des serviteurs si redoutables, toujours nécessaires
au despotisme, lui deviennent souvent funestes. En
introduisant les gardes du prétoire dans le palais et
dans le sénat, les empereurs leur apprirent à connaître
leurs propres forces et la faiblesse de l'administration.
Bientôt ces soldats envisagèrent avec un
mépris familier les vices de leurs maîtres, et ils n'eurent
plus pour la puissance souveraine cette vénération
profonde que la distance et le mystère peuvent
seuls inspirer dans un gouvernement arbitraire. Au
milieu des plaisirs d'une ville opulente, leur orgueil
se nourrissait du sentiment de leur irrésistible force :
il eût été impossible de leur cacher que la personne du
monarque, l'autorité du sénat, le trésor public, et le
siége de l'empire, étaient entre leurs mains. Dans la
vue de les détourner de ces idées dangereuses, les
princes les plus fermes et les mieux établis se trouvaient
forcés de mêler les caresses aux ordres et les
récompenses aux châtimens. Il fallait flatter leur vanité,
leur procurer des plaisirs, fermer les yeux sur
l'irrégularité de leur conduite, et acheter leur fidélité
chancelante par des libéralités excessives. Depuis
l'élévation de Claude, ils exigèrent ces présens
comme un droit légitime à l'avénement de chaque
nouvel empereur
(6).
Leurs droits spécieux.
On s'efforça de justifier par des argumens une puissance
soutenue par les armes; et l'on prétendait que,
suivant les premiers principes de la constitution, le
consentement des gardes était essentiellement nécessaire
à la nomination d'un empereur. L'élection des
consuls, des magistrats et des généraux, quoique
usurpée par le sénat, avait autrefois appartenu incontestablement
au peuple romain
(7).
Mais qu'était devenu
ce peuple si célèbre ? on ne pouvait certainement
pas le retrouver dans cette foule d'esclaves et d'étrangers
qui remplissaient les rues de Rome; multitude
avilie et aussi méprisable par sa misère que par la
bassesse de ses sentimens. Les défenseurs de l'État,
composés de jeunes guerriers
(8)
nés au sein de l'Italie,
et élevés dans l'exercice des armes et de la vertu,
étaient les véritables représentans du peuple, et les
seuls qui eussent le droit d'élire le chef militaire de
la république. Ces raisonnemens n'étaient que spécieux;
il fut impossible d'y répondre, lorsque les
indociles prétoriens, semblables au général gaulois,
eurent rompu tout équilibre en jetant leurs épées
dans la balance
(9).
Ils mettent l'empire à l'enchère.
Ils avaient violé la sainteté du trône par le meurtre
atroce de Pertinax; ils en avilirent ensuite la majesté
par l'indignité de leur conduite. Le camp n'avait
point de chef; ce Lætus, qui avait excité la tempête,
s'était dérobé prudemment à l'indignation publique.
Dans cette confusion, Sulpicianus, gouverneur de la
ville, que l'empereur, son beau-père, avait envoyé
au camp à la première nouvelle de la sédition, s'efforçait
de calmer la fureur de la multitude, lorsqu'il fut
tout à coup interrompu par les clameurs des assassins,
qui portaient au bout d'une lance la tête de l'infortuné
Pertinax. Quoique l'histoire nous ait accoutumés
à voir l'ambition étouffer tout principe et subjuguer
les autres passions, l'on a peine à concevoir que dans
ces momens d'horreur Sulpicianus ait désiré de monter
sur le trône fumant encore du sang d'un prince
si recommandable, et qui lui tenait de si près. Il avait
déjà fait valoir le seul argument propre à émouvoir
les gardes, et il commençait à traiter de la dignité
impériale; mais les plus prudens d'entre les prétoriens,
craignant de ne pas obtenir, dans un contrat
particulier, un prix convenable pour un effet de si
grande valeur, coururent sur les remparts, et annoncèrent
à haute voix que l'univers romain serait adjugé
dans une vente publique au dernier enchérisseur
(10).
Il est acheté par Julianus. Ann. 193, 28 mars.
Cette proclamation ignominieuse était le comble
de la licence militaire; elle répandit par toute la ville
une douleur, une honte et une indignation universelles;
enfin elle parvint jusqu'aux oreilles de Didius-Julianus,
sénateur opulent, qui, sans égard pour les
malheurs de l'État, se livrait aux plaisirs de la table
(11).
Sa femme, sa fille, ses affranchis et ses parasites, lui
persuadèrent aisément qu'il méritait le trône, et le
conjurèrent de ne pas laisser échapper une occasion si
favorable. Séduit par leurs représentations, le vaniteux
vieillard se rendit en diligence dans le camp des
prétoriens, où Sulpicianus, au milieu des gardes, était
toujours en traité avec eux. Du pied du rempart, Julianus
commença à enchérir sur lui. Cette indigne
négociation se traitait par des émissaires, qui passant
alternativement d'un côté à l'autre, instruisaient
fidèlement chaque candidat des offres de son rival.
Déjà Sulpicianus avait promis à chaque soldat un don
de cinq mille drachmes (environ cent soixante livres
sterl.), lorsque Julianus, ardent à l'emporter,
proposa tout à coup six mille deux cent cinquante
drachmes, ou une somme de deux cents livres sterl.
Aussitôt les portes du camp s'ouvrirent devant lui;
l'acquéreur fut revêtu de la pourpre, et reçut le serment
de fidélité des troupes. Les soldats conservèrent
en ce moment assez d'humanité pour stipuler qu'il
pardonnerait à Sulpicianus, et qu'il oublierait quelles
avaient été ses prétentions
(12).
Julianus est reconnu par le sénat.
Il restait aux prétoriens à remplir les conditions de
leur traité avec un souverain qu'ils se donnaient et
qu'ils méprisaient : ils le placèrent au milieu de leurs
rangs, l'environnèrent de tous côtés de leurs boucliers,
et, serrés autour de lui, le conduisirent en
ordre de bataille à travers les rues désertes de la ville.
Le sénat convoqué reçut ordre de s'assembler; ceux
d'entre les sénateurs que Pertinax avait honorés de
son amitié, ou qui se trouvaient être les ennemis personnels
de Julianus, jugèrent devoir affecter plus de
joie que les autres sur l'événement de cette heureuse
révolution
(13).
Après avoir rempli le sénat de gens
armés, Julianus prononça un discours fort étendu sur
la liberté de son élection, sur ses qualités éminentes,
et sur sa confiance dans l'affection de ses concitoyens.
Sa harangue fut universellement applaudie; toute
l'assemblée vanta son bonheur et celui de la nation,
promit au prince de lui être à jamais fidèle, et le revêtit
de tous les pouvoirs attachés à la dignité impériale
(14).
Il prend possession du palais.
Du sénat, Julianus, accompagné du même cortége
militaire, alla prendre possession du palais : les
premiers objets qui frappèrent ses regards, furent le
corps sanglant de Pertinax, et le repas frugal préparé
pour son souper. Il regarda l'un avec indifférence,
l'autre avec mépris. Il ordonna une fête magnifique,
et il s'amusa jusque bien avant dans la nuit à
jouer aux dés et à voir les danses du célèbre Pylades.
Cependant, lorsque la foule des courtisans se fut
retirée, l'on observa que ce prince, laissé en proie
à de terribles réflexions dans les ténèbres et dans la
solitude, ne put goûter les douceurs du sommeil : il
repassait probablement dans son esprit sa folle démarche,
le sort de son vertueux prédécesseur, et ne
se dissimulait pas combien était incertaine la possession
d'un sceptre que l'argent et non le mérite lui
avait mis entre les mains.
(15).
Mécontentement public.
Il avait raison de trembler : assis sur le trône du
monde, il se trouvait sans amis et même sans partisans;
les prétoriens rougissaient eux-mêmes d'un souverain
que l'avarice seule avait créé : il n'était aucun
citoyen qui n'envisageât son élévation avec horreur,
et comme la dernière insulte faite au nom romain.
Les nobles, à qui des possessions immenses et un état
brillant imposaient la plus grande circonspection, dissimulaient
leurs sentimens, et recevaient les égards
affectés de l'empereur avec une satisfaction apparente
et avec des protestations de fidélité; mais parmi le
peuple, les citoyens qui trouvaient un abri sûr dans
leur nombre et dans leur obscurité, donnaient un
libre cours à leur indignation; les rues et les places
publiques de Rome retentissaient de clameurs et d'imprécations;
la multitude furieuse insultait la personne
de Julianus, rejetait ses libéralités, et, trop faible
pour entreprendre une révolution, elle appelait à
grands cris les légions des frontières, et les invitait
à venir venger la majesté de l'empire.
Les armées de Bretagne, de Syrie et de Pannonie, se déclarent contre Julianus.
Le mécontentement public passa bientôt du centre
aux extrémités de l'État. Les armées de Bretagne, de
Syrie et d'Illyrie, déplorèrent la mort de Pertinax,
avec lequel elles avaient tant de fois combattu, et qui
les avait si souvent menées à la victoire. Elles apprirent
avec surprise, avec indignation, peut-être même
avec jalousie, cette étrange nouvelle, que l'empire
avait été publiquement mis à l'enchère par les prétoriens,
et elles refusèrent avec hauteur de ratifier cet
indigne marché. Leur révolte prompte et unanime
entraîna la perte de Julianus et troubla la tranquillité
de l'État. Clodius-Albinus, Pescennius-Niger et Septime-Sévère,
qui commandaient ces différentes armées,
furent plus empressés de succéder à Pertinax
que de venger sa mort. Les forces de ces trois rivaux
étaient égales; ils se trouvaient chacun à la tête de
trois légions et d'un corps nombreux d'auxiliaires
(16),
et, quoique d'un caractère différent, ils joignaient
tous à la valeur du soldat les talens et l'expérience
du général.
Clodius-Albinus en Bretagne.
Clodius-Albinus, gouverneur de la Grande-Bretagne,
l'emportait sur ses deux compétiteurs par la
noblesse de son extraction : il comptait parmi ses
ancêtres plusieurs des citoyens les plus illustres de
l'ancienne république
(17);
mais la branche dont il
descendait, persécutée par la fortune, avait été transplantée
dans une province éloignée. Il est difficile de
se former une idée juste de son véritable caractère.
On lui reproche d'avoir caché sous le manteau d'un
philosophe austère la plupart des vices qui dégradent
la nature humaine
(18);
mais ses accusateurs étaient
des écrivains mercenaires, adorateurs de la fortune
de Sévère, et qui foulaient aux pieds les cendres de
son rival malheureux. La vertu d'Albinus ou des
apparences de vertu lui avaient attiré l'estime et la
confiance de Marc-Aurèle; et s'il conserva la même
influence sur l'esprit du fils, on en pourrait conclure
au moins qu'il était doué d'un caractère très-flexible.
La faveur d'un tyran ne suppose pas toujours un défaut
de mérite dans celui qui en est l'objet : souvent
le hasard, le caprice, la nécessité des affaires publiques,
ont porté des princes à récompenser des talens
et des vertus qu'ils étaient bien éloignés eux-mêmes
de posséder.
Il ne paraît pas qu'Albinus ait jamais été le ministre
des cruautés de Commode, ni même le compagnon
de ses débauches. Il était revêtu d'un commandement
honorable loin de la capitale, lorsqu'il reçut une
lettre particulière de l'empereur, qui lui faisait part
des complots de quelques officiers mécontens, et qui
l'autorisait à se déclarer défenseur du trône et successeur
à l'empire, en prenant le titre et la dignité de
César
(19).
Le gouverneur de Bretagne refusa sagement
d'accepter un honneur dangereux qui l'aurait exposé
à la jalousie, et qui pouvait l'envelopper dans la
ruine prochaine de Commode. Albinus employa, pour
s'élever, des moyens plus nobles, ou au moins plus
imposans. Sur un bruit prématuré de la mort de l'empereur,
il assembla ses troupes, et, après avoir déploré
les maux inévitables du despotisme, il leur
représenta, dans un discours éloquent, le bonheur
et la gloire dont leurs ancêtres avaient joui sous le
gouvernement consulaire, et déclara qu'il était fermement
résolu de rendre au peuple et au sénat leur
autorité légitime.
Cette harangue populaire fut reçue par les légions
britanniques avec des acclamations redoublées; à
Rome, elle excita des applaudissemens secrets. Tranquille
possesseur d'une province séparée du continent
et à la tête d'une armée moins célèbre, il est vrai, par
la discipline que par le nombre et la valeur des soldats
(20),
le gouverneur de Bretagne brava les menaces
de Commode, opposa une conduite équivoque à l'autorité
de Pertinax, et leva l'étendard contre Julianus,
dès que ce prince eut usurpé la couronne. Les convulsions
de la capitale donnaient encore plus d'autorité
aux sentimens patriotiques d'Albinus, ou plutôt
à ses professions de patriotisme. La décence lui défendit
de prendre les titres pompeux d'Auguste et
d'empereur. Il voulut peut-être imiter l'exemple de
Galba, qui, dans une circonstance pareille, s'était
fait appeler le lieutenant du sénat et du peuple
(21).
Pescennius-Niger en Syrie.
Le mérite personnel de Pescennius-Niger avait
fait oublier sa naissance obscure, et l'avait élevé d'un
emploi médiocre au gouvernement de la Syrie, poste
important et très lucratif, qui, dans des temps de
guerre civile, pouvait lui frayer le chemin au trône.
Cependant il paraissait plus fait pour briller au second
rang que pour occuper le premier. Incapable
de commander en chef, il aurait été le meilleur lieutenant
de Sévère, qui eut dans la suite assez de grandeur
d'âme pour adopter plusieurs institutions utiles
d'un ennemi vaincu
(22).
Niger, dans son gouvernement, gagna l'estime des
troupes et l'amour de la province. Sa discipline rigide
affermissait la valeur et fixait l'obéissance des
soldats, tandis que les voluptueux Syriens se laissaient
charmer, moins par la douce fermeté de son
administration, que par l'affabilité de ses manières,
et le goût qu'il paraissait prendre à leurs fêtes splendides
et nombreuses
(23).
Dès que l'on apprit à Antioche le meurtre atroce
de Pertinax, toute l'Asie se tourna vers Niger pour
l'inviter à venger la mort de ce prince, et le désigna
comme son successeur au trône. Les légions de
l'Orient embrassèrent sa cause. Depuis les frontières
d'Éthiopie
(24)
jusqu'à la mer Adriatique, les provinces
riches, mais désarmées, de cette partie de l'empire,
se soumirent avec joie à son obéissance. Enfin les
rois dont les États étaient situés au-delà du Tigre et
de l'Euphrate, le félicitèrent sur son élection et lui
offrirent leurs services.
Niger, comblé tout à coup des biens de la fortune,
n'avait point l'âme assez forte pour soutenir une révolution
si subite. Il se flatta qu'il ne se présenterait
aucun rival, et que son avènement au trône ne serait
pas souillé par le sang des citoyens; mais en s'occupant
des vains honneurs du triomphe, il négligea de
s'assurer de la victoire. Au lieu d'entrer en négociation
avec les puissantes armées de l'Occident, dont
les démarches devaient décider, ou au moins balancer
le destin de l'empire; au lieu de marcher sans délai
à Rome, où il était attendu avec impatience
(25),
Niger
perdit dans les plaisirs d'Antioche des momens
précieux, dont le génie actif de Sévère profita habilement
et d'une manière décisive
(26).
Pannonie et Dalmatie.
Le pays des Pannoniens et des Dalmates, situé entre
le Danube et l'extrémité de la mer Adriatique, était
une des dernières conquêtes des Romains et celle qui
leur avait coûté le plus de sang. Deux cent mille de
ces Barbares avaient pris à la fois les armes pour la
défense de leur liberté, avaient alarmé la vieillesse
d'Auguste, et exercé l'activité de Tibère, qui combattit
contre eux à la tête de toutes les forces de l'empire
(27).
Les Pannoniens se soumirent à la fin aux
armes et aux lois de Rome. Cependant le souvenir
récent de leur indépendance, le voisinage et même
le mélange des tribus qui n'avaient point été conquises,
peut-être aussi l'influence d'un climat où l'on
prétend que la nature donne aux hommes de grands
corps et peu d'intelligence
(28),
tout contribuait à entretenir
leur férocité primitive; et sous le maintien
uniforme et soumis de sujets romains, on démêlait
encore les traits hardis des premiers habitans de ces
contrées barbares. Leur jeunesse belliqueuse fournissait
sans cesse des recrues aux légions campées sur les
bords du Danube, et qui, perpétuellement aux prises
avec les Germains et avec les Sarmates, étaient regardées,
à juste titre, comme les meilleures troupes de
l'empire.
Septime-Sévère.
Septime-Sévère commandait alors l'armée de Pannonie.
Ce général, né en Afrique, avait passé par
tous les grades militaires. Il avait parcouru lentement
la carrière des honneurs, nourrissant en secret
une ambition démesurée, qui, ferme et inébranlable
dans sa marche, ne fut jamais détournée ni par l'attrait
du plaisir, ni par la crainte des dangers, ni par
aucun sentiment d'humanité
(29).
A la première nouvelle
de la mort de Pertinax, il assembla ses troupes,
leur peignit avec les couleurs les plus vives le crime,
l'insolence et la faiblesse des prétoriens; et il excita
les légions à voler aux armes et à la vengeance. La
péroraison de son discours était surtout extrêmement
éloquente. Il promettait à chaque soldat une somme
de quatre cents livres sterl., présent considérable et
double de celui que le lâche Julianus avait offert
pour acheter l'empire
(30).
Déclaré empereur par les légions de Pannonie. Ann. 193, 13 avril.
Les troupes conférèrent
aussitôt à leur général le nom d'Auguste, de Pertinax
et d'empereur. Ce fut ainsi que Sévère parvint à ce
poste élevé, où il était appelé par le sentiment de
son propre mérite, et par une longue suite de songes
et de présages qu'avait enfantés sa politique ou sa
superstition
(31).
Il marche en Italie.
Ce nouveau prétendant à l'empire sentit les avantages
particuliers de sa situation, et il sut en profiter.
Son gouvernement, qui s'étendait jusqu'aux Alpes
juliennes, lui facilitait les moyens de pénétrer en
Italie. Auguste avait dit qu'une armée pannonienne
pouvait paraître dans dix jours à la vue de Rome
(32).
Ces paroles mémorables vinrent se présenter à l'esprit
de Sévère. Par une promptitude proportionnée
à l'importance de l'objet, il pouvait raisonnablement
espérer de venger Pertinax, de punir Julianus, et de
recevoir l'hommage du sénat et du peuple, comme
empereur légitime, avant que ses compétiteurs, séparés
de l'Italie par une immense étendue de terre et
de mer, eussent été informés de ses exploits, ou même
de son élection. Pendant sa marche, il se permit à
peine le repos ou la nourriture; toujours à pied, couvert
de ses armes et marchant à la tête de ses légions,
il s'insinuait dans l'amitié et la confiance des soldats,
redoublait leur activité, relevait leur courage, animait
leurs espérances, et consentait avec joie à partager
avec le moindre d'entre eux des fatigues dont
il avait toujours devant les yeux l'immense récompense.
Il s'avance jusqu'à Rome.
Le malheureux Julianus s'était attendu, et se
croyait préparé à disputer l'empire au gouverneur
de Syrie; mais lorsqu'il apprit la marche rapide des
légions invincibles de Pannonie, sa perte lui parut
inévitable. L'arrivée précipitée de chaque courrier
redoublait ses justes alarmes. On lui vint annoncer
successivement que Sévère avait passé les Alpes; que
les villes d'Italie, disposées en sa faveur, ou incapables
d'arrêter ses progrès, l'avaient reçu avec des
transports de joie et des protestations de fidélité; que
l'importante place de Ravenne s'était rendue sans résistance;
et enfin que la flotte de la mer Adriatique
obéissait au vainqueur. Déjà l'ennemi n'était plus
éloigné de Rome que de deux cent cinquante milles;
chaque instant resserrait le cercle étroit de la vie et
de l'empire du prince.
Détresse de Julianus
Cependant Julianus entreprit de prévenir sa perte,
ou du moins de la reculer. Il implora la foi vénale des
prétoriens, remplit la capitale de vains préparatifs
de guerre, tira des lignes autour des faubourgs de la
ville, et se fortifia dans le palais, comme s'il eût été
possible, sans espoir de secours, de défendre ces derniers
retranchemens contre un ennemi victorieux. La
honte et la crainte empêchèrent les prétoriens de l'abandonner;
mais ils tremblaient au nom des légions
pannoniennes, commandées par un général expérimenté,
et accoutumées à vaincre les Barbares sur les
glaces du Danube
(33).
Ils quittaient, en soupirant,
les bains et les spectacles pour prendre des armes
dont le poids les accablait, et qu'ils avaient perdu
l'habitude de manier. On se flattait que l'aspect terrible
des éléphans jetterait la terreur dans les armées
du Nord; mais ces animaux indociles ne reconnaissaient
plus la main de leurs conducteurs. La populace
insultait aux évolutions ridicules des soldats de marine
tirés de la flotte de Misène, tandis que les sénateurs
jouissaient secrètement de l'embarras et de la
faiblesse de l'usurpateur
(34).
Sa conduite incertaine.
Toutes les démarches de Julianus décelaient ses
alarmes et sa perplexité. Tantôt il exigeait du sénat
que Sévère fût déclaré l'ennemi de l'État, tantôt il
désirait qu'on l'associât à l'empire. Il envoyait publiquement
à son rival des sénateurs consulaires, pour
négocier avec lui comme ambassadeurs, tandis qu'il
chargeait en particulier des assassins de lui arracher
la vie. Il ordonna aux vestales et aux prêtres de sortir
en pompe solennelle, revêtus de leurs habits sacerdotaux,
portant devant eux les gages sacrés de la religion,
et de s'avancer ainsi à la rencontre des légions
pannoniennes. Il s'efforçait en même temps d'interroger
ou d'apaiser les destins par des cérémonies magiques
et par d'indignes sacrifices
(35).
Il est abandonné par les prétoriens.
Sévère, qui ne craignait ni ses armes ni ses conjurations,
n'avait à redouter que des complots secrets.
Pour éviter ce danger, il se fit accompagner, pendant
toute sa route, de six cents hommes choisis, qui,
toujours armés de leur cuirasse, ne quittaient sa personne
ni jour ni nuit. Rien ne l'arrêta dans sa marche
rapide. Après avoir passé sans obstacle les défilés des
Apennins, il reçut dans son parti les troupes et les
ambassadeurs que l'on avait envoyés pour retarder
ses progrès; et il ne resta que fort peu de temps dans
la ville d'Interamnia, aujourd'hui Teramo, située à
soixante dix milles de Rome. Déjà il était sûr de la
victoire; mais le désespoir des prétoriens pouvait la
rendre sanglante, et Sévère avait la noble ambition
de vouloir monter sur le trône sans tirer l'épée
(36).
Ses émissaires, répandus dans la capitale, assurèrent
les gardes que s'ils voulaient abandonner à la justice
du vainqueur leur indigne souverain et les meurtriers
de Pertinax, le corps entier ne serait plus jugé coupable
de ce forfait. Des soldats sans foi, dont la résistance
n'avait jamais eu pour base qu'une opiniâtreté
farouche, acceptèrent avec joie ces conditions
si faciles à remplir. Ils se saisirent de la plupart des
assassins, et déclarèrent au sénat qu'ils ne défendraient
pas plus long-temps la cause de Julianus. Cette assemblée,
convoquée par le consul, reconnut unanimement
Sévère comme le seul empereur légitime,
décerna des honneurs divins à Pertinax, et prononça
une sentence de déposition et de mort contre son infortuné
successeur.
Condamné et exécuté par ordre du sénat. Ann. 193, 2 juin.
Julianus, comme un criminel ordinaire,
eut aussitôt la tête tranchée dans une salle
des bains de son palais. Telle fut la fin d'un homme
qui avait dépensé des trésors immenses pour monter
sur un trône chancelant et orageux, qu'il occupa seulement
pendant soixante-six jours
(37).
La diligence
presque incroyable de Sévère, qui, dans un si court
espace de temps, conduisit une armée nombreuse
des rives du Danube aux bords du Tibre, prouve à
la fois l'abondance des provisions produites par l'agriculture
et par le commerce, la bonté des chemins,
la discipline des légions, et l'indolente soumission
des provinces conquises
(38).
Disgrâce des prétoriens.
Les premiers soins de Sévère furent consacrés à
deux mesures dictées, l'une par la politique, et l'autre
par la décence; d'abord de venger Pertinax, et
ensuite de rendre à ce prince les honneurs dûs à sa
mémoire. Avant d'entrer dans Rome, le nouvel empereur
commanda aux prétoriens d'attendre son arrivée
dans une grande plaine près de la ville, et de
s'y rendre sans armes, mais avec les habits de cérémonie
dont ils étaient revêtus lorsqu'ils accompagnaient
le souverain. Ces troupes hautaines, moins
touchées de repentir que frappées d'une juste terreur,
obéirent à ses ordres. Aussitôt un détachement choisi
de l'armée d'Illyrie les environna, l'épée tournée contre
eux. La résistance ou la fuite devenait impossible,
et les prétoriens attendaient leur sort en silence et
dans la consternation. L'empereur, monté sur son
tribunal, leur reprocha sévèrement leur perfidie et
leur lâcheté, les cassa avec ignominie, les dépouilla
de leurs magnifiques ornemens, et leur défendit, sous
peine de mort, de paraître à la distance de cent milles
de Rome. Pendant cette exécution, d'autres troupes
avaient reçu ordre de s'emparer de leurs armes, d'occuper
leur camp fortifié, et de prévenir les suites funestes
de leur désespoir
(39).
Funérailles et apothéose de Pertinax.
On célébra ensuite les funérailles de Pertinax avec
toute la magnificence dont était susceptible cette
triste cérémonie
(40).
Le sénat rendit, avec un plaisir
mêlé d'amertume, les derniers devoirs à cet excellent
prince, qu'il avait chéri et qu'il regrettait encore.
La sensibilité de son successeur était probablement
moins sincère: il estimait les vertus de Pertinax;
mais ses vertus lui auraient fermé le chemin du trône,
unique objet de son ambition. Sévère prononça son
oraison funèbre avec une éloquence étudiée; et, malgré
la satisfaction intérieure qu'il ressentait, il parut
pénétré d'une véritable douleur. Ces égards respectueux
pour la mémoire de Pertinax, persuadèrent à
la multitude crédule que Sévère méritait seul d'occuper
sa place. Cependant ce prince, convaincu que
les armes, et non de vaines cérémonies, devaient assurer
ses droits, quitta Rome au bout de trente jours,
et, sans se laisser éblouir par l'éclat d'une victoire
facile, il se disposa à combattre des rivaux plus formidables.
Succès de Sévère contre Niger et contre Albinus.
Sa fortune et ses talens extraordinaires ont porté
un historien élégant à le comparer au premier et au
plus grand des Césars
(41) :
le parallèle est au moins
imparfait. Où trouver dans le caractère de Sévère la
supériorité éclatante, la grandeur d'âme, la générosité,
la clémence de César, et surtout ce vaste génie
qui savait réunir et concilier l'amour du plaisir, la
soif des connaissances et le feu de l'ambition
(42) ?
Si ces deux princes ont quelques rapports entre eux,
ce n'est que dans la célérité de leurs entreprises, et
dans les victoires remportées sur leurs concitoyens.
193-197.
En moins de quatre ans
(43),
Sévère subjugua les
provinces opulentes de l'Asie et les contrées belliqueuses
de l'Occident; il vainquit deux compétiteurs
habiles et renommés, et défit des troupes nombreuses,
non moins aguerries et aussi bien disciplinées
que ses soldats. Tous les généraux romains connaissaient
alors l'art de la fortification et les principes
de la tactique : la supériorité constante de Sévère fut
celle d'un artiste qui fait usage des mêmes instrumens
avec plus d'adresse et d'industrie que ses rivaux. Je
ne donnerai point la description exacte de toutes ses
opérations militaires : comme les deux guerres civiles
soutenues contre Niger et contre Albinus diffèrent
très peu dans la conduite, dans les succès et
dans les suites, je rassemblerai sous un seul point de
vue les circonstances les plus frappantes qui tendent
à développer le caractère du vainqueur et l'état de
l'empire.
Conduite des deux guerres civiles. Artifices de Sévère.
Si la dissimulation et la fausseté ont été bannies
du commerce ordinaire de la société, elles ne semblent
pas moins indignes de la majesté du gouvernement :
cependant, tolérées en quelque sorte dans le
cours des affaires publiques, elles ne nous présentent
pas alors la même idée de bassesse. Dans le simple
particulier, elles sont la preuve d'un manque de courage
personnel; dans l'homme d'État, elles indiquent
seulement un défaut de pouvoir. Comme il est impossible
au plus grand génie de subjuguer par sa propre
force des millions de ses semblables, le monde paraît
lui accorder la permission d'employer librement,
sous le nom de politique, la ruse et la finesse. Mais les
artifices de Sévère ne peuvent être justifiés par les privilèges
les plus étendus de la raison d'État. Ce prince
ne promit que pour trahir, ne flatta que pour perdre;
et quoique, selon les circonstances, il se trouvât lié
par des traités et par des sermens, sa conscience, docile
à la voix de son intérêt, le dispensa toujours de
remplir des obligations gênantes
(44).
Envers Niger.
Si ses deux compétiteurs, réconciliés par un danger
commun, se fussent avancés contre lui sans délai,
peut-être Sévère aurait-il succombé sous leurs efforts
réunis. S'ils l'eussent attaqué en même temps, avec
des vues différentes et des armées séparées, la victoire
aurait pu devenir longue et douteuse; mais attirés
dans le piège d'une sécurité funeste par la modération
affectée d'un adroit ennemi, et déconcertés
par la rapidité de ses exploits, ils tombèrent successivement
victimes de ses armes et de ses artifices.
Sévère marcha d'abord contre Niger, celui dont il
redoutait le plus la réputation et la puissance; mais,
évitant toute déclaration de guerre, il supprima le
nom de son antagoniste, et déclara seulement au sénat
et au peuple qu'il se proposait de rétablir l'ordre
dans les provinces de l'Orient. En particulier, il parlait
de Niger, son ancien ami, avec le plus grand intérêt;
il l'appelait même son successeur au trône
(45),
et applaudissait hautement au dessein généreux qu'il
avait formé de venger la mort de Pertinax. Il était
du devoir de tout général romain de punir un vil
usurpateur : ce qui pourrait le rendre criminel
(46),
serait de continuer à porter les armes, et de se révolter
contre un empereur légitime, reconnu solennellement
par le sénat. On retenait à Rome les enfans
de tous les commandans de provinces, comme des
gages de la fidélité de leurs parens
(47);
parmi eux
s'étaient trouvés ceux de Niger. Maître de la capitale,
Sévère fit élever avec le plus grand soin les
fils du gouverneur de Syrie, et il leur fit donner la
même éducation qu'à ses propres enfans, tant que la
puissance de Niger inspira de la terreur ou même du
respect; mais ces infortunés furent bientôt enveloppés
dans la ruine de leur père, et soustraits à la compassion
publique par l'exil, ensuite par la mort
(48).
Envers Albinus.
Tandis que Sévère portait la guerre en Orient,
il avait raison de craindre que le gouverneur de Bretagne,
après avoir passé la mer et franchi les Alpes,
ne vînt occuper le trône vacant, et ne lui opposât
l'autorité du sénat soutenue des forces redoutables
de l'Occident. La conduite équivoque d'Albinus, qui
n'avait point voulu prendre le titre d'empereur, ouvrait
un champ libre à la négociation. Oubliant à la
fois et ses protestations de patriotisme et la jalousie
du pouvoir suprême, qu'il avait voulu obtenir, ce
général accepta le rang précaire de César, comme
une récompense de la neutralité fatale qu'il promettait
d'observer. Sévère, jusqu'à ce qu'il se fût défait
de son premier compétiteur, traita toujours avec les
plus grandes marques d'estime et d'égard un homme
dont il avait juré la perte; et même dans la lettre
où il lui apprend la défaite de Niger, il l'appelle son
frère et son collègue; il le salue au nom de sa femme
Julie et de ses enfans, et il le conjure de maintenir
les armées de la république dans la fidélité nécessaire
à leurs intérêts communs. Les messagers chargés de
remettre cette lettre avaient ordre d'aborder le César
avec respect, de lui demander une audience particulière,
et de lui plonger le poignard dans le sein
(49).
Le complot fut découvert. Enfin le trop crédule Albinus
passa sur le continent, résolu de combattre un
rival supérieur qui fondait sur lui à la tête d'une
armée invincible, et composée des plus braves vétérans.
Événement des guerres civiles.
Les combats que Sévère eut à livrer ne semblent
pas répondre à l'importance de ses conquêtes. Deux
actions, l'une près de l'Hellespont, l'autre dans les
défilés étroits de la Cilicie
(50),
décidèrent du sort de
Niger; et les troupes européennes conservèrent leur
ascendant ordinaire sur les soldats efféminés de l'Asie
(51).
La bataille de Lyon, où l'on vit combattre cent
cinquante mille Romains
(52),
fut également fatale à
Clodius-Albinus. D'un côté le courage de l'armée britannique,
de l'autre la discipline des légions de la
Pannonie, tinrent long-temps la victoire incertaine,
et firent plus d'une fois pencher la balance. Sévère
même était sur le point de perdre à la fois sa réputation
et sa vie, lorsque ce prince belliqueux rallia ses
troupes, ranima leur valeur
(53),
et vainquit enfin son
rival
(54).
La guerre fut terminée par cette journée mémorable.
Décidées par deux ou trois batailles.
Les discordes civiles qui ont déchiré l'Europe moderne
ont été caractérisées non-seulement par une
ardente animosité, mais encore par une constance
opiniâtre. Ces guerres sanglantes ont été généralement
justifiées par quelque principe, ou du moins
colorées par quelque prétexte de religion, de liberté
ou de devoir. Les chefs étaient des nobles indépendans,
à qui la naissance et les biens donnaient une
grande influence. Les soldats combattaient en hommes
intéressés à la décision de la querelle. Comme l'esprit
militaire et le zèle de parti enflammaient au même
degré tous les membres de la société, un chef vaincu
se trouvait immédiatement après sa défaite entouré
de nouveaux partisans prêts à répandre leur sang pour
la même cause; mais les Romains, après la chute de
la république, ne combattaient que pour le choix de
leur maître. Quand les vœux du peuple appelaient
un candidat à l'empire, de tous ceux qui s'enrôlaient
sous ses étendards, quelques-uns le servaient par affection,
d'autres par crainte, le plus grand nombre
par intérêt, aucun par principe. Les légions, dénuées
de tout attachement de parti, se jetaient indifféremment
dans les guerres civiles, d'un côté ou de l'autre,
déterminées par des présens magnifiques et des promesses
encore plus libérales; un échec qui ôtait au
général les moyens de remplir ses engagemens, les
relevait en même temps de leur serment de fidélité.
Ces mercenaires, empressés d'abandonner une cause
malheureuse, ne trouvaient de sûreté que dans une
prompte désertion. Au milieu de tous ces troubles,
il importait peu aux provinces au nom de qui elles
fussent gouvernées ou opprimées. Entraînées par l'impulsion
d'une puissance directe, dès que ce mouvement
venait se briser contre une force supérieure,
elles se hâtaient de recourir à la clémence du vainqueur,
qui, pour acquitter des dettes exorbitantes,
sacrifiait les provinces les plus coupables à l'avarice
des soldats. Dans l'immense étendue de l'empire, les
villes, sans défense pour la plupart, n'offraient point
d'asile aux débris d'une armée en déroute. Enfin, il
n'existait aucun homme, aucune famille, aucun ordre
de citoyens, dont le crédit particulier eut été capable
de rétablir la fortune d'un parti expirant sans être soutenu
de l'influence puissante du gouvernement
(55).
Siège de Byzance.
Il ne faut cependant pas oublier une ville dont les
habitans méritent, par leur attachement à l'infortuné
Niger, une exception honorable. Comme Byzance servait
de principale communication entre l'Europe et
l'Asie, on avait eu soin de pourvoir à sa défense par
une forte garnison et par une flotte de cinq cents voiles,
qui mouillait dans son port
(56) :
l'impétuosité de Sévère
déjoua ce plan de défense si prudemment combiné.
Ce prince laisse ses généraux autour des murailles
de la place, force le passage moins gardé de
l'Hellespont, et, impatient de voler à des conquêtes
plus faciles, il marche au devant de son rival. Byzance,
attaquée par une armée nombreuse et toujours croissante,
et enfin par toutes les forces navales de l'empire,
soutint un siège de trois ans, et demeura fidèle
au nom et à la mémoire de Niger. Les soldats et les
citoyens, animés d'une ardeur dont nous ignorons la
cause, se battaient en furieux : plusieurs même des
principaux officiers de Niger, qui désespéraient d'obtenir
leur pardon ou qui dédaignaient de le demander,
s'étaient jetés dans ce dernier asile. Les fortifications
passaient pour imprenables : un célèbre ingénieur,
renfermé dans la place, avait employé, pour la défendre,
toutes les ressources de la mécanique connue
aux anciens
(57).
Enfin Byzance, pressée par la famine,
ouvrit ses portes : la garnison et les magistrats furent
passés au fil de l'épée, les murailles démolies, les
privilèges supprimés; et cette ville, qui devait être un
jour la capitale de l'Orient, ne fut plus qu'une simple
bourgade ouverte de tous côtés, et soumise à la juridiction
insultante de Périnthe
(58).
L'historien Dion,
qui avait admiré l'état florissant de Byzance, déplora
sa ruine : il reproche à Sévère d'avoir, dans son ressentiment,
privé le peuple romain du plus fort boulevard
que la nature eût élevé contre les Barbares du
Pont et de l'Asie
(59).
Cette observation ne fut que trop
vérifiée dans le siècle suivant, lorsque les flottes des
Goths couvrirent le Pont-Euxin, et pénétrèrent sans
obstacle, par le canal du Bosphore, jusque dans le
centre de la Méditerranée.
Mort de Niger et d'Albinus. Suites cruelles des guerres civiles.
Albinus et Niger éprouvèrent le même sort : vaincus
tous les deux, ils furent pris dans leur fuite et condamnés
à perdre la vie. Leur mort n'excita ni surprise
ni compassion : ils avaient risqué leurs personnes contre
le hasard d'un empire; ils subirent le sort qu'ils
auraient fait subir à leur rival; et Sévère ne prétendait
point à cette supériorité arrogante qui permet à
un rival de vivre dans une condition privée. Son caractère
inexorable le portait à la vengeance : mais l'avarice
le rendit encore plus cruel, même lorsqu'il n'eut
plus rien à redouter. Les plus riches habitans des
provinces, qui, sans aucune aversion pour l'heureux
candidat, avaient obéi au gouverneur que la fortune
leur avait donné, furent punis par la mort, par l'exil
et par la confiscation de leurs biens. Sévère, après
avoir dépouillé la plupart des villes de l'Asie de leurs
anciennes dignités, en exigea quatre fois les sommes
qu'elles avaient payées pour le service de son compétiteur
(60).
Animosité de Sévère contre le sénat.
Tant que ce prince eût des ennemis à combattre,
sa cruauté fut, en quelque sorte, retenue par l'incertitude
de l'événement et par sa vénération affectée
pour les sénateurs. La tête sanglante d'Albinus, la
lettre menaçante dont elle était accompagnée, annoncèrent
aux Romains que Sévère avait pris la résolution
de n'épargner aucun des partisans de son
infortuné rival. Persuadé qu'il n'avait jamais eu l'affection
du sénat, il avait juré à ce corps une haine
éternelle; et il faisait éclater tous les jours son ressentiment,
en prétextant la découverte récente de quelque
conspiration secrète. Il est vrai qu'il pardonna
sincèrement à trente-cinq sénateurs accusés d'avoir
favorisé le parti d'Albinus; il s'efforça même par la
suite de les convaincre qu'il avait non seulement pardonné
mais oublié leur offense présumée; mais dans
le même temps il en fit périr quarante-un autres
(61),
dont l'histoire nous a conservé les noms. Leurs femmes,
leurs enfans, leurs cliens, subirent le même
supplice, et les plus nobles habitans de la Gaule et
de l'Espagne furent pareillement condamnés à mort.
Une justice aussi rigide, comme il plaisait à Sévère
de l'appeler, était dans son opinion le seul moyen
d'assurer la paix du peuple et la tranquillité du
prince; et il daignait déplorer la condition d'un souverain,
qui, pour être humain, devait nécessairement,
selon lui, commencer par être cruel
(62).
Sagesse et justice de son gouvernement.
En général, les véritables intérêts d'un monarque
absolu sont d'accord avec ceux de son peuple. Sa
grandeur réelle consiste uniquement dans le nombre,
l'ordre, les richesses et la sûreté de ses sujets; et si
son cœur est sourd à la voix de la vertu, la prudence
peut au moins le guider, et lui dicter la même règle
de conduite. Sévère regardait l'empire de Rome comme
son bien propre : il n'en fut pas plus tôt possesseur
paisible, qu'il n'oublia rien pour cultiver et pour
améliorer une si précieuse acquisition. Des lois salutaires,
exécutées avec une fermeté inflexible, corrigèrent
bientôt la plupart des abus qui, depuis la mort
de Marc-Aurèle, s'étaient introduits dans toutes les
parties du gouvernement. Lorsque l'empereur rendait
la justice, l'attention, le discernement et l'impartialité,
caractérisaient ses décisions. S'il s'écartait
quelquefois des principes d'une exacte équité, il faisait
toujours pencher la balance en faveur du pauvre
et des opprimés, moins guidé, il est vrai, par quelque
sentiment d'humanité que par le penchant naturel
qu'ont les princes despotes à humilier l'orgueil
des grands, et à rabaisser tous leurs sujets au niveau
commun d'une dépendance absolue. Ses dépenses
considérables en bâtimens et en spectacles magnifiques,
et ses distributions constantes de blé et de provisions
de toute espèce, étaient les moyens les plus
sûrs de captiver l'affection du peuple romain
(63).
Paix et prospérité universelle.
On avait oublié les malheurs des guerres civiles, et les
provinces goûtaient encore une fois les avantages de
la paix et de la prospérité. Plusieurs villes rétablies
par la magnificence de Sévère, prirent le titre de colonies,
et attestèrent, par des monumens publics,
leur reconnaissance et leur félicité
(64).
Ce prince habile,
toujours suivi par la fortune, fit revivre la réputation
des armes romaines
(65),
et il se glorifiait, à
juste titre, de ce qu'ayant trouvé l'empire accablé de
guerres civiles et étrangères, il le laissait dans le calme
d'une paix profonde, honorable et universelle
(66).
La discipline militaire relâchée.
Quoique les plaies faites à l'État par les discordes
intestines parussent entièrement guéries, un poison
mortel attaquait les sources de la constitution. Sévère
possédait un caractère ferme et des talens supérieurs;
mais le génie audacieux du premier des Césars, ou la
politique profonde d'Auguste, aurait à peine été capable
de courber l'insolence des légions victorieuses.
La reconnaissance, une nécessité apparente et une
politique mal entendue, engagèrent Sévère à relâcher
les ressorts de la discipline militaire
(67).
Il flatta
la vanité des soldats, et parut s'occuper de leurs plaisirs,
en leur permettant de porter des anneaux d'or,
et de vivre dans les camps avec leurs femmes. Leur
paye n'avait jamais été aussi forte; ils recevaient de
plus des largesses extraordinaires à chaque fête publique,
ou toutes les fois que l'État était menacé de
quelque danger. Insensiblement ils s'accoutumèrent
à exiger ces gratifications. Enflés par la prospérité,
énervés par le luxe, et élevés par des prérogatives
dangereuses au-dessus des sujets de l'empire
(68),
ils
furent bientôt incapables de supporter les fatigues
militaires; et, sans cesse disposés à secouer le joug
d'une juste subordination, ils devinrent le fléau de
leur patrie. De leur côté, les officiers ne soutenaient
la supériorité de leur rang que par un extérieur plus
pompeux et par une profusion plus éclatante. Il
existe encore une lettre de Sévère, dans laquelle ce
prince se plaint amèrement de la licence de ses armées
(69),
et exhorte un de ses généraux à commencer
par les tribuns eux-mêmes une réforme indispensable.
En effet, comme il l'observe très-bien, un officier qui
perd l'estime de ses soldats ne peut en exiger l'obéissance
(70).
Si l'empereur eût suivi cette réflexion dans
toute son étendue, il aurait facilement découvert que
la corruption générale prenait sa source, sinon dans
l'exemple du premier chef, au moins dans sa funeste
indulgence.
Nouveaux prétoriens.
Les prétoriens, qui avaient massacré leur maître et
vendu publiquement l'empire, avaient reçu le châtiment
que méritait leur trahison; mais l'institution
nécessaire, quoique dangereuse, des gardes, fût rétablie
sur un nouveau plan, et leur nombre devint
quadruple de ce qu'il était auparavant
(71).
Ces troupes
n'avaient d'abord été composées que des habitans
de l'Italie; lorsque les mœurs amollies de la capitale
s'introduisirent par degrés dans les contrées
voisines, la Macédoine, la Norique et l'Espagne, furent
aussi comprises dans les levées. C'était de ces
différentes provinces que l'on tirait une troupe brillante,
dont l'élégance convenait mieux à la pompe
des cours qu'aux opérations pénibles d'une campagne.
Sévère entreprit de la rendre utile; il ordonna
que désormais les gardes seraient formées de l'élite
des légions répandues sur les frontières. On choisissait
dans leur sein les soldats les plus distingués par
leur force, par leur valeur et par leur fidélité. Ce
nouveau service devenait pour eux un honneur et
une récompense
(72).
La jeunesse italienne perdit ainsi
l'usage des armes, et une multitude de Barbares vint
étonner de sa présence et de ses mœurs la capitale
tremblante; mais l'empereur voulait que les légions
regardassent ces prétoriens d'élite comme les représentans
de tout l'ordre militaire; il se flattait en même
temps qu'un secours toujours présent de cinquante
mille hommes, plus habiles à la guerre et mieux payés
que les autres soldats, ferait évanouir tout espoir de
rebellion, et assurerait l'empire à sa postérité.
Préfet du prétoire.
Le commandement de ces guerriers redoutables
et si chéris du souverain, devint bientôt le premier
poste de l'État. Comme le gouvernement avait dégénéré
en un despotisme militaire, le préfet du prétoire,
qui, dans son origine, avait été simple capitaine
des gardes, fut placé à la tête, non-seulement
de l'armée, mais encore de la finance et même de la
législation
(73).
Il représentait la personne de l'empereur,
et exerçait son autorité dans toutes les parties
de l'administration. Plautien, ministre favori de Sévère,
fut revêtu le premier de cette place importante,
et abusa pendant plus de dix ans de la puissance
qu'elle lui donnait. Enfin, le mariage de sa fille avec
le fils aîné de l'empereur, qui semblait devoir assurer
sa fortune, devint la cause de sa perte
(74).
Les
intrigues du palais, qui excitaient tour à tour son ambition
et ses craintes, menacèrent de produire une
révolution. Sévère, qui chérissait toujours son ministre
(75),
se vit forcé, quoiqu'à regret, de consentir à
sa mort
(76).
Après la chute de Plautien, l'emploi dangereux
de préfet du prétoire fut donné au savant Papinien,
jurisconsulte célèbre.
Le sénat opprimé par le despotisme militaire.
Depuis la mort d'Auguste, ce qui avait distingué
les plus vertueux et les plus prudens de ses successeurs,
c'était leur attachement ou du moins leur
respect apparent pour le sénat, et leurs égards attentifs
pour le tissu toujours délicat de la nouvelle
constitution. Mais Sévère, élevé dans les camps, avait
été accoutumé dans sa jeunesse à une obéissance
aveugle; et lorsqu'il fut plus avancé en âge, il ne
connut d'autorité que le despotisme du commandement
militaire. Son esprit hautain et inflexible ne
pouvait découvrir ou ne voulait pas apercevoir l'avantage
de conserver, entre l'empereur et l'armée,
une puissance intermédiaire, quoique fondée uniquement
sur l'imagination. Il dédaignait de s'avouer
le ministre d'une assemblée qui le détestait et qui
tremblait à son moindre signe de mécontentement;
il donnait des ordres, tandis qu'une simple requête
aurait eu la même force. Sa conduite était celle d'un
souverain et d'un conquérant; il affectait même d'en
prendre le langage; enfin, ce prince exerçait ouvertement
toute l'autorité législative aussi bien que le
pouvoir exécutif.
Nouvelles maximes de la prérogative impériale.
Il était aisé de triompher du sénat; une pareille
victoire n'avait rien de glorieux. Tous les regards
étaient fixés sur le premier magistrat, qui disposait
des armes et des trésors de l'État : tous les intérêts se
rapportaient à ce chef suprême. Le sénat, dont l'élection
ne dépendait point du peuple, et qui n'avait
aucunes troupes pour sa défense, ne s'occupait plus
du bien public. Son autorité chancelante portait sur
une base faible et prête à s'écrouler : le souvenir de
son ancienne sagesse, cette belle théorie du gouvernement
républicain, disparaissait insensiblement et
faisait place à ces passions plus naturelles, à ces mobiles
plus réels et plus solides que met en jeu le pouvoir
monarchique. Depuis que le droit de bourgeoisie
et les honneurs attachés au nom de citoyen avaient
passé aux habitans des provinces, qui n'avaient jamais
connu ou qui ne se rappelaient qu'avec horreur
l'administration tyrannique de leurs conquérans,
le souvenir des maximes républicaines s'était insensiblement
effacé. C'est avec une maligne satisfaction
que les historiens grecs du siècle des Antonins observent
qu'en s'abstenant, par respect pour des préjugés
presque oubliés, de prendre le titre de roi, le souverain
de Rome possédait, dans toute son étendue, la
prérogative royale
(77).
Sous le règne de Sévère, le
sénat fut rempli d'Orientaux qui venaient étaler dans
la capitale le luxe et la politesse de leur patrie. Ces
esclaves éloquens et doués d'une imagination brillante
cachèrent la flatterie sous le voile d'un sophisme
ingénieux, et réduisirent la servitude en principe.
La cour les applaudissait avec transport, et le peuple
les écoutait avec tranquillité, lorsque, pour défendre
la cause du despotisme, ils démontraient la nécessité
d'une obéissance passive, ou qu'ils déploraient les
malheurs inévitables qu'entraîne la liberté. Les jurisconsultes
et les historiens enseignaient également que
la puissance impériale n'était point une simple délégation,
mais que le sénat avait irrévocablement cédé
tous ses droits au souverain. Ils répétaient que l'empereur
ne devait point être surbordonné aux lois ; que
sa volonté arbitraire s'étendait sur la vie et sur la fortune
des citoyens, et qu'il pouvait disposer de l'État
comme de son patrimoine
(78).
Les plus habiles de ces
jurisconsultes, et principalement Papinien, Paulus et
Ulpien, fleurirent sous les princes de la maison de
Sévère. Ce fut à cette époque que la jurisprudence
romaine, liée intimement au système de la monarchie,
parut avoir atteint le dernier degré de perfection
et de maturité.
Les contemporains de Sévère, qui jouissaient de la
gloire et du bonheur de son règne, lui pardonnèrent
les cruautés qui lui avaient frayé le chemin au trône.
Leur postérité, qui éprouva les suites funestes de ses
maximes et de son exemple, le regarda, à juste titre,
comme le principal auteur de la décadence des Romains.