CHAPITRE IV

Cruautés, folies, et meurtre de Commode. Élection de Pertinax. Ce prince entreprend de réformer le sénat : il est assassiné par les gardes prétoriennes.


Indulgence de Marc-Aurèle.
Marc-Aurèle, élevé dans l'école du Portique, n'y avait pas puisé toute la rudesse des stoïciens : la douceur naturelle qui rendait ce prince si cher à ses peuples, était peut-être le seul défaut de son caractère; la droiture de son jugement était souvent égarée par la confiante bonté de son cœur. Il était sans cesse entouré de ces hommes dangereux, qui savent déguiser leurs passions et étudier celles des souverains, et qui, paraissant devant lui revêtus du manteau de la philosophie, obtenaient des honneurs et des richesses en affectant de les mépriser (1). Son indulgence excessive pour son frère (2), sa femme et son fils, passa les bornes de la vertu domestique, et devint un véritable tort public par la contagion de leur exemple et les funestes conséquences de leurs vices.

Pour sa femme Faustine.
Faustine, fille d'Antonin et femme de Marc-Aurèle, ne s'est pas rendue moins célèbre par sa beauté que par ses galanteries. La grave simplicité du philosophe était un mérite peu propre à charmer une femme légère et frivole, et peu capable de satisfaire ce besoin désordonné de changement qui l'entraînait sans cesse, et qui souvent lui faisait apercevoir un mérite personnel dans le dernier de ses sujets (3). L'amour chez les anciens était en général une divinité fort sensuelle; et une souveraine obligée par son rang aux avances les plus claires, put difficilement conserver dans ses intrigues une grande délicatesse de sentiment. Dans tous les siècles, les préjugés ont toujours attaché l'honneur des maris à la conduite de leurs femmes; mais Marc-Aurèle paraissait insensible aux désordres de Faustine. Peut-être était-il le seul dans l'empire qui les ignorât. Il éleva plusieurs de ses amans à des emplois considérables (4); et, pendant trente ans que dura leur union, il ne cessa de lui donner des preuves de la confiance la plus intime; enfin, il eût pour elle une vénération et une tendresse qu'il conserva jusqu'au tombeau. Marc-Aurèle remercie les dieux, dans ses Méditations, de lui avoir accordé une femme si fidèle, si douce, et d'une simplicité de mœurs si admirable (5). Le sénat complaisant la déclara déesse à sa sollicitation; elle était représentée dans ses temples avec les attributs de Junon, de Vénus et de Cérès. Les jeunes gens de l'un et de l'autre sexe avaient ordre de s'y rendre le jour de leur mariage, et d'offrir leurs vœux aux autels de cette chaste divinité (6).

Pour son fils Commode.
Les vices monstrueux du fils ont affaibli, aux yeux de la postérité, l'éclat des vertus du père : on a reproché à Marc-Aurèle d'avoir sacrifié le bonheur de plusieurs millions d'hommes à une tendresse excessive pour un enfant indigne, et d'avoir choisi un successeur dans sa famille plutôt que dans la république. Cependant la sollicitude de ce tendre père, et les hommes célèbres par leur mérite et par leurs vertus, qu'il appela à partager ses soins, ne négligèrent rien pour étendre l'esprit étroit du jeune Commode, étouffer ses vices naissans, et le rendre digne du trône qu'il devait un jour occuper. En général, le pouvoir de l'éducation est peu de chose, excepté dans ces cas heureux où il est presque inutile. Les insinuations d'un favori débauché faisaient oublier en un moment au jeune César les leçons peu séduisantes d'un philosophe. Marc-Aurèle perdit lui-même le fruit de tous ses soins, en partageant la dignité impériale avec son fils, âgé de treize ou quatorze ans. Ce père trop indulgent mourut quatre ans après; mais il vécut assez pour se repentir d'une démarche inconsidérée, qui affranchissait un jeune prince si impétueux du joug de la raison et de l'autorité.

Avénement de l'empereur Commode.
Les lois nécessaires, mais inégales, de la propriété ont été établies pour mettre des bornes à la cupidité du genre humain; mais en donnant à quelques personnes ce que le grand nombre recherche avec le plus d'ardeur, elles sont devenues la source de la plupart des crimes qui troublent l'intérieur de la société. La soif du pouvoir est, de toutes nos passions, la plus impérieuse et la plus insociable, puisqu'elle amène l'orgueil d'un seul à exiger la soumission de tous. Dans le tumulte des discordes civiles, les lois de la société perdent toute leur force, et rarement celles de l'humanité en prennent la place : l'animosité des partis, l'orgueil de la victoire, le désespoir du succès, le souvenir des injures reçues, et la crainte de nouveaux dangers, enflamment l'esprit, et contribuent à étouffer le cri de la pitié : de là ces scènes cruelles qui ensanglantent les pages de l'histoire. Ce n'est pas à des motifs de ce genre qu'on peut attribuer les cruautés gratuites de Commode, qui, jouissant de tout, n'avait rien à désirer.

Ann. 180.
Le fil chéri de Marc-Aurèle succéda à son père au milieu des acclamations du sénat et de l'armée (7); et cet heureux prince, lorsqu'il monta sur le trône, n'avait autour de lui ni rival à combattre, ni ennemis à punir : dans cette haute et tranquille situation, il devait naturellement préférer l'amour de ses sujets à leur haine, et la douce gloire des cinq empereurs qui l'avaient précédé, au sort ignominieux de Néron et de Domitien.

Caractère de ce prince.
Cependant Commode n'était pas, comme on nous l'a représenté (8), un tigre né avec la soif insatiable du sang humain, et capable, dès ses premières années, de se porter aux excès les plus cruels (9); la nature l'avait formé plutôt faible que méchant : sa simplicité et sa timidité le rendirent l'esclave de ses courtisans, qui le corrompirent par degrés. Sa cruauté fut d'abord l'effet d'une impulsion étrangère; elle dégénéra bientôt en habitude, et devint enfin la passion dominante de son âme (10).

Il retourne à Rome.
Commode, à la mort de son père, se trouva chargé du commandement pénible d'une grande armée contre les Quades et les Marcomans (11), et de la conduite d'une guerre difficile (12). Une foule de jeunes débauchés, vils flatteurs que Marc-Aurèle avait bannis de sa cour, regagnèrent bientôt auprès du jeune empereur leur rang et leur influence. Ils exagérèrent les fatigues et les dangers d'une campagne dans des contrées sauvages, situées au delà du Danube, et assurèrent ce prince indolent, que la terreur de son nom et les armes de ses lieutenans suffiraient pour réduire des Barbares effrayés, ou pour leur imposer des conditions plus avantageuses qu'une conquête. Ils flattaient adroitement ses goûts et sa sensualité : on les entendait sans cesse comparer la tranquillité, la magnificence et les agrémens de Rome, au tumulte d'un camp de Pannonie, où l'on ne connaissait ni le luxe ni les plaisirs (13). Commode prêta l'oreille à des avis si agréables : tandis qu'il était partagé entre sa propre inclination et le respect qu'il conservait pour les vieux conseillers de son père, insensiblement l'été s'écoula; il ne fit son entrée dans Rome que l'automne suivant. Ses grâces naturelles (14), son air populaire, et les vertus qu'on lui supposait, lui attirèrent la bienveillance publique. La paix honorable qu'il venait d'accorder aux Barbares inspirait une joie universelle (15) : on attribuait à l'amour de la patrie l'impatience qu'il avait montrée de revoir Rome, et à peine condamnait-on dans un jeune prince de dix-neuf ans les amusemens dissolus auxquels il se livrait. Marc-Aurèle avait laissé auprès de son fils des conseillers dont la sagesse et l'intégrité inspiraient à Commode une estime mêlée d'éloignement. Pendant les trois premières années de son règne, ils conservèrent les formes, l'esprit même de l'ancienne administration. Entouré des compagnons de ses débauches, le jeune empereur se livrait aux plaisirs avec toute la liberté que donne la puissance souveraine; mais ses mains n'étaient point encore teintes de sang; il avait même déployé une générosité de sentimens qui pouvait, en se développant, devenir une vertu solide (16) : un incident fatal détermina ce caractère incertain.

Il est blessé par un assassin. Ann. 180.
L'empereur, retournant un soir à son palais, comme il passait sous un des portiques étroits et obscurs de l'amphithéâtre (17), un assassin fondit sur lui l'épée à la main, en criant à haute voix : « Voici ce que t'envoie le sénat. » La menace fit manquer le coup; l'assassin fut pris et aussitôt il révéla ses complices. Cette conspiration avait été tramée dans l'enceinte du palais. Lucilla, sœur de Commode, et veuve de Lucius-Verus, s'indignait de n'occuper que le second rang. Jalouse de l'impératrice régnante, elle avait armé le meurtrier contre la vie de son frère. Claudius-Pompeianus, son second mari, sénateur distingué par ses talens et par une fidélité inviolable, ignorait ses noirs complots : cette femme ambitieuse n'aurait pas osé les lui découvrir, mais, dans la foule de ses amans (car elle imitait en tout la conduite de Faustine), elle avait trouvé des hommes perdus, déterminés à tout entreprendre, et prêts à servir les mouvemens que lui inspiraient tour à tour la fureur et l'amour. Les conspirateurs éprouvèrent les rigueurs de la justice; Lucilla fut d'abord punie par l'exil et ensuite par la mort (18).

Haine de Commode pour le sénat.
Les paroles de l'assassin laissèrent dans l'âme de Commode des traces profondes.

Cruautés de ce prince.
Ce prince, sans cesse alarmé, conçut une haine implacable contre le corps entier du sénat (19); ceux qu'il avait d'abord redoutés comme des ministres importuns, lui parurent tout à coup des ennemis secrets. Les délateurs avaient été découragés sous les règnes précédens, on les croyait presque anéantis; ils parurent de nouveau dès qu'ils s'aperçurent que l'empereur cherchait partout des crimes et des complots. Cette assemblée, que Marc-Aurèle regardait comme le grand conseil de la nation, était composé des plus vertueux Romains, et bientôt le mérite devint un crime. Le zèle des délateurs, excité par l'attrait puissant des richesses, cherchait partout de nouvelles victimes : une vertu rigide passait pour une censure tacite de la conduite irrégulière du prince, et des services importans décelaient une supériorité dangereuse; enfin l'amitié du père suffisait pour encourir toute la haine du fils. Le soupçon tenait lieu de preuve, et il suffisait d'être accusé pour être aussitôt condamné. La mort d'un sénateur entraînait la perte de tous ceux qui auraient pu la pleurer ou la venger; et lorsqu'une fois Commode eut goûté du sang humain, son cœur devint inaccessible aux remords ou à la pitié.

Les frères Quintiliens.
Parmi les victimes innocentes qui tombèrent sous les coups de la tyrannie, il n'y en eut pas de plus regrettées que Maximus et Condianus, de la famille Quintilienne. Leur amour fraternel a sauvé leur nom de l'oubli, et l'a rendu cher à la postérité. Leurs études, leurs occupations, leurs emplois, leurs plaisirs, étaient les mêmes : jouissant tous deux d'une fortune considérable, ils ne conçurent jamais l'idée de séparer leurs intérêts. Il existe encore des fragmens d'un ouvrage qu'ils ont composé ensemble (20); enfin, dans toutes les actions de leur vie, leurs corps paraissaient n'être animés que par une seule âme. Les Antonins, qui chérissaient leurs vertus et se plaisaient à voir leur union, les élevèrent dans la même année à la dignité de consul. Marc-Aurèle leur donna dans la suite le gouvernement de la Grèce, et leur confia le commandement d'une armée, à la tête de laquelle ils remportèrent une victoire signalée sur les Germains. La cruauté propice de Commode les unit enfin dans une même mort (21).

Perennis, ministre.
Après avoir porté la désolation dans le sein des premières familles de la république, le tyran tourna toute sa rage contre le principal instrument de ses fureurs. Tandis que, renfermé dans son palais, Commode se plongeait dans le sang et dans la débauche, l'administration de l'empire était entre les mains de Perennis, ministre vil et ambitieux qui avait assassiné son prédécesseur pour en occuper la place, mais qui possédait de grands talens et beaucoup de fermeté. Il avait amassé une fortune immense par ses exactions, et en s'emparant des biens des nobles sacrifiés à son avarice. Les cohortes prétoriennes lui obéissaient comme à leur chef. Son fils, déjà connu dans la carrière des armes, commandait les légions d'Illyrie. Perennis aspirait au trône ; ou, ce qui paraissait également criminel aux yeux de Commode, il pouvait y aspirer, s'il n'eut été prévenu, surpris et mis à mort. La chute d'un ministre est un événement de peu d'importance dans l'histoire générale de l'empire; mais la ruine de Perennis fut accélérée par une circonstance extraordinaire, qui fit voir combien la discipline était déjà relâchée.

Ann. 186.
Les légions de Bretagne, mécontentes du gouvernement de ce ministre, formèrent une ambassade de quinze cents hommes choisis, et les envoyèrent à Rome, avec ordre d'exposer leurs plaintes à l'empereur. Ces députés militaires, en fomentant les divisions des prétoriens, en exagérant la force des troupes britanniques, et en alarmant le timide Commode, exigèrent et obtinrent, par la fermeté de leur conduite, la mort de Perennis (22). L'audace d'une armée si éloignée de la capitale, et la découverte fatale qu'elle fit de la faiblesse du gouvernement, présageaient les plus terribles convulsions.

Révolte de Maternus.
Un nouveau désordre, dont on avait négligé d'arrêter les faibles commencemens, trahit bientôt la négligence de l'administration. Les désertions devenaient fréquentes parmi les troupes : après avoir abandonné leurs drapeaux, les soldats, au lieu de se cacher et de fuir, infestèrent les grands chemins. Maternus, simple soldat, mais d'une hardiesse et d'une valeur extraordinaires, rassembla ces bandes de voleurs, et en composa une petite armée. Il ouvrit en même temps les prisons, invita les esclaves à briser leurs fers, et ravagea impunément les villes opulentes et sans défense de la Gaule et de l'Espagne. Les gouverneurs de ces provinces avaient été pendant long-temps spectateurs tranquilles de ces déprédations ; peut-être même en avaient-ils profité : ils furent enfin arrachés à leur indolence par les ordres menaçans de l'empereur. Environné de tous côtés, Maternus prévit qu'il ne pouvait échapper; le désespoir était sa dernière ressource : il ordonne tout à coup aux compagnons de sa fortune de se disperser, de passer les Alpes par pelotons et sous différens déguisemens, et de se rassembler à Rome pendant la fête tumultueuse de Cybèle (23). Il n'aspirait à rien moins qu'à massacrer Commode, et à s'emparer du trône vacant. Une pareille ambition n'est point celle d'un brigand ordinaire. Les mesures étaient si bien prises, que déjà ses troupes cachées remplissaient les rues de Rome : la jalousie d'un complice découvrit cette singulière entreprise, et la fit manquer au moment que tout était prêt pour l'exécution (24).

Cléandre, ministre.
Les princes soupçonneux donnent souvent leur confiance aux derniers de leurs sujets, dans cette fausse persuasion que des hommes sans appui, et tirés tout à coup d'un état vil, seront entièrement dévoués à la personne de leur bienfaiteur. Cléandre, successeur de Perennis, avait pris naissance en Phrygie ; il était d'une nation dont le caractère vil et intraitable ne pouvait être soumis que par les traitemens les plus durs (25). Envoyé à Rome comme esclave, il servit d'abord dans le palais impérial, et s'y rendit bientôt nécessaire à son maître, en flattant ses passions. Enfin, il monta rapidement au premier rang de l'empire; son influence sur l'esprit de Commode fut encore plus grande que celle de son prédécesseur. En effet, Cléandre n'avait aucun de ces talens capables d'exciter la jalousie de l'empereur, ou de lui inspirer de la méfiance.

Son avarice et sa cruauté.
L'avarice était la passion dominante de cette âme vile, et le grand principe de son administration. On vendait publiquement les dignités de consul, de patricien et de sénateur. Un citoyen sacrifiait la plus grande partie de sa fortune pour obtenir ces vains honneurs (26). Son refus de les acheter aurait été interprété comme une marque secrète de mécontentement. Dans les provinces, le ministre partageait avec les gouverneurs les dépouilles du peuple; l'administration de la justice était vénale et arbitraire. Non seulement un criminel opulent obtenait avec facilité la révocation de la sentence qui le condamnait, mais il pouvait aussi faire retomber la peine sur l'accusateur, les témoins et le juge, et ordonner même de leur supplice.
Dans l'espace de trois ans, Cléandre amassa des trésors immenses : on n'avait point encore vu d'affranchi posséder tant de richesses (27). Commode, séduit par les présens magnifiques que l'habile courtisan déposait à propos au pied du trône, fermait les yeux sur sa conduite. Cléandre crut aussi pouvoir imposer silence à l'envie. Il fit élever, au nom de l'empereur, des bains, des portiques, et des places destinées aux exercices publics (28). Il se flattait que les Romains, trompés par cette libéralité apparente; seraient moins touchés des scènes sanglantes qui frappaient tous les jours leurs regards; il espérait qu'ils oublieraient la mort de Byrrhus, sénateur d'un mérite éclatant, et gendre du dernier empereur, et qu'ils perdraient le souvenir de l'exécution d'Arius-Antoninus, le dernier qui eût hérité du nom et de la vertu des Antonins. L'un, plus vertueux que prudent, avait essayé de découvrir à son beau-frère le véritable caractère du favori. Le crime de l'autre était d'avoir prononcé, lorsqu'il commandait en Asie, une sentence équitable contre une des indignes créatures de Cléandre (29). Après la chute de Perennis, les terreurs de Commode s'étaient montrées sous les apparences d'un retour à la vertu. On l'avait vu casser les actes les plus odieux de ce ministre, livrer sa mémoire à l'exécration publique, et attribuer à ses conseils pernicieux les fautes d'une jeunesse sans expérience. Ce repentir ne dura que trente jours, et la tyrannie de Cléandre fit souvent regretter l'administration de Perennis.

Sédition. Mort de Cléandre.
La peste et la famine vinrent mettre le comble aux calamités de Rome (30). Le premier de ces maux pouvait être imputé à la juste colère des dieux : on crut s'apercevoir que le second prenait sa source dans un monopole de blés soutenu par les richesses et par l'autorité du ministre. On se plaignit d'abord en secret; enfin le mécontentement public éclata dans une assemblée du cirque. Le peuple quitta ses amusemens favoris pour goûter le plaisir plus délicieux de la vengeance. Il courut en foule vers un palais situé dans un des faubourgs de la ville, et l'une des maisons de plaisance de l'empereur. L'air retentit aussitôt de clameurs séditieuses. L'on demandait à haute voix la tête de l'ennemi public. Cléandre, qui commandait les gardes prétoriennes (31), fit sortir un corps de cavalerie pour dissiper les mutins. La multitude prit la fuite avec précipitation du côté de la ville. Plusieurs personnes restèrent sur la place; d'autres, en plus grand nombre, furent mortellement blessées; mais lorsque la cavalerie prétorienne voulut s'avancer dans les rues, elle fut arrêtée par les pierres et les dards que les habitans faisaient pleuvoir du haut de leurs maisons. Les gardes à pied (32), jalouses depuis long-temps des prérogatives et de l'insolence de la cavalerie prétorienne, embrassèrent le parti du peuple. Le tumulte devint une action régulière, et fit craindre un massacre général. Enfin les prétoriens, forcés de céder au nombre, lâchèrent pied, et les flots de la populace en fureur vinrent de nouveau se briser, avec une violence redoublée, contre les portes du palais. Commode, plongé dans la débauche, ignorait seul les périls qui le menaçaient. C'était s'exposer à la mort que de lui annoncer de fâcheuses nouvelles. Ce prince aurait été victime de son indolente sécurité, sans le courage de deux femmes de sa cour. Fadilla, sa sœur aînée, et Marcia, la plus chérie de ses concubines, se hasardèrent à paraître en sa présence. Les cheveux épars, et baignées de larmes, elles se jetèrent à ses pieds, et, animées par cette éloquence forte qu'inspire le danger, elles peignirent vivement la fureur du peuple, les crimes du ministre, et l'orage prêt à l'écraser sous les ruines de son palais. L'empereur, effrayé, sort tout à coup de l'ivresse du plaisir, et fait exposer la tête du ministre aux regards avides de la multitude. Ce spectacle si désiré apaisa le tumulte. Le fils de Marc-Aurèle pouvait encore regagner le cœur et la confiance de ses sujets (33).

Plaisirs dissolus de Commode.
Mais tout sentiment de vertu et d'humanité était éteint dans l'âme de Commode. Laissant flotter les rênes de l'empire entre les mains d'indignes favoris, il n'estimait de la puissance souveraine que la liberté de pouvoir se livrer, sans aucune retenue, à toutes ses passions. Il passait sa vie dans un sérail rempli de trois cents femmes remarquables par leur beauté, et d'un pareil nombre de jeunes garçons de tout rang et de tout état. Lorsqu'il ne pouvait réussir par la voie de la séduction, cet indigne amant avait recours à la violence. Les anciens historiens (34) n'ont point rougi de décrire avec une certaine étendue ces scènes honteuses de prostitution, qui révoltent également la nature et la pudeur; mais il serait difficile de traduire leurs passages; la décence de nos langues modernes ne nous permet pas d'exposer des peintures si fidèles. Commode employait dans les plus viles occupations les momens qui n'étaient point consacrés à la débauche.

Son ignorance et ses vils amusemens.
L'influence d'un siècle éclairé et les soins vigilans de l'éducation n'avaient pu inspirer à cette âme grossière le moindre goût pour les sciences. Jusqu'alors aucun empereur romain n'avait paru tout-à-fait insensible aux plaisirs de l'imagination. Néron lui-même excellait ou cherchait à exceller dans la musique et dans la poésie; et nous serions bien loin de l'en blâmer, si des études qui ne devaient être pour lui qu'un délassement agréable, ne fussent point devenues à ses yeux une affaire sérieuse et l'objet le plus vif de son ambition. Mais Commode, dès ses premières années, montra de l'aversion pour toute occupation libérale ou raisonnable : il ne se plaisait que dans les amusemens de la populace, les jeux du cirque et de l'amphithéâtre, les combats de gladiateurs et la chasse des bêtes sauvages. Marc-Aurèle avait placé auprès de son fils les maîtres les plus habiles dans toutes les parties des sciences. Leurs leçons inspiraient le dégoût, et étaient à peine écoutées, tandis que les Maures et les Parthes, qui enseignaient au jeune prince à lancer le javelot et à tirer de l'arc, trouvaient un élève appliqué, et qui bientôt égala ses plus habiles instituteurs dans la justesse du coup d'œil et dans la dextérité de la main.

Chasse des bêtes sauvages.
De vils courtisans, dont la fortune tenait aux vices de leurs maîtres, applaudissaient à ces talens si peu dignes d'un souverain. La voix perfide de la flatterie ne cessait de le comparer aux plus grands hommes de l'antiquité. C'était, disait-on, par des exploits de cette nature, c'était par la défaite du lion de Némée et par la mort du sanglier d'Érymanthe, que l'Hercule des Grecs avait mérité d'être mis au rang des dieux, et s'était acquis sur la terre une réputation immortelle. On oubliait seulement d'observer que dans l'enfance des sociétés, lorsque les plus féroces animaux disputent souvent à l'homme la possession d'un pays inculte, une guerre terminée heureusement contre ces cruels ennemis, est l'entreprise la plus digne d'un héros, et la plus utile au genre humain. Lorsque l'empire romain se fut élevé sur les débris de tant d'États déjà civilisés, depuis long-temps les bêtes farouches fuyaient l'aspect de l'homme, et s'étaient retirées loin des grandes habitations : il fallait traverser des déserts pour les surprendre dans leurs retraites; et on les transportait ensuite, à grands frais, dans Rome, où elles tombaient, avec une pompe solennelle, sous les coups d'un empereur. De pareils exploits ne pouvaient que déshonorer le prince et opprimer le peuple (35). Ces considérations échappèrent à Commode : il saisit avidement une ressemblance glorieuse, et s'appela lui-même l'Hercule romain. Ce nom paraît encore aujourd'hui sur quelques unes de ses médailles (36). On voyait auprès du trône, parmi les autres marques de la souveraineté, la massue et la peau de lion. Enfin l'empereur eut des statues où il était représenté dans l'attitude et avec les attributs de ce dieu dont il s'efforçait tous les jours, dans le cours de ses amusemens féroces, d'imiter l'adresse et le courage (37).

Commode déploie son adresse dans l'amphithéâtre.
Enivré par ces louanges qui étouffaient en lui par degrés tout sentiment de respect humain, Commode résolut de donner au peuple romain un spectacle dont jusqu'alors quelques favoris avaient seuls été témoins dans l'enceinte du palais. Au jour fixé, la flatterie, la crainte, la curiosité, attirèrent à l'amphithéâtre une multitude innombrable. D'abord on admira l'adresse merveilleuse du prince : qu'il visât au cœur ou à la tête de l'animal, le coup était également sûr et mortel. Armé de flèches dont la pointe se terminait en forme de croissant, Commode arrêtait souvent la course rapide de l'autruche, et coupait en deux le long cou de cet oiseau (38). Une panthère venait d'être lâchée; déjà elle se jetait sur un criminel tremblant : aussitôt le trait vole, la bête tombe, et l'homme échappe à la mort. Cent lions remplissent à la fois l'amphithéâtre; cent dards, partis de la main assurée de Commode, les percent à mesure qu'ils parcourent l'arène. Ni la masse énorme de l'éléphant ni la peau impénétrable du rhinocéros ne peuvent garantir ces animaux du coup fatal. L'Inde et l'Éthiopie avaient fourni leurs animaux les plus rares; et, de tous ceux qui parurent dans l'amphithéâtre, plusieurs n'étaient connus que par les ouvrages des peintres et les descriptions des poètes (39). Dans tous ces jeux, on prenait toutes les précautions imaginables pour ne pas exposer la personne de l'Hercule romain à quelque coup désespéré de la part d'un de ces sauvages animaux, qui aurait bien pu conserver peu d'égards pour la dignité de l'empereur ou la sainteté du dieu (40).

Il joue le rôle de gladiateur.
Mais le dernier de la populace ne put voir sans indignation son souverain entrer en lice comme gladiateur, et se glorifier d'une profession déclarée infâme, à si juste titre, par les lois et par les mœurs des Romains (41). Commode choisit l'habillement et les armes du sécuteur, dont le combat avec le rétiaire formait une des scènes les plus vives dans les jeux sanglans de l'amphithéâtre. Le sécuteur était armé d'un casque, d'une épée et d'un bouclier. Son antagoniste, nu, tenait d'une main un filet qui lui servait à envelopper son ennemi, et de l'autre un trident pour le percer. S'il manquait le premier coup, il était forcé de fuir et d'éviter la poursuite du sécuteur, jusqu'à ce qu'il fût de nouveau préparé à jeter son filet (42). L'empereur combattit sept cent trente-cinq fois comme gladiateur. On avait soin d'inscrire ces exploits glorieux dans les fastes de l'empire; et Commode, pour mettre le comble à son infamie, se fit payer, sur les fonds des gladiateurs, des gages si exorbitans, qu'ils devinrent pour le peuple romain une taxe nouvelle autant qu'ignominieuse (43). On supposera facilement que le maître du monde sortait toujours vainqueur de ces sortes de combats. Dans l'amphithéâtre, ses victoires n'étaient pas toujours sanglantes; mais lorsqu'il exerçait son adresse dans l'école des gladiateurs ou dans son propre palais, ses infortunés antagonistes recevaient souvent une blessure mortelle de la main du prince, forcés ainsi d'appuyer du témoignage de leur sang l'hommage que leur adulation rendait à sa supériorité (44).

Son infamie et son extravagance.
Commode dédaigna bientôt le nom d'Hercule; celui de Paulus, sécuteur célèbre, fut désormais le seul qui flattât son oreille : il fut gravé sur des statues colossales, et répété avec des acclamations redoublées (45) par un sénat consterné, et forcé d'applaudir aux extravagances du prince (46). Claudius Pompeianus, cet époux vertueux de la coupable Lucilla, osa seul soutenir la dignité de son rang. Comme père, il permit à ses fils de pourvoir à leur sûreté, en se rendant à l'amphithéâtre; comme Romain, il déclara que sa vie était entre les mains de l'empereur, mais que pour lui, il ne pourrait jamais se résoudre à voir le fils de Marc-Aurèle prostituer ainsi sa personne et sa dignité. Malgré son noble courage, Pompeianus n'éprouva point la colère du tyran; il fut assez heureux pour conserver sa vie avec honneur (47).

Conspiration de ses domestiques.
Commode était parvenu au dernier degré du vice et de l'infamie. Au milieu des acclamations d'une cour avilie, il ne pouvait se dissimuler à lui même qu'il méritait le mépris et la haine de tout ce qu'il y avait d'hommes sages et vertueux : cette conviction, l'envie qu'il portait à toute espèce de mérite, des alarmes bien fondées, l'habitude de répandre le sang, qu'il avait contractée au milieu de ses plaisirs journaliers, tout irritait son caractère féroce. L'histoire nous a laissé une longue liste de consulaires sacrifiés à ses soupçons. Il recherchait avec un soin particulier ceux qui étaient assez malheureux pour avoir des relations, même éloignées, avec la famille des Antonins; il n'épargna pas les ministres de ses crimes et de ses plaisirs (48). Enfin sa cruauté lui devint funeste. Il avait versé impunément le sang des premiers citoyens de Rome; il périt dès qu'il se rendit redoutable à ses propres domestiques. Marcia, sa favorite, Eclectus, chambellan du palais, et Lætus, préfet du prétoire, alarmés du sort de leurs compagnons et de leurs prédécesseurs, résolurent de prévenir leur perte, qui semblait inévitable; ils tremblaient sans cesse d'être les victimes du caprice aveugle de l'empereur (49), ou de l'indignation subite du peuple.

Mort de Commode. Ann. 192, 31 décemb.
Un jour que Commode revenait de la chasse très fatigué, Marcia profita de cette occasion pour lui présenter une coupe remplie de vin. Ce prince voulut ensuite se livrer au sommeil, mais tandis qu'il était tourmenté par la violence du poison et les effets de l'ivresse, un jeune homme robuste, lutteur de profession, entra dans sa chambre, et l'étrangla sans résistance. Le corps fut porté secrètement hors du palais avant que l'on eût eu le moindre soupçon dans la ville, ni même à la cour, de la mort de l'empereur. Ainsi périt le fils de Marc-Aurèle, et ainsi fut abattu sans la moindre peine, un tyran détesté, qui, défendu par les moyens artificiels de l'autorité, avait opprimé pendant treize ans plusieurs millions d'hommes, dont chacun en particulier avait reçu de la nature une force semblable et des talens égaux à ceux du prince (50).

Pertinax choisi pour empereur.
Les mesures des conspirateurs furent conduites avec le sang froid et la célérité que demandait la grandeur de l'entreprise. Résolus de placer sur le trône un empereur dont la conduite les justifiât, ils firent choix de Pertinax, sénateur consulaire, dont le mérite éclatant avait fait oublier la naissance obscure, et qui était parvenu aux premières dignités de l'État. Il avait commandé successivement la plupart des provinces de l'empire, et, par son intégrité, par sa prudence et sa fermeté, il avait obtenu dans tous ses emplois, civils et militaires, l'estime de ses concitoyens (51). Il était alors resté presque seul des amis et des ministres de Marc-Aurèle; et lorsqu'on vint l'éveiller au milieu de la nuit, pour lui apprendre que le chambellan et le préfet du prétoire l'attendaient à sa porte, il les reçut avec une ferme résignation, et les pria d'exécuter les ordres de leur maître. Au lieu de la mort, ils lui offrirent le trône du monde : Pertinax refusa d'ajouter foi à leurs paroles; enfin, convaincu que le tyran n'existait plus, il accepta la pourpre avec la sincère répugnance d'un homme instruit des devoirs et des dangers du rang suprême (52).

Il est reconnu par les gardes prétoriennes.
Les momens étaient précieux. Lætus conduisit son nouvel empereur au camp des prétoriens. Il répandit en même temps dans la ville le bruit qu'une apoplexie avait enlevé subitement Commode, et que déjà le vertueux Pertinax était monté sur le trône. Les gardes apprirent avec plus d'étonnement que de joie la mort suspecte d'un prince dont ils avaient seuls éprouvé l'indulgence et les libéralités; mais l'urgence de la circonstance, l'autorité du préfet et les clameurs du peuple, les déterminèrent à dissimuler leur mécontentement. Ils acceptèrent les largesses promises par le nouvel empereur, consentirent à lui jurer fidélité; et, tenant à leurs mains des branches de laurier, ils le conduisirent avec acclamations dans l'assemblée du sénat afin que l'autorité civile ratifiât le consentement des troupes.

Et par le sénat. Ann. 193, 1er janvier.
La nuit était déjà fort avancée; le lendemain, qui se trouvait le premier jour de l'an, le sénat devait être convoqué de grand matin pour assister à une cérémonie ignominieuse. En dépit de toutes les remontrances, en dépit même des prières de ceux des courtisans qui conservaient encore quelque idée de prudence et d'honneur, Commode avait résolu de passer la nuit dans une école de gladiateurs, et de venir ensuite à la tête de cette vile troupe, revêtu des mêmes habits, prendre possession du consulat. Tout à coup, avant la pointe du jour, les sénateurs reçoivent ordre de s'assembler dans le temple de la Concorde, où ils doivent trouver les gardes, et ratifier l'élection du nouvel empereur (53). Ils restèrent assis pendant quelque temps en silence, ne pouvant croire un événement qu'ils auraient à peine osé espérer, et redoutant les artifices cruels de Commode, mais lorsqu'ils furent assurés de la mort du tyran, ils se livrèrent aux transports de la joie la plus vive, et laissèrent en même temps éclater toute leur indignation. Pertinax représenta modestement la médiocrité de sa naissance, et désigna plusieurs nobles sénateurs plus dignes de monter sur le trône : mais, obligé de céder aux vœux de l'assemblée et aux protestations les plus sincères d'une fidélité inviolable, il reçut tous les titres attachés à la puissance impériale.

La mémoire de Commode déclarée infâme.
La mémoire de Commode fut dévouée à un opprobre éternel; les voûtes du temple retentissaient des noms de tyran, de gladiateur, d'ennemi public. On ordonna tumultuairement (54) que les dignités du dernier empereur fussent annulées, ses titres effacés des monumens publics, ses statues renversées, et que son corps fût traîné avec un crochet dans la salle des gladiateurs, pour y assouvir la fureur du peuple : les sénateurs voulaient même sévir contre des serviteurs zélés, qui avaient déjà prétendu dérober à la justice du sénat les restes de leur maître; mais Pertinax fit rendre au fils de Marc-Aurèle des honneurs qu'il ne pouvait refuser au souvenir des vertus du père, ni aux larmes de son premier protecteur, Claudius-Pompeianus. Ce citoyen respectable, déplorant le sort cruel de son beau-frère, gémissait encore plus sur les crimes qui le lui avaient attiré (55).

Juridiction légale du sénat contre les empereurs.
Ces efforts d'une rage impuissante contre un empereur mort, auquel le sénat, quelques heures auparavant, avait prostitué l'encens le plus vil, décelaient un esprit de vengeance plus conforme à la justice qu'à la générosité. La légitimité de ces décrets était fondée cependant sur les principes de la constitution impériale. De tout temps les sénateurs romains avaient eu le droit incontestable de censurer, de déposer ou de punir de mort le premier magistrat de la république, lorsqu'il avait abusé de son autorité (56) : mais cette faible assemblée était maintenant réduite à se contenter d'infliger au tyran, après sa mort, des peines dont l'arme redoutable du despotisme militaire l'avait mis à l'abri pendant son règne.

Vertus de Pertinax.
Pertinax trouva un moyen bien plus noble de condamner la mémoire de son prédécesseur : il fit briller ses vertus auprès des vices de Commode. Le jour même de son avènement, il abandonna sa fortune particulière à son fils et à sa femme, pour leur ôter tout prétexte de solliciter des faveurs aux dépens de l'État. L'épouse de l'empereur n'eut jamais le titre d'Augusta, et Pertinax craignit de corrompre la jeunesse de son fils en l'élevant à la dignité de César : sachant distinguer les devoirs d'un père de ceux d'un souverain, il lui donna une éducation simple à la fois et sévère, qui, ne lui donnant pas l'espérance certaine d'arriver au trône, pouvait le rendre un jour plus digne d'y monter. En public, la conduite de Pertinax était grave et en même temps affable. Tandis qu'il n'était encore que simple particulier, il avait étudié le véritable caractère des sénateurs : les plus vertueux approchèrent seuls de sa personne lorsqu'il fut sur le trôné : il vivait avec eux sans orgueil et sans jalousie ; il les considérait comme des amis et des compagnons dont il avait partagé les dangers pendant la vie du tyran, et avec lesquels il désirait jouir des douceurs d'un temps plus fortuné. Souvent il les invitait à venir goûter, dans l'intérieur de son palais, des plaisirs sans faste, dont la simplicité paraissait ridicule à ceux qui se rappelaient le luxe effréné de Commode (57).

Il entreprend la réforme de l'État.
Guérir, autant que cela était possible, les blessures faites à l'État par la main de la tyrannie, devint la tâche douce, mais triste, que s'imposa Pertinax. Les victimes innocentes qui respiraient encore, furent rappelées de leur exil, tirées de leur prison, et remises en possession de leurs biens et de leurs dignités Loin d'être assouvie par la mort de ses ennemis, la cruauté de Commode s'étendait jusque dans le tombeau : plusieurs sénateurs massacrés par ses ordres n'avaient point eu les honneurs de la sépulture; leurs cendres furent rendues au tombeau de leurs ancêtres, leur mémoire fut réhabilitée, et l'on n'épargna rien pour consoler leurs familles ruinées et plongées dans l'affliction. La consolation la plus douce à leurs yeux était le supplice des délateurs, ces ennemis dangereux de la vertu, du souverain et de la patrie : cependant, même dans la poursuite de ces assassins armés du glaive de la loi, Pertinax usa d'une modération ferme qui donnait tout à l'équité, et ne laissait rien à la vengeance ni aux préjugés du peuple.

Ses règlemens.
Les finances de l'État exigeaient une attention particulière. Quoique l'on eut épuisé toutes les ressources de l'injustice et de l'exaction pour faire entrer les biens des sujets dans les coffres du prince, l'avidité insatiable de Commode n'avait pu suffire à son extravagance. A sa mort, il ne se trouva dans le trésor que cent huit mille livres sterling; somme bien modique (58) pour fournir aux dépenses ordinaires du gouvernement, et pour remplir les obligations contractées par le nouvel empereur, qui avait été forcé de promettre aux prétoriens des largesses considérables. Cependant, malgré son embarras, Pertinax eut le généreux courage de remettre au peuple les impôts onéreux créés par son prédécesseur, et de révoquer toutes les demandes injustes des trésoriers de l'empire. Il déclara dans un décret du sénat, « qu'il aimait mieux gouverner avec équité une république pauvre, que d'acquérir des richesses par des voies tyranniques et déshonorantes. » Persuadé que les véritables et les plus pures sources de l'opulence sont l'économie et l'industrie, il se trouva bientôt en état, par ces sages moyens, de satisfaire abondamment aux besoins publics. La dépense du palais fut d'abord réduite de moitié : l'empereur méprisait tous les objets de luxe; il fit vendre publiquement (59) la vaisselle d'or et d'argent, des chars d'une construction singulière, des habits brodés, des étoffes de soie, et un très-grand nombre de beaux esclaves de l'un et de l'autre sexe; il en excepta seulement, avec une humanité attentive, ceux qui, nés libres, avaient été arrachés d'entre les bras de leurs parens éplorés.
En même temps qu'il obligeait les indignes favoris du tyran à restituer une partie de leurs biens acquis par des voies illégitimes, il satisfaisait les véritables créanciers de l'État, et payait les arrérages accumulés des sommes accordées aux citoyens qui avaient rendu des services à leur patrie; il rétablit la liberté du commerce; enfin, il céda toutes les terres incultes de l'Italie et des provinces à ceux qui voudraient les défricher; et il les exempta en même temps de toute imposition pendant dix ans (60).

Sa popularité.
Une conduite si sage assurait à Pertinax la récompense la plus noble pour un souverain, l'amour et l'estime de son peuple. Ceux qui n'avaient point perdu le souvenir des vertus de Marc-Aurèle contemplaient avec plaisir dans le nouvel empereur les traits de ce brillant modèle : ils espéraient pouvoir jouir long-temps de l'heureuse influence de son administration. Trop de précipitation dans son zèle à réformer les abus d'un État corrompu, devint fatal à Pertinax et à l'empire : l'âge et l'expérience auraient dû lui inspirer plus de ménagement. Sa vertueuse imprudence souleva contre lui cette foule d'hommes perdus et avilis qui trouvaient leur intérêt particulier dans les désordres publics, et qui préféraient la faveur d'un tyran à l'équité inexorable de la loi (61).

Mécontentement des prétoriens.
Au milieu de la joie universelle, la contenance sombre et farouche des prétoriens laissait apercevoir leur mécontentement secret. Ils ne s'étaient soumis à Pertinax qu'avec répugnance; et, redoutant la sévérité de l'ancienne discipline que ce prince se disposait à rétablir, ils regrettaient la licence du dernier règne. Ces dispositions étaient fomentées en secret par Lætus, préfet du prétoire, qui s'aperçut trop tard que l'empereur consentait à récompenser les services d'un sujet, mais qu'il ne voulait point être gouverné par un favori. Le troisième jour du règne de Pertinax, les prétoriens se saisirent d'un sénateur, dans l'intention de le mener à leur camp et de le revêtir de la pourpre : loin d'être éblouie à la vue de ces honneurs dangereux, la victime tremblante s'échappe des mains des soldats et vient se réfugier aux pieds de l'empereur.

Conspiration prévenue.
Quelque temps après, Socius-Falco, l'un des consuls de l'année, se laissa entraîner par l'ambition : jeune, sorti d'une famille ancienne et opulente, et déjà connu par son audace (62), il profita de l'absence de Pertinax pour tramer une conspiration que déjouèrent tout à coup le retour précipité du prince et la fermeté de sa conduite. Falco allait être condamné à mort comme un ennemi public : il fut sauvé par les instances réitérées et sincères de l'empereur, qui, malgré l'insulte faite à sa personne, conjura le sénat de ne pas permettre que le sang d'un sénateur, même coupable, souillât la pureté de son règne.

Meurtre de Pertinax par les prétoriens. Ann. 193, 28 mars.
Le peu de succès de ces diverses entreprises ne servit qu'à enflammer la rage des prétoriens. Le 28 mars, quatre-vingt-six jours seulement après la mort de Commode, une sédition générale éclata dans le camp, malgré les représentations des officiers, qui manquaient de pouvoir ou de volonté pour apaiser le tumulte. Deux ou trois cents soldats des plus déterminés, les armes à la main et la fureur peinte dans leurs regards, marchèrent sur le midi vers le palais impérial. Les portes furent aussitôt ouvertes par ceux de leurs camarades qui montaient la garde, et par les domestiques attachés à l'ancienne cour, qui avaient déjà conspiré en secret contre la vie d'un empereur trop vertueux. A la nouvelle de leur approche, Pertinax, dédaignant de se cacher ou de fuir, s'avance au devant des conjurés : il leur rappelle sa propre innocence et la sainteté de leurs sermens. Ces paroles, l'aspect vénérable du souverain et sa noble fermeté, en imposent un moment aux séditieux; ils se représentent toute l'horreur de leur forfait, et restent pendant quelque temps en silence. Enfin le désespoir du pardon rallume leur fureur. Un Barbare, né dans le pays de Tongres (63), porte le premier coup à Pertinax, qui tombe couvert de blessures mortelles : sa tête est à l'instant coupée et portée en triomphe au bout d'une lance jusqu'au camp des prétoriens, à la vue d'un peuple affligé et rempli d'indignation. Les Romains, pénétrés de la perte de cet excellent prince, regrettaient surtout le bonheur passager d'un règne dont le souvenir devait encore augmenter le poids des malheurs qui allaient bientôt fondre sur la nation (64).