CHAPITRE III
De la constitution de l'empire romain dans le
siècle des Antonins.
Idée d'une monarchie.
Une monarchie, selon la définition la plus générale,
est un État dans lequel une seule personne,
quelque nom qu'on lui donne, est chargée de l'exécution
des lois, de la direction des revenus, et du
commandement des armées; mais, à moins que des
protecteurs vigilans et intrépides ne veillent à la liberté
publique, l'autorité d'un magistrat aussi formidable
dégénère bientôt en despotisme. Dans le siècle
de la superstition, le genre humain, pour assurer ses
droits, aurait pu tirer parti de l'influence du clergé;
mais il existe une union si intime entre le trône et
l'autel, que l'on a vu bien rarement la bannière de
l'Église flotter du côté du peuple : une noblesse belliqueuse
et des communes inflexibles, attachées à leur
propriété, prêtes à la défendre les armes à la main,
et réunies dans des assemblées régulières, sont la
seule digue qui puisse sauver une constitution libre
des attaques d'un prince entreprenant.
Situation d'Auguste.
La constitution de la république romaine n'existait
plus; la vaste ambition du dictateur l'avait renversée;
la main cruelle du triumvir lui porta les derniers
coups. Après la victoire d'Actium, le destin de
l'univers dépendit de cet Octave, surnommé César en
vertu de l'adoption de son oncle, et décoré ensuite
du titre d'Auguste par la flatterie du sénat. Le vainqueur
était à la tête de quarante-quatre légions
(1),
toutes composées de vétérans
(2),
pleines du sentiment
de leurs forces, méprisant la faiblesse de la constitution,
accoutumées, pendant vingt ans de guerre,
à répandre des flots de sang et à commettre toutes
sortes de violences; enfin, passionnément dévouées
à la maison de César, dont elles avaient déjà reçu et
dont elles attendaient encore des récompenses excessives.
Les provinces, long-temps opprimées par les
ministres de la république, soupiraient après le gouvernement
d'un seul homme, qui fût le maître et non
le complice de cette foule de petits tyrans. Le peuple
de Rome, triomphant en secret de la chute de l'aristocratie,
ne demandait que du pain et des spectacles;
et il était séduit par la libéralité d'Auguste, qui s'empressait
de satisfaire ses désirs. Les plus riches habitans
de l'Italie avaient presque tous embrassé la philosophie
d'Épicure; ils jouissaient des douceurs de la
paix et d'une heureuse tranquillité; sans se livrer aux
idées de cette ancienne liberté si tumultueuse, dont le
souvenir aurait pu troubler le songe agréable d'une vie
entièrement consacrée au plaisir. Avec sa puissance,
le sénat avait perdu sa dignité; un grand nombre des
plus nobles familles étaient éteintes; ce qui restait de
républicains utiles et zélés, avait péri dans les proscriptions
ou les armes à la main, et cette assemblée,
ouverte à dessein à une multitude sans choix, était actuellement
composée de plus de mille personnes, qui
déshonoraient leur rang, au lieu d'en être honorées
(3).
Il réforme le Sénat.
Lorsque Auguste n'eut plus d'ennemis, il montra,
par le soin qu'il prit de réformer le sénat, qu'il ne
voulait pas être le tyran de sa patrie, mais qu'il aspirait
à en être le père. Élu censeur, de concert avec
son fidèle Agrippa, il examina la liste des sénateurs;
il en chassa un petit nombre, dont les vices où l'opiniâtreté
exigeaient un exemple public. Près de deux
cents, à sa persuasion, prévinrent, par une retraite
volontaire, la honte d'une expulsion. Il fut ordonné
que l'on ne pourrait entrer dans le sénat sans posséder
environ dix mille livres sterling. De nouvelles
familles patriciennes remplirent le vide qu'avaient
occasioné les fureurs des guerres civiles. Enfin Auguste
se fit nommer prince du sénat, titre honorable,
que les censeurs n'avaient jamais donné qu'au citoyen
le plus distingué par son crédit et par ses services
(4).
Mais en même temps qu'il rétablissait la dignité de
ce corps respectable, il en détruisait l'indépendance.
Les principes d'une constitution libre sont perdus à
jamais lorsque l'autorité législative est créée par le
pouvoir exécutif
(5).
Il résigne son pouvoir.
Devant cette assemblée, ainsi préparée et formée
selon ses vues, Auguste prononça un discours étudié,
où l'ambition était cachée sous le voile du patriotisme.
Il déplorait, mais cherchait à excuser sa
conduite passée. « La piété filiale avait exigé qu'il
vengeât le meurtre de son père; son humanité s'était
trouvée quelquefois obligée de céder aux lois cruelles
de la nécessité; il s'était vu forcé de s'unir à d'indignes
collègues. Tant qu'Antoine avait vécu, il avait
dû défendre la république de la domination d'un
Romain dégénéré et d'une reine barbare. Libre maintenant
de satisfaire à la fois à son devoir, à son inclination,
il rendait solennellement au sénat et au
peuple leurs anciens droits. Son seul désir était de
se mêler dans la foule de ses concitoyens, et de partager
avec eux le bonheur qu'il avait obtenu à sa patrie
(6). »
On l'engage à le reprendre sous le titre d'empereur et de général.
Si Tacite avait été présent à cette séance, il n'eût
appartenu qu'à ce grand écrivain d'exprimer l'agitation
du sénat. Sa plume seule aurait pu décrire les
sentimens cachés des uns et le zèle affecté des autres.
Il était dangereux d'ajouter foi aux paroles d'Auguste;
paraître douter de sa sincérité aurait pu devenir
encore plus funeste. Les avantages respectifs de la
monarchie et du gouvernement républicain ont souvent
été balancés par des écrivains spéculatifs. En
cette circonstance, la grandeur de Rome, la corruption
des mœurs, la licence des soldats, ajoutaient
beaucoup de force aux raisons qui pouvaient faire
pencher du côté de la monarchie; à ces principes
généraux de gouvernement se trouvaient mêlées les
espérances et les craintes de chaque particulier. Au
milieu de cette incertitude, la réponse des sénateurs
fut unanime et décisive : ils refusèrent d'accepter la
résignation d'Auguste; ils le conjurèrent de ne pas
abandonner la république qu'il avait sauvée. Après
une feinte résistance, l'habile tyran se soumit aux
ordres du sénat. Il consentit à recevoir le gouvernement
des provinces, et le commandement général des
armées romaines, sous les titres si connus de proconsul
et d'empereur
(7);
mais il déclara qu'il n'acceptait
ce pouvoir que pour dix ans. Il se flattait, disait-il,
qu'avant l'expiration de ce terme, les blessures faites
à l'État par les discordes civiles seraient entièrement
fermées, et que la république, rendue à son ancienne
splendeur, n'aurait plus besoin de la dangereuse interposition
d'un magistrat si extraordinaire. Cette comédie
fut jouée plusieurs fois pendant la vie d'Auguste,
et l'on en conserva la mémoire jusqu'aux derniers
âges de l'empire : les monarques perpétuels de Rome
célébrèrent toujours, avec une pompe solennelle, la
dixième année de leur règne
(8).
Pouvoir des généraux romains.
Le général des armées romaines pouvait, sans enfreindre
en aucune manière les principes de la constitution,
recevoir et exercer une autorité presque
despotique sur les soldats, sur les ennemis et sur les
sujets de la république : quant aux soldats, dès les
premiers temps de Rome, le jaloux sentiment de la
liberté avait fait place parmi eux à l'espoir des conquêtes,
et à une juste idée de la discipline militaire.
Le dictateur ou le consul pouvait exiger de tout jeune
Romain qu'il portât les armes. Ceux qui, par lâcheté
ou par opiniâtreté, refusaient d'obéir, s'exposaient
aux châtimens les plus sévères et les plus ignominieux.
Le coupable était retranché de la liste des
citoyens, ses biens confisqués, sa personne vendue
pour l'esclavage
(9).
Les droits les plus sacrés de la
liberté, confirmés par la loi Porcia et la loi Sempronia,
étaient absolument suspendus par l'engagement
militaire. Le général avait droit de vie et de mort
dans son camp : son autorité n'était soumise à aucune
forme légale; il jugeait en dernier ressort, et l'exécution
suivait de près la sentence
(10).
L'autorité législative
désignait l'ennemi que la république avait
à combattre. Dans les occasions les plus importantes,
le sénat décidait de la guerre et de la paix, et ses résolutions
devaient être solennellement ratifiées par
le peuple; mais dans les régions situées à une grande
distance de l'Italie, les généraux n'attendaient pas
d'ordre supérieur pour déclarer la guerre à une nation;
ils agissaient de la manière qui leur paraissait
la plus avantageuse au bien public.
Ce n'était point sur la justice de leurs entreprises
qu'ils s'appuyaient pour demander l'honneur
du triomphe; le succès était leur seul titre. Ils usaient
de la victoire en despotes, et ils exerçaient une autorité
sans bornes, principalement lorsqu'ils n'étaient
plus retenus par la présence des commissaires du
sénat. Pompée, dans son gouvernement de l'Asie,
récompensa les légions et les alliés de l'État, détrôna
des princes, démembra des royaumes, fonda des colonies,
et distribua les trésors de Mithridate : à son
retour à Rome, il obtint, par un seul acte du sénat
et du peuple, la ratification générale de tout ce qu'il
avait fait
(11).
Tel était le pouvoir dont jouissaient,
légalement ou par usurpation, les généraux des armées
romaines sur les soldats et sur les ennemis de la
république. Ils étaient en même temps gouverneurs,
ou plutôt souverains, des provinces conquises; ils
réunissaient l'autorité civile et militaire, administraient
la justice, étaient chargés de la direction des
finances, et exerçaient la puissance exécutive et législative
de l'État.
Lieutenans de l'empereur.
D'après ce que nous avons déjà rapporté dans le
premier chapitre de cet ouvrage, on peut se former
une idée des armées et des provinces de l'empire,
lorsque Auguste prit en main les rênes du gouvernement.
Comme il eut été impossible à ce prince de
commander en personne les légions répandues sur
des frontières éloignées, il obtint, comme Pompée,
la premission de confier son autorité à des lieutenans.
Ces officiers paraissent avoir eu le même rang et le
même pouvoir que les anciens proconsuls; mais leur
commandement était subordonné et précaire : ils tenaient
leur commission des mains d'un chef suprême
qui s'attribuait la gloire de leurs exploits; ils n'agissaient
que sous ses auspices
(12);
en un mot, ils étaient
les représentans de l'empereur, seul général de la république,
et dont l'autorité civile et militaire s'étendait
sur tous les domaines de Rome. Le sénat avait la
satisfaction de voir que ses membres jouissaient seuls
de ces dignités importantes. Les lieutenans de l'empire
étaient choisis parmi les anciens consulaires ou
les anciens préteurs; les légions avaient à leur tête
des sénateurs, et de tous les gouvernemens de provinces,
il n'y eut que la préfecture d'Égypte qui fut
confiée à un chevalier romain.
Division des provinces entre l'empereur et le sénat.
Auguste venait d'être élevé au premier rang; six
jours après, il résolut de satisfaire, par un sacrifice
aisé, la vanité des sénateurs. Il leur représenta que son
pouvoir s'étendait même au-delà des bornes qu'il
avait été nécessaire de tracer, pour remédier aux
maux de l'État. « On ne lui avait pas permis, disait-il,
de refuser le commandement pénible des armées et
des frontières, mais il insistait pour avoir la liberté
de faire passer les provinces plus tranquilles sous la
douce administration du magistrat civil. » Dans la
division des provinces, Auguste consulta également
son intérêt personnel et la dignité de la république.
Les proconsuls nommés par le sénat, et principalement
ceux de l'Asie, de la Grèce et de l'Afrique,
jouissaient d'une distinction plus honorable que les
lieutenans de l'empereur, qui commandaient dans la
Gaule ou en Syrie. Les premiers étaient accompagnés
de licteurs, ceux-ci avaient à leur suite des soldats
(13).
Il fut cependant statué par une loi que la
présence de l'empereur suspendrait, dans chaque département,
l'autorité ordinaire du gouverneur. Les
nouvelles conquêtes devinrent une portion du domaine
impérial, et l'on s'aperçut bientôt que la puissance
du prince, dénomination favorite d'Auguste,
était la même dans toutes les parties de l'empire.
L'empereur conserve le commandement militaire, et se fait accompagner de gardes au milieu même de Rome.
En retour de cette concession imaginaire, Auguste
obtint un privilège important, qui 1e rendait maître
de Rome et de l'Italie. I1 fut autorisé à retenir le commandement
militaire, et à conserver auprès de sa personne
une garde nombreuse, même en temps de paix
et dans le centre de la capitale; prérogative dangereuse,
qui renversait les anciennes maximes. Il n'avait
réellement d'autorité que sur les citoyens engagés
dans le service par le serment militaire; mais les
Romains étaient si portés à l'esclavage, que les magistrats,
les sénateurs et l'ordre équestre, s'empressèrent
de prêter ce serment. Enfin, l'hommage de la
flatterie fut converti insensiblement en une protestation
de fidélité, qui se renouvelait tous les ans avec
une pompe solennelle.
Puissance consulaire et tribunitienne.
Auguste regardait la force militaire comme la base
la plus solide du gouvernement; mais il ne pouvait
se dissimuler combien un pareil instrument devait
paraître odieux. Son caractère et sa politique lui firent
adopter des mesures plus sages; il aima mieux
régner sous les titres respectables de l'ancienne magistrature,
et rassembler sur sa tête tous les rayons
épars de l'autorité civile. Dans cette vue, il permit
au sénat de lui donner pour sa vie le consulat
(14)
et
la puissance tribunitienne
(15).
Tous les empereurs
imitèrent son exemple. Les consuls avaient succédé
aux premiers rois de Rome; ils représentaient la nation,
avaient l'inspection sur les cérémonies de la
religion, levaient et commandaient les armées, donnaient
audience aux ambassadeurs étrangers, et
présidaient aux assemblées du sénat et du peuple.
L'administration des finances leur était confiée; et
quoiqu'il leur fut rarement possible de rendre la justice
en personne, la nation voyait en eux les défenseurs
suprêmes des lois, de la paix et de l'équité.
Telles étaient leurs fonctions ordinaires; mais ce premier
magistrat se trouvait au-dessus de toute juridiction,
dès que le sénat lui enjoignait de veiller à la
sûreté de la république : alors, pour conserver la liberté,
il exerçait un despotisme momentané
(16).
Les tribuns s'offraient à tous égards sous un aspect
différent de celui que présentait la dignité de consul :
leur apparence extérieure était humble et modeste,
mais leur personne était sacrée; ils avaient moins de
force pour agir que pour repousser. Chargés par leur
institution de défendre les opprimés, de pardonner
les offenses et d'accuser les ennemis du peuple, ils
pouvaient, lorsqu'ils le jugeaient à propos, arrêter
d'un seul mot toute la machine du gouvernement.
Tant que la république subsista, l'on n'eut rien à redouter
du crédit que des citoyens auraient pu retirer
de ces places importantes. Elles étaient entourées de
plusieurs barrières : l'autorité qu'elles donnaient expirait
au bout d'un an; on élisait deux consuls, les
tribuns étaient au nombre de dix; et comme les vues
publiques et particulières de ces différens magistrats
se trouvaient diamétralement opposées, cette diversité
d'intérêts, loin de détruire la constitution, contribuait
à en maintenir la balance toujours égale
(17);
mais lorsque les puissances consulaire et tribunitienne
furent réunies, lorsqu'une seule personne s'en trouva
revêtue pour toute sa vie, lorsque le général de l'armée
devint en même temps le ministre du sénat et le
représentant du peuple, il fut impossible de résister
à l'autorité impériale; on eût même entrepris difficilement
d'en tracer les limites.
Prérogatives impériales.
A cette accumulation d'honneurs, la politique
d'Auguste ajouta bientôt les brillantes et importantes
dignités de grand pontife et de censeur : l'une lui donnait
le droit de veiller à la religion, l'autre une inspection
légale sur les mœurs et sur les fortunes du
peuple romain. Si la nature particulière de tant de
pouvoirs distincts, et jusqu'alors séparés l'un de
l'autre, apportait quelque obstacle à leur réunion
dans une même main, la complaisance du sénat était
prête à faire disparaître ces inconvéniens et à remplir
tous les intervalles par les concessions les plus étendues.
Les empereurs étaient les premiers ministres de
la république : comme tels, ils furent dispensés de
l'obligation et de la peine de plusieurs lois incommodes.
Ils pouvaient convoquer le sénat, proposer
dans le même jour plusieurs questions, présenter les
candidats destinés aux grandes charges, étendre les
limites de la ville, disposer à leur gré des revenus
de l'État, faire la paix et la guerre, ratifier les traités :
enfin, en vertu d'un pouvoir encore plus étendu,
il leur était permis d'exécuter ce qui leur paraissait
être le plus avantageux à l'empire, et convenir le
mieux à la majesté des lois, du gouvernement et de
la religion
(18).
Magistrats.
Lorsque toutes les différentes branches de la puissance
exécutive eurent été remises à un seul chef, les
autres magistrats languirent dans l'obscurité. Dépouillés
de leur autorité, à peine même leur laissait-on
la connaissance de quelques affaires. Auguste conserva
avec le plus grand soin le nom et les formes de
l'ancienne administration. On élisait tous les ans, avec
les cérémonies ordinaires, le même nombre de consuls,
de préteurs et de tribuns
(19),
qui tous continuaient
à exercer quelques-unes des fonctions les
moins importantes de leur charge. Ces honneurs excitaient
encore la frivole ambition des Romains. Les
empereurs mêmes, quoique revêtus pour toute leur
vie du consulat, se mettaient souvent sur les rangs
pour obtenir ce titre, et ils ne dédaignaient pas de le
partager avec les plus illustres d'entre leurs concitoyens
(20).
Durant le règne d'Auguste on souffrit que
le peuple, dans l'élection de ces magistrats, offrît le
spectacle de tous les inconvéniens qui accompagnent
la plus turbulente démocratie. Loin de laisser apercevoir
le moindre signe d'impatience, ce prince adroit
sollicitait humblement pour lui, ou pour ses amis,
les suffrages du peuple, et il remplissait avec la dernière
exactitude tous les devoirs d'un candidat ordinaire
(21).
Mais, selon toutes les apparences, son successeur
n'agit que par ses conseils, lorsque, pour
première mesure de son règne, il transporta le droit
d'élection au sénat de Rome
(22).
Les assemblées du
peuple furent abolies pour jamais; et les souverains
n'eurent plus à redouter les caprices d'une multitude
dangereuse, qui, sans rétablir la liberté, aurait pu
troubler la nouvelle administration, et peut-être y
porter des atteintes mortelles.
Le sénat.
Marius et César, en se déclarant les protecteurs du
peuple, avaient renversé la constitution de leur patrie :
mais dès que le sénat eut été humilié, et qu'il
eut perdu toute sa force, cette assemblée, composée
de cinq ou six cents personnes, devint entre les mains
du despotisme un instrument utile et flexible. Ce fut
principalement sur la dignité du sénat qu'Auguste et
ses successeurs fondèrent leur nouvel empire; ils affectèrent,
en toute occasion, d'adopter le langage et les
principes des patriciens. Dans l'exercice de leur puissance,
ils consultaient le souverain conseil de la nation,
et ils paraissaient se conformer à ses décisions
pour les grands intérêts de la paix et de la guerre.
Rome, l'Italie et les provinces intérieures, étaient
sous le gouvernement direct du sénat. Ce tribunal
décidait en dernier ressort de toutes les affaires civiles :
quant au criminel, il connaissait des prévarications
commises par les hommes en place, et des
délits qui intéressaient la tranquillité ou la majesté
du peuple romain. L'exercice du pouvoir judiciaire
devint la plus habituelle et la plus sérieuse des occupations
du sénat. Les causes importantes ouvraient une
carrière brillante aux grands orateurs : c'était le dernier
asile où venait se réfugier l'ancien génie de l'éloquence.
Comme conseil de la nation et comme cour
de justice, le sénat jouissait de prérogatives très
considérables; tandis qu'en sa qualité de corps législatif,
il était supposé représenter le peuple, et
paraissait avoir conservé les droits de la souveraineté.
Les lois recevaient leur sanction de ses décrets : toute
puissance était dérivée de son autorité. Il s'assemblait
régulièrement trois fois par mois, aux calendes, aux
nones et aux ides. On discutait les affaires avec une
honnête liberté; et les empereurs, qui se glorifiaient
du titre de sénateur, prenaient séance, donnaient leur
voix, et se confondaient avec leurs égaux.
Idées générales du système impérial.
Résumons en peu de mots le système du gouvernement
impérial institué par Auguste et maintenu
par ceux de ses successeurs qui connurent leurs véritables
intérêts et ceux du peuple : c'était une monarchie
absolue, revêtue de toute la forme d'une
république. Les souverains de ce vaste État plaçaient
leur trône au milieu des nuages. Soigneux de dérober
aux yeux de leurs sujets leur force irrésistible,
ils faisaient profession d'être les ministres du sénat,
et obéissaient aux décrets suprêmes qu'ils avaient
eux-mêmes dictés
(23).
Cour des empereurs.
L'aspect de la cour répondait aux formes de l'administration.
Si nous en exceptons ces tyrans qui,
emportés par leurs folles passions, foulaient aux pieds
toutes les lois de la nature et de la décence, les empereurs
dédaignèrent une pompe dont l'éclat aurait
pu offenser leurs concitoyens, sans rien ajouter à
leur puissance réelle. Dans tous les détails de la vie,
ils semblaient oublier la supériorité de leur rang :
souvent ils visitaient leurs sujets, et les invitaient à
venir partager leurs plaisirs, leurs habits, leur table,
leur palais, n'avaient rien qui les distinguât d'un
sénateur opulent : leur maison, quoique nombreuse
et brillante, n'était composée que d'esclaves et d'affranchis
(24).
Auguste ou Trajan aurait rougi d'abaisser
le dernier des citoyens à ces emplois domestiques
que les nobles les plus fiers de la Grande-Bretagne
sont aujourd'hui si ambitieux d'obtenir dans la maison
et dans le service personnel du chef d'une monarchie
limitée.
Déification.
Si les empereurs peuvent être accusés d'avoir passé
les bornes de la prudence et de la modestie qu'ils
avaient eux-mêmes tracées, c'est lorsqu'ils ont voulu
être mis au rang des dieux
(25).
Ce culte impie, et
dicté par une basse adulation, fut institué dans l'Asie
en l'honneur des successeurs d'Alexandre
(26).
Des
monarques il fut aisément transféré aux gouverneurs
de cette contrée : bientôt les magistrats romains, adorés
comme des divinités de la province, eurent des
temples où brillait la pompe des fêtes et des sacrifices
(27).
I1 était bien naturel que les empereurs acceptassent
ce que de simples proconsuls n'avaient
pas refusé. Ces honneurs divins, rendus dans les
provinces, attestaient plutôt le despotisme que la servitude
de Rome : mais les nations vaincues enseignèrent
à leurs maîtres l'art de la flatterie. Le génie
impérieux du premier des Césars l'engagea trop facilement
à recevoir pendant sa vie une place parmi les
divinités tutélaires de la république. Le caractère
modéré de son successeur lui fit rejeter ce dangereux
hommage; et même par la suite tous les princes,
excepté Caligula et Domitien, renoncèrent à cette
folle ambition. Auguste, il est vrai, permit à quelques
villes de province de lui élever des temples : mais il
exigea que l'on célébrât le culte de Rome avec celui
du souverain. Il tolérait une superstition particulière
dont il était l'objet
(28),
tandis que, satisfait des hommages
du sénat et du peuple, il laissait sagement à
son successeur le soin de sa déification. De là s'introduisit,
à la mort des empereurs, la coutume constante
de les placer au nombre des dieux. Le sénat accordait,
par un décret solennel, cet honneur à tous ceux
de ses princes dont la conduite et la mort n'avaient
point été celles des tyrans; et les cérémonies de l'apothéose
(29)
accompagnaient la pompe des funérailles.
Cette profanation légale, mais si contraire à la nature,
si opposée à nos principes, n'excita qu'un faible
murmure
(30)
dans un siècle où le polythéisme avait
tant multiplié les objets sacrés. Elle fut d'ailleurs reçue
plutôt comme institution politique que comme institution
religieuse. Ce serait dégrader les Antonins que
de mettre leurs vertus en parallèle avec les vices de
Jupiter ou d'Hercule : le caractère même de César ou
d'Auguste était bien supérieur à celui des divinités
populaires. Ces princes d'ailleurs vivaient dans un siècle
trop éclairé, et leurs actions avaient trop d'éclat
pour que l'histoire de leur vie fût mêlée de ces fables
et de ces mystères qu'exige la dévotion du peuple : à
peine leur divinité eut-elle été établie par les lois,
qu'elle tomba dans l'oubli, sans contribuer à leur réputation,
ou à la dignité de leurs successeurs.
Titre d'Auguste et de César.
Lorsque nous avons examiné toutes les parties qui
composaient 1'édifice de la puissance impériale, nous
avons souvent désigné sous le nom bien connu d'Auguste
celui qui en avait jeté les fondemens avec tant
d'art : cependant il ne reçut ce nom qu'après avoir
mis la dernière main à son ouvrage. Né d'une famille
obscure
(31),
dans la petite ville d'Aricie, il s'appelait
Octave, nom souillé par tout le sang versé dans les
proscriptions. Lorsqu'il eut asservi la république, il
désira pouvoir effacer le souvenir de ses premières
actions. Comme fils adoptif du dictateur, il avait pris
le surnom glorieux de César; mais il avait trop de
jugement pour espérer d'être jamais confondu avec
ce grand homme, pour désirer même de lui être
comparé. On proposa dans le sénat de donner un
nouveau titre au chef de l'État. Après une discussion
sérieuse, celui d'Auguste fut choisi parmi plusieurs
autres, et parut rendre d'une manière convenable le
caractère de paix et de piété qu'il affectait constamment
(32).
Ainsi le nom d'Auguste était une distinction
personnelle; celui de César indiquait la famille
illustre qui s'était frayé un chemin au trône. Il semblait
que le premier dût expirer avec le prince qui
l'avait reçu ; l'autre pouvait se transmettre par adoption,
et passer avec les femmes dans une nouvelle
branche. Néron aurait donc été le dernier prince qui
eût eu le droit de réclamer une si noble extraction :
cependant, à sa mort, ces titres se trouvaient déjà liés,
par une pratique constante, avec la dignité impériale;
et depuis la chute de la république jusqu'à nos jours,
ils ont été conservés par une longue suite d'empereurs
romains, grecs, francs et allemands. Il s'introduisit
bientôt cependant une distinction entre ces
deux titres. Le monarque se réservait le nom sacré
d'Auguste, tandis que ses parens étaient plus communément
appelés Césars. Tel fut, au moins depuis
le règne d'Adrien, le titre donné à l'héritier présomptif
de l'empire
(33).
Caractère et politique d'Auguste.
Les égards respectueux d'Auguste pour une constitution
libre qu'il avait lui-même renversée, ne
peuvent être expliqués que par une connaissance approfondie
du caractère de ce tyran subtil. Une tête
froide, un cœur insensible, une âme timide, lui firent
prendre, à l'âge de dix-neuf ans, le masque de l'hypocrisie,
que jamais il ne quitta. Il signa de la même
main, et probablement dans le même esprit, la mort
de Cicéron et le pardon de Cinna. Ses vertus, ses
vices même, étaient artificiels : son intérêt seul le
rendit d'abord l'ennemi de la république romaine; il
le porta dans la suite à en être le père
(34).
Lorsque ce
prince éleva le système ingénieux de l'administration
impériale, ses alarmes lui dictèrent la modération qu'il
affectait; il cherchait à en imposer au peuple, en lui
présentant une ombre de liberté civile, et à tromper
les armées par une image du gouvernement civil.
Image de liberté pour le peuple.
I. La mort de César se présentait sans cesse à ses
yeux. Auguste avait comblé ses partisans de biens et
d'honneurs; mais les plus intimes amis de son oncle
avaient été au nombre des conspirateurs. Si la fidélité
des légions le rassurait contre les efforts impuissans
d'une rebellion ouverte, la vigilance des troupes
pouvait-elle mettre sa personne à l'abri du poignard
d'un républicain déterminé ? Les romains qui révéraient
la mémoire de Brutus
(35),
auraient applaudi
à l'imitation de sa vertu. César avait provoqué son
destin autant par l'ostentation de sa puissance que
par sa puissance elle-même. Le consul ou le tribun
eût peut-être régné en paix : le titre seul de roi arma
les Romains contre sa vie. Auguste savait que le genre
humain se laisse gouverner par des noms. Il ne fut
pas trompé dans son attente, lorsqu'il s'imagina que
le sénat et le peuple se soumettraient à l'esclavage,
pourvu qu'on les assurât respectueusement qu'ils
jouissaient toujours de leur ancienne liberté. Un sénat
faible et un peuple énervé chérirent cette illusion
agréable, tant qu'elle fut soutenue par la vertu ou
par la prudence des successeurs d'Auguste. Ce fut un
motif de défense personnelle, et non un principe de
liberté, qui anima les meurtriers de Caligula, de Néron
et de Domitien. Ils attaquèrent le tyran, sans diriger
leurs coups contre l'autorité de l'empereur.
Tentative du sénat après la mort de Caligula.
L'histoire nous présente cependant une époque
mémorable où le sénat, après un silence de soixante-dix
ans, s'éleva tout à coup, et fit de vains efforts
pour réclamer des droits si long-temps oubliés. Les
consuls convoquèrent cette respectable assemblée
dans le Capitole, lorsque le trône devînt vacant par
le meurtre de Caligula : ils condamnèrent la mémoire
des Césars, et donnèrent le mot de liberté pour mot
de ralliement au petit nombre de cohortes qui paraissaient
vouloir suivre leurs étendards. Enfin, pendant
quarante-huit heures, ils agirent comme les chefs indépendans
d'une constitution libre; mais tandis qu'ils
délibéraient, les gardes prétoriennes avaient pris leur
résolution. L'imbécile Claude, frère de Germanicus,
était déjà dans leur camp, revêtu de la pourpre impériale,
et disposé à soutenir son élection les armes à
la main. Cette lueur de liberté disparut, et le sénat
n'aperçut de tous côtés que les horreurs d'une servitude
inévitable. Abandonnée par le peuple, menacée
par les troupes, cette faible assemblée fut forcée de
ratifier le choix des prétoriens, trop heureuse de
pouvoir profiter d'une amnistie que Claude eut la
prudence d'offrir, et la générosité d'observer
(36).
Image du gouvernement pour les armées.
II. L'insolence des armées inspirait à l'empereur
Auguste des alarmes beaucoup plus vives. Le désespoir
des citoyens ne pouvait que tenter ce que la
puissance des soldats était capable d'exécuter en tout
temps. Quelle pouvait être l'autorité de ce prince sur
des hommes sans principes, auxquels il avait appris
lui-même à violer toutes les lois de la société ? Il avait
entendu leurs clameurs séditieuses; il redoutait les
momens calmes de la réflexion. Une révolution avait
été achetée par des récompenses immenses : une autre
révolution pouvait promettre des récompenses
nouvelles. Quoique les troupes témoignassent un attachement
inviolable à la maison de César, était-il
possible de se fier à une multitude inconstante et
capricieuse ? Auguste sut tirer parti de ce qui restait
encore d'idées romaines dans ces esprits indociles. Il
apposa le sceau des lois à la rigueur de la discipline;
et, faisant briller la majesté du sénat entre l'empereur
et l'armée, il osa bien exiger une obéissance qu'il
prétendait lui être due comme au premier magistrat
de la république
(37).
Leur obéissance.
Durant une période de deux cent vingt ans, qui
s'écoulèrent depuis l'établissement de cet adroit système
jusqu'à la mort de l'empereur Commode, l'État
n'éprouva que très-peu les malheurs attachés à un
gouvernement militaire : le danger était encore éloigné.
Le soldat eut rarement occasion alors de connaître
sa propre force et la faiblesse de l'autorité civile;
découverte fatale qui, dans la suite, enfanta de si
terribles maux. Caligula et Domitien furent assassinés
dans leur palais par leurs domestiques
(38).
Les
secousses qui agitèrent la ville de Rome à la mort du
premier de ces princes, ne s'étendirent point au-delà
de 1'enceinte de cette capitale. A la vérité, Néron enveloppa
tout l'empire dans sa ruine. Dans l'espace de
dix-huit mois, quatre princes furent massacrés; et
le choc des armées rivales ébranla l'univers. Mais cet
orage violent, formé par la licence des soldats, fut
bientôt dissipé. Les deux siècles qui suivirent la mort
d'Auguste ne furent point ensanglantés par des guerres
civiles, ni troublés par aucune révolution. L'empereur
était élu par l'autorité du sénat et par le consentement
des troupes
(39).
Les légions respectaient
leur serment de fidélité; et les recherches les plus
minutieuses dans les annales romaines ne nous font
découvrir qu'avec peine trois rebellions
(40)
peu importantes,
étouffées au bout de quelques mois, sans
même que l'on eût été obligé d'en venir au hasard
d'une bataille
(41).
Successeur désigné.
Dans les monarchies électives, la mort du souverain
est un moment de crise et de danger. Les empereurs
romains, témoins de l'esprit séditieux de ces
légions, craignirent qu'elles ne profitassent de ces
momens où toute autorité est suspendue. Pour leur
épargner la tentation de faire un choix irrégulier, celui
qui était désigné pour succéder à l'empire, était
revêtu par l'empereur lui-même d'un pouvoir si considérable,
qu'à la mort du prince, déjà puissant, il
montait paisiblement sur le trône; à peine même l'empire
s'apercevait-il qu'il changeait de maître.
Tibère.
Ainsi
l'empereur Auguste tourna ses regards vers Tibère,
lorsque des pertes réitérées eurent fait évanouir des
espérances plus douces. Il obtint pour ce fils adoptif
la censure et le tribunat; et il l'associa, par une loi
formelle, au commandement des armées et au gouvernement
des provinces
(42).
Titus.
Ainsi Vespasien sut enchaîner
l'âme généreuse de l'aîné de ses fils. Titus
était l'idole des légions de l'Orient, qui venaient d'achever
sous ses ordres la conquête de la Judée. Sa
puissance devenait redoutable; et comme les passions
de la jeunesse jetaient un voile sur ses vertus, on se
défiait de ses projets. Loin de se livrer à d'indignes
soupçons, le prudent monarque associa son fils à
toute la puissance et à la dignité impériale. Titus,
pénétré de reconnaissance, se conduisit toujours
comme le ministre respectueux et fidèle d'un père si
indulgent
(43).
La race des Césars et la famille Flavienne.
Le sage Vespasien prit toutes les mesures nécessaires
pour confirmer son élévation récente et peu assurée.
Depuis un siècle, le serment militaire et la fidélité
des troupes semblaient appartenir au nom et à la
famille des Césars. Quoique cette famille ne se fût
soutenue que par adoption, le peuple respectait toujours
dans la personne de Néron le petit-fils de Germanicus
et le successeur direct de l'empereur Auguste.
Les prétoriens n'avaient abandonné qu'à regret
la cause du tyran : cette désertion avait excité leurs
remords
(44).
La chute rapide de Galba, d'Othon, de
Vitellius, apprit aux armées à regarder les empereurs
comme leurs créatures et comme l'instrument
de leur licence. Vespasien, né dans l'obscurité, ne
tirait aucun lustre de ses ancêtres : son aïeul avait
été soldat, et son père possédait un emploi médiocre
dans les fermes de l'État
(45).
Le mérite de ce prince
l'avait fait parvenir à l'empire dans un âge avancé :
ses talens avaient plus de solidité que d'éclat, ses
vertus même étaient obscurcies par une sordide parcimonie.
Il importait donc à l'intérêt de ce monarque
de s'associer un fils dont le caractère aimable et
brillant pût détourner les regards du public de l'obscure
origine de la maison Flavienne pour les reporter
sur la gloire qu'elle semblait promettre. Sous le
règne de Titus, l'univers goûta les douceurs d'une
félicité passagère; et le souvenir de ce prince adorable
fit supporter, pendant plus de quinze ans, les
vices de son frère Domitien.
Adoption et caractère de Trajan.
Dès que Nerva eût été revêtu de la pourpre que
lui offrirent les meurtriers de Domitien, il s'aperçut
que son grand âge le rendait incapable d'arrêter le torrent
des désordres publics, qui s'étaient multipliés
sous la longue tyrannie de son prédécesseur.
Ann. 96.
Les gens
de bien respectaient sa vertu; mais les Romains dégénérés
avaient besoin d'un caractère ferme, dont la
justice imprimât la terreur dans le cœur des coupables.
Nerva ne fut point déterminé dans son choix
par des vues personnelles. Quoique environné de parens,
il adopta un étranger, Trajan, âgé pour lors de
quarante ans, et qui commandait une grande armée
dans la Basse-Germanie. Ce général fut aussitôt déclaré
par le sénat collègue et successeur du prince
(46).
Ann. 98.
Quand l'histoire nous a fatigués du récit des crimes
et des fureurs de Néron, combien devons-nous regretter
de n'avoir, pour connaître les actions brillantes
de Trajan, que le récit obscur d'un abrégé, ou la
lumière douteuse d'un panégyrique ! Il existe cependant
à la gloire de ce prince un autre panégyrique
que la flatterie n'a point dicté : deux cent cinquante
ans environ après sa mort, le sénat, au milieu des
acclamations ordinaires qui retentissaient à l'avénement
d'un nouvel empereur, lui souhaita de passer,
s'il était possible, Auguste en bonheur, et Trajan
en vertus
(47).
D'Adrien. Ann. 117.
Selon toutes les apparences, un monarque qui chérissait
si tendrement sa patrie dut long-temps hésiter
à revêtir de la puissance souveraine son neveu Adrien,
dont le caractère singulier ne lui était pas inconnu.
Mais l'artifice de l'impératrice Plotine sut fixer l'irrésolution
de Trajan dans ses derniers momens : peut-être
supposa-t-elle hardiment une fausse adoption
(48).
Quoi qu'il en soit, il eût été dangereux d'approfondir
la vérité : ainsi Adrien fut reconnu paisiblement
dans tout l'empire. Nous avons déjà parlé de la prospérité
de l'État sous son règne. Ce prince encouragea
les arts, réforma les lois, resserra les liens de la discipline
militaire, et parcourut lui-même toutes les
provinces. Son génie vaste et actif embrassait également
les vues les plus étendues et les plus petits
détails de l'administration; mais la vanité et la curiosité
furent ses passions dominantes. Comme elles
étaient sans cesse excitées par une foule d'objets différens,
on aperçut tour à tour dans Adrien un prince
excellent, un sophiste ridicule, et un tyran jaloux de
son autorité. En général sa conduite avait pour base
une modération et une équité bien recommandables.
Cependant il fit mourir, dans les premiers jours de
son règne, quatre sénateurs consulaires, ses ennemis
personnels, et qui avaient paru dignes de l'empire.
Tourmenté sur la fin de sa vie par une maladie longue
et douloureuse, il devint farouche et cruel; le
sénat ne savait même s'il devait le placer au rang des
dieux, ou le confondre parmi les tyrans; et les honneurs
rendus à sa mémoire ne furent accordés qu'aux
vives sollicitations d'Antonin le Pieux
(49).
Adoption des deux Verus.
Adrien ne consulta d'abord qu'un caprice aveugle
pour le choix de son successeur. Après avoir jeté les
yeux sur plusieurs citoyens d'un mérite distingué,
qu'il estimait et qu'il haïssait, il adopta Ælius-Verus,
jeune seigneur livré au plaisir, dont la grande beauté
était une recommandation puissante auprès de l'amant
d'Antinoüs
(50).
Mais tandis que l'empereur s'applaudissait
de son choix et des acclamations des soldats
dont il avait obtenu le consentement par des libéralités
excessives, une mort prématurée vint tout à coup
arracher de ses bras le nouveau César
(51).
Ælius-Verus
laissait un fils; Adrien le confia à la reconnaissance
des Antonins. Ce jeune prince fut adopté par Antonin
le Pieux, et partagea dans la suite avec Marc-Aurèle
la dignité impériale. Parmi tous ses vices, il possédait
une seule vertu; c'était une déférence aveugle pour
la sagesse de son collègue : il lui abandonna volontairement
les soins pénibles du gouvernement. L'empereur
philosophe ferma les yeux sur la conduite de
Verus, pleura sa mort, et jeta un voile sur sa mémoire.
Adoption des deux Antonins.
Adrien venait de satisfaire sa passion. Lorsque toutes
ses espérances furent évanouies, il résolut de mériter
la reconnaissance de la postérité, en plaçant sur
le trône de Rome le mérite le plus éminent : son œil
pénétrant démêla facilement, dans la foule de ses sujets,
un sénateur âgé de cinquante ans environ, dont
toute la vie avait été irréprochable, et un jeune homme
de dix-sept ans, dont la sagesse annonçait le germe
des vertus qui devaient se développer, dans la
suite, avec tant d'éclat. Le premier fut déclaré fils et
successeur d'Adrien, à condition toutefois qu'il adopterai
aussitôt le plus jeune; et les deux Antonins (car
c'est d'eux que nous parlons) gouvernèrent le monde
pendant quarante-deux ans avec le même esprit de
modération et de sagesse.
138-180.
Antonin le Pieux avait deux fils
(52);
mais il préférait
Rome à sa famille
(53).
Après avoir donné sa fille
Faustine en mariage au jeune Marcus, il engagea le
sénat à lui accorder les dignités de proconsul et de
tribun; enfin, s'élevant noblement au-dessus de toute
jalousie, ou plutôt incapable d'en ressentir, il l'associa,
par un noble désintéressement, à tous les travaux
de l'administration. De son côté, Marc-Aurèle
respecta son bienfaiteur, le chérit comme un père,
et lui obéit comme à son souverain
(54);
et lorsqu'il
tint seul les rênes de l'État, il s'empressa de marcher
sur ses traces, et d'adopter les maximes d'un si grand
prince. Ces deux règnes sont peut-être la seule période
de l'histoire, dans laquelle le bonheur d'un
peuple immense ait été l'unique objet du gouvernement.
Caractère et règne d'Antonin le Pieux.
C'est avec raison que Titus-Antonin a été nommé
un second Numa. Le même zèle pour la religion, la
justice et la paix, caractérisait ces deux princes; mais
la situation de l'empereur ouvrait un champ bien plus
vaste à ses vertus. Les soins de Numa se bornaient à
empêcher les habitans grossiers de quelques villages
de piller les campagnes et de détruire la récolte de
leurs voisins. Antonin maintenait l'ordre et la tranquillité
dans la plus grande partie de la terre. Son
règne a le rare avantage de ne fournir qu'un très petit
nombre de matériaux à l'histoire, ce tableau effrayant
des crimes, des forfaits et des malheurs du genre humain.
C'était un homme aimable autant que bon dans
sa vie privée; sa vertu simple et naturelle fuyait la
vanité et l'affectation. Il jouissait avec modération des
avantages attachés à son rang, et, au milieu des plaisirs
innocens
(55)
qu'il partageait avec ses concitoyens,
la sensibilité de cette âme bienfaisante se peignait,
avec une douce majesté, sur un front toujours serein.
De Marc-Aurèle.
La vertu de Marc-Aurèle Antonin paraissait plus
austère et plus travaillée
(56).
Elle était le fruit de l'éducation,
d'une étude profonde et d'un travail infatigable.
A l'âge de douze ans, il embrassa le système
rigide des stoïciens, dont les préceptes lui apprirent
à soumettre son corps à son esprit, à faire usage de
sa raison pour enchaîner ses passions, à considérer
la vertu comme le bien suprême, le vice comme le
seul mal, et tous les objets extérieurs comme des
choses indifférentes
(57).
Les Méditations de Marc-Aurèle,
ouvrage composé dans le tumulte des camps,
sont venues jusqu'à nous. Il a même daigné quelquefois
donner des leçons de philosophie avec plus de publicité
peut-être qu'il ne convenait à la modestie d'un
sage, et à la dignité d'un empereur
(58);
mais en général
sa vie est le commentaire le plus noble qui ait jamais
été fait des principes de Zénon. Sévère pour lui
même, Marc-Aurèle était rempli d'indulgence pour
les faiblesses des autres; il distribuait également la
justice, et se plaisait à répandre ses bienfaits sur tout
le genre humain; il déplora la perte d'Avidius-Cassius
qui avait excité une révolte en Syrie et dont la
mort volontaire lui enlevait le plaisir de se faire un
ami; il montra combien ses regrets étaient sincères,
par le soin qu'il prit de modérer le zèle du sénat contre
les partisans de ce traître
(59).
La guerre était à
ses yeux le fléau de la nature humaine; cependant,
lorsque la nécessité d'une juste défense le forçait de
prendre les armes, il ne craignait pas d'exposer sa
personne, et de paraître à la tête des troupes. On le
vit pendant huit hivers rigoureux camper sur les bords
glacés du Danube. Tant de fatigues portèrent enfin le
dernier coup à la faiblesse de sa constitution. Sa mémoire
fut long-temps chère à la postérité; et plus
d'un siècle encore après sa mort, plusieurs personnes
plaçaient l'image de Marc-Aurèle parmi celle de leurs
dieux domestiques
(60).
Bonheur des Romains.
S'il fallait déterminer dans quelle période de l'histoire
du monde le genre humain a joui du sort le plus
heureux et le plus florissant, ce serait sans hésiter
qu'on s'arrêterait à cet espace de temps qui s'écoula
depuis la mort de Domitien jusqu'à l'avénement de
Commode. Un pouvoir absolu gouvernait alors l'étendue
immense de l'empire, sous la direction immédiate
de la sagesse et de la vertu. Les armées furent contenues
par la main ferme de quatre empereurs successifs,
dont le caractère et la puissance imprimaient
un respect involontaire, et qui savaient se faire obéir,
sans avoir recours à des moyens violens. Les formes
de l'administration civile furent soigneusement observées
par Nerva, Trajan, Adrien et les deux Antonins,
qui, chérissant l'image de la liberté, se glorifiaient
de n'être que les dépositaires et les ministres
de la loi. De tels princes auraient été dignes de rétablir
la république, si les Romains de leur temps eussent
été capables de jouir d'une liberté raisonnable.
Sa nature incertaine.
Une incalculable récompense surpayait ces monarques
de leurs travaux, toujours accompagnés du
succès : ce prix, c'était l'estimable orgueil de la vertu,
et le plaisir inexprimable qu'ils éprouvaient à la vue
de la félicité générale, dont ils étaient les auteurs. Cependant
une réflexion juste, mais bien triste, venait
troubler pour eux les plus nobles jouissances. Ils devaient
avoir souvent réfléchi sur l'instabilité d'un
bonheur qui dépendait d'un seul homme. Le moment
fatal approchait peut-être, où le pouvoir absolu dont
ils ne faisaient usage que pour rendre leurs sujets
heureux, allait devenir un instrument de destruction
entre les mains d'un jeune prince emporté par ses
passions, ou de quelque tyran jaloux de son autorité.
Le frein idéal du sénat et des lois pouvait bien servir
à développer les vertus des empereurs; mais il était
trop faible pour corriger leurs vices : une force aveugle
et irrésistible faisait des troupes un sûr moyen
d'oppression; et les mœurs des Romains étaient si
corrompues, qu'il se présentait sans cesse des flatteurs
empressés à applaudir aux dérèglemens du souverain,
et des ministres disposés à servir ses cruautés,
son avarice ou ses crimes.
Souvenir de Tibère, Caligula, Néron et Domitien.
L'expérience des Romains avait déjà justifié ces
sombres alarmes. Les fastes de l'empire nous offrent
un riche et énergique tableau de la nature humaine,
que nous chercherions vainement dans les caractères
faibles et incertains de l'histoire moderne; on trouve
tour à tour dans la conduite des empereurs romains
les extrêmes de la vertu et du vice, la perfection la
plus sublime, et la dégradation la plus basse de notre
espèce. L'âge d'or de Trajan et des Antonins avait été
précédé par un siècle de fer. Il serait inutile de parler
des indignes successeurs d'Auguste : s'ils ont été
sauvés de l'oubli, ils en sont redevables à l'excès de
leurs vices et à la grandeur du théâtre sur lequel ils
ont paru. Le sombre et implacable Tibère, le furieux
Caligula, l'imbécile Claude, le cruel et débauché
Néron, le brutal Vitellius
(61),
le lâche et sanguinaire
Domitien, sont condamnés à une immortelle ignominie.
Pendant près de quatre-vingts ans, Rome ne
respira que sous Vespasien et sous Titus : si l'on en
excepte ces deux règnes, qui durèrent peu, l'empire
(62),
dans ce long intervalle, gémit sous les coups
redoublés d'une tyrannie qui extermina les anciennes
familles de la république, et se déclara l'ennemie de
la vertu et du talent.
Misère particulière aux Romains sous le règne des tyrans.
Tant que ces monstres tinrent les rênes de l'État,
deux circonstances particulières vinrent encore augmenter
la servitude des Romains, et rendirent leur
position bien plus affreuse que celle des victimes de
la tyrannie dans tout autre siècle et dans toute autre
contrée : l'une était le souvenir de leur ancienne liberté,
l'autre l'étendue de la monarchie. Ces causes
produisirent la sensibilité excessive des opprimés, et
l'impossibilité où ils se trouvaient d'échapper aux
poursuites de l'oppresseur.
Insensibilité des Orientaux.
I. Lorsque la Perse était gouvernée par les descendans
de Sefi, princes barbares, qui faisaient leurs délices
de la cruauté, et dont le divan, le lit et la table,
étaient tous les jours teints du sang de leurs favoris,
on rapporte le mot d'un jeune seigneur, qui disait ne
sortir jamais de la présence du monarque sans essayer
si sa tête était encore sur ses épaules. Une expérience
journalière justifiait le scepticisme de Rustan
(63);
cependant il paraît que la vue de l'épée fatale ne
troublait point son sommeil, et n'altérait en aucune
manière sa tranquillité : il savait que le regard du souverain
pouvait le faire rentrer dans la poussière; mais
un éclat de la foudre, une maladie subite, n'étaient
pas moins funestes; et c'était se conduire en homme
sage, que d'oublier les maux inévitables attachés à la
vie humaine pour jouir des heures fugitives. Rustan
se glorifiait d'être appelé l'esclave du roi. Vendu peut-être
par des parens obscurs dans un pays qu'il n'avait
jamais connu, il avait été élevé dans la discipline
sévère du sérail
(64);
son nom, ses richesses, ses honneurs,
étaient autant de présens d'un maître qui pouvait,
sans injustice, les lui retirer. L'éducation qu'il
avait reçue, loin de détruire ses préjugés, les imprimait
plus fortement dans son âme; la langue qu'il
parlait n'avait de mot pour exprimer une constitution,
que celui de monarchie absolue. Il lisait dans l'histoire
de l'Orient, que cette forme de gouvernement
était la seule que les hommes eussent jamais connue
(65).
L'Alcoran et les commentaires sacrés de ce
livre divin lui enseignaient que le sultan descendait
du grand prophète, et tenait son autorité du ciel
même; que la patience était la première vertu d'un
musulman, et qu'un sujet devait à son souverain
une obéissance sans bornes.
Esprit éclairé des Romains. Souvenir de leur première liberté.
C'était d'une manière bien différente que les Romains
avaient été préparés pour l'esclavage : courbés
sous le poids de leur propre corruption, asservis
par la violence militaire, ils conservèrent long-temps
les sentimens ou du moins les idées de leurs libres
ancêtres. L'éducation d'Helvidius et de Thrasea, de
Pline et de Tacite, était la même que celle de Cicéron
et de Caton. Les sujets de l'empire avaient puisé
dans la philosophie des Grecs les notions les plus
justes et les plus sublimes sur la dignité de la nature
humaine et sur l'origine de la société civile. L'histoire
de leur pays leur inspirait une vénération profonde
pour cette république dont la liberté, les vertus
et les triomphes, avaient été si célèbres. Pouvaient-ils
ne pas frémir au récit des forfaits heureux de César
et d'Auguste ? Comment n'auraient-ils pas méprisé
intérieurement ces tyrans, auxquels ils étaient obligés
de prostituer l'encens le plus vil ? Comme magistrats
et comme sénateurs, ils étaient admis dans ce
conseil auguste qui avait autrefois donné des lois à
l'univers, qui jouissait du privilège de confirmer les
décrets du monarque, et qui faisait indignement servir
sa puissance aux entreprises méprisables du despotisme.
Tibère et les empereurs qui marchèrent sur
ses traces, cherchèrent à couvrir leurs forfaits du
voile de la justice : peut-être goûtaient-ils un plaisir
secret à rendre le sénat complice aussi bien que victime
de leur cruauté. On vit dans ce sénat les derniers
des Romains, condamnés pour des crimes imaginaires
et pour des vertus réelles : leurs infâmes
accusateurs prenaient le langage de zélés patriotes,
qui auraient cité devant le tribunal de la nation un
citoyen dangereux. Un service aussi important était
récompensé par les richesses et par les honneurs
(66).
Des juges serviles prétendaient ainsi rendre hommage
à la majesté de la république, violée dans la personne
de son premier magistrat
(67) :
ils vantaient la
clémence de ce chef suprême au moment où ils redoutaient
le plus les suites de sa fureur et de son inexorable
cruauté
(68).
Le tyran regardait cette bassesse
avec un juste mépris, et, loin de déguiser ses sentimens,
il répondait à l'aversion secrète qu'il inspirait,
par une haine ouverte pour le sénat et pour le corps
entier de la nation.
L'étendue de l'empire ne laisse aucun asile aux romains.
II. L'Europe est maintenant partagée en différens
États indépendans les uns des autres, mais cependant
liés entre eux par les rapports généraux de la
religion, du langage et des mœurs : cette division
est un avantage bien précieux pour la liberté du genre
humain. Aujourd'hui un tyran qui ne trouverait de
résistance ni dans son propre cœur ni dans la force
de son peuple, se trouverait encore enchaîné par une
foule de liens. Le soin de sa propre gloire, l'exemple
de ses égaux, les représentations de ses alliés, la
crainte des puissances ennemies, tout contribuerait
à le retenir. Après avoir franchi sans obstacles les limites
étroites d'un royaume peu étendu, un sujet opprimé
trouverait facilement dans un climat plus heureux
un asile assuré, une fortune proportionnée à ses
talens, la liberté d'élever la voix, peut-être même
les moyens de se venger. Mais l'empire romain remplissait
l'univers; et lorsqu'il fut gouverné par un seul
homme, le monde entier devint une prison sûre et
terrible, d'où l'ennemi du souverain ne pouvait échapper.
L'esclave du despotisme luttait en vain contre le
désespoir: soit qu'il fut obligé de porter une chaîne
dorée à la cour des empereurs, ou de traîner dans
l'exil sa vie infortunée, il attendait son destin en silence
à Rome, dans le sénat, sur les rochers affreux
de l'île de Sériphos ou sur les rives glacées du Danube
(69).
La résistance eût été fatale, la fuite impossible,
partout une vaste étendue de terres et de mers
s'opposait à son passage; il courait à tout moment le
danger inévitable d'être découvert, saisi et livré à un
maître irrité. Au-delà des frontières, de quelque
côté qu'il tournât ses regards inquiets, il ne rencontrait
que le redoutable Océan, des contrées désertes,
des peuples ennemis, un langage barbare, des mœurs
féroces, ou enfin des rois dépendans, disposés à
acheter la protection de l'empereur par le sacrifice
d'un malheureux fugitif
(70).
« Partout où vous serez,
disait Cicéron à Marcellus, n'oubliez pas que vous
vous trouverez également à la portée du bras du
vainqueur
(71). »