CHAPITRE II
De l'union et de la prospérité intérieure de l'empire romain dans le
siècle des Antonins.
Principes du gouvernement.
Ce n'est pas seulement par l'étendue et par la rapidité
des conquêtes que nous devons juger de la grandeur
de Rome. Le souverain des déserts de la Russie
donne des lois à une partie du globe bien plus considérable.
Sept ans après son départ de Macédoine,
Alexandre avait érigé des trophées sur les rives de
l'Hyphase
(1).
En moins d'un siècle, l'invincible Zingis
et les princes mongols, ses descendans, étendirent
leurs cruelles dévastations et leur empire passager depuis
la mer de la Chine jusqu'aux confins de l'Égypte
et de l'Allemagne
(2).
Mais le solide édifice de la puissance
romaine avait été l'ouvrage de la sagesse de plusieurs
siècles. Les contrées soumises à Trajan et aux
Antonins étaient étroitement unies entre elles par les
lois, et embellies par les arts. Il pouvait arriver qu'elles
eussent à souffrir occasionnellement de quelques abus
du pouvoir confié aux délégués du souverain; mais
en général le principe du gouvernement était sage,
simple, et établi pour le bonheur des peuples. Les habitans
des provinces exerçaient paisiblement le culte
de leurs ancêtres, et, confondus avec les conquérans,
ils jouissaient des mêmes avantages, et parcouraient
d'un pas égal la carrière des honneurs.
Tolérance universelle.
I. La politique du sénat et des souverains de Rome
fut heureusement secondée, dans tout ce qui concernait
la religion, par les lumières de quelques-uns de
leurs sujets, et par la superstition aveugle des autres.
Les différens cultes admis dans l'empire étaient considérés
par le peuple comme également vrais, par le
philosophe comme également faux, et par le magistrat
comme également utiles. Ainsi la tolérance
entretenait une indulgence réciproque et même une
pieuse concorde.
Du peuple.
La superstition du peuple n'était ni irritée par l'aigreur
théologique, ni renfermée dans les chaînes d'un
système spéculatif. Fidèlement attaché aux cérémonies
de son pays, le polythéiste recevait avec une foi
implicite les différentes religions de la terre
(3).
La
crainte, la reconnaissance, la curiosité; un songe, un
présage, un accident extraordinaire, un voyage entrepris
dans des régions éloignées, étaient autant de
causes qui l'engageaient perpétuellement à multiplier
les articles de sa foi, et à augmenter le nombre
de ses dieux tutélaires. Le frêle tissu de la mythologie
païenne était composé d'une foule de matériaux
différens, à la vérité, mais non mal assortis. Dès qu'il
était reconnu que les héros et les sages dont la vie ou
la mort avait été utile à leur patrie, étaient revêtus
d'une puissance immortelle, on ne pouvait se dispenser
d'avouer qu'ils méritaient, sinon des adorations,
du moins la vénération du genre humain. Les
divinités d'un millier de bocages, d'un millier de sources,
jouissaient en paix de leur influence locale; et
lorsque le Romain conjurait la colère du Tibre, il ne
pouvait mépriser l'habitant de l'Égypte enrichissant
de ses offrandes la bienfaisante divinité du Nil. Les
puissances visibles de la nature, les planètes et les
élémens, étaient les mêmes dans tout l'univers : les
gouverneurs invisibles du monde moral ne pouvaient
être représentés que par des fictions et des allégories
entièrement semblables. Toutes les vertus, tous les
vices, devinrent autant de divinités. Chaque art, chaque
profession, reconnut parmi les habitans du ciel
un protecteur dont les attributs, dans les siècles et les
contrées les plus éloignées, tenaient au caractère particulier
de ses adorateurs. Une république de dieux,
si opposés de caractère et d'intérêt, avait besoin, dans
tous les systèmes, de la main régulatrice d'un magistrat
suprême : c'est ce magistrat que les progrès des
connaissances et de l'adulation revêtirent graduellement
des perfections et des titres sublimes de père
éternel, de monarque tout-puissant
(4).
La douceur
de l'esprit de l'antiquité était telle, que les nations faisaient
moins d'attention aux différences qu'aux rapports
de leur croyance religieuse. Souvent le Grec, le
Romain, le Barbare, venaient offrir leur encens dans
les mêmes temples : malgré la diversité de leurs cérémonies,
ils se persuadaient aisément que, sous des
noms différens, ils invoquaient la même divinité. Les
chants d'Homère embellirent la mythologie, et ce
poëte donna le premier une forme presque régulière
au polythéisme de l'ancien monde
(5).
Des philosophes.
Les philosophes de la Grèce avaient puisé leur morale
dans la nature de l'homme plutôt que dans celle
de l'Être suprême. La Divinité était cependant à leurs
yeux l'objet d'une méditation profonde et très-importante :
ils développèrent dans leurs sublimes recherches
la force et la faiblesse de l'esprit humain
(6).
On
distinguait parmi eux quatre sectes principales. Les
stoïciens et les platoniciens s'efforcèrent de concilier
les intérêts opposés de la raison et de la piété. Ils
nous ont laissé les preuves les plus sublimes de l'existence
et des perfections d'une cause première; mais
comme il leur était impossible de concevoir la création
de la matière, l'ouvrier, dans la philosophie de Zénon,
n'est pas assez distingué de l'ouvrage. D'un autre
côté, le dieu intellectuel de Platon et de ses disciples
ressemble plutôt à une pure conception idéale qu'à
une substance réellement existante. Les opinions des
épicuriens et des académiciens étaient au fond moins
religieuses : la science modeste des derniers ne leur
permettait pas de prononcer; ils doutaient d'une Providence
que l'ignorance positive des premiers leur
faisait entièrement rejeter. Un esprit d'examen, excité
par l'émulation et nourri par la liberté, avait divisé
les écoles publiques de la philosophie en autant
de sectes se combattant les unes les autres; mais toutes
s'accordaient à n'ajouter aucune foi aux superstitions
du peuple. Ce grand principe leur servait de
base commune, et elles s'empressaient de le communiquer
aux jeunes élèves qui, remplis d'une noble
émulation, accouraient en foule à Athènes et dans les
autres contrées de l'empire où l'on cultivait les sciences.
En effet, comment un philosophe aurait il pu
reconnaître l'empreinte de la Divinité dans les contes
puérils des poëtes et dans les traditions informes de
l'antiquité ? Pouvait il adorer comme dieux ces êtres
imparfaits, qu'il aurait méprisés comme mortels ? Cicéron
se servit des armes de la raison et de l'éloquence
pour combattre les systèmes absurdes du paganisme;
mais la satire de Lucien était bien plus faite pour les
détruire : aussi ses traits eurent ils plus de succès.
Un écrivain répandu dans le monde ne se serait pas
hasardé à jeter du ridicule sur des divinités qui n'auraient
pas déjà été secrètement un objet de mépris
aux yeux des classes éclairées de la société
(7).
Malgré l'esprit d'irréligion qui s'était introduit dans
le siècle des Antonins, on respectait encore l'intérêt
des prêtres et la crédulité du peuple. Les philosophes,
dans leurs écrits et dans leurs discours, soutenaient
la dignité de la raison, mais ils soumettaient en
même temps leurs actions à l'empire des lois et de la
coutume. Remplis d'indulgence pour ces erreurs qui
excitaient leur pitié, ils pratiquaient avec soin les cérémonies
de leurs ancêtres, et on les voyait fréquenter
les temples des dieux; quelquefois même ils ne dédaignaient
pas de jouer un rôle sur le théâtre de la
superstition, et la robe d'un pontife cachait souvent
un athée.
Avec de pareilles dispositions, les sages de l'antiquité
étaient bien éloignés de vouloir s'engager dans
aucune dispute sur les dogmes et les différens cultes du
vulgaire. Ils voyaient avec la plus grande indifférence
les formes variées que prenait l'erreur pour en imposer
à la multitude, et ils s'approchaient avec le même
respect apparent et le même mépris secret des autels
du Jupiter Libyen, de ceux du Jupiter Olympien, ou
de ceux du Jupiter qu'on adorait au Capitole
(8).
Du magistrat.
Il est difficile d'imaginer comment l'esprit de persécution
aurait pu s'introduire dans l'administration
de l'empire : les magistrats ne pouvaient se laisser entraîner
par les prestiges d'un zèle aveugle, bien que
sincère, puisqu'ils étaient eux-mêmes philosophes,
et que l'école d'Athènes avait donné des lois au sénat
de Rome : ils ne pouvaient être guidés ni par l'ambition
ni par l'avarice, dans un État où la juridiction
ecclésiastique était réunie à la puissance temporelle.
Les plus illustres sénateurs remplissaient les fonctions
augustes du sacerdoce, et les souverains furent
constamment revêtus de la dignité de grand pontife.
Ils reconnaissaient les avantages d'une religion unie
au gouvernement civil; ils encourageaient les fêtes
publiques instituées pour adoucir les mœurs des peuples;
ils sentaient combien l'art des augures était un
instrument utile dans les mains de la politique, et ils
entretenaient, comme le plus solide lien de la société,
cette utile opinion, que, soit dans cette vie, soit dans
l'autre, le crime de parjure ne pouvait échapper au
châtiment que lui réservait l'inévitable vengeance des
dieux
(9).
Persuadés ainsi des avantages généraux de
la religion, ils croyaient que les différentes espèces
de culte contribuaient également au bonheur de l'empire :
des institutions consacrées dans chaque pays par
le temps et par l'expérience, leur paraissaient pouvoir
seules convenir au climat et aux habitans. Il est vrai
que les statues des dieux et les ornemens des temples
devenaient souvent la proie de l'avarice et de la cupidité
(10);
mais les nations vaincues éprouvaient, dans
l'exercice de la religion de leurs ancêtres, l'indulgence
et même la protection des vainqueurs.
Dans les provinces.
La Gaule
seule semble avoir été exceptée de cette tolérance universelle :
sous le prétexte spécieux d'abolir les sacrifices
humains, Tibère et Claude détruisirent l'autorité
dangereuse des druides
(11);
mais ces prêtres, leurs
dieux et leurs autels, subsistèrent en paix dans l'obscurité
jusqu'à la destruction du paganisme
(12).
Rome.
Rome était sans cesse remplie d'étrangers qui se
rendaient en foule de toutes les parties du monde dans
cette capitale de l'empire
(13),
et qui tous y introduisaient
et y pratiquaient les superstitions de leur patrie
(14).
Chaque ville avait le droit de maintenir son
ancien culte dans sa pureté : le sénat romain usait
quelquefois de ce privilège commun pour opposer
une digue à l'inondation de tant de cérémonies ridicules.
De toutes les religions, celle des Égyptiens était
la plus vile et la plus méprisable; aussi l'exercice en
fut-il souvent défendu : on démolissait les temples
d'Isis et de Sérapis, et leurs adorateurs étaient bannis
de Rome et de l'Italie
(15).
Mais que peuvent les
faibles efforts de la politique contre le zèle ardent du
fanatisme ? Bientôt les exilés reparaissaient; on voyait
s'augmenter en même temps le nombre des prosélytes;
les temples étaient rebâtis avec encore plus de
magnificence; enfin Isis et Sérapis prirent place parmi
les divinités romaines
(16).
Cette indulgence n'avait
rien de contraire aux anciennes maximes du gouvernement.
Dans les plus beaux siècles de la république,
Cybèle et Esculape avaient été invités, par des ambassades
solennelles
(17),
à venir prendre séance dans
le Capitole; et pour séduire les divinités tutélaires
des villes assiégées, on avait coutume de leur promettre
des honneurs plus distingués que ceux dont
elles jouissaient dans leur patrie
(18).
Insensiblement
Rome devint le temple général de ses sujets, et le
droit de bourgeoisie fut accordé à tous les dieux de
l'univers
(19).
Liberté de Rome.
II. Les anciennes républiques de la Grèce avaient
cru devoir conserver sans aucun mélange le sang de
leurs premiers citoyens : cette fausse politique arrêta
la fortune et hâta la ruine d'Athènes et de Lacédémone;
mais le génie entreprenant de Rome sacrifia l'orgueil
à l'ambition; il jugea plus prudent et plus honorable
à la fois d'adopter pour siens le mérite et la
vertu partout où il les pourrait découvrir, fût-ce
parmi les esclaves, les étrangers, les ennemis ou les
Barbares
(20).
Durant l'époque la plus florissante de la
république d'Athènes, trente mille
(21)
citoyens furent
insensiblement réduits au nombre de vingt-un
mille
(22).
Rome nous présente dans ses accroissemens
un tableau bien différent : le premier cens de Servius-Tullius
ne se montait qu'à quatre-vingt-trois mille citoyens;
ce nombre s'augmenta rapidement, malgré
des guerres perpétuelles et les colonies que l'on envoyait
souvent au dehors : enfin, avant la guerre des
alliés, on comptait quatre cent soixante-trois mille
citoyens en état de porter les armes
(23).
Les alliés demandèrent
avec hauteur à être compris dans la distribution
des honneurs et des privilèges; mais le
sénat aima mieux recourir aux armes que de se déshonorer
par une concession forcée. Les Samnites et
les Lucaniens furent punis sévèrement de leur témérité.
La république ouvrit son sein aux autres États de
l'Italie, à mesure qu'ils rentrèrent dans leur devoir
(24),
et bientôt la liberté publique fut anéantie. Dans un
gouvernement démocratique, les citoyens exercent
l'autorité souveraine : entre les mains d'une multitude
immense, incapable de suivre la même direction,
cette autorité est une source d'abus, et finit par s'évanouir.
Mais lorsque les empereurs eurent supprimé
les assemblées populaires, les vainqueurs se trouvèrent
confondus avec les autres nations; seulement ils
tenaient le premier rang parmi les sujets. Leur accroissement,
quoique rapide, n'était plus accompagné
des mêmes dangers; cependant les princes qui
adoptèrent les sages maximes d'Auguste maintinrent
avec le plus grand soin la dignité du nom romain, et
ils furent très réservés à accorder le droit de cité
(25).
Italie.
Avant que les privilèges des Romains se fussent
étendus à tous les habitans de l'empire, l'Italie, bien
différente des autres provinces, était le centre du gouvernement
et la base la plus solide de la constitution :
elle se vantait d'être le berceau, ou du moins la résidence
des sénateurs et des Césars
(26).
Les terres des
Italiens étaient exemptes d'impositions, et leurs personnes,
de la juridiction arbitraire des gouverneurs.
Formées d'après le modèle parfait de la capitale,
leurs villes jouissaient de la puissance exécutive sous
l'inspection immédiate de l'autorité souveraine. Depuis
les Alpes jusqu'à l'extrémité de la Calabre, les
naturels du pays naissaient tous citoyens de Rome. Ils
avaient oublié leurs anciennes divisions, et insensiblement
ils étaient parvenus à former une grande nation,
réunie par la langue, les mœurs et les institutions
civiles, et capable de soutenir le poids d'un puissant
empire. La république se glorifiait de cette noble
politique; elle en était souvent récompensée par le
mérite et les services des enfans qu'elle avait adoptés.
Si la distinction du nom romain, renfermée dans les
murs de la ville, n'eût été le partage que des anciennes
familles, ce nom immortel aurait été privé de ses
plus riches ornemens. Mantoue est devenue célèbre
par la naissance de Virgile. Horace ne sait s'il doit
être appelé Lucanien ou citoyen de l'Apulie. Ce fut
à Padoue que le peuple romain trouva un historien
digne de retracer la suite majestueuse de ses triomphes.
Les Catons étaient venus de Tusculum déployer
dans Rome toutes les vertus du patriotisme; et la petite
ville d'Arpinum eut l'honneur d'avoir produit
deux illustres citoyens : Marius, qui mérita, après
Romulus et Camille, le titre glorieux de fondateur
de Rome, et Cicéron, qui, arrachant sa patrie aux
fureurs de Catilina, la mit en état de disputer à la
Grèce la palme de l'éloquence
(27).
Provinces.
Les provinces de l'empire, dont nous avons déjà
donné la description, étaient dépourvues de toute
force politique et de tous les avantages d'une liberté
constitutionnelle. Dans la Grèce
(28),
en Étrurie et
dans la Gaule
(29),
le premier soin du sénat fut de
détruire des confédérations dangereuses et capables
d'apprendre à l'univers que si les Romains avaient su
profiter de la division de leurs ennemis, l'union pouvait
arrêter les progrès de leurs armes. Souvent leur
ambition prenait le masque de la générosité ou de la
reconnaissance. Des souverains devaient, pendant
quelque temps, leurs sceptres à ces fausses vertus;
mais aussitôt qu'ils avaient rempli la tâche qui leur
avait été imposée, de façonner au joug les nations
vaincues, ils étaient précipités du trône. Les États
libres qui avaient embrassé la cause de Rome, admis
d'abord en apparence au rang d'alliés, furent ensuite
insensiblement réduits en servitude. Des ministres
nommés par le sénat et par les empereurs exerçaient
une autorité absolue et sans bornes. Mais les maximes
salutaires du gouvernement, qui avaient assuré la
paix et la soumission de l'Italie, pénétrèrent dans les
contrées les plus éloignées. L'établissement des colonies
et le droit de bourgeoisie accordé aux sujets
distingués par leur mérite et leur fidélité, formèrent
bientôt une nation de Romains sur toute la surface
de l'empire.
Colonies et villes municipales.
« Partout où le Romain porte ses conquêtes, il établit
son habitation, » dit très-bien Sénèque
(30);
l'histoire
et l'expérience ont confirmé cette observation.
Les habitans de l'Italie, attirés par l'attrait du plaisir
et de l'intérêt, se hâtaient de jouir des fruits de la victoire.
Quarante ans après la réduction de l'Asie, quatre-vingt
mille Romains furent massacrés en un seul
jour par les ordres du cruel Mithridate
(31).
Ces exilés
volontaires consentaient à vivre loin de leur patrie
pour se livrer au commerce, à l'agriculture, et à la
perception des revenus publics. Dans la suite, lorsque
sous les empereurs les légions eurent été rendues
permanentes, toutes les provinces se peuplèrent
de familles de soldats; les vétérans, après avoir reçu
la récompense de leurs services, en argent ou en
terres, avaient coutume de s'établir avec leurs familles
dans le pays qui avait été le théâtre de leurs
exploits. Dans tout l'empire, mais principalement
dans la partie occidentale, on réservait les terrains
les plus fertiles et les positions les plus avantageuses
pour les colonies, dont les unes étaient d'institution
civile, et les autres d'une nature militaire. Dans leurs
mœurs et dans l'administration intérieure, elles présentaient
une image parfaite de la métropole. Elles
contribuaient à faire respecter le nom romain; les
habitans du pays où elles étaient situées, unis bientôt
avec elles par des alliances et par les nœuds de
l'amitié, ne manquaient pas d'aspirer, dans l'occasion
favorable, aux mêmes honneurs et aux mêmes
avantages, et manquaient rarement de les obtenir
(32).
Les villes municipales parvinrent insensiblement au
rang et à la splendeur des colonies. Sous Adrien, l'on
disputait pour savoir quel sort devait être préféré,
ou celui de ces sociétés que Rome avait tirées de son
sein, ou celui des peuples qu'elle y avait reçus
(33).
Le droit de Latium était d'une espèce particulière :
dans les villes qui jouissaient de cette faveur, les magistrats
seulement prenaient, à l'expiration de leurs
offices, la qualité de citoyen romain; mais comme
ils étaient annuels, les principales familles se trouvaient
bientôt revêtues de cette dignité
(34).
Ceux des
habitans des provinces à qui on permettait de porter
les armes dans les légions
(35),
ceux qui exerçaient
quelque emploi civil; en un mot, tous ceux qui
avaient servi l'État d'une manière quelconque, ou
déployé quelque talent personnel, recevaient pour
récompense un présent dont le prix diminuait tous
les jours par la libéralité excessive des empereurs.
Cependant, dans le siècle des Antonins, ce titre était
encore accompagné d'avantages réels, quoiqu'il eût
été alors accordé à un très-grand nombre de sujets.
Il procurait aux gens du peuple le bénéfice des lois
romaines, particulièrement dans les mariages, les
successions et les testamens; et il ouvrait une carrière
brillante à ceux dont les prétentions étaient secondées
par la faveur ou par le mérite. Les petits-fils de
ces Gaulois qui avaient assiégé Jules-César dans Alésia
(36),
commandaient des légions, gouvernaient des
provinces, et étaient admis dans le sénat de Rome
(37);
leur ambition, au lieu de troubler la tranquillité publique,
se trouvait étroitement liée à la grandeur et
à la sûreté de l'État.
Division des provinces grecques et latines.
Les Romains n'ignoraient pas l'influence du langage
sur les mœurs; aussi s'occupèrent ils sérieusement
des moyens d'étendre avec leurs conquêtes l'usage de
la langue latine
(38).
II ne resta aucune trace des différens
dialectes de l'Italie : l'étrusque, le sabin et le
vénète, disparurent. Les provinces de l'Orient ne furent
pas aussi dociles à la voix d'un maître victorieux.
L'empire se trouva ainsi partagé en deux parties entièrement
différentes. Cette distinction se perdit dans
l'éclat de la prospérité; mais elle devint plus sensible
à mesure que les ombres de l'adversité s'abaissèrent
sur l'univers romain. Les contrées de l'Occident furent
civilisées par les mains qui les avaient soumises.
Lorsque les Barbares commencèrent à porter avec
moins de répugnance le joug de la servitude, leurs
esprits s'ouvrirent aux impressions nouvelles des
sciences et de la civilisation. La langue de Virgile et
de Cicéron fut universellement adoptée en Afrique,
en Espagne, dans la Gaule, en Bretagne et dans la
Pannonie
(39) :
il est vrai qu'elle y perdit de sa pureté.
Les paysans seuls conservèrent dans leurs montagnes
de faibles vestiges des idiomes celtique et punique
(40).
L'étude et l'éducation répandirent insensiblement les
opinions romaines parmi les habitans de ces contrées,
et les provinces reçurent de l'Italie leurs coutumes
aussi bien que leurs lois. Elles sollicitèrent avec plus
d'ardeur, et obtinrent avec plus de facilité le titre et
les honneurs de la cité; elles soutinrent la dignité de
la république dans les armes aussi bien que dans les
lettres
(41);
enfin, elles produisirent dans la personne
de Trajan un empereur que les Scipions n'auraient
pas désavoué pour leur compatriote. La situation des
Grecs était bien différente de celle des Barbares. Il
s'était écoulé plusieurs siècles depuis que ce peuple
célèbre avait été civilisé et corrompu : il avait trop
de goût pour abandonner sa langue nationale, et trop
de vanité pour adopter des institutions étrangères.
Constamment attaché aux préjugés de ses ancêtres,
après en avoir oublié les vertus, il affectait de mépriser
les mœurs grossières des Romains, dont il était
forcé d'admirer la haute sagesse, et de respecter la
puissance supérieure
(42).
Les mœurs et la langue des
Grecs n'étaient pas renfermées dans les limites étroites
de cette contrée jadis si fameuse, leurs armes et
leurs colonies en avaient répandu l'influence depuis
la mer Adriatique jusqu'au Nil et l'Euphrate. L'Asie
était remplie de villes grecques, et la longue domination
des princes de Macédoine avait, sans éclat,
opéré une révolution dans les mœurs de la Syrie et
de l'Égypte. Ces monarques réunissaient dans leur
extérieur pompeux l'élégance d'Athènes et le luxe de
l'Orient, et les plus riches d'entre leurs sujets suivaient
à une distance convenable l'exemple de la cour. Telle
était la division générale de l'empire romain, relativement
aux langues grecque et latine. On peut renfermer
dans une troisième classe les naturels de Syrie,
et surtout ceux de l'Égypte. Attachés à leurs anciens
dialectes, qui leur interdisaient tout commerce avec
le genre humain, ils restèrent plongés dans une ignorance
profonde
(43).
La vie molle et efféminée des
uns les exposait au mépris, la sombre férocité des
autres leur attira la haine des vainqueurs
(44).
Ils s'étaient
soumis à la puissance romaine, mais ils cherchèrent
rarement à se rendre dignes du titre de citoyen
romain; et l'on a remarqué qu'après la chute
des Ptolémées, il s'écoula plus de deux cent trente
ans avant qu'un Égyptien eût été admis dans le sénat
de Rome
(45).
Usage général des deux langues.
C'est une observation devenue commune, et qui
n'en est pas moins vraie, que Rome triomphante fut
subjuguée par les arts de la Grèce. Ces écrivains immortels,
qui font encore les délices de l'Europe savante,
furent bientôt connus en Italie et dans les
provinces occidentales : ils furent lus avec transport,
et devinrent l'objet de l'admiration publique; mais
les occupations agréables des Romains n'avaient rien
de commun avec les maximes profondes de leur politique.
Quoique séduits par les chefs-d'œuvre de la
Grèce, ils surent conserver la dignité de leur langue,
qui seule était en usage dans tout ce qui regardait
l'administration civile et le gouvernement militaire
(46).
Le grec et le latin exerçaient en même temps dans
une juridiction séparée, l'un comme l'idiome
naturel des sciences, l'autre comme le dialecte légal
de toutes les transactions publiques. Ces deux langues
étaient également familières à ceux qui au maniement
des affaires unissaient la culture des lettres; et parmi
les sujets de Rome, ayant reçu une éducation libérale,
il était presque impossible d'en trouver qui ignorassent
l'une et l'autre de ces langues universelles.
Esclaves.
Ce fut par de semblables institutions que les nations
de l'empire se confondirent insensiblement dans
ce même nom et ce même peuple romain; mais il
existait toujours au centre de toutes les provinces et
dans le sein de chaque famille, une classe d'hommes
infortunés, destinés à supporter toutes les charges de
la société sans en partager les avantages.
Leur traitement.
Dans les
États libres de l'antiquité, les esclaves domestiques
étaient exposés à toute la rigueur capricieuse du despotisme.
L'établissement complet de l'empire romain
avait été précédé par des siècles de violences et de
rapines. Les esclaves étaient, pour la plupart, des
Barbares captifs, que le sort des armes faisait tomber
par milliers entre les mains du vainqueur
(47),
et que
l'on vendait à vil prix
(48).
Impatiens à briser leurs
fers, ils ne respiraient que la vengeance, et regrettaient
sans cesse cette vie indépendante à laquelle ils
avaient été accoutumés. Le désespoir leur donna souvent
des armes, et leur soulèvement mit plus d'une
fois la république sur le penchant de sa ruine
(49).
On
établit contre ces ennemis dangereux de sévères réglemens
(50)
et des châtimens cruels, que la nécessité
seule pouvait justifier. Mais lorsque les principales
nations de l'Asie, de l'Europe et de l'Afrique, eurent
été réunies sous un seul gouvernement, les sources
étrangères de l'abondance des esclaves commencèrent
à se tarir; et pour en entretenir toujours le même
nombre, les Romains furent obligés d'avoir recours à
des moyens plus doux, mais moins prompts
(51) :
ils
encouragèrent les mariages entre leurs nombreux esclaves,
et surtout à la campagne. Les sentimens de
la nature, les habitudes de l'éducation, la possession
d'une sorte de propriété dépendante, contribuèrent
à adoucir les peines de la servitude
(52).
L'existence
d'un esclave devint un objet plus précieux; et quoique
son bonheur tînt toujours au caractère et à la fortune
de celui dont il dépendait, la crainte n'étouffait
plus la voix de la pitié, et l'intérêt du maître lui dictait
des sentimens plus humains. La vertu ou la politique
des souverains accéléra le progrès des mœurs;
et, par les édits d'Adrien et des Antonins, la protection
des lois s'étendit jusque sur la classe la plus abjecte
de la société. Après bien des siècles, le droit de
vie et de mort sur les esclaves fut enlevé aux particuliers,
qui en avaient si souvent abusé; il fut réservé
aux magistrats seuls. L'usage des prisons souterraines
fut aboli, et dès qu'un esclave se plaignait d'avoir été
maltraité injustement, il obtenait sa délivrance ou un
maître moins cruel
(53).
Affranchissement.
L'espérance, le plus consolant appui de notre imparfaite
existence, n'était pas refusée à l'esclave romain.
S'il trouvait quelque occasion de se rendre
utile ou agréable, il devait naturellement s'attendre
qu'après un petit nombre d'années, son zèle et sa
fidélité seraient récompensés par le présent inestimable
de la liberté. Souvent les maîtres n'étaient portés
à ces actes de générosité que par la vanité et par l'avarice :
aussi les lois crurent-elles plus nécessaire de
restreindre que d'encourager une libéralité prodigue
et aveugle, qui aurait pu dégénérer en un abus très-dangereux
(54).
Selon la jurisprudence ancienne, un
esclave n'avait point de patrie; mais dès qu'il était
libre, il était admis dans la société politique dont
son patron était membre. En vertu de cette maxime,
la dignité de citoyen serait devenue indistinctement
le partage de la multitude : on jugea donc à propos
d'établir d'utiles exceptions; et cette distinction honorable
fut accordée seulement, et avec l'approbation
du magistrat, aux esclaves qui s'en étaient rendus dignes,
et qui avaient été solennellement et légalement
affranchis : encore n'obtenaient-ils que les droits privés
des citoyens, et ils étaient rigoureusement exclus
des emplois civils et du service militaire. Leurs
fils étaient pareillement incapables de prendre séance
dans le sénat, quels que pussent être leur mérite et
leur fortune; les traces d'une origine servile ne s'effaçaient
entièrement qu'à la troisième ou quatrième
génération
(55).
C'est ainsi que, sans confondre les
rangs, on faisait entrevoir, dans une perspective éloignée,
un état libre et des honneurs à ceux que l'orgueil
et le préjugé mettaient à peine au rang de l'espèce
humaine.
Nombre des esclaves.
On avait proposé de donner aux esclaves un habit
particulier qui les distinguât; mais on s'aperçut combien
il était dangereux de leur faire connaître leur
propre nombre
(56).
Sans interpréter à la rigueur les
mots de légions et de myriades
(57),
nous pouvons
avancer que la proportion des esclaves regardés comme
propriété, était bien plus considérable que celle
des domestiques, qu'on ne doit regarder que comme
une dépense
(58).
On cultivait l'esprit des jeunes esclaves
qui montraient de la disposition pour les sciences;
leur prix était réglé sur leurs talens et sur leur habileté
(59).
Presque tous les arts libéraux
(60)
et mécaniques
étaient exercés dans la maison des sénateurs
opulens. Les bras employés aux objets de luxe et de
sensualité étaient multipliés à un point qui surpasse de
beaucoup les efforts de la magnificence moderne
(61).
Le marchand ou le fabricant trouvait plus d'avantage
à acheter ses ouvriers qu'à les louer. Dans les campagnes,
les esclaves étaient employés comme les instrumens
les moins chers et les plus utiles de l'agriculture.
Quelques exemples viendront à l'appui de ces
observations générales, et nous donneront une idée
de la multitude de ces malheureux condamnés à un
état si humiliant. Un triste événement fit connaître
qu'un seul palais à Rome renfermait quatre cents
esclaves
(62).
On en comptait un pareil nombre dans
une terre en Afrique, qu'une veuve d'une condition
très peu relevée cédait à son fils, tandis qu'elle se
réservait des biens beaucoup plus considérables
(63).
Sous le règne d'Auguste, un affranchi, dont la fortune
avait été fort diminuée dans les guerres civiles,
laissa après sa mort trois mille six cents paires de
bœufs, deux cent cinquante mille têtes de menu bétail,
et, ce qui était presque compté parmi les animaux,
quatre mille cent seize esclaves
(64).
Population de l'empire romain.
Nous ne pouvons fixer avec le degré d'exactitude
que demanderait l'importance du sujet, le nombre de
ceux qui reconnaissaient les lois de Rome, citoyens,
esclaves, ou habitans des provinces. Le dénombrement
fait par l'empereur Claude, lorsqu'il exerça la
fonction de censeur, était de six millions neuf cent
quarante-cinq mille citoyens romains, ce qui pourrait
se monter environ à vingt millions d'âmes en
comprenant les femmes et les enfans. Le nombre des
sujets d'un rang inférieur était incertain et sujet à
varier; mais, après avoir pesé avec attention tout ce
qui peut entrer dans la balance, il est probable que,
du temps de Claude, il existait à peu près deux fois
autant de provinciaux que de citoyens de tout âge,
de l'un et de l'autre sexe. Les esclaves étaient au
moins égaux en nombre aux habitans libres de l'empire
(65).
Le résultat de ce calcul imparfait serait donc
d'environ cent vingt millions d'âmes; population qui
excède peut-être celle de l'Europe moderne
(66),
et
qui forme la société la plus nombreuse que l'on ait
jamais vue réunie sous un seul gouvernement.
Union et obéissance.
La tranquillité et la paix intérieure étaient les suites
naturelles de la modération des Romains et de leur
politique éclairée. Si nous jetons les yeux sur les monarchies
de l'Orient, nous voyons le despotisme au
centre, et la faiblesse aux extrémités; la perception
des revenus ou l'administration de la justice soutenue
par la présence d'une armée; des Barbares en état de
guerre établis dans le pays même; des satrapes héréditaires
usurpant la domination des provinces; des
sujets portés à la rébellion, mais incapables de jouir de
la liberté : tels sont les objets qui frappent nos regards.
L'obéissance qui régnait dans tout le monde romain,
était volontaire, uniforme et permanente. Les nations
vaincues ne formaient plus qu'un grand peuple : elles
avaient perdu l'espoir, le désir même, de recouvrer
leur indépendance, et elles séparaient à peine leur
propre existence de celle de Rome. L'autorité des empereurs
pénétrait, sans le moindre obstacle, dans
toutes les parties de leurs vastes domaines, et elle
était exercée sur les bords de la Tamise ou du Nil,
avec la même facilité que sur les rives mêmes du Tibre.
Les légions étaient destinées à servir contre l'ennemi
de l'État, et le magistrat civil avait rarement
recours à la force militaire
(67).
Dans ces jours de tranquillité
et de sécurité générale, le prince et ses sujets
employaient leur loisir et leurs richesses à l'embellissement
et à la grandeur de l'empire.
Monumens romains.
Parmi les nombreux monumens d'architecture que
construisirent les Romains, combien ont échappé aux
recherches de l'histoire, et qu'il en est peu qui aient
résisté aux ravages des temps et de la barbarie ! Et cependant
les ruines majestueuses éparses dans l'Italie
et dans les provinces, prouvent assez que ces contrées
ont été le siège d'un illustre et puissant empire. La
grandeur et la beauté de ces superbes débris mériteraient
seules toute notre attention; mais deux circonstances
les rendent encore plus dignes d'attirer
nos regards. La plupart de ces magnifiques ouvrages
avaient été élevés par des particuliers, et tous étaient
consacrés à l'utilité publique : considération importante,
qui unit l'histoire agréable des arts à l'histoire
bien plus instructive des mœurs et de l'esprit humain.
La plupart élevés par des particuliers.
Il est naturel d'imaginer que le plus grand nombre
et les plus considérables des édifices romains ont été
bâtis par les empereurs, qui pouvaient disposer de
tant de bras et de trésors si immenses. Auguste avait
coutume de répéter avec orgueil : « J'ai trouvé ma
capitale en briques, et je la laisse en marbre à mes successeurs
(68). »
La sévère économie de Vespasien fut
la source de sa magnificence. Les ouvrages de Trajan
portent l'empreinte de son génie. Les monumens publics
dont Adrien orna toutes les provinces de l'empire,
furent exécutés, non seulement par ses ordres,
mais encore sous son inspection immédiate. Ce prince
était lui-même artiste, et il aimait surtout les arts
comme faisant la gloire d'un monarque. Les Antonins
les encouragèrent, parce qu'ils les crurent propres à
contribuer au bonheur de leurs sujets. Mais si les souverains
donnèrent l'exemple, ils furent bientôt imités.
Les principaux citoyens ne craignirent pas de montrer
qu'ils avaient assez de hardiesse pour former les
plus grands desseins, et assez de richesses pour les
exécuter. Rome se vantait à peine de son magnifique
Colisée, que les villes de Capoue et de Vérone
(69)
avaient fait élever, à leurs dépens, des édifices moins
vastes à la vérité, mais construits sur les mêmes plans
et avec les mêmes matériaux. L'inscription trouvée à
Alcantara, prouve que ce pont merveilleux avait été
jeté sur le Tage aux frais de quelques communes de
la Lusitanie. Lorsque Pline fut nommé gouverneur de
la Bithynie et du Pont, provinces qui n'étaient ni les
plus riches ni les plus considérables de l'empire, il
trouva les villes de son département s'efforçant à l'envi
d'élever des monumens utiles et magnifiques, qui pussent
attirer la curiosité des étrangers, et mériter la reconnaissance
des citoyens. Il était du devoir d'un proconsul
de suppléer à ce qui pouvait leur manquer de
moyens, de diriger leur goût, quelquefois même de
modérer leur émulation
(70).
A Rome, et dans toutes les
contrées de l'empire, les sénateurs opulens croyaient
devoir contribuer à la splendeur de leur siècle et de
leur patrie. Souvent l'influence de la mode suppléait
au manque de goût ou de générosité. Entre cette foule
de particuliers qui se signalèrent par des monumens
publics, nous distinguerons Hérode-Atticus, citoyen
d'Athènes, qui vivait dans le siècle des Antonins. Quel
que pût être le motif de sa conduite, sa magnificence
était digne des plus grands monarques.
Exemple d'Hérode-Atticus.
Lorsque la famille d'Hérode se trouva dans l'opulence,
elle compta parmi ses ancêtres Cimon et Miltiade,
Thésée et Cécrops, Eaque et Jupiter. Mais la
postérité de tant de dieux et de héros était bien déchue
de son antique grandeur. L'aïeul d'Hérode avait
été livré entre les mains de la justice, et Julius-Atticus
son père aurait fini ses jours dans la pauvreté et
le mépris s'il n'eût pas découvert un trésor immense
dans une vieille maison, seul reste de son patrimoine.
Selon la loi, une partie de ces richesses appartenait à
l'empereur : Atticus prévint prudemment, par un
libre aveu, le zèle des délateurs. Le trône était alors
occupé par l'équitable Nerva, qui ne voulut rien accepter,
et fit répondre à Atticus qu'il pouvait jouir
sans scrupule du présent que lui avait fait la fortune.
L'Athénien poussa plus loin la circonspection : il représenta
que le trésor était trop considérable pour un
sujet, et qu'il ne savait comment en user. « Abuses-en
donc, car il t'appartient
(71), »
répliqua l'empereur
avec un mouvement d'impatience qui marquait
la bonté de son naturel. Atticus pourra passer dans
l'esprit de bien des gens pour avoir obéi littéralement
à ce dernier ordre de l'empereur, car sa fortune s'étant
trouvée bientôt après fort augmentée par un
mariage avantageux, il en consacra la plus grande
partie à l'utilité publique. Il avait obtenu pour son
fils Hérode la préfecture des villes libres de l'Asie.
Le jeune magistrat, voyant que celle de Troade était
mal fournie d'eau, reçut d'Adrien, pour la construction
d'un nouvel aqueduc, trois cents myriades de
drachmes (environ cent mille livres sterling). Mais
l'exécution de l'ouvrage se monta à plus du double de
l'évaluation; et les officiers publics commençaient à
murmurer lorsque le généreux Atticus mit fin à leurs
plaintes, en leur demandant la permission de prendre
sur lui le surplus de la dépense
(72).
Sa réputation.
Attirés par de grandes récompenses, les maîtres les
plus habiles de la Grèce et de l'Asie avaient présidé à
l'éducation du jeune Hérode. Leur élève devint bientôt
un célèbre orateur, du moins selon la vaine rhétorique
de ce siècle, où l'éloquence, renfermée dans
l'école, dédaignait de se montrer au sénat ou au barreau.
Il reçut à Rome les honneurs du consulat, mais
il passa la plus grande partie de sa vie à Athènes, ou
dans différens palais situés aux environs de cette ville :
c'était là qu'il se livrait à l'étude de la philosophie,
au milieu d'une foule de sophistes qui reconnaissaient
sans peine la supériorité d'un rival riche et généreux
(73).
Les monumens de son génie ont disparu;
quelques vestiges servent encore à faire connaître son
goût et sa magnificence. Des voyageurs modernes ont
mesuré les ruines du stade qu'il avait fait bâtir à Athènes;
sa longueur était de six cents pieds : il était entièrement
de marbre blanc, et il pouvait contenir
tout le peuple. Ce bel ouvrage fut achevé en quatre
ans, lorsque Hérode était président des jeux athéniens.
Il dédia à la mémoire de sa femme Regilla, un
théâtre qui pouvait difficilement trouver son égal
dans tout l'empire : on n'avait employé à cet édifice
que du cèdre, chargé des plus précieuses sculptures.
L'Odéon, destiné par Périclès à donner des concerts
publics, et à la répétition des tragédies nouvelles,
était un trophée de la victoire remportée par les arts
sur la grandeur asiatique; des mats de vaisseaux perses
en composaient presque toute la charpente. Ce
monument avait été déjà réparé par un roi de Cappadoce;
mais il était encore sur le point de tomber
en ruine. Hérode lui rendit sa beauté et sa magnificence
(74).
La générosité de cet illustre citoyen n'était
pas renfermée dans les murs d'Athènes; un théâtre à
Corinthe, les plus riches ornemens du temple de Neptune
dans l'isthme, un stade à Delphes, des bains aux
Thermopyles, et un aqueduc à Canusium en Italie,
ne purent épuiser ses vastes trésors. L'Épire, la Thessalie,
l'Eubée, la Béotie et le Péloponnèse, partagèrent
ses bienfaits
(75);
et la reconnaissance des villes de
l'Asie et de la Grèce a donné à Hérode-Atticus, dans
plusieurs inscriptions, le titre de leur patron et de
leur bienfaiteur.
La plupart des monumens romains consacrés au public;
temples, théâtres, aqueducs, etc.
Dans les républiques d'Athènes et de Rome, la modestie
et la simplicité des maisons particulières annonçaient
l'égalité des conditions, tandis que la souveraineté
du peuple brillait avec éclat dans la majesté
des édifices publics
(76).
L'introduction des richesses
et l'établissement de la monarchie n'éteignirent pas
tout-à-fait cet esprit républicain. Ce fut dans les ouvrages
destinés à la gloire et à l'utilité de la nation,
que les plus vertueux empereurs déployèrent leur
magnificence. Le palais d'or de Néron avait excité à
juste titre l'indignation, mais cette vaste étendue de
terrain envahie par un luxe effréné, servit bientôt
à de plus nobles usages. On y admira, sous les règnes
suivans, le Colisée, les bains de Titus, le portique
Claudien, et les temples élevés à la déesse de la Paix
et au Génie de Rome
(77).
Ces monumens étaient l'ouvrage
des Romains; mais ils étaient remplis des chefs-d'œuvre
de la Grèce en peinture et en sculpture. Les
savans trouvaient dans le temple de la Paix une bibliothèque
curieuse. A quelque distance était située la
place de Trajan; elle était environnée d'un portique
élevé, et formait un carré dont quatre arcs de triomphe
faisaient les vastes et nobles entrées; au milieu
s'élevait une colonne de marbre, haute de cent
dix pieds, et qui marquait ainsi l'élévation de
la colline qu'il avait fallu couper. Cette colonne n'a
rien perdu de sa beauté; on y voit encore une représentation
exacte des exploits de son fondateur dans la
Dacie. Le vétéran contemplait l'histoire de ses campagnes;
et, séduit par l'illusion de la vanité nationale,
le paisible citoyen partageait les honneurs du
triomphe. Les autres parties de la capitale, et toutes
les provinces de l'empire, se ressentaient de ce généreux
esprit de magnificence publique; des amphithéâtres,
des théâtres, des temples, des portiques,
des arcs de triomphe, des bains et des aqueducs, servaient,
chacun selon leur destination, à la santé, à la
religion, et aux plaisirs du moindre des citoyens.
Parmi ces divers édifices, les derniers méritent surtout
notre attention; leur utilité, la hardiesse de l'entreprise
et la solidité de l'exécution, mettent les aqueducs
au rang des plus beaux monumens du génie et
de la puissance de Rome. Ceux de la capitale méritent
à tous égards la préférence; mais le voyageur curieux
qui examinerait les aqueducs de Spolète, de Metz
et de Ségovie, sans être éclairé par le flambeau de
l'histoire, croirait que ces villes ont été autrefois la
résidence d'un grand monarque. Les déserts de l'Asie
et de l'Afrique étaient autrefois remplis de cités florissantes,
qui ne devaient leur population, leur existence
même, qu'à ces courans artificiels d'une eau salubre,
et toujours prête à fournir à leurs besoins
(78).
Nombre et grandeur des villes de l'empire.
Nous avons fait l'énumération des habitans de l'empire,
et nous venons de contempler le spectacle pompeux
de ses ouvrages publics : un coup d'œil sur le
nombre et la grandeur des villes confirmera nos observations
sur le premier point; et nous donnera occasion
sur le second d'en faire de nouvelles, mais, en
rassemblant quelques faits, il ne faut pas oublier que
la vanité des nations et la disette des langues ont fait
donner indifféremment le nom vague de ville à Rome
et à Laurentum.
Italie.
I. On prétend que l'ancienne Italie renfermait onze
cent quatre-vingt-dix-sept villes : et à quelque époque
de l'antiquité que puisse se rapporter ce calcul
(79),
i1
n'existe aucune raison pour croire que dans le siècle
des Antonins le nombre de ses habitans ait été moins
considérable qu'au temps de Romulus. Attirés par
une influence supérieure, les petits États du Latium
furent insensiblement compris dans la métropole de
l'empire. Ces mêmes contrées, qui ont langui si long-temps
sous le gouvernement faible et tyrannique des
prêtres et des vice-rois, n'avaient éprouvé alors que
les malheurs plus supportables de la guerre; et les
premiers symptômes de décadence qu'elles éprouvèrent
furent amplement compensés par les rapides progrès
qui se firent remarquer dans la prospérité de la
Gaule cisalpine. La splendeur de Vérone paraît encore
par ses ruines; et cependant Vérone était moins illustre
que les villes d'Aquilée, de Padoue, de Milan
ou de Ravenne.
Dans la Gaule et en Espagne.
II. L'esprit d'amélioration avait passé au delà des
Alpes, dans les forêts mêmes de la Bretagne, dont
l'épaisseur s'éclaircissait par degrés pour faire place à
des habitations commodes et élégantes. York était le
siège du gouvernement; déjà Londres s'enrichissait
par le commerce, et Bath était célèbre pour les effets
salutaires de ses eaux médicinales. Douze cents villes
faisaient la gloire de la Gaule
(80).
Dans les parties septentrionales,
elles n'offraient guère pour la plupart,
sans en excepter Paris même, que les lieux de rassemblement
informes et grossiers d'un peuple naissant.
Mais les provinces du midi imitaient l'élégance
(81)
et
la pompe de l'Italie
(82) :
Marseille, Nîmes, Arles,
Narbonne, Toulouse, Bordeaux, Autun, Vienne,
Lyon, Langres et Trèves, étaient déjà célèbres; et
leur ancienne condition pourrait être comparée à leur
état présent, si même ces villes n'étaient pas alors
plus florissantes. L'Espagne, si brillante dans les
temps qu'elle n'était qu'une simple province, est bien
déchue depuis qu'elle a été érigée en monarchie.
L'abus de ses forces, la superstition et la découverte
de l'Amérique, l'ont entièrement épuisée. Son orgueil
ne serait-il pas confondu, si nous lui demandions
ce que sont devenues ces trois cent soixante
villes, dont Pline a parlé sous le règne de Vespasien
(83) ?
En Afrique.
III. Trois cents villes en Afrique avaient été soumises
à Carthage
(84) :
il n'est pas probable que ce nombre
ait diminué sous l'administration des empereurs.
Carthage elle-même sortit de sa cendre avec un nouvel
éclat; et cette ville, aussi bien que Capoue et Corinthe,
recouvra bientôt tous les avantages qui ne sont
pas incompatibles avec la dépendance.
En Asie.
IV. L'Orient présente le contraste le plus frappant
entre la magnificence romaine et la barbarie des
Turcs. Des campagnes incultes offrent de tous côtés
des ruines superbes, que l'ignorance regarde comme
l'ouvrage d'un pouvoir surnaturel. Ces restes précieux
de l'antiquité offrent à peine un asile au paysan
opprimé ou à l'Arabe vagabond. Sous les Césars, l'Asie
proprement dite contenait seule cinq cents villes
(85)
riches, peuplées, comblées de tous les dons de la
nature, et embellies par les arts. Onze d'entre elles se
disputèrent l'honneur de dédier un temple à Tibère,
et leur mérite respectif fut examiné dans le sénat de
Rome
(86).
Il y en eut quatre dont la proposition fut
rejetée, parce qu'on ne les crut pas en état de fournir
aux dépenses nécessaires pour une si grande entreprise.
De ce nombre était Laodicée, dont la splendeur
paraît encore dans ses ruines
(87) :
elle retirait des
revenus immenses de la vente de ses moutons, renommés
pour la finesse de leur laine; et peu de temps
avant la dispute dont nous venons de parler, un
citoyen généreux lui avait laissé plus de 400 mille
liv. sterl. par son testament
(88).
Telle était la pauvreté
de Laodicée : elle peut nous faire juger des richesses
des villes qui avaient obtenu la préférence, et principalement
de Bergame, de Smyrne et d'Ephèse, qui
se disputèrent long-temps le premier rang en Asie
(89).
Les capitales de la Syrie et de l'Égypte étaient d'un
ordre encore supérieur dans l'empire : Antioche et
Alexandrie regardaient avec dédain une foule de
villes de leur dépendance
(90),
et le cédaient à peine
à la majesté de Rome elle-même.
Chemins de l'empire.
Toutes ces villes étaient unies entre elles, et avec la
capitale de l'empire, par de grands chemins qui partaient
du milieu de la place de Rome, traversaient
l'Italie, pénétraient dans les provinces, et ne se terminaient
qu'à l'extrémité de cette vaste monarchie.
Depuis le mur d'Antonin jusqu'à Jérusalem, la grande
chaîne de communication s'étendait du nord-est au
sud-est, dans une longueur de quatre mille quatre-vingts
milles romains
(91).
Toutes les routes étaient
exactement divisées par des bornes militaires; on les
traçait en droite ligne d'une ville à l'autre, sans avoir
égard aux droits de propriété, ni aux obstacles de
la nature; on perçait les montagnes, et des arches
hardies bravaient l'impétuosité des fleuves les plus
larges et les plus rapides
(92).
Le milieu du chemin,
qui s'élevait en terrasse au dessus de la campagne
voisine, était composé de plusieurs couches de sable,
de gravier et de ciment; on se servait de larges pierres
pour paver; et dans quelques endroits près de Rome,
on avait employé le granit
(93).
Telle était la construction
solide des grands chemins de l'empire, qui n'ont
pu être entièrement détruits par l'effort de quinze
siècles. Ils procuraient aux habitans des provinces
les plus éloignées, les moyens d'entretenir une correspondance
aisée; mais leur premier objet avait été
de faciliter la marche des légions. Les Romains ne se
croyaient entièrement maîtres d'une contrée, que
lorsqu'elle était devenue, dans toutes ses parties, accessible
aux armes et à l'autorité du vainqueur.
Postes.
Des
postes régulières, établies dans les provinces, instruisaient
en peu de temps le souverain de ce qui se
passait dans ses vastes domaines, et portaient de tous
côtés ses ordres avec promptitude
(94).
On avait distribué,
à des distances seulement de cinq ou six milles,
des maisons où l'on avait soin d'entretenir quarante
chevaux; et au moyen de ces relais, on pouvait faire
environ cent milles par jour sur quelque route que
ce fût
(95).
Pour voyager ainsi, il fallait être autorisé
par l'empereur; mais quoique ces postes n'eussent été
instituées que pour le service public, on permettait
quelquefois aux citoyens d'en faire usage pour leurs
affaires particulières
(96).
Navigation.
La communication n'était pas moins libre par mer;
la Méditerranée se trouvait renfermée dans les provinces
de l'empire, et l'Italie s'avançait en forme de
promontoire au milieu de ce grand lac. En général les
côtes de l'Italie ne présentent aux vaisseaux aucun
abri assuré; mais l'industrie humaine avait réparé ce
défaut de la nature. Le port artificiel d'Ostie, creusé
par les ordres de l'empereur Claude, à l'embouchure
du Tibre, était un des monumens les plus utiles de
la grandeur romaine
(97).
Il n'était éloigné de Rome
que de seize milles, et, avec un vent favorable, on
pouvait parvenir en sept jours aux colonnes d'Hercule,
et aborder en neuf ou dix dans la ville d'Alexandrie
en Égypte
(98).
Perfection de l'agriculture dans les contrées occidentales de l'empire.
Quelques inconvéniens que, soit avec justice, soit
par un simple goût de déclamation, on ait voulu attribuer
à la trop grande étendue des empires, on ne
peut disconvenir que la puissance de Rome n'ait
eu, sous quelques rapports, des effets avantageux au
bonheur du genre humain; et cette même liberté de
communications qui propageait les vices, propageait
avec une égale rapidité les perfectionnemens de la vie
sociale. Dans une antiquité plus reculée, le globe
présentait sur sa surface des parties bien différentes :
l'Orient, depuis un temps immémorial, était en possession
du luxe et des arts, tandis que l'Occident était
habité par des Barbares grossiers et belliqueux qui
ou dédaignaient l'agriculture ou n'en avaient pas
même la moindre idée. A l'abri d'un gouvernement
fixe et assuré, les productions dont la nature avait
enrichi des climats plus fortunés, et les arts d'industrie
connus parmi des nations plus civilisées, furent
portés dans les contrées occidentales de l'Europe, et
les habitans de ces contrées, encouragés par un commerce
libre et profitable, apprirent à multiplier les
unes et à perfectionner les autres. Il serait presque
impossible de faire l'énumération de toutes les plantes
et de tous les animaux qui furent transportés en Europe
de l'Asie et de l'Égypte
(99) :
nous ne parlerons
que des principaux, persuadé que ce sujet peut être
utile, et qu'il n'est pas indigne de la majesté de
l'histoire.
Introduction des fruits, etc.
I. Les fleurs, les herbes et les fruits, qui croissent
aujourd'hui dans nos jardins, sont, pour la plupart,
d'extraction étrangère, comme il paraît souvent par
le nom qui leur a été conservé. La pomme était une
production naturelle de l'Italie; et lorsque les Romains
eurent connu le goût plus délicat de la pêche,
de l'abricot, de la grenade, du citron et de l'orange,
ils donnèrent le nom de pomme à tous ces nouveaux
fruits, et ne les distinguèrent que par le nom du pays
d'où ils avaient été transplantés.
II. Du temps d'Homère, la vigne croissait sans culture
en Sicile, et vraisemblablement dans le continent
voisin; mais l'art ne l'avait pas perfectionnée; et les
habitans de ces pays, alors Barbares
(100),
ne savaient
point en extraire une liqueur agréable. Mille ans
après, l'Italie pouvait se vanter de produire plus des
deux tiers des vins les plus renommés, dont on comptait
quatre-vingts espèces différentes
(101).
Cette denrée
précieuse passa bientôt dans la Gaule narbonnaise ;
mais du temps de Strabon, le froid était si excessif au
nord des Cévennes que l'on croyait impossible d'y
faire mûrir le raisin
(102);
cependant on surmonta par
degrés cet obstacle, et il y a lieu de penser que la
culture des vignes en Bourgogne
(103)
est aussi ancienne
que le siècle des Antonins
(104).
Olive.
III. Dans l'Occident, la culture de l'olivier suivit
les progrès de la paix dont il était le symbole. Deux
siècles après la fondation de Rome, l'Italie et l'Afrique
ne connaissaient point cet arbre utile. L'olivier fut
bientôt naturalisé dans ces contrées, et enfin planté
dans l'intérieur de la Gaule et de l'Espagne. Les anciens
s'imaginaient qu'il ne pouvait croître qu'à un
certain degré de chaleur, et seulement dans le voisinage
de la mer; mais cette erreur fut insensiblement
détruite par l'industrie et par l'expérience
(105).
Lin.
IV. La culture du lin passa de l'Égypte dans la
Gaule, et fit la richesse de tout le pays, quoique cette
plante pût appauvrir les terres particulières dans lesquelles
elle était semée
(106).
Prairies artificielles.
V. Les prairies artificielles devinrent communes
dans l'Italie et dans les provinces, particulièrement
la luzerne, qui tirait son nom et son origine de la
Médie
(107).
Des provisions assurées d'une nourriture
saine et abondante pour le bétail, pendant l'hiver,
multiplièrent le nombre des troupeaux, qui, de leur
côté, contribuèrent à la fertilité du sol. A tous ces
avantages l'on peut ajouter une attention particulière
pour la pêche et pour l'exploitation des mines. Ces
travaux employaient une multitude de sujets, et servaient
également aux plaisirs du riche et à la subsistance
du pauvre.
Abondance générale.
Columelle nous a donné, dans son
excellent ouvrage, la description de l'état florissant
de l'agriculture en Espagne sous le règne de Tibère, et
l'on peut observer que ces famines, qui désolaient si
souvent la république dans son enfance, se firent à
peine sentir lorsque Rome donna des lois à un vaste
empire : s'il arrivait qu'une province éprouvât quelque
disette, elle trouvait aussitôt des secours prompts
dans l'abondance d'un voisin plus fortuné.
Arts de luxe.
L'agriculture est la base des manufactures, puisque
l'art ne peut mettre en œuvre que les productions
naturelles. Chez les Romains, un peuple entier
d'ouvriers industrieux était sans cesse employé à
servir, de mille façons différentes, les gens riches.
Dans leurs habits, leurs tables, leurs maisons et leurs
meubles, les favoris de la fortune réunissaient tous
les raffinemens de l'élégance, de l'utilité et de la
magnificence; on voyait briller autour d'eux tout ce
qui pouvait flatter leur vanité et satisfaire leur sensualité.
Ce sont ces raffinemens si connus sous le nom
odieux de luxe, qui ont excité dans tous les siècles
l'indignation des moralistes. Peut-être la société
serait-elle plus parfaite et plus heureuse, si tous les
hommes possédaient le nécessaire, et que personne
ne jouît du superflu; mais, dans l'état actuel, le luxe,
quoique né du vice ou de la folie, paraît seul pouvoir
corriger la distribution inégale des biens. L'ouvrier
laborieux, l'artiste adroit, ne possèdent aucune terre;
mais ceux qui les ont en partage consentent à leur
payer une taxe, et les propriétaires sont portés, par
leur intérêt, à cultiver avec plus de soin des productions
dont l'échange leur fournit de nouveaux moyens
de plaisir. Cette réaction, dont toute société éprouve
des effets particuliers, se fit sentir avec une énergie
bien plus puissante dans l'univers romain. Les provinces
auraient bientôt été épuisées, si les manufactures
et le commerce de luxe n'eussent rendu à des
sujets industrieux les richesses que leur avaient enlevées
les armes et la puissance de Rome. Tant que
la circulation ne s'étendit pas au-delà des limites
de l'empire, elle imprima un degré d'activité à la
machine politique, et ses effets, souvent utiles, ne
furent jamais pernicieux.
Commerce étranger.
Mais rien n'est peut-être plus difficile que de renfermer
le luxe dans les bornes d'un État. Les contrées
les plus éloignées furent mises à contribution pour
fournir de nouveaux alimens au faste et à la pompe
de la capitale. Les forêts de la Scythie donnaient des
fourrures précieuses. On transportait l'ambre par
terre, depuis les rives de la Baltique jusqu'au Danube;
et les Barbares étaient étonnés du prix qu'ils recevaient
en échange pour une production de si peu
d'utilité
(108).
Les tapis de Babylone et les autres ouvrages
de l'Orient étaient fort recherchés; mais c'était
avec l'Arabie et avec l'Inde que se faisait le commerce
le plus considérable et le moins approuvé. Tous les
ans, vers le solstice d'été, une flotte de cent vingt
vaisseaux partait de Myos-Hormos, port d'Égypte situé
sur la mer Rouge. A l'aide des moussons, elle traversait
l'Océan en quarante jours : la côte de Malabar
et l'île de Ceylan
(109)
étaient le terme ordinaire de
cette navigation; et les marchands des régions de
l'Asie les plus éloignées s'y rendaient pour y attendre
l'arrivée des sujets de Rome. Le retour de la flotte
d'Égypte était fixé au mois de décembre ou de janvier :
aussitôt ses riches cargaisons, transportées sur
des chameaux depuis la mer Rouge jusqu'au Nil, descendaient
ce fleuve et abordaient au port d'Alexandrie;
de là elles affluaient dans la capitale de l'empire
(110).
Les objets du commerce de l'Orient étaient
brillans, mais au fond de peu d'utilité : ils consistaient
en soies, qui se vendaient au poids de l'or
(111),
en pierres précieuses, parmi lesquelles la perle tenait
le premier rang après le diamant
(112),
et en différentes
espèces d'aromates que l'on brûlait dans les temples
et dans les pompes funèbres. Un profit presque incroyable
dédommageait des peines et des fatigues du
voyage; mais c'était sur des sujets romains que se faisait
ce gain exorbitant, et un très-petit nombre de
particuliers s'enrichissaient aux dépens du public.
Or et argent.
Comme les Arabes et les Indiens se contentaient des
marchandises et des productions de leur pays, l'argent
était, du côté des Romains, sinon le seul, du
moins le principal objet d'échange
(113).
La gravité du
sénat pouvait être blessée de ce que les richesses de
l'État, employées à la parure des femmes, passaient
sans retour entre les mains des nations étrangères et
ennemies
(114).
Un écrivain connu par un esprit de recherche,
mais naturellement porté à la censure, fait
monter la perte annuelle à plus de huit cent mille liv.
sterl.
(115);
mais c'était le cri d'un esprit inquiet, qui,
livré à la mélancolie, croyait sans cesse voir approcher
la pauvreté; et si nous comparons la proportion
qui existait entre l'or et l'argent, du temps de Pline
et sous le règne de Constantin, nous trouverons à
cette dernière époque le numéraire considérablement
augmenté
(116).
Rien ne nous porte à croire que l'or
fût devenu plus rare; il est donc évident que l'argent
était plus commun. Ainsi, quelles qu'aient été les
sommes exportées dans l'Arabie et dans l'Inde, elles
furent bien loin d'épuiser les richesses de l'empire, et
les mines fournirent toujours au commerce des ressources
immenses.
Félicité générale.
Malgré le penchant qu'ont tous les hommes à vanter
le passé et à se plaindre du présent, les Romains
et les habitans des provinces sentaient vivement et
reconnaissaient de bonne foi l'état heureux et tranquille
dont ils jouissaient. « Ils conviennent tous que
les vrais principes de la loi sociale, les lois, l'agriculture,
les sciences, enseignées d'abord dans la Grèce
par les sages Athéniens, ont pénétré dans toute la
terre avec la puissance de Rome, dont l'heureuse influence
sait enchaîner, par les liens d'une langue
commune et d'un même gouvernement, les Barbares
les plus féroces. Ils affirment que le genre humain,
éclairé par les arts, leur est redevable de son bonheur
et d'un accroissement visible : ils célèbrent la
beauté majestueuse des villes et l'aspect riant de la
campagne, ornée et cultivée comme un jardin immense :
ils chantent ces jours de fêtes, où tant de nations
oublient leurs anciennes animosités au milieu
des douceurs de la paix, et ne sont plus exposées à
aucun danger
(117).
» Quelque doute que puisse faire
naître le ton de rhéteur et l'air de déclamation que
l'on aperçoit dans ce passage, ces descriptions sont
entièrement conformes à la vérité historique.
Décadence du courage.
Il était presque impossible que l'œil des contemporains
découvrît dans la félicité publique des semences
cachées de décadence et de destruction. Une
longue paix, un gouvernement uniforme, introduisirent
un poison lent et secret dans toutes les parties
de l'empire : toutes les âmes se trouvèrent insensiblement
réduites à un même niveau; le feu du génie
disparut; l'on vit même s'évanouir l'esprit militaire.
Les Européens étaient braves et robustes. Les provinces
de la Gaule, de l'Espagne, de la Bretagne et
de l'Illyrie, donnaient aux légions d'excellens soldats,
et constituaient la force réelle de la monarchie. Les
habitans de ces provinces conservèrent toujours leur
valeur personnelle; mais ils cessèrent d'être animés
de ce courage public qu'inspirent l'honneur national,
l'amour de la liberté, la vue des dangers et l'habitude
du commandement. Leurs lois et leurs gouverneurs
dépendaient de la volonté du souverain, et leur défense
était confiée à une troupe de mercenaires. Les
descendans de ces chefs invincibles qui avaient combattu
pour leur patrie, se contentaient du rang de
citoyens et de sujets; les plus ambitieux se rendaient
à la cour des empereurs, et les provinces, abandonnées,
sans force et sans union, tombèrent enfin dans
la froide langueur de la vie domestique.
Du génie.
L'amour des lettres est presque inséparable de la
paix et de l'opulence : elles furent cultivées sous le
règne d'Adrien et des deux Antonins, princes instruits
eux-mêmes et jaloux de le devenir davantage. Ce goût
se répandit dans toute l'étendue de l'empire : la rhétorique
était connue dans le nord de la Bretagne; les
rives du Rhin et du Danube retentissaient des chants
d'Homère, de Virgile; et les plus faibles lueurs du
mérite littéraire étaient magnifiquement
(118)
récompensées
(119) :
la médecine et l'astronomie étaient cultivées
par les Grecs avec succès; les observations de
Ptolémée et les ouvrages de Galien sont encore étudiés
aujourd'hui par ceux même qui ont perfectionné
leurs systèmes, et corrigé leurs erreurs; mais, si nous
en exceptons l'inimitable Lucien, ce siècle indolent
ne produisit aucun écrivain de génie, aucun même
qui ait excellé dans le genre des productions simplement
agréables
(120).
L'autorité de Platon et d'Aristote,
de Zénon et d'Épicure, était constamment suivie dans
les écoles : leurs systèmes, transmis d'âge en âge par
leurs disciples avec une déférence aveugle, étouffaient
les efforts du génie, qui auraient pu corriger les
erreurs ou reculer les bornes de l'esprit humain : les
beautés des poëtes et des orateurs n'inspirèrent que
des imitations froides et serviles, au lieu d'allumer
dans l'âme du lecteur ce feu sacré dont ces hommes
divins étaient embrasés; et ceux qui osaient s'écarter
de ces excellens modèles, perdaient bientôt de vue
la route de la raison et du bon sens.
A la renaissance des lettres, le génie de l'Europe
parut tout à coup : une imagination active et pleine
de force, l'émulation nationale, une religion nouvelle,
de nouvelles langues, un nouvel univers, tout
l'invitait à sortir de l'engourdissement où il était enseveli;
mais dans l'empire de Rome, les habitans des
provinces, subordonnés au système uniforme d'une
éducation étrangère, ne pouvaient entrer en lice avec
ces fiers anciens, qui, jouissant de l'avantage d'exprimer
dans leur langue naturelle la hardiesse de leurs
pensées, s'étaient emparés des premiers rangs. Le nom
de poëte était presque oublié; les sophistes avaient
usurpé celui d'orateur; une nuée de critiques, de
compilateurs et de commentateurs, obscurcissait le
champ des sciences, et la corruption du goût suivit
de près la décadence du génie.
Dépravation.
Un peu plus tard, on vit paraître à la cour d'une
reine de Syrie un homme qui, élevé en quelque sorte
au-dessus de son siècle, fit revivre l'esprit de l'ancienne
Athènes. Le sublime Longin observe et déplore
cette dépravation qui avilissait ses contemporains,
énervait leur courage et étouffait les talens.
« Comme on voit, dit-il, les enfans dont les membres
ont été trop comprimés, demeurer toujours des
pygmées, ainsi, lorsque nos âmes ont été enchaînées
par le préjugé et par la servitude, elles sont incapables
de s'élever. Jamais elles ne connaîtront cette
véritable grandeur si admirée dans les anciens, qui,
vivant sous un gouvernement républicain, écrivaient
avec la même liberté qui dirigeait leurs actions
(121). »
Pour suivre cette métaphore, disons que le genre humain
éprouva de jour en jour une dégradation sensible;
et réellement l'empire romain n'était peuplé
que de pygmées, lorsque les fiers géans du Nord accoururent
sur la scène, et firent disparaître cette race
abâtardie. Ils firent renaître les mâles sentimens de
la liberté; et après une révolution de dix siècles, la
liberté enfanta le goût et la science.