CHAPITRE I
Étendue et force militaire de l'empire dans le siècle des Antonins.
Introduction.
Au second siècle de l'ère chrétienne, l'empire romain
comprenait les plus belles contrées de la terre
et la portion la plus civilisée du genre humain. Une
valeur disciplinée, une renommée antique, assuraient
les frontières de cette immense monarchie.
L'influence douce, mais puissante, des lois et des
mœurs, avait insensiblement cimenté l'union de toutes
les provinces : leurs habitans jouissaient et abusaient,
au sein de la paix, des avantages du luxe et
des richesses. On conservait avec un respect bienséant
l'usage d'une constitution libre. Le sénat romain
possédait, en apparence, l'autorité souveraine, et les
empereurs étaient revêtus de la puissance exécutive.
98-180.
Pendant plus de quatre-vingts ans, l'administration publique
fut dirigée par les talens et la vertu de Trajan,
d'Adrien et des deux Antonins. Ces trois chapitres seront
consacrés à décrire d'abord l'état florissant de
l'empire durant cette heureuse période; ensuite, et
depuis la mort de Marc-Aurèle, les principales circonstances
de sa décadence et de sa chute : révolution
à jamais mémorable, et qui influe encore maintenant
sur toutes les nations du globe.
Modération d'Auguste.
Les principales conquêtes des Romains avaient été
1'ouvrage de la république. Les empereurs se contentèrent,
pour la plupart, de conserver ces acquisitions,
fruit de la profonde sagesse du sénat, de l'émulation
active des consuls et de l'enthousiasme du peuple.
Les sept premiers siècles n'avaient présenté qu'une
succession rapide de triomphes; mais il était réservé
à l'empereur Auguste d'abandonner le projet ambitieux
de subjuguer l'univers, pour introduire l'esprit
de modération dans les conseils de Rome. Porté à la
paix, autant par sa situation que par son caractère,
il s'aperçut aisément qu'à l'excès de grandeur où elle
était parvenue, elle avait désormais, en risquant le
sort des combats, beaucoup moins à espérer qu'à
craindre; que dans la poursuite de ces guerres lointaines,
l'entreprise devenait tous les jours plus difficile,
le succès plus douteux, et la possession moins
sûre et moins avantageuse. L'expérience d'Auguste
vint à l'appui de ces réflexions salutaires, et lui prouva
que par la prudente vigueur de sa politique, il pouvait
s'assurer d'obtenir sans peine toutes les concessions
que la sûreté ou la dignité de Rome exigerait
des Barbares même les plus formidables; et, sans exposer
aux flèches des Parthes ni lui ni ses légions, il
en obtint, par un traité honorable, la restitution des
drapeaux et des prisonniers qui avaient été enlevés à
l'infortuné Crassus
(1).
Ses généraux, dans les premières années de son
règne, essayèrent de subjuguer l'Éthiopie et l'Arabie-Heureuse
: ils marchèrent l'espace de trois cents lieues
environ au midi du tropique; mais la chaleur du climat
arrêta bientôt les conquérans, et protégea les habitans
peu guerriers de ces régions éloignées
(2). La
conquête des contrées septentrionales de l'Europe
valait à peine les dépenses et les travaux qu'elle eût
exigés. Couverte de bois et de marais, la Germanie
nourrissait dans son sein des Barbares courageux qui
méprisaient la vie lorsqu'elle était séparée de la liberté
: et, quoique dans la première attaque ils eussent
paru céder sous le poids de la puissance romaine,
un acte éclatant de désespoir les rétablit bientôt
dans leur indépendance, et fît ressouvenir Auguste
des vicissitudes de la fortune
(3).
A la mort de ce
prince, son testament fut lu publiquement dans le
sénat: Auguste laissait à ses successeurs, comme une
utile portion de son héritage, l'avis important de resserrer
l'empire dans les bornes que la nature semblait
avoir elle-même tracées pour en former à jamais les
limites et les remparts : à l'occident, l'océan Atlantique;
le Rhin et le Danube, au nord; l'Euphrate, à
l'orient; et vers le midi, les sables brûlans de l'Arabie
et de l'Afrique
(4).
Imité par ses successeurs.
Heureusement pour le genre humain, le système
conçu par la modération d'Auguste se trouva convenir
aux vices et à la lâcheté de ses successeurs. Les
premiers Césars, dominés par l'attrait du plaisir, ou
occupés de l'exercice de la tyrannie, se montraient
rarement aux provinces et à la tête des armées. Ils
n'étaient pas non plus disposés à souffrir que leurs
lieutenans usurpassent sur eux, par les talens et la
valeur, cette gloire que négligeait leur indolence. La
réputation militaire d'un sujet devint un attentat insolent
à la dignité impériale. Les généraux se contentaient
de garder les frontières qui leur avaient été
confiées : leur devoir et leur intérêt leur défendaient
également d'aspirer à des conquêtes qui ne leur auraient
peut-être pas été moins fatales qu'aux nations
vaincues
(5).
Première exception. Conquête de la Bretagne.
La Bretagne fut la seule province que les Romains
ajoutèrent à leurs domaines durant le premier siècle
de notre ère. Dans cette unique occasion, les empereurs
crurent devoir plutôt marcher sur les traces de
César que suivre les maximes d'Auguste. La situation
d'une île voisine de la Gaule leur inspira le dessein
de s'en rendre maîtres: leur avidité était encore excitée
par l'espoir agréable, quoique incertain, qui leur
avait été donné d'y trouver une pêcherie de perles
(6).
La Bretagne semblait être un monde séparé; ainsi cette
conquête formait à peine une exception au plan généralement
adopté pour le continent. Après une guerre
d'environ quarante ans
(7),
entreprise par le plus stupide,
continuée par le plus débauché, terminée par
le plus lâche des empereurs, la plus grande partie de
l'île subit le joug des Romains
(8).
De la valeur sans
conduite, l'amour de la liberté sans aucun esprit d'union,
c'est là ce qu'on trouvait dans les différentes
tribus qui composaient le peuple breton. Elles coururent
d'abord aux armes avec un ardent courage,
puis les déposèrent ou se tournèrent les unes contre
les autres avec la plus bizarre inconstance, combattirent
séparément, et furent subjuguées l'une après
l'autre : ni la bravoure de Caractacus, ni le désespoir
de Boadicée, ni le fanatisme des druides, ne purent
soustraire leur patrie à l'esclavage ni résister aux progrès
constans des généraux de l'empire qui soutenaient
la gloire nationale, tandis que la majesté du
trône était avilie par l'excès du vice ou celui de la faiblesse.
Pendant que le farouche Domitien, renfermé
dans son palais, ressentait lui-même la terreur qu'il
inspirait, ses légions, sous le commandement du vertueux
Agricola, dissipaient au pied des monts Grampiens
les forces réunies des Calédoniens, et ses flottes,
bravant les dangers d'une navigation inconnue, portaient
sur tous les points de l'île les armes romaines.
Déjà la Bretagne pouvait être regardée comme soumise
: Agricola se proposait d'en achever la conquête,
et d'assurer ses succès par la réduction de l'Irlande;
une seule légion et quelques troupes auxiliaires lui
paraissaient suffisantes pour l'exécution de son dessein
(9).
Il pensait que la possession de cette île occidentale
pourrait devenir très-avantageuse, et que les
Bretons porteraient leurs chaînes avec moins de répugnance,
lorsque la vue et l'exemple de la liberté seraient
entièrement éloignés de leurs regards.
Mais le mérite supérieur d'Agricola le fit bientôt
rappeler de son gouvernement de Bretagne, et ce
plan de conquête, si raisonnable malgré son étendue,
fut alors manqué pour jamais. Avant son départ, ce
prudent général avait songé à assurer ces nouvelles
possessions. I1 avait observé que l'île est presque divisée
en deux parties inégales par les deux golfes
opposés, formant ce qu'on appelle maintenant le passage
d'Ecosse
(10).
A travers l'étroit intervalle, d'environ
quarante milles, qui les sépare l'un de l'autre,
il établit une ligne de postes militaires qui ensuite,
sous le règne d'Antonin le Pieux, fut fortifiée d'un
rempart de gazon, dont les fondations étaient en pierres
(11).
Cette muraille, bâtie un peu au-delà d'Edimbourg
et de Glasgow, devint la limite de la province
romaine
(12).
Les Calédoniens conservèrent, dans la
partie septentrionale de l'île, une indépendance qu'ils
durent à leur pauvreté autant qu'à leur valeur. Ils faisaient
souvent des incursions, mais ils étaient aussitôt
repoussés et punis. Cependant leur pays ne fut point
subjugué
(13);
les souverains des climats les plus rians
et les plus fertiles du globe détournaient leurs regards
méprisans de ces montagnes exposées aux fureurs des
tempêtes, de ces lacs couverts de brouillards épais,
et de ces vallées incultes, ou l'on voyait le cerf timide
fuir à l'approche d'une troupe de Barbares à peine
vêtus
(14).
Seconde exception. Conquête de la Dacie.
Les successeurs d'Auguste étaient restés constamment
attachés à ses maximes politiques : tel était, depuis
sa mort, l'état des frontières de l'empire, lorsque
Trajan monta sur le trône. Ce prince vertueux et
rempli d'activité avait reçu l'éducation d'un soldat et possédait
les talens d'un général
(15).
Le système pacifique
de ses prédécesseurs fut tout à coup interrompu
par des guerres et par des conquêtes. Après un long
intervalle, les légions virent enfin paraître à leur tête
un empereur capable de les commander. Trajan se
signala d'abord contre les Daces, nation belliqueuse,
qui habitait au-delà du Danube, et qui, sous le règne
de Domitien, avait insulté avec impunité la majesté
de Rome
(16).
A la force et à l'intrépidité des Barbares,
les Daces ajoutaient ce mépris de la vie, que devait
leur inspirer une persuasion intime de l'immortalité
de l'âme et de sa transmigration
(17).
Décébale,
leur roi, n'était pas un rival indigne de Trajan : il ne
désespéra de sa fortune et de celle de sa nation, qu'après
avoir, de l'aveu même de ses ennemis, épuisé
toutes les ressources de la politique
(18).
Cette guerre
mémorable dura cinq années, presque sans aucune
interruption : Trajan, qui pouvait disposer à son gré
de toutes les forces de l'empire, demeura vainqueur,
et soumit entièrement les Barbares
(19).
La Dacie, qui
fit une seconde fois exception aux préceptes d'Auguste,
avait environ quatre cents lieues de circonférence :
les limites naturelles de cette province étaient
le Niester, le Theiss ou Tibisque, le bas Danube et
le Pont-Euxin. On voit encore aujourd'hui les vestiges
d'un chemin militaire depuis le Danube jusque
auprès de Bender, place fameuse dans l'histoire moderne,
et qui sert maintenant de frontière à l'empire ottoman
et à la Russie
(20).
Conquêtes de Trajan en Asie.
Trajan était avide de gloire. Tant que le genre humain
continuera de répandre plus d'éclat sur ses destructeurs
que sur ses bienfaiteurs, la soif de la gloire
militaire sera toujours le défaut des caractères les plus
élevés. Les louanges d'Alexandre, transmises par une
succession de poëtes et d'historiens, avaient allumé
dans l'âme de Trajan une émulation dangereuse. A
l'exemple du roi de Macédoine, l'empereur romain
entreprit une expédition contre les peuples d'Orient;
mais il soupirait, en faisant réflexion que son âge
avancé ne lui laissait pas l'espoir d'égaler la réputation
du fils de Philippe
(21).
Cependant les succès de
Trajan, quoique de peu de durée, furent brillans et
rapides; il mit en déroute les Parthes, dégénérés et
affaiblis par des guerres intestines. Il parcourut en
triomphe les bords du Tigre, depuis les montagnes
d'Arménie jusqu'au golfe Persique. Il navigua le premier
sur cette mer éloignée, et de tous les généraux
romains il est le seul qui ait jamais joui de cet honneur :
ses flottes ravagèrent les côtes de l'Arabie.
Enfin Trajan se flatta qu'il touchait déjà aux rivages
de l'Inde
(22).
Chaque jour le sénat étonné entendait
parler de noms jusqu'alors inconnus, et de nouveaux
peuples qui reconnaissaient la puissance de Rome : il
apprit que les rois du Bosphore, de Colchos, d'Ibérie,
d'Albanie, d'Osrhoène, que le souverain des Parthes
lui-même, tenaient leurs diadèmes des mains de
l'empereur; que les Mèdes et les habitans des montagnes
de Carduchie avaient imploré sa protection,
et que les riches contrées de l'Arménie, de la Mésopotamie
et de l'Assyrie, étaient réduites en provinces
(23).
Mais la mort de Trajan obscurcit bientôt ces
brillans tableaux, et l'on eut tout lieu de craindre que
des nations si éloignées ne secouassent bientôt un joug
inaccoutumé, dès qu'elles n'avaient plus à redouter
la main puissante qui le leur avait imposé.
On rapportait que lorsque le Capitole avait été
fondé par un des anciens rois de Rome, le dieu Terme
seul, parmi les divinités inférieures, avait refusé
de céder sa place à Jupiter même. Ce dieu présidait
aux limites, et selon l'usage de ces temps grossiers,
il était représenté sous la forme d'une pierre. Les
augures avaient interprété cette obstination du dieu
Terme de la manière la plus favorable : c'était, selon
eux, un présage certain que les bornes de la puissance
romaine ne reculeraient jamais
(24).
Cette tradition
s'était toujours conservée; et, comme il arrive
d'ordinaire, la prédiction du fait, pendant un grand
nombre de siècles, en assura l'accomplissement. Mais,
quoique le dieu Terme eût résisté à la majesté de
Jupiter, il fut obligé de se soumettre à l'autorité
d'Adrien
(25).
Conquêtes rendues par Adrien.
Cet empereur commença son règne par
renoncer aux nouvelles conquêtes de Trajan. Les Parthes
recouvrèrent le droit de s'élire un souverain indépendant;
il retira les troupes romaines des places
où elles étaient en garnison en Arménie, en Assyrie et
dans la Mésopotamie. Adrien reprit le système d'Auguste,
et le cours de l'Euphrate servit de nouveau de
frontière à l'empire
(26).
L'envie, qui ne manque pas
de censurer les actions publiques et les vues particulières
des princes, s'est efforcée d'attribuer à des motifs
de jalousie une conduite qui peut-être était dictée
par la prudence et par la modération. Ce soupçon
pouvait trouver quelque fondement dans le caractère
singulier d'Adrien, capable tour à tour des sentimens
les plus bas et les plus élevés : cependant il ne pouvait
faire briller avec plus d'éclat la supériorité de
son prédécesseur, qu'en s'avouant lui-même trop faible
pour conserver les conquêtes de Trajan.
Contraste d'Hadrien et d'Antonin le Pieux.
Le génie martial et ambitieux de l'un formait un
contraste singulier avec la modération de 1'autre, et
l'infatigable activité de celui-ci ne paraîtra pas moins
remarquable, si on la compare avec la douce tranquillité
d'Antonin le Pieux, son successeur. La vie
d'Adrien ne fut presque qu'un voyage perpétuel.
Doué des talens de l'homme de guerre, de l'homme de
lettres et de l'homme d'État, ce prince satisfit tous ses
goûts, en se livrant aux soins de son empire. Insensible
à la différence des saisons et des climats, il marchait
à pied et tête nue dans les neiges de la Calédonie
et dans les plaines embrasées de la Haute-Égypte.
Il n'y eut pas une province qui, dans le cours de son
règne, ne fut honorée de la présence du souverain
(27),
au lieu qu'Antonin passa des jours paisibles dans le
sein de l'Italie : pendant les vingt-trois années que ce
prince, si digne d'être aimé, tînt les rênes du gouvernement,
ses plus longs voyages furent de Rome à
Lanuvie, où il se retirait pour goûter les douceurs de
la campagne
(28).
Système pacifique d'Hadrien et des deux Antonins.
Malgré cette différence dans leur conduite personnelle,
Adrien et les deux Antonins s'attachèrent également
au système général embrassé par Auguste. Ils
persistèrent dans le projet de maintenir la dignité de
l'empire, sans entreprendre d'en reculer les bornes :
on vit même ces princes employer toutes sortes de
moyens honorables pour gagner l'amitié des Barbares.
Leur but était de convaincre le genre humain que
Rome, renonçant à toute idée de conquête, n'était
plus animée que par l'amour de l'ordre et de la justice.
Le succès couronna pendant quarante-trois ans
cette politique respectable; et si nous en exceptons
un petit nombre d'hostilités qui ne servaient qu'à
exercer les légions répandues sur la frontière, l'univers
fut en paix sous les règnes fortunés d'Adrien et
d'Antonin le Pieux
(29).
Le nom romain était respecté
parmi les nations de la terre les plus éloignées;
souvent les Barbares les plus fiers soumettaient leurs
différends à la décision de l'empereur; et, selon le
témoignage d'un historien contemporain, des ambassadeurs
qui étaient venus solliciter à Rome l'honneur
d'être admis au nombre de ses sujets, s'en retournèrent
sans avoir pu obtenir cette distinction
(30).
Guerres défensives de Marc-Aurèle.
La terreur des armes romaines ajoutait de la dignité
à la modération des souverains, et la rendait plus respectable.
Ils conservaient la paix en se tenant perpétuellement
préparés à la guerre; et en même temps
que l'équité dirigeait leur conduite, les nations voisines
s'apercevaient bien qu'ils étaient aussi peu disposés
à supporter l'offense qu'à offenser eux-mêmes.
Marc-Aurèle employa contre les Germains et les Parthes
ces forces redoutables qu'Adrien et son successeur
s'étaient contentés de déployer autour de leurs
frontières. Les attaques des Barbares provoquèrent le
ressentiment de ce prince philosophe : forcé de prendre
les armes pour se défendre, Marc-Aurèle remporta,
par lui-même ou par ses généraux, plusieurs
victoires sur l'Euphrate et sur le Danube
(31).
Examinons
maintenant les établissemens militaires de l'empire
romain. Il est important d'observer comment ils
en ont assuré pendant si long-temps la tranquillité et
les succès.
Établissemens militaires des empereurs romains.
Dans les beaux temps de la république, l'usage
des armes était réservé à cette classe de citoyens qui
avaient une patrie à aimer, un patrimoine à défendre,
et qui, participant à l'établissement des lois, trouvaient
leur intérêt comme leur devoir à les faire respecter.
Mais à mesure que l'étendue des conquêtes
affaiblit la liberté publique, insensiblement le talent
de la guerre s'éleva jusqu'à la perfection d'un art, et
s'abaissa au vil rang d'un métier
(32).
Les légions,
même au temps où les recrutemens ne se faisaient
plus que dans les provinces les plus éloignées, furent
toujours supposées n'être formées que de citoyens
romains. Ce titre était regardé ou comme la
distinction naturellement attachée à la condition du
soldat, ou comme la récompense de ses services; mais
on s'arrêtait plus particulièrement au mérite essentiel
de l'âge, de la force et de la taille militaire
(33).
Dans
toutes les levées de troupes, on accordait avec raison
la préférence aux climats du nord sur ceux du
midi : on cherchait dans les campagnes, plutôt que
dans les villes, des hommes brisés à la fatigue des
armes; il était à présumer que les travaux pénibles
des charpentiers, des forgerons et des chasseurs,
donneraient plus de vigueur et de force que les occupations
sédentaires qui contribuent au luxe
(34).
Lors
même que le droit de propriété ne fut plus un titre
pour être employé dans les armées, les troupes des
empereurs romains continuèrent, pour la plupart,
d'être commandées par des officiers d'une naissance
et d'une éducation honnêtes; mais les soldats, semblables
aux troupes mercenaires de l'Europe moderne,
étaient tirés de la classe la plus vile et souvent
la plus corrompue.
Discipline.
La vertu politique que les anciens appelaient patriotisme,
prend sa source dans la ferme conviction
que notre intérêt est intimement lié à la conservation
et à la prospérité du gouvernement libre auquel nous
participons. Une telle persuasion avait rendu les légions
de la république romaine presque invincibles;
mais elle ne pouvait faire qu'une bien faible impression
sur les esclaves mercenaires d'un despote. Ce
principe une fois détruit, on y suppléa par d'autres
motifs d'une nature bien différente, mais dont la
force était prodigieuse, la religion et l'honneur. Le
paysan ou le citadin se pénétrait de cette utile opinion
qu'en prenant les armes, il s'attachait à une profession
noble, dans laquelle son avancement et sa
réputation dépendaient de son courage, et que, bien
que les exploits d'un simple soldat échappent souvent
à la renommée, il était en son pouvoir de couvrir
de gloire ou de honte la compagnie, la légion,
l'armée même dont il partageait les triomphes. En le
recevant au service, on exigeait de lui un serment auquel
une foule de circonstances concouraient à donner
une grande solennité. Il jurait de ne jamais quitter
son étendard, de soumettre sa propre volonté aux
ordres de ses commandans, et de sacrifier sa vie pour
la défense de l'empereur et de l'empire
(35).
L'attachement des troupes romaines à leurs drapeaux leur
était inspiré par l'influence réunie de la religion et
de l'honneur. L'aigle doré qui brillait à la tête de la
légion, était l'objet du culte le plus sacré, et l'on
voyait autant d'impiété que de honte dans la lâcheté
de celui qui abandonnait au moment du danger
ce signe respectable
(36).
Ces motifs, qui tiraient
leur force de l'imagination, étaient soutenus par des
craintes et des espérances plus réelles : une paye régulière,
des gratifications, une récompense assurée
après le temps limité du service, encourageaient les
soldats à supporter les fatigues de la vie militaire
(37).
D'un autre côté, la lâcheté et la désobéissance ne pouvaient
échapper aux plus sévères châtimens. Les centurions
avaient le droit de frapper les coupables, et
les généraux de les punir de mort. Les troupes élevées
dans la discipline romaine avaient pour maxime
invariable, que tout bon soldat devait beaucoup plus
redouter son officier que l'ennemi. Des institutions
aussi sages contribuèrent à affermir la valeur des troupes
et à leur inspirer une docilité que ne purent jamais
acquérir des Barbares impétueux, qui ne connaissaient
aucune discipline.
Exercices.
La valeur n'est qu'une vertu imparfaite sans la
science et sans la pratique. Les Romains étaient si
persuadés de cette vérité, que le nom d'une armée,
dans leur langue, venait d'un mot qui signifiait exercice
(38).
En effet, les exercices militaires étaient l'important
et continuel objet de leur discipline : les
recrues et les jeunes soldats étaient régulièrement
exercés le matin et le soir; et les vétérans, malgré
leur âge, malgré une connaissance profonde de leur
art, étaient obligés de répéter tous les jours ce qu'ils
avaient appris dès leur plus tendre jeunesse. Dans
les quartiers d'hiver, on élevait de vastes appentis,
afin que les exercices des soldats ne fussent point
interrompus par les rigueurs de la saison. Dans ces
imitations de la guerre, on avait soin de leur faire prendre
des armes deux fois plus pesantes que celles dont
on se servait dans une action réelle
(39).
Une description
exacte des exercices des Romains n'entre point
dans le plan de cet ouvrage : nous remarquerons seulement
qu'ils embrassaient tout ce qui peut donner
de la force au corps, de la souplesse aux membres et
de la grâce aux mouvemens. On apprenait soigneusement
aux soldats à marcher, à courir, à sauter, à
nager, à porter de lourds fardeaux, à manier toutes
sortes d'armes offensives et défensives, à former un
grand nombre d'évolutions, et à exécuter au son de
la flûte la danse pyrrhique ou militaire
(40).
Au sein
de la paix, les troupes romaines se familiarisaient
avec la guerre : selon l'observation d'un ancien historien
qui avait combattu contre elles, l'effusion du
sang était la seule différence que l'on remarquât entre
un champ de bataille et un champ d'exercice
(41).
Les plus habiles généraux, les empereurs même,
encourageaient, par leur présence et par leur exemple,
ces études militaires; souvent Trajan et Adrien daignèrent
instruire eux-mêmes les soldats les moins
expérimentés, récompenser les plus habiles, et quelquefois
disputer avec eux le prix de la force ou de l'adresse
(42).
Sous le règne de ces princes, la tactique
fut cultivée avec succès; et tant que l'empire conserva
quelque vigueur, leurs institutions militaires
furent respectées comme le modèle le plus parfait de
la discipline romaine.
Légions romaines sous les empereurs.
Neuf siècles de guerre avaient insensiblement introduit
plusieurs changemens dans le service, et 1'avaient
perfectionné. Les légions décrites par Polybe
(43),
et commandées par les Scipions, différaient
essentiellement de celles qui contribuèrent aux victoires
de César, ou défendirent l'empire d'Adrien et
des Antonins. Nous rapporterons en peu de mots ce
qui constituait la légion impériale
(44).
L'infanterie pesamment
armée, qui en faisait la principale force
(45),
était divisée en dix cohortes et en cinquante-cinq
compagnies, sous le commandement d'un pareil
nombre de tribuns et de centurions. Le poste d'honneur
et la garde de l'aigle appartenaient à la première
cohorte, composée de mille cent cinq soldats, choisis
parmi les plus estimés pour la valeur et pour la fidélité.
Les neuf autres cohortes en avaient chacune
cinq cent cinquante-cinq, et tout le corps de l'infanterie
d'une légion montait à six mille cent hommes.
Leurs armes étaient uniformes et admirablement adaptées
à la nature de leur service : ils portaient un casque
ouvert, surmonté d'une aigrette fort élevée, une cuirasse
ou une cotte de mailles et des bottines, et ils tenaient
à leur bras gauche un grand bouclier d'une
forme ovale et concave, long de quatre pieds, large
de deux et demi, fait d'un bois léger, couvert d'une
peau de bœuf, et revêtu de fortes plaques d'airain.
Outre un dard léger, le soldat légionnaire balançait
dans sa main droite ce javelot formidable, appelé pilum,
dont la longueur était de six pieds, et qui se
terminait en une pointe d'acier de dix-huit pouces,
taillée en triangle
(46).
Cette arme était bien inférieure
à nos armes à feu, puisqu'elle ne pouvait servir qu'une
seule fois, et à la distance seulement de dix où douze
pas : cependant, lorsqu'elle était lancée par une main
ferme et adroite, il n'y avait point de bouclier en état
de résister à sa force, et aucune cavalerie n'osait se
tenir à sa portée. A peine le Romain avait-il jeté son
javelot, qu'il s'élançait avec impétuosité sur l'ennemi,
l'épée à la main. Cette épée était une lame
d'Espagne, courte, d'une trempe excellente, à double
tranchant, et également propre à frapper et à
percer : mais le soldat était instruit à préférer cette
dernière façon de s'en servir, comme découvrant
moins son corps et faisant en même temps à son adversaire
une blessure plus dangereuse
(47).
La légion
était ordinairement rangée sur huit lignes de profondeur,
et les files, aussi bien que les rangs, étaient
toujours à la distance de trois pieds l'une de l'autre
(48).
Des troupes accoutumées à conserver un ordre
si distinct dans toute l'étendue d'un large front et
dans l'impétuosité d'une charge rapide, pouvaient
exécuter tout ce qu'exigeaient d'elles les événemens
de la guerre et l'habileté du général. Le soldat avait
un espace libre pour ses armes et pour ses divers mouvemens,
et les intervalles étaient ménagés de manière
à pouvoir y faire passer les renforts nécessaires pour
secourir les combattans épuisés
(49).
La tactique des
Grecs et des Macédoniens avait pour base des principes
bien différens : la force de la phalange consistait
en seize rangs de longues piques, de manière à former
la palissade la plus serrée
(50);
mais la réflexion
et l'expérience prouvèrent que cette masse immobile
était incapable de résister à l'activité de la légion
(51).
Cavalerie.
La cavalerie, sans laquelle la force de la légion serait
restée imparfaite, était divisée en dix escadrons :
le premier, comme compagnon de la première cohorte,
consistait en cent trente-deux hommes, et les
neuf autres chacun en soixante-six; ce qui faisait en
tout, pour nous servir des expressions modernes, un
régiment de sept cent vingt-six chevaux. Quoique naturellement
attaché à sa légion respective, chaque régiment
de cavalerie en était séparé, suivant les occasions,
pour être rangé en ligne, et faire partie des ailes
de l'armée
(52).
Sous les empereurs, la cavalerie
était bien différente de ce qu'elle avait été dans son
origine. Du temps de la république, elle était composée
des jeunes gens les plus distingués de Rome et
de l'Italie, qui, en remplissant ce service militaire,
se préparaient à acquérir les dignités de sénateur et
de consul, et sollicitaient, par leurs exploits, les suffrages
de leurs concitoyens
(53).
Mais depuis le changement
qui était survenu dans les mœurs et dans le
gouvernement, les plus riches citoyens de l'ordre
équestre se consacrèrent à l'administration de la justice
et à la perception des revenus publics
(54).
Ceux
qui embrassaient la profession des armes étaient aussitôt
revêtus du commandement d'une cohorte
(55)
ou
d'un escadron
(56).
Trajan et Adrien tirèrent leur cavalerie
des mêmes provinces et de la même classe de
leurs sujets, qui fournissaient des hommes aux légions :
on faisait venir des chevaux d'Espagne et de
la Cappadoce. Les cavaliers romains méprisaient cette
armure complète dans laquelle la cavalerie des Orientaux
était comme emprisonnée : la partie la plus importante
de leur armure défensive consistait dans un
casque, un bouclier ovale, de petites bottes et une
cotte de mailles; une javeline et une longue et large
épée étaient leurs principales armes offensives. Il paraît
qu'ils avaient emprunté des Barbares l'usage des
lances et des massues de fer
(57).
Auxiliaires.
La sûreté et l'honneur de l'empire étaient confiés
principalement aux légions; mais la politique de Rome
ne dédaigna rien de tout ce qui pouvait lui être utile
à la guerre. On faisait régulièrement des levées considérables
dans les provinces dont les habitans n'avaient
point encore mérité la distinction honorable de
citoyens. 0n permettait à des princes ou à de petits
États dispersés le long des frontières d'acheter, par un
service militaire, leur liberté et leur sûreté
(58).
Souvent même, soit par force, soit par persuasion, on
déterminait des Barbares que l'on redoutait à envoyer
l'élite de leurs troupes épuiser, dans des climats
éloignés, leur dangereuse valeur contre les ennemis
de l'empire
(59).
Tous ces différens corps étaient
connus généralement sous le nom d'auxiliaires. Quoique
que leur nombre variât selon les temps et les circonstances,
il était rarement inférieur à celui des légions
(60).
Les plus courageux et les plus fidèles de
ces auxiliaires étaient placés sous le commandement
des préfets et des centurions, et sévèrement instruits
à la discipline des Romains; mais ils retenaient, pour
la plupart, les armes que leur rendaient propres, soit
la nature de leur pays, soit les habitudes de leur première
jeunesse; et, par ce moyen, comme à chaque
légion était attaché un certain nombre d'auxiliaires,
chacune renfermait toutes les espèces de troupes légères,
avait l'usage de toutes les armes de trait, et
pouvait ainsi opposer à chaque nation la même discipline
et les mêmes armes qui la rendaient formidable
(61).
Artillerie.
La légion n'était pas dépourvue de ce que l'on
pourrait appeler, dans nos langues modernes, un
train d'artillerie; elle avait toujours à sa suite dix machines
de guerre de la première grandeur, et cinquante-cinq
plus petites, qui toutes lançaient, selon
diverses directions, des pierres et des dards avec une
violence irrésistible
(62).
Campement.
Le camp d'une légion romaine ressemblait à une
ville fortifiée
(63).
Aussitôt que l'espace était tracé,
les pionniers avaient soin d'aplanir le terrain, et d'écarter
tous les obstacles qui auraient pu nuire à sa
parfaite régularité : la forme en était quadrangulaire,
et nous calculons qu'un carré d'environ deux mille
cent pieds anglais de côté pouvait contenir vingt mille
Romains, quoique maintenant un pareil nombre de
troupes présente à l'ennemi un front trois fois plus
étendu. Au milieu du camp, on distinguait, par dessus
les autres tentes, le prétoire ou le quartier du général.
La cavalerie, l'infanterie et les auxiliaires, occupaient
leurs postes respectifs. Les rues étaient larges
et fort droites, et l'on ménageait de tous côtés un espace
libre de deux cents pieds entre le rempart et les
tentes. Le rempart était ordinairement de douze pieds
de haut, défendu par de fortes palissades, et entouré
d'un fossé dont la largeur et la profondeur étaient
aussi de douze pieds. Les légionnaires eux-mêmes
étaient chargés de cet ouvrage important : l'usage de
la bêche et de la pioche ne leur était pas moins familier
que celui de l'épée ou du pilum. Le courage intrépide
est souvent un présent de la nature; mais cette
activité soutenue dans l'exécution des travaux, ne
peut jamais être que le fruit de l'habitude et de la
discipline
(64).
Marches.
A peine la trompette avait-elle donné le signal du
départ, que le camp était levé, et les troupes se plaçaient
à leurs rangs, sans retard et sans confusion. Les
légionnaires, outre leurs armes, au poids desquelles
ils songeaient à peine, étaient encore chargés de leurs
instrumens de cuisine, des outils nécessaires pour les
fortifications, et de provisions pour plusieurs jours
(65).
Malgré un fardeau si considérable, qui accablerait la
délicatesse d'un soldat moderne, les Romains étaient
accoutumés à marcher d'un pas régulier, et à faire
près de vingt milles en six heures
(66).
A l'approche
de l'ennemi, ils se débarrassaient de leur bagage, et,
par des évolutions aisées et rapides, l'armée, qui marchait
sur une ou sur plusieurs colonnes, se formait en
ordre de bataille
(67).
Les frondeurs et les archers
escarmouchaient à la tête; les auxiliaires formaient la
première ligne, et ils étaient soutenus par les légions :
la cavalerie couvrait les flancs; enfin, on plaçait
derrière le corps d'armée les machines de guerre.
Nombre et disposition des légions.
Telle fut la science guerrière qui défendit les vastes
conquêtes des empereurs, et conserva 1'esprit militaire,
dans un temps où le luxe et le despotisme
avaient étouffé toute autre vertu. Si nous cherchons
maintenant à nous faire une idée du nombre des troupes
dont se composaient les armées romaines, nous
verrons combien il est difficile de l'apprécier avec une
certaine exactitude. Il paraît cependant que la légion
était un corps de douze mille cinq cents hommes,
parmi lesquels on comptait six mille huit cent trente-un
Romains : le reste comprenait les auxiliaires. Sous
Adrien et ses successeurs, l'armée sur le pied de paix
comprenait trente de ces redoutables brigades. Ainsi,
selon toute apparence, leurs forces se montaient à
trois cent soixante-quinze mille hommes. Au lieu de
se renfermer dans des villes fortifiées, qui n'étaient,
aux yeux des Romains, que le refuge de la faiblesse
et de la lâcheté, les légions restaient toujours campées
sur les bords des grands fleuves ou le long des
frontières des Barbares. Comme leurs postes, pour la
plupart, étaient fixes et permanens, nous pouvons
nous former un aperçu de la distribution des troupes
dans tout l'empire. Trois légions suffisaient pour la
Bretagne. Les principales forces étaient employées sur
le Rhin et sur le Danube, et consistaient en seize légions,
distribuées de la manière suivante : deux dans
la Basse-Germanie et trois dans la Haute, une dans la
Rhétie, une dans la Norique, quatre dans la Pannonie,
trois dans la Mœsie, et deux dans la Dacie. L'Euphrate
avait pour sa défense huit légions, dont six
étaient placées en Syrie, et les deux autres dans la
Cappadoce. Comme le siège de la guerre se trouvait
fort éloigné de l'Égypte, de l'Afrique et de l'Espagne,
une seule légion maintenait la tranquillité dans chacune
de ces provinces. L'Italie même ne manquait pas
de troupes. Environ vingt mille hommes choisis, connus
sous le nom de cohortes de la ville et de gardes
prétoriennes, veillaient à la sûreté du monarque et
de la capitale. Auteurs de presque toutes les révolutions
qui ont troublé l'empire, ces soldats prétoriens
vont bientôt attirer fortement toute notre attention;
mais nous ne voyons rien dans leurs armes et leurs
institutions qui les distinguât des légions; seulement
il paraît que leur discipline était moins rigide et leur
extérieur plus pompeux
(68).
Marine.
La marine des empereurs répondait peu à la grandeur
de Rome; mais elle suffisait pour remplir toutes
les vues du gouvernement. L'ambition des Romains
ne s'étendait point au-delà du continent : ce peuple
guerrier n'était pas animé de cet esprit entreprenant
des Tyriens, des Carthaginois et des habitans de Marseille,
qui avait porté ces hardis navigateurs à reculer
les bornes du monde, et à découvrir les côtes les plus
éloignées. L'Océan était plutôt pour les Romains un
objet de terreur que de curiosité
(69).
Après la ruine
de Carthage et la destruction des pirates, toute 1'étendue
de la Méditerranée se trouva renfermée dans
leur empire. La politique des empereurs n'avait pour
but que de conserver en paix la souveraineté de cette
mer, et de protéger le commerce de leurs sujets.
Guidé par ces principes de modération, Auguste établit
à demeure deux flottes dans les ports les plus
commodes de l'Italie : l'une à Ravenne, sur la mer
Adriatique; l'autre à Misène, dans la baie de Naples.
L'expérience semblait enfin avoir convaincu les anciens
que leurs galères, lorsqu'elles excédaient deux
ou tout au plus trois rangs de rames, devenaient plus
propres à une vaine pompe qu'à un service réel. Auguste
lui-même, dans la bataille d'Actium, s'était
aperçu de la supériorité de ses frégates légères, appelées
liburniennes, sur les citadelles élevées et massives
de son rival
(70).
Ces liburniennes lui servirent à
former les deux flottes de Ravenne et de Misène, destinées
à commander, l'une la partie orientale, l'autre
l'occident de la Méditerranée; et à chacune de ces
escadres il attacha un corps de plusieurs milliers de
marins. Outre ces deux ports, où les Romains avaient
établi la plus grande partie de leurs forces maritimes,
ils entretenaient encore un grand nombre de vaisseaux
à Fréjus, sur les côtes de Provence. Le Pont-Euxin
était gardé par quarante voiles et par trois mille soldats.
A toutes ces forces, il faut ajouter la flotte qui
assurait la communication entre la Gaule et la Bretagne,
et une infinité de bâtimens qui couvraient le
Rhin et le Danube, pour harasser les pays ennemis,
et intercepter le passage des Barbares
(71).
Énumération de toutes les forces de l'empire.
En récapitulant
cet état général des forces de l'empire sur mer
et sur terre, tant des troupes employées dans les légions,
que des auxiliaires, des gardes du palais et de
la marine nous verrons que le nombre total des troupes
n'excédait pas quatre cent cinquante mille hommes.
Quelque formidable que paraisse cette puissance,
le dernier siècle a vu avec étonnement des
forces semblables entretenues par un monarque dont
les États étaient renfermés dans une seule province de
l'empire romain
(72).
Vue des provinces de l'empire.
Nous avons essayé de faire connaître et l'esprit de
modération qui mettait des bornes à la puissance d'Adrien
et des Antonins, et les forces qui servaient à
la soutenir; tâchons maintenant de décrire, avec clarté
et précision, ces mêmes provinces, réunies autrefois
sous un seul chef, et maintenant divisées en un si
grand nombre d'États indépendans et ennemis les uns
des autres.
Espagne.
Située à l'extrémité de l'empire, de l'Europe et de
l'ancien monde, l'Espagne a conservé d'âge en âge
ses limites naturelles : les monts Pyrénées, la Méditerranée
et l'océan Atlantique. Cette grande péninsule,
aujourd'hui partagée si inégalement entre deux
souverains, avait été divisée par Auguste en trois provinces :
la Lusitanie, la Bétique et la Tarragonaise.
Les belliqueux Lusitaniens occupaient la contrée qui
compose aujourd'hui le royaume de Portugal : ce
royaume a gagné vers le nord le terrain qui lui
avait été enlevé du côté de l'orient. La Grenade et
l'Andalousie ont à peu près les mêmes confins que
l'ancienne Bétique; le reste de l'Espagne, la Galice,
les Asturies, la Biscaye, la Navarre, le royaume de
Léon, les deux Castilles, la Murcie, le royaume de
Valence, la Catalogne et l'Aragon, formaient la troisième
province romaine : c'était en même temps la
plus considérable, et on l'appelait Tarragonaise du
nom de sa capitale
(73).
Parmi les naturels du pays,
les Celtibériens étaient les plus puissans : une opiniâtreté
invincible distinguait surtout les Asturiens
et les Cantabres. Sûrs de trouver un asile dans leurs
montagnes, ces peuples furent les derniers qui se
soumirent aux armes de Rome; et, quelques siècles
après, ils secouèrent les premiers le joug des Arabes.
Gaule.
L'ancienne Gaule, qui comprenait tout le pays
situé entre les Pyrénées, les Alpes, le Rhin et l'Océan,
était beaucoup plus étendue que la France moderne.
Aux domaines de cette puissante monarchie, et à
l'acquisition récente qu'elle a faite de la Lorraine et
de l'Alsace, il faut encore ajouter le duché de Savoie,
les cantons de la Suisse, les quatre électorats du Rhin,
le pays de Liège, le Luxembourg, le Hainaut, la
Flandre et le Brabant. Après la mort de César, Auguste
eut égard, dans la division de la Gaule, à l'établissement
des légions, au cours des rivières, et aux
distinctions de provinces déjà connues dans ce pays,
qui renfermait plus de cent États indépendans avant
que les Romains s'en fussent rendus maîtres
(74).
La
colonie de Narbonne donna son nom au Languedoc,
à la Provence et au Dauphiné. Le gouvernement d'Aquitaine
s'étendait depuis les Pyrénées jusqu'à la
Loire. Entre ce fleuve et la Seine, était située la Gaule
celtique, qui reçut bientôt une nouvelle dénomination
de la fameuse colonie de Lugdunum, Lyon.
Au delà de la Seine était la Belgique, bornée d'abord
seulement par le Rhin; mais, quelque temps avant le
siècle de César; les Germains, profitant de la supériorité
que donne la bravoure, s'étaient emparés d'une
partie considérable de la Belgique. Les empereurs
romains saisirent avec empressement une occasion favorable
aux prétentions de leur vanité, et la frontière
du Rhin, qui s'étendait depuis Leyde jusqu'à Bâle,
fut décorée du nom pompeux de Haute et Basse-Germanie
(75).
Telles étaient, sous les Antonins, les six
provinces de la Gaule, la Narbonnaise, l'Aquitaine,
la Celtique ou Lyonnaise, la Belgique et les deux Germanies.
Bretagne.
Nous avons déjà parlé de l'étendue et des bornes
de la province romaine en Bretagne : elle renfermait
toute l'Angleterre, le pays de Galles, et le pays plat
d'Ecosse jusqu'au passage de Dunbritton et d'Edimbourg.
Avant que la Bretagne eût perdu sa liberté,
elle était inégalement divisée en trente tribus de Barbares,
dont les plus considérables étaient les Belges à
l'occident, les Brigantes au nord, les Silures au midi
du pays de Galles, et les Icéniens dans les comtés de
Norfolk et de Suffolk
(76).
Autant qu'il est possible de
s'en rapporter à la ressemblance des mœurs et des
langues, il est probable que l'Espagne, la Gaule et
la Bretagne, avaient été peuplées par une même et
vigoureuse race de sauvages. Ils disputèrent souvent
le champ de bataille aux Romains, et ils ne furent
subjugués qu'après avoir livré une infinité de combats.
Enfin, lorsque ces provinces eurent été soumises,
elles formèrent la division occidentale de l'empire en
Europe, qui s'étendait depuis le mur d'Antonin jusqu'aux
colonnes d'Hercule, et depuis l'embouchure
du Tage jusqu'aux sources du Rhin et du Danube.
Italie.
Avant les conquêtes des Romains, la Lombardie
n'était point regardée comme partie de l'Italie. Ces
Gaulois avaient fondé une colonie puissante le long
des rives du Pô, depuis le Piémont jusque dans la
Romagne : ils avaient porté leurs armes et leurs noms
dans les plaines bornées par les Alpes et les Apennins.
Les Liguriens habitaient les rochers où s'est élevée la
république de Gênes. Venise n'existait point encore;
mais la partie de cet État située à l'orient de l'Adige,
était occupée par les Venètes
(77).
Le milieu de l'Italie,
qui compose maintenant le duché de Toscane et
l'État ecclésiastique, était l'ancienne patrie des Étrusques
et des Ombriens; des Étrusques à qui l'Italie
était redevable des premiers germes de la civilisation
(78).
Le Tibre roulait ses ondes au pied des superbes
collines de Rome; et depuis cette rivière jusqu'aux
frontières de Naples, le pays des Sabins, des
Latins et des Volsques, fut le théâtre des succès naissans
de la république. Ce fut dans cette contrée si
renommée, que les premiers consuls méritèrent des
triomphes; que leurs successeurs s'occupèrent à décorer
des palais, et leur postérité à élever des couvens
(79).
Capoue et la Campanie possédaient le territoire
propre de la ville de Naples; le reste de ce
royaume était habité par plusieurs nations belliqueuses,
les Marses, les Samnites, les Apuliens et les Lucaniens.
Enfin, les côtes de la mer étaient couvertes
des colonies florissantes des Grecs. Il faut remarquer
que lorsque Auguste partagea l'Italie en onze régions,
la petite province d'Istrie fut comprise dans le nombre,
et se trouva jointe au siège de la souveraineté
romaine
(80).
Le Danube et la frontière d'Illyrie.
Les provinces de l'empire en Europe étaient défendues
par le Rhin et le Danube. Ces deux beaux fleuves
prennent leur source à la distance de trente milles
l'un de l'autre. Le Danube, dans un cours de plus de
treize cents milles de long, presque toujours vers le
sud-est, reçoit le tribut de soixante rivières navigables,
et se jette ensuite par six embouchures dans le
Pont-Euxin, qui paraît à peine assez vaste pour recevoir
une telle masse d'eau
(81).
Les provinces qu'arrose
le Danube furent bientôt désignées sous le nom
général d'Illyrie ou de frontière illyrienne
(82),
et regardées
comme les plus guerrières de l'empire; mais
elles méritent bien que nous les considérions dans
leurs principales divisions : la Rhétie, la Norique,
la Pannonie, la Dalmatie, la Mœsie, la Thrace, la
Macédoine et la Grèce.
Rhétie.
La province de Rhétie, habitée autrefois par les
Vindéliciens, s'étendait depuis les Alpes jusqu'aux
rives du Danube, et depuis la source de ce fleuve jusqu'à
sa jonction avec l'Inn. La plus grande partie du
plat pays obéit à l'électeur de Bavière : la ville d'Augsbourg
est protégée par la constitution de l'empire
germanique, les Grisons vivent en sûreté dans leurs
montagnes, et le Tyrol est au rang des nombreux
États qui appartiennent à la maison d'Autriche.
Norique et Pannonie.
Toute l'étendue de pays comprise entre le Danube,
l'Inn et la Save, l'Austrie, la Styrie, la Carinthie, la
Carniole, la Basse-Hongrie et l'Esclavonie, étaient
connues par les anciens sous les noms de Norique et
de Pannonie. Dans leur premier état d'indépendance,
les fiers habitans de ces provinces étaient étroitement
liés entre eux; ils se trouvèrent fréquemment unis
sous le gouvernement des Romains, et de nos jours
ils sont devenus le patrimoine d'une seule famille.
Leur souverain est un prince d'Allemagne, qui prend
le titre d'empereur des Romains, et dont les États
forment le centre et la force de la puissance autrichienne.
Si nous en exceptons la Bohême, la Moravie,
l'extrémité septentrionale de l'Autriche, et cette
partie de la Hongrie qui est située entre le Theiss et
le Danube, les autres domaines de la maison d'Autriche
étaient renfermés dans les limites de l'empire
romain.
Dalmatie.
La Dalmatie, ou Illyrie proprement dite, était ce
pays long, mais étroit, qui se trouve entre la Save
et la mer Adriatique. La plus grande partie de la côte
a conservé son nom : c'est une province de la dépendance
de Venise et le siège de la petite république
de Raguse. Les provinces de l'intérieur ont pris les
noms esclavons de Croatie et de Bosnie. La Croatie
est soumise à un gouverneur autrichien, et la Bosnie
obéit à un pacha turc : mais toutes ces régions sont
sans cesse ravagées par des hordes de Barbares, dont
la sauvage indépendance marque d'une manière irrégulière
les limites incertaines des puissances chrétiennes
et mahométanes
(83).
Mœsie et Dacie.
Après avoir reçu les eaux du Theiss et de la Save,
le Danube prenait le nom d'Ister; c'était du moins
celui que lui donnaient les Grecs
(84).
Il séparait autrefois
la Mœsie de la Dacie, province conquise par
Trajan, et la seule qui fut située au delà de ce fleuve.
Si nous voulons jeter les yeux sur l'état présent de
ces contrées, nous trouverons, sur la rive gauche du
Danube, Temeswar et la Transylvanie, annexés à la
couronne de Hongrie après un grand nombre de révolutions,
tandis que les principautés de Moldavie
et de Valachie reconnaissent la souveraineté de la
Porte ottomane. Sur la rive droite, la Mœsie qui,
durant le moyen âge, se divisa en deux royaumes
barbares, la Servie et la Bulgarie, est maintenant
réunie sous le despotisme des Turcs.
Thrace, Macédoine et Grèce.
Les Turcs, en donnant le nom de Romélie à la Macédoine,
à la Thrace et à la Grèce, semblent reconnaître
que ces contrées faisaient partie de l'empire
romain. La Thrace, habitée par des nations belliqueuses,
était devenue, sous les Antonins, une province
qui s'étendait depuis le mont Hémus et le Rhodope
jusqu'au Bosphore et l'Hellespont. Malgré le
changement de maîtres et celui de la religion, la nouvelle
Rome, bâtie par Constantin sur les rives du Bosphore,
est toujours la capitale d'une grande monarchie.
La Macédoine avait retiré moins d'avantages
des brillantes conquêtes d'Alexandre que de la politique
des deux Philippe. L'Épire et la Thessalie étaient
sous sa dépendance. Ainsi ce royaume comprenait
tout le pays situé entre la mer Égée et la mer d'Ionie.
Lorsque nous pensons à la réputation immortelle de
Thèbes, d'Argos, de Sparte et d'Athènes, nous avons
peine à nous persuader que tant de républiques si
célèbres aient été confondues dans une seule province
de 1'empire romain. L'influence supérieure de la ligue
achéenne fit donner à cette province le nom d'Achaïe.
Asie-Mineure.
Tel était l'état de l'Europe sous les empereurs romains.
Les provinces d'Asie, sans en excepter les
conquêtes passagères de Trajan, se trouvent toutes
renfermées dans les limites de la puissance des Turcs;
mais au lieu de suivre les divisions arbitraires, imaginées
par l'ignorance et par le despotisme, prenons
une route plus sûre et en même temps plus agréable
pour nous : observons les caractères ineffaçables de la
nature. On appelle Asie-Mineure cette péninsule qui,
bornée par l'Euphrate du côté de l'orient, s'avance
vers l'Europe entre le Pont-Euxin et la Méditerranée.
Les Romains avaient donné le titre exclusif d'Asie au
vaste et fertile pays situé à l'occident du mont Taurus
et du fleuve Halys. Cette province renfermait les
anciennes monarchies de Troie, de Lydie et de Phrygie,
les contrées maritimes des Lyciens, des Pamphiliens
et des Cariens, et les colonies grecques fondées
en Ionie, qui, non dans la guerre, mais dans les arts,
égalaient la gloire de leur métropole. Les royaumes
de Pont et de Bithynie occupaient tout le nord de la
péninsule, depuis Constantinople jusqu'à Trébisonde.
A l'extrémité opposée, la Cilicie était bornée par les
montagnes de Syrie. Les provinces intérieures, séparées
de l'Asie romaine par le fleuve Halys, et de
l'Arménie par l'Euphrate, avaient autrefois formé le
royaume indépendant de Cappadoce. La souveraineté
des empereurs s'étendait sur les côtes septentrionales
du Pont-Euxin, en Asie, jusque par-delà Trébisonde;
en Europe, jusqu'au-delà du Danube. Les habitans
de ces contrées sauvages, connues maintenant sous
les noms de Budziack, de Tartarie-Crimée, de Circassie
et de Mingrélie, recevaient de leurs mains ou
des princes tributaires ou des garnisons romaines
(85).
Syrie, Phénicie et Palestine.
Sous les successeurs d'Alexandre, la Syrie devint le
siège de l'empire des Séleucides, qui régnèrent sur
toute la Haute-Asie, jusqu'à ce que la révolte des Parthes
eût resserré les domaines de ces monarques entre
l'Euphrate et la Méditerranée. Lorsque cette province
fut soumise par les Romains, elle servit de frontière
à leur empire, du côté de l'orient : ses limites étaient,
au nord, les montagnes de la Cappadoce, et vers le
midi, l'Égypte et la mer Rouge. La Phénicie et la
Palestine se trouvèrent quelquefois annexées au gouvernement
de la Syrie; dans d'autres temps elles en
furent séparées. La première de ces deux provinces
est une suite de rochers, une lisière étroite entre la
mer et les montagnes; l'autre ne peut guère être mise
au-dessus du pays de Galles pour l'étendue et pour
la fertilité
(86).
Cependant leur nom passera d'âge en
âge jusqu'à la postérité la plus reculée, puisque l'Europe
et le Nouveau-Monde doivent à la Palestine leur
religion, et à la Phénicie la connaissance des lettres
(87).
Depuis l'Euphrate jusqu'à la mer Rouge, un désert
sablonneux, presque dépourvu d'arbres et d'eau, forme
les limites incertaines de la Syrie. La vie errante
des Arabes était inséparablement liée à leur indépendance :
toutes les fois qu'ils voulurent former des établissemens
sur un terrain moins stérile que le reste
de leurs habitations, ils devinrent aussitôt esclaves
des Romains
(88).
Égypte.
Les géographes de l'antiquité ont souvent hésité
sur la partie du globe dans laquelle ils devaient faire
entrer l'Égypte
(89).
Située dans la péninsule immense
de l'Afrique, elle n'est accessible que du côté de l'Asie,
dont elle a reçu la loi dans presque toutes les
révolutions de l'histoire. Un préfet romain occupait le
trône pompeux des Ptolémées; maintenant le sceptre
de fer des mameluks est entre les mains d'un pacha
turc. Le Nil arrose cette contrée dans un espace de
deux cents lieues, depuis le tropique du Cancer jusqu'à
la Méditerranée : les inondations périodiques de
ce fleuve font toute la richesse du pays, et leur élévation
en est la mesure. Cyrène, située vers l'occident
et sur la côte de la mer, avait été d'abord une
colonie grecque; elle devint ensuite une province
d'Égypte : elle est aujourd'hui ensevelie dans les déserts
de Barca
(90).
Afrique.
De Cyrène jusqu'à l'Océan, la côte d'Afrique a plus
de quinze cents milles de long; elle est cependant si
resserrée entre la Méditerranée et les déserts de Sahara,
que sa largeur excède rarement cent milles.
C'était à la partie orientale que les Romains avaient
principalement donné le nom de province d'Afrique.
Ayant l'arrivée des colonies phéniciennes, cette fertile
contrée était habitée par les Libyens, les plus
sauvages de tous les peuples de la terre : elle devint
le centre d'un commerce et d'un empire très-étendus,
lorsqu'elle fut gouvernée par les Carthaginois. Les
faibles États de Tunis et de Tripoli se sont élevés sur
les ruines de cette république fameuse. Le royaume
de Massinissa et de Jugurtha est soumis à la puissance
militaire des Algériens. Du temps d'Auguste, les limites
de la Numidie avaient été fort resserrées, et les
deux tiers au moins de cette contrée avaient pris le
nom de Mauritanie césarienne. La véritable Mauritanie,
ou la patrie des Maures, s'appelait Tingitane,
de l'ancienne ville de Tingi ou Tangier : elle forme
aujourd'hui le royaume de Fez. Salé sur l'Océan, cette
retraite de pirates, était la dernière ville de l'empire
romain. Les connaissances géographiques des anciens
s'étendaient à peine au-delà. On aperçoit encore des
vestiges d'une cité romaine, près de Mequinez, résidence
d'un Barbare que nous voulons bien appeler
l'empereur de Maroc : mais il ne paraît pas que les
États méridionaux de ce monarque, ni même Maroc
et Segelmessa, aient jamais été compris dans la province
romaine. L'occident de l'Afrique est coupé par
différentes chaînes du mont Atlas, nom devenu célèbre
par les fictions des poëtes
(91),
mais que l'on donne
maintenant à l'immense océan qui roule ses eaux entre
le Nouveau-Monde et l'ancien continent
(92).
Mer Méditerranée, avec les îles qu'elle renferme.
Après avoir parcouru toutes les provinces de l'empire
romain, nous pouvons observer que 1'Afrique est
séparée de l'Espagne par un détroit de douze milles
environ, qui sert de communication à la Méditerranée
avec la mer Atlantique. Les colonnes d'Hercule,
si fameuses parmi les anciens, étaient deux montagnes
qui paraissent avoir été séparées avec violence
dans quelque convulsion de la nature. La forteresse
de Gibraltar est bâtie au pied de celle qui est située
en Europe. Toute la Méditerranée, ses côtes et ses
îles, étaient renfermées dans les vastes domaines de
l'empire. Des grandes îles, les Baléares, aujourd'hui
Majorque et Minorque, ainsi nommées à cause de leur
étendue respective, appartiennent, l'une aux Espagnols,
et l'autre à la Grande-Bretagne. Il serait plus
facile de déplorer le sort des Corses, que de décrire
leur condition actuelle. La Sardaigne et la Sicile ont
été érigées en royaumes en faveur de deux princes
d'Italie. Crète ou Candie, Chypre, et la plupart des
petites îles de la Grèce ou de l'Asie, obéissent aux
Turcs, tandis que le petit rocher de Malte brave toute
la puissance ottomane, et est devenu un pays riche,
célèbre, sous le gouvernement d'un ordre religieux et
militaire.
Idée générale de l'empire romain.
Cette longue énumération des provinces d'un empire
dont les débris ont formé tant de royaumes si
puissans, rendrait presque excusable à nos yeux la
vanité ou l'ignorance des anciens. Éblouis par l'immense
domination, la puissance irrésistible, la modération
réelle ou affectée des empereurs, ils se
croyaient permis de mépriser ces contrées éloignées,
qu'ils avaient laissées jouir d'une indépendance barbare;
souvent même ils affectaient d'en méconnaître
le nom : insensiblement ils s'accoutumèrent à confondre
la monarchie romaine avec le globe de la
terre
(93).
Mais ces idées vagues et peu exactes ne conviennent
pas à un historien moderne : guidé par des
connaissances plus sûres, il est en état de présenter
à ses lecteurs un tableau mieux proportionné, en leur
faisant observer que l'empire avait plus de deux mille
milles de large depuis le mur d'Antonin et les limites
septentrionales de la Dacie jusqu'au mont Atlas et jusqu'au
tropique du Cancer, et qu'il s'étendait en longueur
dans un espace de plus de trois mille milles,
depuis l'Euphrate jusqu'à l'Océan occidental. Il était
situé dans les plus beaux lieux de la zone tempérée,
entre le 24° et le 56° degré de latitude nord. Enfin,
on évaluait son étendue à peu près à six cent mille
milles carrés, dont la plus grande partie consistait
en terres fertiles et très-bien cultivées
(94).