L'œuvre de Callimaque passe communément pour
l'expression essentielle de la poésie alexandrine. Alfred
Croiset écrit : « Callimaque, fils de Battos, est incontestablement
le « maître du chœur ». Par le nombre de ses
ouvrages, par leur diversité, par leurs qualités et par
leurs défauts, il est comme le type même du poète
alexandrin. » Et M. Emile Cahen dans le récent et magistral
ouvrage qu'il lui a consacré
(*) le nomme « le plus
grand représentant » de l'alexandrinisme.
I. - La Vie.
C'est Cyrène qui l'a donné à Alexandrie. Il y naquit
entre 310 et 305. On ne sait rien de ses parents, sauf que
son père s'appelait Battos et sa mère Mesatma ou Megatima.
A l'en croire, c'est d'un plus illustre Battos qu'il
tenait son titre de « Battiade » : il prétendait descendre du
héros fondateur de la ville, l'ancêtre des anciens rois. Il
semble que sa famille ait souffert des troubles qui marquèrent
l'histoire de la cité dans le dernier quart du IVe siècle,
et que le loyalisme du poète à l'égard des Lagides, qui
ramenèrent l'ordre, ait été, pour une large part, fait de gratitude.
Ce qui est sûr, c'est que Cyrène resta toujours
présente au cceur du poète : l'
Hymne à Apollon en porte
témoignage.
Comment grandit-il? quelle fut son éducation? Ici
encore nous sommes réduits aux conjectures. On peut
supposer qu'il voyagea, et il est assez probable qu'il fit
un séjour à Athènes, où il suivit les leçons du philosophe
Praxiphane de Mitylène. Mais Athènes appartenait déjà
au passé. Ayant fait ses dévotions aux grandes Ombres,
le jeune Callimaque prit le chemin de la ville où allait
battre désormais le cœur de la civilisation hellénique.
Il arriva à Alexandrie entre 290 et 285. Il ne devait plus
la quitter. Ses débuts y furent modestes : ceux du jeune
intellectuel pauvre. On sait qu'il fut maître d'école, dans
un faubourg de la ville, à Eleusis. Deux épigrammes,
mêlant la plainte de la pauvreté à la plainte amoureuse,
l'une, amère, où le poète reproche à Ménippe de le dédaigner
parce qu'il n'a pas d'argent, l'autre où la faim est
vantée comme le remède souverain de l'amour, nous
gardent le souvenir de cette jeunesse impécunieuse.
De l'amour il a connu tout ce qu'en pouvait connaître
sans honte un homme de son temps : l'amour des garçons
comme celui des femmes. C'est « l'amour qui n'ose plus
dire son nom » qui lui a dicté le bel aveu de passion à
Archinos - j'entends beau littérairement - : « Arrivé
chez toi, je n'ai pas crié, je n'ai pas prononcé de nom;
j'ai seulement baisé le seuil. Est-ce un crime? alors, oui,
je suis criminel. » II a su aussi le prix de l'amitié, comme
l'atteste l'épigramme à Héraclite.
Mais ni le charme des entretiens amicaux, ni la beauté
des femmes et des éphèbes ne remplissaient la vie du
jeune Cyrénéen, débarqué à Alexandrie pour y cueillir
la gloire littéraire. Sous l'impusion des Ptolémées,
Alexandrie était devenue la ville des poètes et des savants.
Ptolémée Soter y avait déjà rassemblé de très nombreux
livres. Son fils, Philadelphe, continuait, en l'amplifiant,
l'œuvre paternelle. Par ses soins s'installait la Bibliothèque
qui devait un jour compter 700.000 volumes. Il
fondait le Musée, à la fois temple, Académie et Université.
L'ambition de tous les hommes de lettres d'Alexandrie
était évidemment d'être admis dans cette maison
des Muses, que le railleur Timon appelait leur « volière ».
Callimaque, auteur déjà de plusieurs poèmes, y fréquentait.
La faveur de Ptolémée, qu'il avait loué dans
l'
Hymne à Zeus, et à l'instigation de qui il devait composer
l'
Hymne à Délos, l'y fit entrer officiellement, vers
280, comme « attaché » à la Bibliothèque.
Voilà donc Callimaque fonctionnaire royal, favori du
prince. Faut-il crier, comme on l'a fait, à la courtisanerie?
Le reproche ne l'atteint pas plus qu'il n'atteint
Virgile et Horace, fait remarquer dans un juste esprit
de relativisme historique M. Emile Cahen. « La paix,
écrit-il, la prospérité, une exacte administration, les
lettres honorées, les savants pensionnés, c'est un tableau
qui ne diffère pas tant de celui qu'offrit deux siècles et
demi plus tard l'empire d'Auguste. » Comment Callimaque
n'aurait-il pas su gré aux Ptolémées de ces bienfaits?
C'est une opinion commune que l'auteur des
Hymnes
succéda à Zenodote dans la charge de Bibliothécaire.
Mais ce n'est pas très sûr. En tout cas la Bibliothèque
lui fut un bon refuge pour l'étude et la poésie. Dans les
années qui suivent sa nomination d' « attaché », il compose
son ouvrage capital :
Les Causes. Les travaux
d'érudition pure l'occupent aussi et de plus en plus : il
prépare, et, à partir de 270, rédige un vaste répertoire
bibliographique : Les Catalogues.
Cependant la publication des
Causes avait ému la gent
littéraire. L'œuvre était nouvelle : elle fut critiquée. Les
adversaires de Callimaque le disaient de souffle court,
incapable d'un long poème suivi. On lui opposa Antimaque,
l'auteur d'une
Lydé que Callimaque dit « lourde et sans
élégance », et d'une épopée, la
Thébaïs. C'est pour
répondre à cette cabale et non à Apollonios qu'il écrivit
l'
Hécate. C'est Antimaque et non Apollonios que vise
l'épigramme adressée à Lysanias : « Je hais le poème
cyclique. »
Mais plus célèbre est la querelle avec Apollonios, trop
célèbre même, puisqu'ainsi que je viens de l'indiquer, on
y rapporte souvent ce qui ne lui appartient pas. Elle
éclata lorsque Apollonios eut donné ses
Argonautiques.
M. Cahen, qu'il ne faut pas se lasser de citer, note que
« la querelle d'Apollonios et de Callimaque apparaît
comme une suite de la polémique des
Aitia » (c'est le nom
grec des
Causes); et il montre comment le poème du
disciple devait merveilleusement irriter le maître. Apollonios
y reprenait la légende des Argonautes, qui avait
fait la matière de plus d'un épisode des
Causes. Il la
reprenait dans un de ces longs poèmes en horreur à
Callimaque. Ce n'était pas seulement dans le choix du
sujet, c'était dans le détail et jusque dans la coloration
générale que les
Argonautiques, montraient l'influence de
Callimaque. Mais cela même soulignait l'opposition de
leur auteur au poète des
Causes sur un point tenu par
celui-ci pour capital. Il y avait là une sorte de défi,
M. Cahen dit : une trahison. « Si l'on pouvait unir à
l'agrément et au fini des tableaux familiers, à la nette
élégance des souvenirs érudits, l'intérêt soutenu et la
majesté d'une grande action épique, la doctrine de Callimaque,
mépris du « cycle » et du « long poème », recevait
un démenti; on utilisait ses leçons pour en rejeter l'essentiel ».
Callimaque ne fut pas tendre pour le délinquant.
Poète célèbre, chef d'école, favori du roi, il tenait dans
sa main le sort des débutants. Il le fit bien voir à Apollonios,
dont l'ouvrage tomba à plat, et qui dut se retirer à
Rhodes.
La tradition attribue à celui-ci une épigramme où le
vaincu dit son fait au vainqueur : « Callimaque, le maudit,
le mauvais plaisant, la tète de bois... » Mais la critique
élève des doutes sur la paternité de ces injures. L'hypercritique
en élève même sur l'
Ibis, satire de Callimaque,
au dire de Suidas, contre Apollonios. L'ibis, c'était
l'oiseau consacré à Hermès, le dieu des voleurs, au surplus
réputé malpropre au point de se nourrir de ses
propres excréments : joli oiseau auquel était assimilé
le poète des Argonautiques.
La querelle avec Apollonios appartient à la vieillesse
de Callimaque. Les vingt ou trente dernières années de
sa vie furent celles d'un personnage considérable. Il
était resté bien en cour. La
Chevelure de Bérénice, dont
nous avons grâce à Catulle une traduction latine « nous
montre Callimaque très près des souverains que sa poésie
avait servis ». A la réputation du poète il joignait celle
de l'érudit. Non que son autorité fût incontestée. Ses
adversaires n'avaient pas désarmé. Un fragment des
Elégies, récemment découvert exhale de furieuses imprécations
contre ceux qui continuaient à lui reprocher la
brièveté de sa poésie, les « Telchines », les « ignorants »,
ennemis des Muses », qu'il invite à aller braire, comme
« l'animal aux longues oreilles ». La qualité de ce magnifique
morceau prouve en outre que l'âge avait laissé
intact le talent du poète. Il mourut vers 240.
II. - L'Œuvre poétique.
Il ne nous reste rien de certaines œuvres de Callimaque;
de quelque-unes nous n'avons que des fragments; seuls,
six hymnes et soixante-trois épigrammes nous sont parvenus
complets.
Les
Hymnes étaient destinés à des récitations publiques.
Le premier, l'
Hymne à Zeus, le moins religieux de tous,
car tout y tend à l'éloge de Ptolémée, a dû être composé
pour une réunion de lettrés. Les autres, sans être des
poèmes proprement liturgiques, semblent avoir été écrits
pour être déclamés, à l'occasion de fêtes religieuses, dans
une assemblée dévote. L'
Hymne à Apollon ne se comprend
que situé dans le cadre de la fête d'Apollon Carnéien, à
Cyrène, patrie du poète; on peut supposer qu'il récita
lui-même son ouvre. L'
Hymne à Artémis se rapporte
à une cérémonie éphésienne. L'
Hymne à Délos a pris
place dans une solennité délienne; les
Bains de Pallas,
l'
Hymne à Déméter ont été lus devant des fidèles des
déesses, l'un à la fête d'Argos, l'autre lors de la procession
de la corbeille sacrée.
Dans les
Hymnes s'exprime une mythologie que l'on
s'accorde généralement à trouver indiscrète. « De vraies
débauches d'érudition, » dit Alfred Croiset. M. Cahen
défend son poète de ce reproche. « On ne peut parler
d'une mythologie absconse, ésotérique. Le poète ne
s'éloigne guère, sinon pour en développer poétiquement
les données, les simplifier ou en combiner les détails,
de la croyance moyenne et classique. » Mettons, pour ne
pas oublier un trait noté bien souvent, que l'imagination
du poète s'est complue à ces évocations d'un passé fabuleux,
à ces vocables sonores ou rares, que, tel un Leconte
de Lisle, il a cédé à la tentation de faire du pittoresque
avec de l'antique.
Le sentiment religieux qui anime les
Hymnes paraît
un peu froid. C'est que Callimaque se soucie moins de
traduire des émotions personnelles que les états d'âme
collectifs des fidèles. Là même est sa note propre. Il y a
dans certains hymnes un point culminant : dans les
Bains de Pallas, le moment où la déesse survient sur son
char; dans l'
Hymne à Déméter, celui où apparaît la corbeille.
Moins nettement marqué dans l'
Hymne à Apollon,
l'instant où se montre le dieu coïncide avec l'acclamation :
Ié Péan. Eh bien, Callimaque s'est fait le poète de ces
épiphanies religieuses, le porte-parole de l'enthousiasme
qui s'emparait des fidèles, quand se révélait le dieu,
identifié avec son image ou son symbole.
Notez que ce mysticisme n'exclut pas une certaine
familiarité avec la divinité, un goût du détail réaliste
qui humanise le divin. Voyez, par exemple, la petite
Artémis sur les genoux de son père, ou encore Hermès
faisant le croquemitaine pour ramener à l'obéissance les
mioches de l'Olympe.
Enfin Callimaque a donné dans les
Hymnes la première
expression d'un sentiment que la poésie latine, avec Virgile
et Horace, devait recueillir et vulgariser. Il a associé
pour bien des siècles le culte des rois au culte des dieux.
Dans ses vers les souverains sont la part de Zeus, son
« lot » ; Philotère, la sœur de Philadelphe, vit dans l'intimité
de Déméter; « qui combat mon Roi, dit l'
Hymne à
Apollon, qu'il combatte Apollon ». Bien plus, Callimaque
fait de Ptolémée et des siens de véritables divinités,
devançant, annonçant le culte des « Dieux Sauveurs »,
qu'établit Philadelphe.
Les soixante-trois épigrammes de Callimaque se classent
en deux groupes : les épigrammes funéraires et votives
d'une part, et de l'autre les érotiques, les morales et les
littéraires. Il est difficile de distinguer ce qu'il y entre de
faits réels. Sans doute la poésie se nourrit des sentiments
du poète et des circonstances de sa vie, mais elle les digère,
les transforme et les rend parfois, au terme de ce travail,
méconnaissables. Que certaines épigrammes funéraires et
votives aient été gravées sur un tombeau ou une offrande,
inspirées par une mort, cela est probable. Que des passions
ressenties par le poète dans son cœur et dans sa
chair parlent dans telle ou telle épigramme érotique,
probable aussi; et j'en ai cité deux ou trois où se perçoit
le ton de la confession. Mais qui dira la part de la fantaisie,
du jeu?
Des
Causes, la grande œuvre de Callimaque, il ne subsiste
que des lambeaux. Le poète y contait des histoires
de dieux et de héros avec l'intention d'expliquer certaines
cérémonies, certains usages, d'en faire connaître
les causes. De là le titre. Ces récits menaient le lecteur
en dehors des grandes voies de la mythologie : c'étaient
des fables rares, peu connues, exhumées par un poète
érudit, passionné des choses du passé. Nous en avons
trois ou quatre; nous connaissons le sujet de plusieurs
autres. Mais toutes les tentatives faites pour reconstituer
l'ouvrage paraissent bien vaines.
C'était encore, si j'ose dire, de la « petite mythologie »
que l'
Hécalé. Mais l'œuvre était d'un art raffiné, à en
croire l'épigramme de Crinagoras. Voici l'aventure humble,
familière, qu'il chantait en marge du mythe illustre de
Thésée. Plutarque nous l'a conservée :
« Theseus, qui ne voulait pas demeurer sans rien faire,
et quant et quant désirait de gratifier au peuple, se
partit pour aller combattre le taureau de Marathon,
lequel faisait beaucoup de maux aux habitants de la
contrée de Tétrapolis : et l'ayant pris vif le passa à travers
la ville afin qu'il fût vu de tous les habitants, puis le
sacrifia à Apollo Delphinien. Or quant à Hécalé, et à
ce qu'on conte qu'elle le logea, et du bon traitement
qu'elle lui fit, cela n'est pas du tout hors de vérité : car
anciennement les bourgs et les villages de là autour
s'assemblaient et faisaient un commun sacrifice, qu'ils
appelaient Hécalésion, en l'honneur de Jupiter Hécalien,
là où ils honoraient cette vieille, en l'appelant par un
nom diminutif Hécaléné, pour autant que quand elle
reçut en son logis Theseus, qui était encore fort jeune,
elle le salua et caressa ainsi par noms diminutifs, comme
les vieilles gens ont accoutumé de faire fête aux jeunes
enfants : et pour ce qu'elle avait voué à Jupiter de lui
faire un sacrifice solennel, si Theseus retournait sain et
sauf de l'affaire où il allait, et qu'elle était morte avant
son retour, elle eut, en récompense de la bonne chère
qu'elle lui avait faite, l'honneur que nous avons dit, par
le commandement de Theseus, ainsi comme l'a écrit
Philochorus. »
Du poème il ne nous reste que peu de chose. Cependant
on peut avec vraisemblance en imaginer la composition.
La
Nuit chez Hécalé, la
Chasse, la
Mort d'Hécalé faisaient
une sorte de triptyque poétique, dont la
Nuit devait
être le morceau le plus réputé.
Les
Iambes tiraient leur nom du mètre employé par
Callimaque dans cet ouvrage : le « choliambe » ou iambe
« scazon », emprunté au vieux poète Hipponax. Nous
savons que le livre était divers de matière avec un caractère
polémique. Dans l'état de mutilation où il nous est
parvenu, on ne saurait songer à s'en faire une idée nette.
Des
Poèmes lyriques nous ne possédons que des bribes,
notamment quelques vers sur la
Mort d'Arsinoé.
Enfin Callimaque avait écrit des
Elégies. Chez les
Grecs le mot n'avait pas le sens que nous lui donnons,
et qu'il a pris avec les Latins, de poème sentimental
et personnel; il désignait simplement une suite de distiques.
La
Chevelure de Bérénice était une élégie. La
publication récente d'un papyrus nous en a rendu quelques
vers, nous assurant du même coup de la fidélité de la
transcription catulienne. Des publications analogues nous
ont fait connaître d'autres fragments, parmi lesquels
l'invective contre les Telchines, dont nous avons parlé
plus haut.
Les
Elégies posent un problème : Catulle avait-il écrit
des élégies amoureuses, au sens latin et moderne? On
l'a supposé, et que ces poèmes avaient précisément servi
de modèles aux élégiaques de Rome. L'hypothèse est
séduisante, mais fragile.
La poésie de Callimaque a été jugée très diversement.
Ronsard en faisait ses délices :
Bons Dieux! quelle douceur,
Quel intime plaisir sent-on autour du cœur,
Quand on list sa Delos, ou quand sa lyre sonne
Apollon et sa sœur, les jumeaux de Latone
Ou les bains de Pallas, Cérès ou Jupiter!
De nos jours l'opinion moyenne se montre assez sévère
à l'auteur des
Hymnes. On le tient généralement pour
froid, pour ennuyeux, pour mort. Les plus indulgents
l'embaument dans une admiration tout historique. Erudit,
ingénieux, artiste, habile versificateur, tant qu'on voudra.
Mais poète, non pas. Son plus récent exégète, qui
nous a servi de guide pour cette notice, proteste contre
tant de rigueur. Ses longues analyses techniques s'achèvent
par une réhabilitation chaleureuse. Tout compte fait,
malgré un peu d'outrance, c'est M. Emile Cahen qui a
raison. Il y a dans les
Hymnes un mouvement lyrique
incontestable. L'imagination mythologique y est ample,
imprévue, et, parfois, souriante; le ton s'y diversifie à
souhait; et personne ne nie la richesse de la langue, qui
est d'un lettré raffiné.
Laissons les poèmes dont nous n'avons que des débris,
bien que les fragments des
Causes, par exemple, nous
laissent entrevoir une œuvre singulièrement originale.
Et venons aux
Epigrammes. Elles constituent, à notre
sens, la part la plus vivante de la poésie callimachéenne.
Ici tout nous parle, tout nous émeut. De ces petits poèmes
se lèvent les grandes images de l'amour, de la beauté et
de la mort, rendues plus troublantes par la pensée qu'elles
nous arrivent d'un passé si lointain :
Les mortes, en leur temps jeunes et désirées,
D'un frisson triste et doux troublent nos sens rêveurs...
Quant à l'art des
Epigrammes, il a de quoi ravir tous
ceux qui aiment en poésie une forme brève, un mode
d'expression concentrée. Faut-il ajouter que par là Callimaqne
rejoint notre poésie, j'entends celle qui commence
avec Baudelaire? En gros ce ne serait pas inexact. Mais
il y aurait bien des distinctions à faire. Au reste qu'importe?
De tour moderne ou non, les Epigrammes sont
un délice.
Gouttes de poésie, si l'on veut, mais qui exhalent un
parfum plus pénétrant que maint long poème.
HYMNES
A ZEUS
A l'heure des libations, que chanter sinon Zeus, que
chanter plutôt que lui, le dieu toujours grand, toujours
roi, le vainqueur des Fils de la Terre, le juge des Ouraniens?
Mais sous quel vocable le chanterons-nous? Dieu du
Dicté? Dieu du Lycée? Mon âme hésite; car de ta naissance
on dispute. Zeus, les uns disent que tu naquis sur
les monts de l'Ida; Zeus, les autres prétendent que ce fut
en Arcadie. Qui des deux, ô père, a menti? Les Crétois,
ces éternels menteurs. Ô tout puissant, ils t'ont, ces
Crétois, bâti une tombe! mais non tu n'es pas mort, tu
es immortel. C'est dans la Parrhasie
(1) que Rhéia t'enfanta,
au plus épais des fourrés de la montagne; depuis,
ce lieu est sacré, et nulle créature n'y pénètre, bête,
ni femme, à l'heure où elle a besoin de la déesse Ilithye;
les Apidanéens
(2) l'appellent l'antique couche de Rhéia.
Là, lorsqu'elle eut déposé le fruit de ses vastes
entrailles, ta mère chercha une eau courante pour y laver
les souillures de l'accouchement et baigner ta chair.
Mais le large Ladon, ne coulait pas encore, ni l'Erymanthe,
le plus limpide des neuves. Encore aride était l'Arcadie
tout entière, elle qu'on devait nommer plus tard la terre
aux belles eaux. Alors, quand Rhéia y dénoua sa ceinture,
au-dessus des eaux de l'Iaon, se dressaient des
chênes nombreux; nombreux, aussi, sur le Mélas, couraient
les chars; nombreuses étaient les bêtes qui, au-dessus
du cours du Carion, avaient leurs tanières ; les
hommes passaient à sec le Crathis et la caillouteuse
Métopé; ils voyaient à leurs pieds s'épandre les grandes
eaux
(3). Angoissée, l'auguste Rhéia s'écria : « Terre amie,
enfante à ton tour; les douleurs de l'enfantement te sont
légères. » Ainsi parla la déesse, puis, levant tout droit
son bras robuste, elle frappa le rocher de son sceptre.
Il s'y fit une large fente d'où jaillit un flot abondant.
Elle y lava ta chair, ô Roi, t'enveloppa de langes et
te fit porter par Néda dans l'antre de Crète, pour y être
élevé secrètement : par Néda, la plus vénérable des
Nymphes qui l'accouchèrent en ce jour, et l'aînée, après
Styx et Philyra. Ce n'est pas d'une vaine récompense
que la déesse paya sa dette. Elle appela du nom de Néda
ce cours d'eau; ses flots abondants se mêlent à ceux
de Nérée, près de la ville des Caucônes dite Lépréion :
c'est l'onde la plus antique que boivent les enfants de
l'Ourse, fille de Lycaon
(4).
En quittant Thènes pour se rendre à Cnosse - Thènes
est voisine de Cnosse - la nymphe te portait, Zeus, ô
père, quand de ton corps le cordon ombilical tomba.
C'est pourquoi plus tard les Cydoniens
(5) nommèrent cette
plaine Omphalienne. Ô Zeus, les compagnes des Corybantes,
les Mélies du Dicté
(6), te prirent dans leurs bras.
Adrastée te berça dans une corbeille d'or; tu suças la
grasse mamelle de la chèvre Amalthée, et avidement
tu mangeas le doux miel que l'abeille Panacris
(7) produisit
soudain sur les montagnes de l'Ida appelées
Panacra. A pas pressés les Courètes menèrent autour de
toi leur danse guerrière, frappant leurs armes, pour que
les oreilles de Cronos entendissent le fracas du bouclier,
et non pas tes vagissements.
Magnifiquement tu grandis, magnifiquement s'accrut
ta force, ô Zeus Ouranien. Bientôt adolescent, ta joue se
couvrit d'un prompt duvet. Mais encore enfant, ton intelligence
était parfaitement mûre. Aussi tes frères, bien
que tes aînés, ne te contestèrent point ta juste part, la
Maison Céleste. Ils n'ont pas dit la vérité, les vieux aèdes!
C'est le sort prétendent-ils, qui assigna aux trois Cronides
leurs domaines. Mais quand il s'agit de l'Olympe et de
l'Hadès, qui donc tirerait les sorts? qui donc si ce n'est
un fou? Pour tirer au sort, les lots doivent être égaux;
mais entre ceux-ci il y a un abîme. Si nous mentons, que
nos mensonges au moins soient croyables! Non, ce ne
sont pas les sorts qui t'ont fait roi des Dieux, ce sont les
œuvres de tes mains, c'est ta Vigueur, c'est ta Force, et
tu les fis asseoir près de ton trône.
Tu établis le plus puissant des oiseaux le messager
de tes signes; puissent-ils se montrer toujours favorables
à mes amis! Tu choisis pour toi parmi les mortels ce
qu'il y a de meilleur : non point l'homme de la mer, non
point celui qui brandit un bouclier, et l'aède non plus.
Non, tu les laissas aux dieux d'en bas, à qui l'un, à qui
l'autre; et toi, tu pris les Chefs des Cités eux-mêmes,
ceux-là qui commandent aux possesseurs des champs,
aux hommes habiles à manier la lance ou la rame, à tout
ce qui existe. Qui n'est sous le pouvoir d'un chef? Oui,
ceux qui travaillent les métaux, nous les nommons les
gens d'Héphaistos, les guerriers les gens d'Ares; à
Artémis Chitôné sont les chasseurs; à Phoibos ceux qui
savent les chants de la lyre. Mais c'est de Zeus que viennent
les rois, car les rois appartiennent à Zeus. Il n'est
rien de plus divin que les princes; tu te les attribuas
pour ton lot. Tu leur confias la garde des villes, et toi-même,
tu es assis au sommet des cités, les yeux sur ceux
qui conduisent les peuples dans les voies de la justice ou
au contraire les mènent par des chemins obliques. Tu
leur as donné l'abondance et la félicité; à tous, mais non
pas également. La preuve s'en voit dans notre prince :
il surpasse de beaucoup tous les autres. Le soir il réalise
ses idées du matin, le soir les plus importantes, les
moindres aussitôt qu'il les conçoit. D'autres ont besoin
d'un an, d'un an ou de plus; et il en est dont tu mutiles
les réalisations, et brises la pensée.
Salut, salut, fils de Cronos, Zeus très haut, dispensateur
des biens, dispensateur de la prospérité. Qui pourrait
chanter tes œuvres! Personne ne l'a fait, personne ne le
fera. Oui, qui chantera jamais les œuvres de Zeus? Salut,
ô père, salut encore. Donne-nous vertu et richesse. Fortune
sans vertu ne permet à l'homme de s'élever, non
plus que vertu sans richesse. Donne-nous vertu et fortune.
A APOLLON
Comme il frémit, le rameau d'Apollon, le rameau de
laurier! Comme toute la demeure du dieu tremble! Loin,
loin d'ici les méchants! Phoibos heurte les portes de son
beau pied. Ne vois-tu pas? La palme délienne, soudain,
s'est inclinée doucement; et dans l'air s'élève le beau
chant du cygne. De vous-mêmes, glissez, verrous des
portes; de vous-mêmes, tournez, clefs du temple; le
Dieu n'est pas loin. Vous, enfants, apprêtez-vous à
chanter et à danser.
Apollon ne se manifeste pas à tous, il ne se montre
qu'aux bons. Il élève qui le voit; qui ne le voit pas, il
l'abaisse. Nous te verrons, Archer, et nous ne serons pas
abaissés. Mais quand Phoibos est parmi nous, que les
enfants ne laissent pas muettes leurs cithares ni silencieux
leurs pas, s'ils veulent connaître les noces, vivre
jusqu'aux cheveux blancs, et que les murailles de leurs
villes restent debout sur leurs antiques fondements.
J'applaudis ces enfants, car déjà leur lyre n'est plus
oisive.
Silence! Prêtez l'oreille au chant d'Apollon. La mer
même se tait quand les aèdes chantent la cithare et l'arc,
que tient Apollon Lycoréen. Thétis, la malheureuse mère,
ne se lamente plus sur Achille, lorsqu'on entend « Ié
Péan, Ié Péan
(8)», et la Pierre qui pleure ne ressent plus
sa peine, l'humide roc fiché sur les bords phrygiens,
marbre aujourd'hui, jadis femme à la bouche gémissante.
Ié, Ié, que votre cri résonne! C'est une malédiction de
lutter avec les dieux. Qui s'attaque aux dieux, qu'il
combatte aussi mon roi; qui s'attaque à mon roi, qu'il
combatte aussi Apollon. Si le chœur chante à son gré,
Apollon lui accordera ses faveurs. Il le peut, il siège à la
droite de Zeus. Mais le chœur qui chante Apollon, le chantera
plus d'un jour. Phoibos est fait pour nos hymnes :
qu'il est facile de le chanter!
D'or est son manteau, et l'agrafe aussi. D'or la lyre et
l'arc lyctien, et le carquois. D'or aussi les sandales.
Apollon est tout brillant d'or, et regorgeant de richesses;
Python en est la preuve. C'est un dieu toujours beau,
un dieu toujours jeune; jamais les tendres joues de
Phoibos ne se couvrirent du moindre duvet! Sa chevelure
répand à terre une huile parfumée. Ce n'est pas une
humeur grasse que distillent goutte à goutte les cheveux
d'Apollon, c'est la panacée même. Dans la ville où cette
rosée tombe sur le sol, tout est sain.
Aucun dieu ne règne sur des arts si nombreux qu'Apollon.
Il a en partage et l'archer et l'aède; car l'arc et
le chant lui ont été confiés. A lui devins et prédictions;
c'est de Phoibos aussi que les médecins ont appris l'art
de retarder la mort.
Phoibos, nous l'invoquons comme Pasteur encore,
depuis que sur les rives de l'Amphryssos
(9) il éleva des
chevaux d'attelage, enflammé d'amour pour le jeune
Admète. Bien vite dans le parc foisonnera le bétail,
et les chèvres de troupeau ne manqueront pas de petits,
si le dieu jette sur leur pâture un regard favorable. Les
brebis ne resteront pas sans lait, ni sans portée; toutes
seront mères, et celle qui n'aura mis bas qu'un agneau
en aura deux bientôt.
C'est à la suite de Phoibos que les hommes tracent
l'enceinte des cités. Phoibos met dans les villes ses complaisances :
il en pose lui-même les fondements. Il avait
quatre ans lorsqu'il jeta les premiers fondements dans
la belle Ortygie
(10), près du lac en forme de cercle. Artémis
en chasse entassait les têtes des chèvres du Cynthe;
Apollon en construisit un autel. Avec des cornes il fit la
base; des cornes formèrent la table; tout autour les parois
furent de cornes. C'est ainsi que Phoibos apprit à fonder
les villes.
Phoibos aussi indiqua à Battos ma ville au sol fécond;
il guida, tel un corbeau, à la droite du chef, l'entrée de
son peuple en Libye, et jura de donner un jour ces
murailles à nos Rois
(11). Toujours Apollon est fidèle à
son serment.
Apollon, beaucoup te nomment Secourable, beaucoup
te nomment Clarien; partout on t'invoque sous de nombreux
noms. Pour moi, je t'appelle Carnéien; ainsi me
l'ont appris mes pères. Carnéien, c'est à Sparte que fut
ton premier temple, à Théra le second, et le troisième
fut dans la ville de Cyrène. De Sparte un descendant
d'Œdipe, six générations après lui, te mena dans la
colonie de Théra; et de Théra, Aristotélès le Fort t'établit
sur la terre des Asbystes; il t'édifia une demeure de toute
beauté, et dans la ville institua un sacrifice annuel, où
d'innombrables taureaux s'écroulent sur le flanc pour
ne jamais plus se relever. Ié, Ié, Carnéien, dieu tant prié,
tes autels se chargent au printemps de toutes les fleurs
que font naître les Heures sous le souffle de rosée du
Zéphyre, et en hiver du safran odorant; pour loi brille
un feu perpétuel; et jamais sur les charbons d'hier ne
s'amasse la cendre. L'allégresse de Phoibos fut grande,
quand les hommes d'Enyo
(12), les porte-ceinturons, dansèrent
avec les blondes filles de Libye, au temps des fêtes
Carnéiennes. Les Doriens n'avaient pu approcher encore
la source Kyrê; ils habitaient Azilis aux vallons touffus.
Le roi Phoibos les vit, et les montra à la nymphe, du
haut du rocher de Myrtousa, à l'endroit où la fille d'Hypseus
avait tué le lion ravisseur des bœufs d'Eurypilos.
Apollon n'a point vu de chœur plus divin; à nulle cité il
n'a accordé tant qu'à Cyrène, en souvenir du rapt ancien.
Et les Battiades aussi n'ont honoré nul dieu plus que
Phoibos.
Ié! Ié Péan! Nous entendons ce refrain. Le peuple de
Delphes l'inventa, lorsque tu fis voir comme de ton arc
d'or tu savais lancer au loin les flèches. Tu descendais
à Pythô quand tu rencontras la bête monstrueuse, le
serpent terrible. Tu le tuas, le criblant de tes traits
rapides; et le peuple te suivait en criant : « Ié, Ié Péan;
oui, lance ton trait, toi qui défends les hommes depuis
ta naissance. » C'est l'origine de l'acclamation qui te
salue.
L'Envie furtivement dit à l'oreille d'Apollon : « Je
n'aime point le poète dont le chant n'est pas vaste
comme la mer. » Mais Apollon la repoussa du pied et dit :
« Du fleuve assyrien aussi le courant est large, mais il
traîne bien des impuretés, bien du limon dans ses ondes.
A Déô
(13) ses prêtresses ne portent pas de l'eau de toute
provenance, mais celle-là qui sourd, nette et sans souillure,
de la source sacrée, quelques gouttes parfaitement
pures.
Salut ô Roi ; et là où est l'Envie que la Critique aille
aussi.
A ARTÉMIS
Artémis, nous te célébrons - ce serait un crime d'être
poète et de t'oublier - Artémis, qui te plais à l'arc et
aux chasses, aux chœurs nombreux et aux jeux sur la
montagne. Et d'abord nous dirons comment, encore
petite enfant, assise sur les genoux de son père, la déesse
lui parla : « Donne-moi, petit père, une éternelle virginité,
fais que je sois invoquée sous de nombreux noms, afin
que je puisse rivaliser avec Phoibos lui-même. Donne-moi
un arc et des flèches... Mais non, père, je ne te
demande ni carquois ni grand arc; les Cyclopes me forgeront
tout de suite les traits et l'arc recourbé. Accorde-moi
plutôt de porter les torches et de m'envelopper
jusqu'au genou de la tunique frangée, pour chasser les
bêtes fauves. Donne-moi un chœur de soixante Océanides,
toutes filles de neuf ans, toutes enfants sans ceinture;
et donne-moi aussi, pour servantes, vingt nymphes de
l'Amnisos
(14). Elles prendront soin de mes chaussures de
chasse, et, quand j'aurai fini de frapper lynx et cerfs,
de mes chiens rapides. Donne-moi tous les monts et des
villes celle que tu voudras; Artémis ne descendra pas
souvent dans sa ville. J'habiterai les montagnes et ne
hanterai les cités des hommes que lorsque les femmes en
proie aux âpres douleurs m'appelleront à leur aide. Les
Moires, quand je naquis, m'assignèrent cet office secourable,
car ma mère me porta et m'enfanta sans douleur;
sans douleur elle déposa le fruit de ses chères entrailles. »
Ayant ainsi parlé, l'enfant voulut toucher le menton
de son père; mais vainement elle tendit plusieurs fois
ses bras pour l'effleurer. Le père inclina la tête en souriant,
et, caressant sa fille : « Que les déesses, dit-il, me
donnent de tels enfants, et je ne me mettrai guère en
peine du courroux de la jalouse Héra. Recois, ma fille,
tout ce qu'il te plaît de demander; mais ton père te
donnera bien plus encore. Je te ferai don de treize villes
fortes, et non pas d'une seule citadelle, de treize villes
qui n'honoreront de divinité que toi et porteront le nom
d'Artémis. Tu auras en commun avec d'autres dieux et
déesses bien d'autres cités, et sur le continent et dans les
îles ; et dans toutes il y aura des autels et des bois d'Artémis.
Et tu veilleras sur les routes et sur les ports. » Il
dit, et d'un signe de tête accomplit sa parole. La jeune
vierge descendit vers la Crète, vers les Monts Blancs
(15)
couverts d'une chevelure de forêts, de là vers l'Océan;
et elle choisit ses nymphes [toutes filles de neuf ans,
toutes enfants sans ceinture]. Le fleuve Kairatos et
Téthys
(16) se réjouirent fort de donner leurs filles comme
suivantes à la fille de Létô.
Puis elle alla chez les Cyclopes. Elle les trouva dans
l'île de Lipara - Lipara maintenant, alors Meligounis.
Ils se tenaient là, dans la forge d'Héphaistos, devant les
masses de fer; on poussait un gros travail : c'était, pour
les chevaux de Poséidon, un abreuvoir qu'on fabriquait.
Les nymphes furent effrayées quand elles aperçurent les
êtres monstrueux, semblables aux rocs de l'Ossa, avec,
sous leur sourcil, un seul œil, comme un bouclier fait de
quatre peaux, et leur regard, terrible. Elles furent effrayées
aussi, quand elles entendirent le bruit de l'enclume
résonnant au loin, et les soufflets puissants de la forge,
et la respiration pesante des Cyclopes eux-mêmes. Car
l'Etna retentissait, et la Trinacrie
(17), séjour des Sicanes,
et l'Italie voisine; et Cyrnos même faisait entendre une
grande clameur quand les forgerons, levant les marteaux
par-dessus leurs épaules et frappant à tour de rôle le
bronze ou le fer incandescent, peinaient à grand ahan.
Les Océanides ne pouvaient sans terreur ni les regarder en
face ni ouïr leur fracas. Comment s'en étonner? N'étant
plus toutes petites, il s'en faut, les filles mêmes des dieux
ne les voient pas sans frissonner : quand l'une d'elles a
désobéi, sa mère appelle les Cyclopes, Argès ou Stéropès;
et du fond de la maison Hermès arrive, barbouillé de
cendre noire; aussitôt la petite fille épouvantée va se
réfugier dans le sein de sa mère, en mettant sa main sur
ses yeux. Mais toi, déesse, plus jeune pourtant - tu
n'avais que trois ans - un jour que Létô, te portant dans
ses bras, vint chez Héphaistos, qui l'avait invitée pour
les présents de bienvenue, Broutès te prit sur ses forts
genoux, tu tiras les poils touffus de sa vaste poitrine,
et tu les arrachas de toutes tes forces; maintenant encore
tout le milieu de sa poitrine reste sans poils, comme une
tempe dévastée par la calvitie. Et alors, intrépidement
tu parlas : « Cyclopes, allons, forgez pour moi aussi
l'arc crétois et les flèches, et le carquois, où l'on met les
traits; moi aussi, j'ai pour mère Létô, comme Apollon.
Et quand de mes flèches j'aurai tué un solitaire ou quelque
énorme bête, les Cyclopes en dîneront. » Tu dis, ils firent
leur tache, et ainsi tu fus armée, déesse.
Aussitôt tu partis chercher une meute : tu fus en Arcadie,
à l'antre de Pan. Il découpait la chair d'un lynx du
Ménale, pour que les chiennes qui avaient mis bas eussent
leur pâture. Le dieu barbu te donna deux chiens blanc et
noir, trois tachés aux oreilles, et un sur tout le corps. Ils
pouvaient faire reculer, en leur sautant à la gorge, des
lions mêmes et les traîner vivants jusqu'au parc. Il
t'en donna sept autres, sept chiennes de Cynosurie
(18),
plus rapides que le vent, capables de suivre à la course
le faon et le lièvre qui ne ferme jamais les yeux, de dépister
le gîte du cerf et la bauge du porc-épic, de repérer
les traces du chevreuil. Au départ, accompagnée de tes
chiens, tu trouvas sur les saillies du mont Parrhasion,
des biches bondissantes, superbe troupeau; elles paissaient
sur les bords escarpés d'un torrent au lit de cailloux
noirs, plus grandes que des taureaux, et leurs cornes
brillaient d'or. Tu en fus soudain émerveillée, et tu dis
dans ton cœur : « Voici un premier gibier, digne d'Artémis. »
Elles étaient cinq en tout; les chiens n'eurent pas
besoin de les poursuivre, tu en pris quatre à la course
pour mener ton char rapide; la cinquième, fuyant par
delà le Kélados
(19), pour servir, à la fin, selon la volonté
d'Héra, d'épreuve à Héraclès, se réfugia au bourg de
Cérynée.
Vierge Artémis, qui tuas Tityos
(20), d'or sont tes armes
et ta ceinture; d'or le char que tu attelas et d'or aussi
déesse, les rênes que tu mis à tes biches. Où étais-tu,
quand, pour la première fois, t'emporta le char aux coursiers
porte-cornes? Sur l'Hémos de Thrace, d'où souffle
la tempête du Borée, qui glace l'homme sans manteau.
Où as-tu coupé le bois de ta torche, à quelle flamme l'as-tu
allumé? Sur l'Olympe de Mysie; et tu l'enflammas au
feu inextinguible que font jaillir les foudres de ton père.
Combien de fois essayas-tu, déesse, ton arc d'argent?
D'abord, contre un orme; puis, contre un chêne; la troisième
fois, contre une bête sauvage; la quatrième, non
plus contre une bête sauvage, mais contre une cité
d'hommes injustes, coupables de nombreux crimes sur
les personnes de leurs frères et de leurs hôtes. Malheureux!
Tu les accables de ta colère terrible; la peste désole
leurs troupeaux et la gelée leurs terres; les vieillards
coupent leur chevelure pour le deuil de leurs fils; et les
femmes meurent subitement en couches, ou, si elles
échappent, mettent au monde des enfants qui ne se
tiendront pas droits sur leurs pieds. Mais à ceux que tu
regardes avec bienveillance et faveur, à ceux-là les belles
moissons, les troupeaux prospères et les richesses. Il
ne portent au tombeau qu'un corps usé par l'âge;
chez eux ne sévit pas la discorde, qui ruine les maisons
les plus solides; autour de ]a même table de fête prennen
place toutes les belles-sœurs, et les femmes des frères et
les sœurs des maris. Déesse, qu'il soit de ces favorisés
celui qui m'est un ami véritable, que j'en sois moi-même,
ô reine, et que les chants me tiennent toujours à cœur :
je chanterai les noces de Létô, et toi-même, ô déesse,
longuement, et Apollon, et tes combats et tes chiens et
ton arc, et le char qui porte ta divinité admirable, quand
tu le guides vers la demeure de Zeus.
Là, dès l'entrée, Hermès le Bienfaisant vient au-devant
de toi pour recevoir tes armes, et Apollon, ta chasse. Du
moins il le faisait, avant l'arrivée dans l'Olympe du
vaillant Alcide. Maintenant Apollon n'a plus cet honneur;
c'est l'Enclume de Tinynthe
(21) qui se tient aux portes
dans l'attente des bons morceaux que tu peux rapporter.
Les dieux, tous tant qu'ils sont, ne cessent de rire de lui,
sa belle-mère plus que les autres, quand tirant du char
un énorme taureau ou un robuste sanglier, il tient la bête,
toute palpitante, par le pied de derrière. Il te donne,
déesse, de profitables conseils : « Allons, décoche tes traits
sur les bêtes sauvages pour que les mortels te nomment
Secourable, ainsi qu'ils me nomment. Laisse les chevreuils
et les lièvres paître dans les collines; quel mal font les
chevreuils et les lièvres? Ce sont les sangliers qui sont
malfaisants, ce sont les sangliers qui détruisent les plantes;
ce sont les buffles qui sont pour les hommes un fléau.
Allons, décoche-leur tes flèches. » II dit et bien vite s'empresse
autour de la bête. Car il a eu beau, sur le bûcher
phrygien, changer son corps en celui d'un dieu, il n'a
rien perdu de sa voracité; son ventre est aussi exigeant
que le jour où il rencontra Théiodamas à sa charrue.
Les nymphes de l'Amnisos détellent les biches, les étrillent,
et leur portent, coupée dans la prairie d'Héra, une
ample provende de trèfle, plante qui pousse vite et nourriture
aussi des chevaux de Zeus; et afin que les biches
aient la boisson qu'elles aiment, elles remplissent d'eau
les auges d'or. Toi-même, déesse, tu entres dans la maison
de ton père; ils t'appellent tous à leurs côtés; et tu
t'assieds auprès d'Apollon.
Quand les nymphes autour de toi formeront leur chœur,
auprès des sources de l'Inopos égyptien
(22), ou près de
Pitané - car Pitané est à toi - ou à Limnai
(23), ou bien
au bourg d'Halai Araphénides
(24), où tu habitas en venant
de Scythie, lorsque tu rejetas les rites de Tauride, oh!
qu'alors mes bœufs n'aient pas, sous la conduite d'un
maître étranger, à labourer, chaque jour, pour un salaire
leurs quatre arpents. Ils regagneraient l'étable estropiés
et le cou rompu, fussent-ils des bœufs d'Epire, des bœufs
de neuf ans, les meilleurs qui soient pour creuser un
profond sillon en tirant avec leurs cornes. Car le divin
Hélios ne dépasse jamais le beau chœur de tes Nymphes,
sans arrêter son char pour le contempler; et les jours
s'allongent d'autant.
Quelle île, quel mont préfères-tu? Quel port? Quelle
cité? Et quelle nymphe as-tu le plus chérie, quelles
héroïnes furent tes compagnes? Dis-le-moi, Déesse; je
le redirai aux autres dans mes chants. Des îles, c'est
l'Ile longue qui te plut; des villes, Pergé; des monts,
le Taygète, des ports ceux de l'Euripe. Par-dessus toutes
les autres tu aimas la nymphe de Gortyne, Britomartis,
la tueuse de faons, habile à l'arc, pour qui Minos, amoureux
d'elle, parcourut les monts de Crète. Mais elle,
tantôt sous les chênes, tantôt dans les hautes herbes lui
échappait. Neuf mois il hanta les rochers et les précipices,
sans interrompre sa poursuite, jusqu'au jour où, sur le
point d'être saisie, elle s'élança dans la mer du haut d'un
rocher et alla tomber dans des filets de pêcheurs qui la
sauvèrent. C'est pourquoi les Cydoniens ont nommé la
nymphe Dictyna et Dicté
(25) le mont d'où elle se précipita.
Ils lui ont dressé des autels et lui offrent des sacrifices;
en ce jour de fête on se couronne de pin ou de lentisque,
les mains se gardent de toucher au myrte; car c'est à
une branche de myrte que s'accrocha le péplos de la
nymphe qui fuyait; elle en conçut contre lui une grande
colère. Oupis
(26), belle reine, porteuse de flambeaux, c'est
sous le surnom de cette nymphe que les Cretois t'invoquent.
Tu pris encore pour compagne Cyrène, à qui tu
donnas deux chiens de chasse; et avec eux la fille d'Hypseus,
près du tombeau d'Iolcos
(27), gagna le prix de la
course. La blonde épouse de Képhalos
(28), fils de Déion,
tu l'associas elle aussi à tes chasses, ô Vénérable; et
on dit que tu aimas la belle Anticlée comme tes yeux :
les premières, elles portèrent les traits rapides et, par-dessus
l'épaule, le carquois porte-flèches; du côté droit
l'épaule était sans agrafe et l'on voyait le sein nu. Elle
te fut très chère aussi, Atalante
(29), la chasseresse aux
pieds agiles, la fille d'Iasios, fils d'Arcas, la tueuse de
sangliers; tu lui appris à mener les chiens et à lancer les
traits. Les guerriers, convoqués pour chasser le sanglier
de Calydôn, n'ont point de reproche pour elle : l'Arcadie
entra en possession du trophée de victoire et garde encore
les dents de la bête. Hylaios ni Rhoicos
(30) l'insensé,
n'osent, malgré leur haine, médire chez Hadès d'un tel
archer; car ils ne mentiront pas comme eux, leurs flancs
dont le sang a arrosé le sommet du Ménale.
Salut, déesse aux mille temples, déesse aux mille cités,
salut, Artémis Chitoné, qui as ta demeure à Milet : Nélée
te prit pour guide, lorsque, quittant le pays de Cécrops,
il gagna le large. Artémis du Chésion, Artémis de l'Imbrasos
(31),
Artémis qui trônes à la première place, Agamemnon
déposa dans ton sanctuaire le gouvernail de son
navire, pour conjurer le charme qui rendait la navigation
impossible, les vents étant par tes soins enchaînés :
c'était à l'époque où les Achéens, irrités contre Hélène
de Rhamnonte
(32), voguaient sur leurs vaisseaux pour
ruiner les citadelles troyennes. Proitos fonda en ton honneur
deux temples aussi : l'un d'Artémis « Coria », car
tu lui ramenas ses « filles » qui erraient par les monts
d'Azanie, l'autre, à Lousoi, d'Artémis « Héméra », car
tu leur fis perdre leur humeur sauvage. Les belliqueuses
Amazones t'élevèrent jadis une statue, sur le rivage
d'Ephèse, au pied du tronc d'un hêtre; Hippô accomplit
les rites, et les Amazones, reine Oupis, autour de ton
image dansèrent d'abord la danse armée, la danse des
boucliers, puis développèrent en cercle leur ample chœur;
le chant aigu et grêle de la syrinx soutenait leurs pas,
et ils frappaient ensemble le sol; car on ignorait encore
l'art de percer les os de faon, invention d'Athéna, funeste
aux cerfs. L'écho courait jusqu'à Sardes, jusqu'au pays
de Bérécinthe; les pieds claquaient, à coups pressés,
les carquois retentissaient. Autour de cette statue, plus
tard, on construisit un vaste sanctuaire; la lumière du
jour jamais n'en éclairera de plus digne des dieux ni
de plus opulent; Pythô même ne saurait le surpasser.
Pris de folie, l'insolent Lygdamis menaça de le détruire
(33);
il lança contre le temple la horde des Cimmériens nourris
du lait des cavales, innombrables comme les sables de
la mer, qui habitent les bords du Passage de la Vache
(34),
fille d'Inachos. Ah! roi misérable, quel égarement! Ils
ne devaient plus revenir en Scythie, ni lui, ni aucun de
tous ses hommes avec leurs chars rassemblés dans la
prairie du Caystre. Tes traits gardent toujours Éphèse.
Souveraine, Artémis Mounichia, gardienne des ports,
salut, déesse de Phérai
(35). Ne dédaignez pas Artémis;
Oineus, qui dédaigna son autel, vit sa cité en proie à de
terribles combats. Ne prétendez pas être plus habile
qu'elle à chasser le cerf ni à viser; l'Atride paya cher sa
jactance. Ne convoitez pas sa virginité; ce ne furent pas
d'heureuses noces celles que briguèrent Otos et Oarion
(36).
Ne cherchez pas à éluder le chœur que l'année ramène;
il en coûta bien des larmes à Hippô pour avoir refusé de
mener la ronde autour de son autel.
Salut, Toute-Puissante, fais bon accueil à mes chants.
A DÉLOS
La sainte Délos, en quel temps, ô mon âme, la chanteras-tu,
cette terre nourricière d'Apollon? Les Cyclades,
les plus sacrées des îles qui sont sur la mer, on les célèbre
toutes en de beaux hymnes; mais Délos veut qu'on lui
consacre les prémices des Muses. C'est que la première
elle a baigné, enveloppé de langes et loué comme un Dieu
le maître des chants, Phoibos. Comme les Muses détestent
le poète qui ne chante pas Pimpléia
(37), ainsi Phébus
exècre qui néglige Délos. En l'honneur de Délos je chanterai
aujourd'hui, afin qu'Apollon, Dieu du Cynthe,
loue ma ferveur pour sa chère nourrice.
Terre en proie aux vents, terre sans labours, rocher
battu des flots, fait pour le vol des mouettes plutôt que
pour le galop des chevaux, Délos est fichée dans la mer,
qui roule sa vague à son rivage et y essuie l'abondante
écume des eaux icariennes. Ses habitants sont des gens
de mer, des pécheurs au harpon. Mais nul ne lui envie
le premier rang, lorsque les îles se pressent autour d'Océan
et de Téthys, la fille des Titans; toujours elle fait route à
leur tète. Derrière elle, sur ses traces, s'avance la Phénicienne
Cyrnos, terre non méprisable, et la longue Ile
des Abantes
(38), pays des Ellopiens et la charmante Sardaigne
et l'île vers laquelle nagea Cypris
(39), lorsqu'elle
naquit de l'onde; pour la récompenser de son accueil,
elle l'a en sa garde. Ces îles sont fortes des tours qui
leur font une ceinture protectrice; mais Délos est forte
d'Apollon : y a-t-il rempart plus puissant? Murs et pierres
peuvent s'écrouler sous les coups du Borée Strymonien :
un dieu est inébranlable. Chère Délos, c'est la protection
d'un dieu qui t'entoure.
Il court sur toi mille récits; lequel te ferai-je entendre
aujourd'hui? Lequel te charmera? Dirai-je comment,
d'abord, ce dieu puissant, frappant les monts de son
trident aux trois pointes, œuvre des Telchines, en fit
les îles de la mer
(40); comment il les arracha de leurs fondements,
les fit rouler dans les flots et les enracina dans
le fond du gouffre, pour leur faire oublier le continent.
Toi, la nécessité ne t'avait pas accablée : libre, tu voguais
sur les flots. C'est Astéria
(41) qu'on te nommait en ces
temps anciens : comme un astre, en effet, tu t'élanças
du haut du ciel dans le profond abîme, pour fuir l'hymen
de Zeus. La magnifique Létô ne t'avait pas encore visitée;
ton nom était encore Astéria, et non pas Délos. Souvent
les matelots, allant de Trezène, la ville de Xanthos
(42), à
Éphyra, t'aperçurent dans le golfe Saronique, et à leur
retour d'Éphyra ne te virent plus; tu courais à travers
le détroit d'Euripe, aux eaux rapides et retentissantes;
puis, le même jour, fuyant la mer de Chalcidique, tu
voguais jusqu'au promontoire d'Attique, jusqu'au Sounion,
ou jusqu'à Chios, jusqu'aux humides mamelons de
l'île Parthénia - ce n'était point Samos encore - où
te firent accueil les nymphes voisines du pays d'Ancaios
(43),
les nymphes de Mycale. Mais quand tu eus prêté ton
sol à la naissance d'Apollon, en échange, des marins te
donnèrent le nom de Délos : tu ne voguais plus, invisible,
sur la mer; tu avais pris racine dans les eaux de la nier
égéenne.
La colère d'Héra ne t'avait pas fait trembler : elle
grondait cette colère, contre toutes les femmes qui donnaient
des enfants à Zeus, particulièrement contre Létô,
la seule qui dût enfanter par Zeus un fils plus aimé
qu'Arès. Elle-même, faisant le guet du haut de l'éther,
dans sa fureur extrême, indicible, interdisait tout refuge
à Létô déchirée par les douleurs. Deux sentinelles surveillaient
pour elle la terre. L'une gardait le continent,
c'était l'impétueux Arès, en armes, debout sur la haute
cime de l'Hémus de Thrace, ses chevaux en liberté près
de l'antre de Borée aux sept replis. L'autre avait les yeux
sur les vastes îles : c'était la fille de Thaumas, campée sur
le sommet du Mimas
(44), qu'avait atteint son vol. Ils se
tenaient, à leur poste, menaçant toutes les villes d'où
s'approchait Létô, et ils les détournaient de la recevoir.
L'Arcadie la fuyait; la montagne sainte d'Augé
(45), le
Parthénion la fuyait; le vieillard Phénée
(46) la fuyait;
toute la terre de Pélops, voisine de l'Isthme, la fuyait,
à l'exception de l'Aigialos et d'Argos; Létô n'en foulait
pas les chemins, car le pays d'Inachos appartient à Héra.
La même fuite emportait l'Aonie, que suivaient Dirké
et Strophié
(47), tenant par la main leur père Isménos, au
lit de cailloux noirs, et, bien loin derrière, Asôpos aux
genoux alourdis, depuis qu'il avait été frappé de la foudre.
Bouleversée, la nymphe du pays, Mélia, se sépara du
chœur de ses compagnes, ses joues pâlirent, et elle fut
prise d'angoisse pour le chêne, son contemporain, en
voyant trembler les arbres, chevelure de l'Hélicon. Muses,
ô mes déesses, dites-le; est-ce que les chênes sont nés
en même temps que leurs Nymphes? Les Nymphes se
réjouissent, quand l'eau du ciel fait croître les chênes;
les Nymphes versent des pleurs, quand les chênes n'ont
plus leur feuillage. Apollon, encore au ventre de sa mère,
fut en proie à une colère terrible, proférant contre Thèbes
une menace que rien n'empêcha de s'accomplir. « Thèbes,
malheureuse Thèbes, pourquoi chercher à savoir ton
destin prochain; non, ne me force pas à prophétiser
malgré moi. Je ne me soucie pas encore du trépied de
Pythô; il n'est pas encore mort, le dragon monstrueux;
du fond de Pleistos, il serpente encore, bête à la mâchoire
effroyable, enveloppant le Parnasse neigeux de ses neuf
anneaux. Je parlerai toutefois, et plus clairement que
sur le laurier prophétique. Fuis loin d'ici; je t'atteindrai
promptement, et je tremperai mon arc dans ton sang.
Les enfants d'une femme à la langue de malheur
(48), voilà
ta part. Non, tu ne seras point ma chère nourrice, toi ni
le Cithéron; pur, puisse-je être dans des cœurs purs. »
Il dit, et Létô, se détournant, se remit en route. Mais
quand elle eut été encore repoussée par les villes d'Achaïe,
Héliké
(49), la cité de Poseidon, et Boura, où sont les troupeaux
de Dexaménos, fils d'Oikeus, elle revint sur ses
pas vers la Thessalie. Mais l'Anauros s'enfuit, et la grande
Larisse et les roches Chironiennes, et le Pénée qui serpente
dans le vallon de Tempé. Héra, ton cœur restait
inflexible; tu n'éprouvas ni douleur ni pitié quand Létô,
tendant ses deux bras, s'écria vainement : « Nymphes
de Thessalie, race du fleuve, dites à votre père de modérer
le cours puissant de ses eaux; embrassez son menton,
suppliez-le de laisser naître les enfants de Zeus dans ses
ondes. Pénée de Phthiotide, pourquoi luttes-tu avec les
vents? Père, tu ne montes pas pourtant un cheval de
course. Tes pieds sont-ils toujours aussi rapides, ou bien
est-ce pour moi seule qu'ils se font légers, et que leur course
aujourd'hui se change tout à coup en vol? Il ne m'entend
pas. Ô corps pesant, où te porter? Mes pieds misérables
n'en peuvent plus. Pélion, antre nuptial de Philyra
(50)
ne fuis pas, toi au moins, ne fuis pas; même les lionnes
féroces, sur tes monts, souvent mirent bas dans des
douleurs cruelles. » Pénée lui répondit en versant des
larmes : « Létô, Nécessité est une grande déesse. Je ne
dédaigne pas, Souveraine, tes douleurs; ie sais que d'autres
accouchées se sont lavées dans mes eaux. Mais Héra n'a
cessé de me menacer. Vois le gardien qui fait le guet du
haut de la montagne : il m'aura bien vite tiré de mon lit.
Que faire? Te plaît-il que le Pénée disparaisse? Qu'elle
vienne donc l'heure fatale! Je souffrirai tout pour toi,
quand je devrais voir refluer et se dessécher mes eaux,
quand je devrais être perdu pour toujours, et rester
sans honneur seul entre les fleuves. Je suis là; qu'est-il
besoin de plus? Appelle Ilithye. » II dit, et arrêta ses
flots puissants. Mais Arès, arrachant de leurs fondements
les cimes du Pangée, allait les précipiter dans ses eaux,
en abolir le cours; de là-haut, poussant un cri retentissant,
il frappa de la pointe de sa lance le bouclier, qui résonna
avec un bruit d'armes; l'Ossa en trembla, et la plaine
de Crannôn, et les cimes du Pinde, où souffle un vent
violent; la Thessalie tout entière frémit de peur; si
fort avait retenti le bruit du bouclier. Comme tremblent
tous les replis de l'Etna fumant quand se retourne sur
les épaules, dans les entrailles de la Terre, le géant Briarée,
et que la fournaise gronde toute, avec les ouvrages de
la forge, sous les tenailles d'Héphaistos; comme alors les
vases et les trépieds travaillés au feu, s'écroulant les
uns sur les autres, font un bruit épouvantable : tel aussi
fut perçu le fracas du bouclier bien arrondi. Mais le
Pénée ne cédait pas; il demeurait inébranlable et retenait
les tourbillons rapides de ses eaux.
Enfin la fille de Coios s'écria
(51) « Adieu, adieu, je ne
veux pas que tu souffres pour la pitié que tu me montres;
ta générosité sera récompensée. » Puis, fatiguée de tant
d'efforts, elle s'avança vers les îles de la mer. Mais elles
refusaient de la recevoir; et les Échinades
(52) aux bons
refuges, et Corcyre, la plus hospitalière de toutes. Car
la fureur d'Iris, du haut de la cime du Mimas, les détournait
d'elle; effrayées par les menaces, elles fuyaient
l'approche de Létô de toutes leurs forces, au courant de
la mer. Déjà elle abordait Ogygie, la future Cos, l'île
de Mérops
(53), la demeure sacrée de l'héroïne Chalciopé,
quand la voix de l'enfant l'arrêta : « Ô ma mère, non,
ne m'enfante pas ici. Je n'ai rien à reprocher à cette île
et ne lui veux aucun mal : elle est grasse et riche en pâtures
autant que nulle autre. Mais les Moires lui doivent un
autre Dieu, de la haute lignée des Rois sauveurs
(54);
sous son diadème viendront se ranger, dans une soumission
volontaire au chef macédonien, les deux continents
et les pays qui bordent la mer, jusqu'au couchant,
jusqu'au point d'où le soleil est emporté par ses chevaux
rapides : il possédera les vertus paternelles. Et un jour
viendra où nous lutterons ensemble, un jour où, levant
contre la Grèce l'épée barbare et lançant l'Arès celte, les
derniers des Titans, accourus du fond de l'Occident, se
précipiteront, pareils aux flocons de la neige, aussi nombreux
que les constellations qui paissent la prairie céleste,
un jour où ils se presseront tout autour des lieux forts,
(lacune) de la plaine de Crissa et des terres
(lacune),
et où ils verront la grasse fumée sur les autels du dieu
voisin
(55). Et ce ne sera plus simple ouï-dire : déjà, près
de mon sanctuaire, on verra briller les phalanges ennemies,
et près de mes trépieds, les glaives et les ceinturons
impudents, et les boucliers détestables qui pour les Galates,
race insensée, marqueront la route d'un triste destin.
Une partie de ces armes sera mon butin; les autres,
aux bords du Nil, verront les guerriers qui les portent
rendre le dernier soupir sur le bûcher, et elles resteront là,
en récompense des grands exploits du Roi. Ô toi qui
dois être Ptolémée, voilà l'oracle que je te rends. Plus
tard, chaque jour, tu diras les louanges du dieu qui prophétisais
dès le sein maternel. Et toi, ma mère, écoute-moi
bien. On voit sur les flots une île étroite, errant sur
les mers; elle n'a pris racine nulle part; comme la tige
d'asphodèle, elle vogue au gré des flots, sous le Notos
ou l'Euros, où la porte la mer. C'est là que je veux être
porté; car en ce lieu tu trouveras bon accueil. « II parla
ainsi, et les îles de la mer s'enfuyaient. Astéria, toi qui
aimes les chants, tu venais des parages de l'Eubée pour
revoir après peu de jours le cercle des Cyclades, et l'algue
du Géreste
(56) traînait après toi
(lacune). Ton cœur se
consumait en voyant la malheureuse mère accablée de
douleurs : « Héra, fais de moi ce qu'il te plaît ; je ne me
garde pas de tes menaces; viens, viens à moi, Létô. »
Tu dis, et Létô vit finir la malédiction de ses tristes
courses errantes. Elle s'arrêta aux bords de l'Inôpos,
qui jaillit de terre à son plus haut niveau quand le Nil
se précipite à pleins bords des hauteurs d'Ethiopie. Elle
délia sa ceinture, et s'appuya, les épaules renversées,
contre le tronc d'un palmier, en proie a une angoisse
cruelle; sa chair ruisselait de sueur. Elle dît, frémissante
de douleur : « Pourquoi, mon enfant, accables-tu ta mère?
La voilà, cher fils, l'île qui flotte sur la mer. Viens au monde,
viens, mon enfant, et, doucement, sors de mes entrailles. »
Épouse de Zeus, au cœur irrité, tu ne devais pas rester
longtemps sans être instruite; bien vite elle accourut vers
toi, la messagère. Encore haletante, la parole troublée
par la crainte, elle dit : « Héra, Vénérable, reine des
déesses, je t'appartiens; toutes choses t'appartiennent;
tu règnes légitimement sur l'Olympe, et nous ne craignons
le bras de nulle autre déesse. Apprends, ma reine, à qui
est due ta colère. Létô dénoue sa ceinture dans une île.
Toutes les autres la repoussaient, nulle ne lui était hospitalière;
mais Astéria, à son approche, l'a appelée par
son nom, Astéria, ordure de la mer. Te voilà instruite.
Chère maîtresse - tu le peux - défends tes serviteurs,
qui par ton ordre foulent le sol. » Ayant ainsi parlé, elle
s'assit au pied du siège d'or, comme la chienne d'Artémis,
la poursuite achevée, se couche sur les traces du gibier,
les oreilles hautes, toujours prêtes à entendre l'appel de la
déesse; pareillement la fille de Thaumas se tenait au pied
du trône d'Héra. Rien ne la distrait jamais de sa faction;
même lorsque le sommeil étend sur elle l'oubli comme
une aile, au coin du trône divin, la tête penchée doucement,
elle dort inclinée; elle ne délie ni sa ceinture, ni
ses sandales de course, afin de répondre au premier mot
de sa maîtresse. Mais la déesse s'écria, dans sa douleur
et son indignation : « Honteuses créatures de Zeus,
puissiez-vous ainsi vous unir en secret et enfanter clandestinement,
non pas même là où les viles esclaves enfantent
dans la souffrance, les malheureuses, mais là où
mettent bas les phoques, les monstres marins, sur des rocs
perdus. Pour Astéria, je ne lui tiens point rigueur de sa
faute et je ne la punirai pas comme elle le mériterait :
car ce fut très mal à elle d'être complaisante à Létô. Mais
j'ai pour elle une estime singulière, parce qu'elle a respecté
ma couche, et préféré la mer à Zeus. »
Elle dit, et les cygnes, serviteurs harmonieux du divin
Apollon, quittant le Pactole de Méonie, tournèrent sept
fois
(57) autour de Délos; sept fois ils chantèrent pour
l'accouchée, les oiseaux des Muses, les plus mélodieux de
la gent ailée; et plus tard l'enfant attacha à sa lyre
autant de cordes que les cygnes avaient chanté de fois
aux couches de sa mère. Ils ne chantèrent pas une huitième
fois; mais le jeune dieu s'élança du sein maternel,
et pendant longtemps les nymphes de Délos, race du
fleuve antique, dirent le chant sacré d'Ilithye
(58), et l'éther
sonore retentit de cris perçants; Héra ne s'en irrita pas,
car Zeus s'était apaisé.
Alors, ô Délos, tout ton sol se teignit d'or; tout le jour,
un flot d'or coula de ton lac arrondi; tel qu'une chevelure
d'or fut le feuillage de l'olivier qui vit naître le dieu; le
profond Inopos au cours sinueux roula un torrent d'or.
Et toi, de dessus le sol d'or soulevant l'enfant, tu le pris
dans ton sein, et tu t'écrias : « Ô Grande Déesse
(59), riche
en autels, riche en cités, qui produis toutes choses, et
vous, terres grasses, continents, îles qui m'entourez, me
voici, moi Délos, terre aride. Mais Apollon sera nommé
de mon nom le Délien; et nulle terre ne sera aimée d'un
dieu, ni Kerchnis de Poséidon, souverain de Léchaion
(60), ni
d'Hermès le pays de Cyllène, ni de Zeus la Crète, autant que
je serai aimée, moi, d'Apollon; je ne serai plus l'île errante. »
Tu parlas ainsi, et l'enfant prit à ses lèvres le doux sein.
Depuis, tu es de toutes les îles la plus sainte, ô terre
nourricière d'Apollon. Enyô, ni Hadès, ni les chevaux
d'Arès ne foulent ton sol. Tous les ans, tu reçois dîmes et
prémices, et les cités t'envoient des chœurs de danse, celles
qui se dressent à l'Orient, et celles qui se dressent au
couchant, et celles du milieu, et les peuples aussi, race
très antique, qui ont leurs demeures au nord, au delà des
rivages de Borée. Les premiers, ils acheminent vers toi
la paille de froment et les gerbes d'épis sacrés. Les
Pélasges les reçoivent d'abord, ces prémices venues de si
loin, les Pélasges de Dodone, qui couchent sur le sol,
et qui ne laissent jamais se taire le bassin de bronze
(61).
De leurs mains ils passent par une seconde course à la
ville sainte et aux monts de la terre Malienne. Puis chez
les Abantes, dans la fertile plaine Lélantienne; de l'Eubée
la traversée n'est pas longue : ses ports sont tes voisins.
Les premières de chez les blonds Arimaspes, Oupis et
Loxô et la bienheureuse Ekaergé, filles de Borée, te
portèrent la paille et les gerbes; et avec elles les plus
braves des jeunes hommes. Ils ne connurent pas le retour :
leur part fut bonne pourtant et leur gloire ineffaçable. Car
les filles de Délos, lorsque le chant éclatant de l'hyménée
trouble leur âme, consacrent à ces vierges leur chevelure
d'enfant, et les garçons apportent à ces jeunes
hommes, en prémices, l'offrande de leur première barbe.
Astéria, au parfum d'encens, les îles font cercle autour
de toi, autour de toi elles forment comme un chœur de
danse. Jamais Hespéros à l'épaisse chevelure ne te voit
silencieuse, jamais sans le bruit des danses, mais toujours
retentissante. Les hommes du pays chantent l'hymne du
vieillard Lycien, l'hymne qu'Olen, porte-paroles des
dieux, apporta de Xanthos, et le chœur dansant des
femmes bat le sol résistant. Alors on charge de couronnes
la statue sainte et fameuse de l'antique Cypris, que
Thésée éleva, avec les jeunes enfants, quand il revint de
Crète : échappés au monstre mugissant, sauvage progéniture
de Pasiphaé, ainsi qu'aux replis du tortueux
labyrinthe, ils dansaient en rond, Déesse vénérable,
autour de ton autel, au son de la cithare, et Thésée menait
le chœur. C'est pourquoi le navire de fête que les fils de
Cécrops envoient à Phoibos
(62), porte en offrande perpétuelle
les agrès de la nef de Thésée.
Astéria, terre aux mille autels, terre abondante en
prières, quel marin, quel marchand de l'Egée passa
jamais, sans y aborder, devant ton rivage, sur son vaisseau
rapide? Si fort que soufflent les vents, quelle que soit
la nécessité qui presse leur course, ils ont bientôt fait de
carguer les voiles; et ils ne se rembarquent qu'après avoir
tourné autour de ton grand autel en se flagellant, et, les
mains derrière le dos, mordu le tronc de l'olivier sacré :
c'est la nymphe délienne qui imagina ces rites pour
amuser et faire rire Apollon enfant.
Foyer des îles, île aux beaux foyers, salut à toi, salut à
Apollon, salut à la fille de Létô.
POUR LE BAIN DE PALLAS
Servantes préposées au bain de Pallas, venez, venez
toutes. Déjà j'entends hennir les cavales sacrées; la
déesse est prête, elle s'avance. Accourez, accourez, blondes
filles de Pélasgos. Jamais Athéna ne baigna ses bras
robustes avant d'avoir essuyé les flancs poudreux de ses
chevaux; jamais, non pas même le jour où, sous son
armure tout éclaboussée d'une boue sanglante, elle
revenait de combattre les injustes Fils de la Terre. Mais
d'abord, dételant ses chevaux, elle lava leur sueur avec
l'eau de l'Océan; elle épongea l'écume figée à leurs bouches
rongeuses de freins. Allez, Achéennes, et n'apportez ni
parfums ni alabastres; - j'entends le bruit des moyeux
sous l'essieu - non, pas de parfums, servantes, ni d'alabastres
pour Pallas : Athena n'aime pas les mélanges
de parfums. N'apportez pas davantage de miroir : son
visage est toujours beau. Même à l'époque où sur le mont
Ida le Phrygien jugeait la fameuse querelle
(63), la grande
déesse ne se regarda ni dans le disque de bronze, ni dans
les flots transparents du Simoïs; Héra non plus; mais
Cypris, souvent, le miroir de bronze à la main, fit et
refit la même boucle de ses cheveux. Ce jour-là, ayant
parcouru deux fois soixante diaules
(64), Athena - tels, près
de l'Eurotas, les astres de Lacédémone
(65) - prit simplement
de l'essence que produit son arbre, l'olivier, et en
frotta expertement son corps, ô jeunes filles, et ses joues
rougissaient, pareilles à la rose matinale ou aux grains de
la grenade. Aujourd'hui non plus n'apportez pour elle
que l'huile virile, l'huile qui servit à Castor et à Héraclès.
Et portez-lui aussi un peigne tout en or, pour qu'elle
peigne sa chevelure et qu'elle lisse ses belles boucles.
Viens, Athena : voici la troupe, chère à ton cœur,
des filles virginales des puissants Arestorides
(66). Athena,
voici le bouclier de Diomède : il est porté selon l'usage
antique des Argiens, qu'enseigna Eumédès, ton prêtre
favori. Ayant découvert le complot meurtrier du peuple
contre lui, il s'enfuit, avec ta statue sainte, et s'établit
sur le mont Créion, oui sur le mont Créion : et il te
dressa, déesse, sur les rochers escarpés qu'on nomme encore
aujourd'hui les Pierres de Pallas.
Viens, Athena, destructrice de villes, déesse au casque
d'or, que charme le fracas des chevaux et des boucliers.
Aujourd'hui n'allez pas puiser au fleuve, porteuses d'eau;
aujourd'hui, Argos, il faut boire aux sources et non au
fleuve; aujourd'hui, servantes, portez vos cruches à la
source Physadia, à la source Amymôné, la fille de Danaos.
Car roulant dans ses ondes l'or et les fleurs mêlés, l'Inachos
vient des monts revêtus de pâturages porter ses
belles eaux au bain d'Athéna. Mais, Pélasge, garde-toi
bien de voir, même contre ton gré, la Déesse
Reine. Qui verra nue Pallas, protectrice de la Ville,
regardera Argos pour la dernière fois. Athéna, Souveraine,
viens à nous. Cependant à ces filles je dirai une histoire;
elle ne m'appartient pas, d'autres l'ont déjà contée.
Filles, il y avait jadis à Thèbes une nymphe, la mère
de Tirésias, et Athena l'aimait fort, plus qu'aucune de
ses compagnes. Jamais elles ne se séparaient. Que ce fût
vers l'antique Thespies qu'elle conduisît ses chevaux,
que ce fût vers Coronée, où elle a son bois odorant et ses
autels, au bord du Couralion, vers Coronée ou vers
Haliarte, par les terres de Béotie
(67), souvent la déesse la
faisait monter sur son char. Il manquait quelque chose
aux entretiens et aux chœurs de danse de ses nymphes,
lorsque Chariclô ne les menait pas. Mais, compagne
chérie d'Athéna, elle n'en devait pas moins verser bien
des larmes. Un jour, sur l'Hélicon, elles avaient dégrafé
et ôté leurs péplos près de la source Hippocrène aux
belles eaux; elles se baignaient; sur la colline régnait la
paix du midi. Elles se baignaient toutes deux, c'était
l'heure de midi, et une grande paix enveloppait la colline.
Tirésias, adolescent à la barbe naissante, se promenait,
seul avec ses chiens, en ce lieu sacré. Indiciblement
altéré, il s'approcha des eaux courantes. Le malheureux!
Par mégarde il vit ce qu'il n'est pas permis de voir.
Irritée, Athéna pourtant lui parla : « Quel mauvais génie,
fils d'Éuérès, toi qui d'ici n'emporteras pas tes yeux,
t'a conduit par ce chemin funeste? « Elle parla ainsi, et la
nuit prit les yeux de l'enfant. Il était là, debout, muet;
la douleur liait ses genoux; il ne pouvait plus parler. Et la
nymphe s'écria : « Qu'as-tu fait de mon fils, Souveraine?
Est-ce là, déesses, votre amour pour nous? Tu m'as ravi
les yeux de mon fils. Ô malheureux enfant! Tu as vu le
sein et les flancs d'Athéna, et tu ne reverras plus le soleil.
Infortunée que je suis! Ô mont, ô Hélicon, terre où je ne
porterai plus mes pas, tu as pris beaucoup en échange de
peu de choses; pour quelques daims et quelques faons qne
tu as perdus, tu gardes les yeux d'un enfant! » Et la
mère, enlaçant de ses bras son fils chéri, exhalait la
plainte gémissante du rossignol et elle pleurait de lourdes
larmes. Mais la déesse Athena eut pitié de sa compagne
et elle lui dit ces paroles : « Femme divine, retire tous ces
propos dictés par la colère. Ce n'est pas moi qui ai fait le
malheur de ton fils. Il ne saurait être agréable à Athéna
de ravir la lumière à un enfant. Mais ainsi le veulent les
lois de Cronos : qui verra un des immortels, si le dieu n'y
consent, paiera cher cette vue. Femme divine, ce qui est
fait l'est irrévocablement; la Moire à ton fils a filé ce sort,
le jour même où tu le mis au monde. Aujourd'hui, fils
d'Éuérès, recueille ce qui t'est dû. Que de victimes un
jour brûleront sur l'autel la fille de Cadmos
(68) et Aristée
en demandant aux dieux de voir aveugle leur enfant
unique, l'adolescent Actéon! Et pourtant il sera le compagnon
de chasse de la puissante Artémis; mais ni de
l'avoir suivie dans ses courses, ni d'avoir ensemble, dans
la colline, lancé les traits, rien ne le sauvera, le jour où
il aura aperçu au bain, et sans le vouloir, la gracieuse
déesse; celui même qui fut leur maître servira de pâture
à ses chiens; et la mère parcourra les bois pour rassembler
les os de son fils. Elle te dira heureuse et fortunée, toi à
qui la montagne n'a pris de ton fils que la vue. Amie, ne
te plains plus; par amitié pour toi, je le favoriserai de
bien d'autres privilèges. Je ferai de lui un devin dont
le nom passera à la postérité, un plus merveilleux devin
que nul autre. Il connaîtra le vol des oiseaux, ceux qui
sont favorables, ceux dont on ne peut tirer aucun augure,
et ceux aussi dont le vol est funeste. II rendra de nombreux
oracles aux Béotiens, il en rendra de nombreux à
Cadmus, et plus tard aux puissants Labdacides. Je lui
donnerai un grand bâton pour guider ses pas et je le ferai
vivre de longues années. Une fois mort, il sera seul parmi
les ombres à rester en possession de sa science et le puissant
Conducteur des peuples l'honorera
(69). » Elle dit
et de la tête fit un signe d'assentiment : tout ce à quoi
consent Pallas s'accomplit. Car à Athéna, seule d'entre
ses filles, ô Servantes préposées au bain de Pallas, Zeus a
accordé tous les pouvoirs paternels; ce n'est pas d'une mère
que naquit la déesse, mais de la tête même de Zeus. Et la
tête de Zeus ne donne pas de vain assentiment
(lacune).
Elle vient, Athéna, à l'instant même. Accueillez la
déesse, filles, vous toutes qui aimez Argos; donnez-lui
des louanges, donnez-lui des prières, implorez-la à
grands cris. Salut déesse, et veille sur Argos l'Inachienne.
Salut, quand tu viens à nous, salut quand tu ramènes tes
chevaux, salut et garde la terre Danaenne!
A DÉMÉTER
Quand la corbeille sacrée s'avance, femmes, acclamez
la déesse : « Salut, Déméter, salut, Très Féconde, Dispensatrice
du blé! » Vous, profanes, quand s'avance la corbeille
sacrée, regardez-la du sol, non pas des toits de vos
maisons, non pas d'en haut : cela n'est permis à personne,
ni à enfant, ni à femme, ni à fille à la chevelure flottante,
cracherait-on même d'une bouche à jeun
(70). » Hespéros
a abaissé son regard du haut du ciel - quand viendra la
corbeille sacrée? - Hespéros qui, seul, décida Déméter
à se désaltérer, quand, ignorant le sort de sa fille ravie,
elle cherchait ses traces
(71). Souveraine, comment tes
pieds ont-ils pu te porter jusqu'à l'Occident, jusque chez
les Noirs, jusqu'au pays des pommes d'or? Tu restas
tout ce temps sans boire, ni manger, ni laver ton corps.
Trois fois tu passas l'Achélôos aux flots d'argent, trois fois
tu traversas chacun des fleuves intarissables, trois fois
tu t'assis à terre, près du puits Callichore
(72), sale, altérée
et tu ne pris pas de nourriture ni ne lavas ton corps. -
Mais taisons ce qui fit couler les larmes de Déô; mieux
vaut dire comment aux cités elle donna de bonnes lois,
comment la première elle coupa les chaumes, les gerbes
sacrées d'épis et les fit fouler aux pieds des bœufs, au temps
où Triptolème était initié à une science bienfaisante. Mieux
vaut dire - afin qu'on sache fuir l'Insolence - comment...
(lacune).
Ce n'était pas encore le pays de Cnide, mais la terre
sainte de Dôtion qu'habitaient les Pélasges
(73). Ils avaient
dédié à Déméter un beau bois d'épaisse futaie, où une
flèche aurait trouvé difficilement à passer. Les pins, les
grands ormes, les poiriers, les beaux pommiers y abondaient;
pareille à l'ambre, l'eau bondissait dans le canal
des sources. La déesse aimait passionnément ce pays,
comme elle aime Éleusis, Triopé et Enna. Mais le bon
génie des Triopides se mit à les haïr, et un dessein mauvais
envahit Érysichthon. Il partit, ayant avec lui vingt
hommes, tous en pleine force, tous des géants, capables de
raser toute une ville, armés de haches et de cognées; ils
coururent, les insensés, au bois de Déméter. Il y avait là
un peuplier, grand arbre qui touchait au ciel; les nymphes
y folâtraient au milieu du jour. Frappé d'abord, il exhala
dans toute la futaie un gémissement. Déméter s'aperçut
qu'on maltraitait son bois sacré et, dans sa colère : « Qui
donc, dit-elle, abat mes beaux arbres? » Aussitôt elle
prit l'aspect de Nikippa, dont le peuple avait fait sa
prêtresse; dans sa main elle tenait les guirlandes et les
pavots et elle avait une clef pendue à son épaule. Cherchant
à apaiser le méchant et impudent individu :
« Enfant, dit-elle, qui coupes les arbres consacrés aux
dieux, arrête, mon enfant, fils tant aimé de tes parents,
arrête, éloigne tes hommes, si tu ne veux pas qu'elle
s'emporte contre toi, la vénérable Déméter, dont tu
pilles les biens sacrés. » Mais Érysichthon, avec un regard
plus terrible que n'a pour le chasseur, sur les monts du
Tmaros, la lionne qui met bas avant terme et dont l'œil,
dit-on, est si effrayant : « Va-t-en, dit-il, que je ne te plante
pas ma hache dans le corps. Ces arbres serviront à couvrir
la salle où, continuellement, je rassasierai mes amis de
festins délicieux. » Ainsi parla l'enfant et Némésis
(74)
enregistra ses paroles mauvaises. Déméter entra dans une
indicible colère; elle fut de nouveau la déesse; ses pas
touchaient le sol et sa tête l'Olympe. Demi-morts à la
vue de sa majesté, les bûcherons s'enfuirent en hâte,
laissant dans les arbres les cognées. Elle, sans se soucier
d'eux, car ils avaient obéi à la nécessité, sous la main
d'un maître, répliqua à leur chef odieux : « Oui, oui,
bâtis ta salle, oui, chien, ta salle de festins; tu festoieras
désormais et souvent. » Elle n'en dit pas davantage, et à
Érysichthon infligea un sort cruel. Elle mit en lui une
faim terrible et sauvage, une faim ardente, violente, dont
la force le rongeait comme une maladie. Malheureux! Tout
ce qu'il mangeait ne faisait que nourrir sa faim. Il y avait
vingt serviteurs pour lui préparer ses repas, douze pour
puiser le vin; car Dionysos avait uni sa colère à celle
de Déméter; tout ce qui offense Déméter offense aussi
Dionysos. Les parents d'Érysichthon avaient honte de le
laisser aller à des banquets, à des soupers; on imaginait
toute sorte de prétextes. La famille d'Orménos
(75) vint
l'inviter aux jeux d'Athéna Itoniade; la mère déclina
l'invitation : « Il n'est pas là, il est parti hier pour Crannôn
réclamer cent bœufs qu'on nous doit. » Polyxô, la
la Mère d'Actoriôn, mariant son enfant, les pria tous
deux, Triopas et son fils : mais la mère, le cœur gros,
répondit en versant des larmes : « Triopas ira, mais
Érysichthon a reçu un coup, d'un sanglier, dans un vallon
du Pinde; il y a neuf jours qu'il est couché. » Pauvre
femme, que de mensonges l'amour de ton fils ne t'a-t-il
pas fait faire! Donnait-on un dîner, « Érysichthon est
en voyage. » Célébrait-on un mariage, « Érysichthon s'est
blessé au jeu du disque, » « il a fait une chute de cheval, »
« il est dans l'Othrys où il compte le bétail. » Et lui, au
fond de la demeure, à table tout le jour, il dévorait des
mets innombrables. Plus il mangeait, plus s'exaspérait
sa faim mauvaise. Comme un abîme marin, elle engloutissait,
pour rien, sans profit, toutes les nourritures. Ainsi
que la neige sur le Mimas, ou une poupée de cire au soleil,
et bien plus encore, il fondait, si bien qu'à la fin le malheureux
n'eut plus, outre les nerfs, que les fibres et les os.
La mère pleurait; elles se lamentaient les deux sœurs, et
celle qui lui donna le sein, et les dix servantes aussi se
désolaient. Triopas enfin, lève les mains jusqu'à ses cheveux
blancs et apostrophe Poséidon qui ne veut pas l'entendre :
« Père, qui n'es pas un père, jette les yeux sur ta
troisième postérité, s'il est vrai que je suis votre enfant,
à toi et à Kanaké, la fille d'Éole, et si ce malheureux est
bien mon fils. Plût au ciel que, frappé par Apollon, il eût
reçu de mes mains les derniers devoirs. Maintenant il
n'est plus, sous mes yeux, qu'une Faim mauvaise. Chasse
ce mal terrible, ou charge-toi de le nourrir; ma table y
renonce. Mes étables sont vides, vide est mon parc à bétail;
et mes cuisiniers refusent tout service. » On détela les
mulets du grand char; la vache, que sa mère élevait pour
Hestia, il la mangea, ainsi que le cheval de course et le
cheval de bataille, et la chatte, dont s'effrayaient les
souris. Aussi longtemps qu'il resta des ressources dans la
maison de Triopas, les appartements familiaux furent
seuls à connaître le mal. Mais quand les dents du malheureux
eurent achevé de broyer tout ce que renfermait
l'opulente maison, alors le fils du roi se posta aux carrefours
des chemins, et mendia morceaux, rebuts et déchets
de cuisine. Déméter, je ne souhaite pas d'avoir pour ami
celui que tu détestes ; que son toit ne touche pas le mien;
ce sont de mauvais voisins pour moi que tes ennemis.
Chantez, filles, et, faites entendre ensuite votre invocation,
femmes : « Déméter, salut, salut, Très Féconde,
Dispensatrice du blé! » Comme portent la corbeille sainte
quatre chevaux à la blanche crinière, ainsi la grande
déesse, la Souveraine nous apportera le clair printemps,
le clair été et clairs aussi l'hiver et la fin de l'automne,
et, d'année en année, elle nous protégera. Comme nous
marchons dans la ville sans chaussure et sans bandeau,
ainsi nos pieds et nos têtes seront toujours intacts.
Comme les canéphores portent les corbeilles pleines d'or,
puissions-nous avoir assez d'or pour dépenser sans
compter. Les non initiées accompagneront le cortège
jusqu'au prytanée de la ville; les initiées, celles qui n'ont
pas soixante ans, suivront la corbeille jusque chez la
déesse; mais celles que l'âge alourdit, celles qui tendent
leurs mains vers Ilithye ou qu'afflige quelque mal, celles-là
iront seulement jusqu'où leurs genoux pourront les
porter; Déô leur donnera toutes choses à foison et la
force d'aller un jour jusqu'à son temple.
Salut, déesse; garde cette ville dans la concorde et le
bonheur; dispense-nous tous les biens que produit la
terre; fais croître le bétail, dispense-nous les fruits,
dispense-nous les épis, donne-nous les moissons; fais
croître aussi la paix; afin que celui qui a semé moissonne
aussi. Sois-moi favorable, Déméter tant priée, toute
puissante entre les déesses.
ÉPIGRAMMES
I
Un étranger, homme d'Atarnes, consultait Pittacos
de Mitylène
(76) le fils d'Hyrras : « Excellent vieillard,
j'ai le choix entre deux mariages. L'une des filles est de
mon rang, pour la fortune et la naissance; l'autre m'est
bien supérieure. Que faire? Allons, conseille-moi; qui
des deux épouserai-je? « Il dit et Pittacos levant son
bâton, l'appui de sa vieillesse, de répondre : « Vois, ceux-ci
te diront le mot de la situation. » C'étaient, dans un
carrefour spacieux, des enfants qui faisaient tourner sous
le fouet de rapides toupies. « Suis leurs pas. » Et l'homme
s'approcha. « Pousse, disaient les enfants, celle qui est
près de toi. » En entendant ces mots l'étranger renonça
à poursuivre le mariage riche; il avait compris l'avertissement
des enfants. - Comme il conduisit dans sa
maison l'humble fille, toi aussi, va prendre celle qui est
de ton rang.
II
Quelqu'un m'a appris ton destin, Héracleitos, il m'a
tiré des larmes. Je me suis rappelé combien de fois,
tous les deux, nous avions prolongé nos causeries jusqu'au
coucher du soleil. Ainsi, mon hôte d'Halicarnasse, depuis
longtemps, tu n'es plus que cendre. Mais ils vivent tes
chants de rossignol, et sur eux Hadès, qui ravit toutes
choses, n'étendra pas la main.
III
Ne me salue pas, méchant, passe ton chemin. Ton
salut, c'est de ne pas t'approcher.
IV
Timon, tu n'es plus. De l'ombre ou de la lumière, que
détestes-tu davantage? - « L'ombre; car vous êtes plus
nombreux encore chez Hadès. »
V
Une coquille de la mer, voilà ce que j'étais autrefois,
déesse du Zéphyrion
(77), maintenant, Cypris, tu as en moi
la première offrande de Sélénaia, un nautile. Sur mer
je voguais, tantôt dans le vent, et tendant ma voile à mes
cordages, tantôt sur les eaux calmes où règne Galéné,
la brillante déesse, et ramant vigoureusement avec mes
pieds. Et ainsi je justifiais mon nom. Cela jusqu'au jour
où j'échouai aux rivages d'Ioulis, pour devenir le joli
bibelot qui t'est consacré, Arsinoé. Désormais dans les
demeures marines, l'humide alcyon ne pondra plus ses
œufs pour moi comme jadis, car je suis sans vie. A la
fille de Clinias accorde tes grâces, elle sait agir généreusement :
elle est de Smyrne en Eolide.
VI
Je suis l'ouvre du Samien
(78) qui autrefois accueillit
dans sa maison le divin aède. Je célèbre Eurytos et ses
infortunes, et la blonde Ioléia. On m'attribue à Homère;
pour Créophile, Zeus bon, c'est beaucoup.
VII
Theaitètos
(79) suit la voie d'un art pur. Il se peut
qu'elle ne mène pas, Bacchos, à ton laurier; mais les
hérauts ne feront retentir le nom des vainqueurs qu'un
court instant; lui, l'Hellade ne cessera de proclamer son
génie.
VIII
Un petit mot, Dionysos, suffit au poète heureux :
« Victoire! » II n'en dit pas plus long. Mais celui que tu
n'inspires pas, si on lui demande : « Quelle est ta chance? »
- « Terrible, dira-t-il, est mon sort. » Que celui qui trame
l'injustice parle ainsi; pour moi, ô dieu, le mot aux courtes
syllabes.
IX
Ici Saôn d'Acanthos, fils de Dicôn, dort d'un sommeil
sacré; ne dis pas qu'ils meurent, les gens de bien.
X
Si tu cherches Timarchos dans l'Hadès, pour apprendre
quelque chose de l'âme et de la vie d'outre-tombe,
demande le fils de Pausanias, de la tribu Ptolémaïs; tu
le trouveras parmi les hommes pieux.
XI
L'étranger était petit; et la ligne qui n'en dit pas long,
« Théris, fils d'Aristaios, Crétois » est encore trop longue
pour moi (sa pierre).
XII
Si tu vas à Cyzique, il ne te sera pas difficile de trouver
Hippacos et Didymé : leur famille n'est pas obscure.
Tu auras à leur dire une parole amère; n'importe, tu leur
diras que je retiens ici un de leurs fils, Critias.
XIII
Est-ce ici que repose Charidas? - « Si c'est le fils
d'Arimmas de Cyrène que tu veux dire, oui, c'est ici. » -
Ô Charidas, qu'y a-t-il sous la terre? - D'épaisses
ténèbres. - En revient-on? - Mensonge. - Et Pluton?
- « Un mythe. » - Malheur! - Ce que je te dis, c'est
îa vérité. Mais si tu veux une parole agréable, voici :
un « bœuf » de Pella
(80) est un beau bœuf chez Hadès.
XIV
Ce dieu qu'est Demain, qui donc peut se vanter de le
connaître? quand toi, Charmis, que nous pouvions voir
hier encore, nous t'avons le lendemain enterré en pleurant.
Non, ton père Diophôn n'a jamais vu rien de plus triste.
XV
Timonoé. Mais qui es-tu? Par les dieux je n'aurais
pas reconnu ton nom, si la stèle ne portait ceux de ton
père, Timothéos, et de Méthymna, ta ville. Oui! je le
dis, il a ressenti cruellement son veuvage, ton époux
Euthyménès!
XVI
Créthis qui abondait en récits, Créthis habile aux beaux
jeux! Les filles de Samos la cherchent partout, leur charmante
compagne, l'intarissable babillarde; et elle, sous
cette pierre, dort du sommeil qui sera la part fatale de
toutes.
XVII
Quel bonheur s'il n'y avait jamais eu de navires rapides!
Nous ne pleurerions pas Sôpolis, le fils de Diocleidès.
Maintenant, quelque part, la vague porte son cadavre;
et ce n'est pas devant lui, c'est devant un nom et un tombeau
vide que nous passons.
XVIII
Lycos le Naxien n'est pas mort sur terre; c'est en mer
qu'il a vu se perdre et son navire et sa vie, Lycos le marchand,
quand il revenait d'Égine. La plaine humide porte
son cadavre, et moi, son tombeau, je ne garde qu'un
nom; et je publie cette vérité : « Garde-toi de la mer et
de tout commerce avec elle, matelot, quand se couchent
les Chevreaux! »
XIX
Un enfant de douze ans! Son père Philippes l'a déposé
dans ce tombeau, Nicotélès, tout son espoir!
XX
Le matin nous enterrions Mélanippos; au coucher du
soleil, c'est sa jeune sœur, Basilô, qui est morte de sa
propre main; ayant mis son frère au bûcher, elle n'a pu
supporter la vie. Deux fois la maison d'Aristippos, leur
père, a été frappée par le malheur; et Cyrène se désole
toute de voir vide la maison aux beaux enfants.
XXI
Qui que tu sois, qui portes tes pas le long de mon tombeau,
sache que je suis le fils et le père de « Callimaque de
Cyrène
(81). » Connais-les, tous les deux : l'un commanda
jadis les soldats de son pays, l'autre chanta plus haut
que l'envie. Il ne faut pas s'en étonner : ceux que les
Muses ont vus, enfants, d'un œil favorable, elles ne les
abandonnent pas dans la saison des cheveux blancs.
XXII
Astacidès de Crète
(82), le chevrier, une Nymphe l'a enlevé,
dans la montagne, et maintenant Astacidès est une créature
sacrée. Plus jamais, sous les chênes du Dicté, plus
jamais, bergers, nous ne chanterons Daphnis, mais toujours
Astacidès.
XXIII
Ayant dit adieu au Soleil, Cléombrotos d'Ambracie
s'élança du haut du toit dans l'Hadès. Il n'avait aucun
motif de mourir, pas le moindre malheur : il avait lu
de Platon un écrit, un seul, son livre sur l'Ame.
XXIV
Me voilà, moi le Héros, à la porte d'Éétion l'Amphipolitain,
petite statue dans un petit vestibule, tenant un
serpent qui se tord, et n'ayant pour arme qu'une épée :
irrité contre un cavalier, il m'a mis ici moi-même à pied
(83).
XXV
Callignôtos jurait à lonis qu'il n'aurait jamais ni
plus cher ami, ni plus chère maîtresse. Il le jurait; mais,
on a raison de le dire, les oreilles des Dieux sont fermées
aux serments d'amour. Aujourd'hui c'est pour un garçon
que son cœur est de feu; quant à la pauvre fille, comme
des Mégariens, on n'en parle plus, on ne s'en soucie plus.
XXVI
J'ai vécu humblement mon humble vie; je n'ai pas fait
le mal, je n'ai nui à personne. Terre amie, si Micycle consentit
à l'injustice, ne lui sois pas légère et ne lui soyez
pas légers, Dieux qui m'avez en votre pouvoir.
XXVII
D'Hésiode c'est l'accent et la manière. Certes ce n'est
pas le dernier des poètes qu'a imité Aratos de Soles
(84);
et je me demande s'il n'a pas pris pour modèle ce qu'il
y a de plus exquis dans l'Épique. Salut, écrits délicats,
fruit des veilles et du travail d'Aratos.
XXVIII
Je hais le poème cyclique
(85); je n'aime pas les sentiers
battus; je déteste l'amant qui tourne autour de vous; je
ne bois pas à la fontaine où boit tout le monde; tout ce
qui est public me dégoûte. Certes, Lysanias, tu es beau,
tu es beau, Mais avant que l'écho l'ait dit clairement,
quelqu'un réplique : « Il est à un autre. »
XXIX
Verse à boire et redis : « A Dioclès! » Achélôos n'a que
faire des coupes que nous vouons à l'enfant. Il est beau
pourtant cet enfant, Achélôos, très beau
(86). Et si on dit
que non, que je sois tout seul à connaître ce qui est beau.
XXX
Cléonicos de Thessalie, malheureux, malheureux que
tu es! Non, par le brûlant soleil, je ne te reconnaissais
pas. Infortuné, qu'es-tu devenu? Tu n'es plus qu'os et
poils. Es-tu en proie au même démon que moi? As-tu
rencontré comme moi une destinée cruelle? Oui, j'ai
compris : Euxithéos a pris ton âme; et toi aussi, en entrant
ô misère, tu couvais des yeux le beau garçon!
XXXI
Le chasseur Épicydès, sur la montagne, poursuit à la
trace lièvres et chevreuils. Il va par le gel et la neige.
Qu'on lui dise : « Tiens, une bête de tuée », il ne la ramasse
pas. Tel est mon amour. Qui le fuit, il le pourchasse; qui
est là, sous sa main, il passe à côté.
XXXII
Je le sais bien que je n'ai pas d'argent, que mes mains
sont vides. Ah! Ménippe, au nom des Charites, ne me le
dis pas ce mot qui hante mes rêves. C'est mon mal de
tous les instants d'entendre ce mot amer. De tout ce qui
me vient de toi, ami, c'est ce qui m'est le plus cruel.
XXXIII
Artémis, Philératis t'a dressé cette statue. Accepte
l'offrande, ô Vénérable, et protège la donatrice.
XXXIV
A toi, dieu qui étouffas le lion et tuas le sanglier
(87),
cette branche de chêne a été consacrée. - Par qui? -
Par Archinos. - Quel Archinos? - Le Crétois. - Je
l'accepte.
XXXV
C'est ici le tombeau du fils de Battos
(88). Il savait l'art
des vers, il savait boire et rire.
XXXVI
Érasixénos, le buveur au profond gosier, une coupe de
vin pur, vidée coup sur coup à la santé d'un ami, l'a
emporté avec elle.
XXXVII
Ménoitas de Lyctos
(89) a dédié cet arc : « Prends, Sarapis,
je te donne l'arc et le carquois; les flèches, les Hespéritains
les ont. »
XXXVIII
En présent à Aphrodite, Simon la courtisane a consacré
son image, et la ceinture qui pressait amoureusement ses
seins, et la statue de Pan, et les thyrses qu'elle agitait sur
la colline, la malheureuse.
XXXIX
A Déméter Pylaia, pour qui Acrisios, le Pélasge, a élevé
ce temple, et à sa fille, la déesse des Enfers, Timodémos de
Naucratis a dédié ces offrandes, dîme de son gain : c'est
un vœu qu'il avait fait.
XL
Autrefois prêtresse de Déméter, puis des dieux Cabires
(90),
plus tard de la déesse du Dindymon, devenue
vieille femme, je ne suis maintenant que poussière, moi...
qui présidais aux chœurs des jeunes femmes. Deux
enfants me sont nés, deux garçons. Je suis morte entre
leurs bras, après une heureuse vieillesse. Va, et bonne
chance.
XLI
Seule, une moitié de mon âme est encore vivante;
l'autre moitié, je ne sais si c'est Éros ou Hadès qui l'a
ravie; mais elle a disparu. S'est-elle enfuie auprès de
quelque beau garçon? Je l'ai dit bien souvent : « Ne
l'accueillez pas, jeunes gens, la fugitive! » N'est-elle pas
allée chez...... C'est par là, je le sais, qu'elle rôde, la
pendarde, la folle d'amour.
XLII
Si c'est de plein gré, Archinos, que dans l'orgie je suis
allé chez toi, alors fais-m'en mille reproches. Si ce fut
sans le vouloir, alors « congédie » la « précipitation ».
J'étais en proie au vin et à l'amour; l'un m'entraînait,
l'autre ne me donnait pas « congé » de « congédier » la
« précipitation ». Mais arrivé chez toi, je n'ai pas crié,
je n'ai pas prononcé de nom; j'ai seulement baisé le seuil.
Est-ce un crime? alors, oui, je suis criminel.
XLIII
Notre hôte avait au cœur une plaie secrète. Tu as vu
quels cruels soupirs s'exhalaient de sa poitrine, quand il
buvait pour la troisième fois, et comme, s'effeuillant,
les roses glissaient de sa couronne sur le sol. Oui quelque
ardeur le dévore. Par les dieux, je n'en parle pas sans
raison : voleur, je connais la trace du voleur.
XLIV
Par le dieu Pan, il y a là un secret; il y a de ce côté,
par Dionysos, du feu sous la cendre. Je me méfie; ne
m'enlace pas. Plus d'une fois une eau tranquille ronge
sourdement un mur. Ainsi j'ai peur, Ménéxénos, que ce
sournois, se glissant furtivement en mon cœur, ne me
précipite dans l'amour.
XLV
Tu seras pris, fuis, Ménécratès. Ainsi dit, le vingt du
mois, Panémos. Et le mois Lôôs
(91), quel jour? - Le
dix, le bœuf est venu spontanément à la charrue. Bonne
affaire, Hermès, bonne affaire! Je ne chicanerai pas pour
vingt jours.
XLVI
Quel charme bienfaisant a trouvé Polyphème pour
guérir l'Amour! Par la Terre, ce n'était pas un ignorant
que le Cyclope! Les Muses, Philippe, viennent à bout de
l'Amour. Oui, l'art du poète est le remède à tous les
maux. La faim aussi, je crois, a son utilité - c'est la
seule - contre les méchancetés de la vie : elle tranche net
le mal d'aimer les beaux garçons. Nous aussi, nous pouvons
chaque fois dire à l'impitoyable Amour : « Coupe
tes ailes, enfant; tu nous effraies juste autant qu'une
mie de pain! » Car nous les avons chez nous, tous les
deux, les charmes contre la cruelle blessure.
XLVII
Cette salière appartenait à Eudémos. C'est grâce à elle
qu'il a pu, vivant d'un peu de sel, braver les tempêtes -
de dettes. Il l'a consacrée aux dieux de Samothrace.
Il dit, dieux marins, que, sauvé par le sel, et fidèle à son
vœu il dépose ici son offrande
(92).
XLVIII
Sèmos, le fils de Miccos, me dédiant aux Muses, leur
demandait le don de bien apprendre. Elles, pareilles à
Glaucos, lui firent un grand présent en échange d'une
petite offrande. Quant à moi, Dionysos de tragédie, je suis
là, suspendu, la bouche plus béante encore que le Dionysos
de Samos! J'écoute les petits enfants qui débitent
« Chevelure sacrée
(93)! » Bel agrément pour moi!
XLIX
Rapporte, étranger, que me voici consacré en témoignage
vraiment comique de la victoire d'Agoranax le
Rodien. Je suis Pamphile, non pas certes torturé par
l'amour, mais semblable à demi à une figue desséchée,
ou à une lampe d'Isis
(94).
L
La Phrygienne Aischra, sa bonne nourrice, Miccos, tant
qu'elle vécut, prit soin de sa vieillesse. Morte, il a consacré
ici son image, pour que la postérité sache que la vieille
femme a reçu la juste récompense du lait de ses seins.
LI
Elles sont quatre, les Charites. Car, aux trois qu'elles
étaient, le modeleur vient d'en ajouter une autre. Elle est
encore toute humide de parfums : c'est l'heureuse Bérénice,
brillante entre toutes, et sans qui les Charites ne
se seraient pas les Charites
(95).
LII
Ce Théocrite, aux beaux cheveux noirs, s'il me hait,
puisses-tu, ô Zeus, ne pas lui ménager ta haine; s'il
m'aime, je souhaite que tu l'aimes. Oui, par Ganymède
à la belle chevelure, oui, Zeus Ouranien. Toi aussi tu
aimas; je n'en dis pas davantage.
LIII
Viens une seconde fois, Ilythie, à l'appel de Lycainis;
favorise sa délivrance, qu'elle accouche heureusement!
L'offrande d'aujourd'hui, déesse souveraine, est pour
une fille; mais pour un garçon, plus tard, ton temple parfumé
aura beaucoup mieux.
LIV
La dette qu'Akésôn avait contractée envers toi, Asclépios,
de par son vœu pour sa femme Démodiké, tu sais
bien qu'il s'en est acquitté. Si donc tu l'oublies et que tu
demandes une seconde fois ton salaire, ce tableau dit
qu'il portera témoignage.
LV
Callistion, la femme de Critias m'a dédiée au dieu de
Canope
(96), lampe luxueuse, à vingt mèches, qu'il promit
pour son fils Apellis. En voyant les feux que je lance, tu
diras : « Étoile du soir, comment es-tu tombée sur la
terre? »
LVI
Euainétos, qui m'a déposé ici, déclare - moi, je n'en
sais rien - qu'il m'a, coq de bronze, dédié aux Tyndarides,
en témoignage de sa propre victoire. J'en crois le
fils de Phaidros, fils de Philoxénos!
LVII
Dans le temple d'Isis Inachia se dresse l'image d'Aischylis,
la fille de Thalès : c'est pour accomplir un vœu de
sa mère.
LVIII
Qui es-tu, naufragé? Léontichos a trouvé ton cadavre
ici, sur le rivage et t'a élevé ce tombeau, en pleurant sur
sa vie dangereuse. Car il ne connaît pas le repos, lui non
plus, et, comme la mouette, il vogue sur la mer.
LIX
Heureux le vieil Oreste qui, en proie à toutes les folies,
a du moins été exempt de la mienne, Leucaros : il n'a
pas cherché chez son ami de Phocide la preuve suprême
de l'amitié. Si seulement il avait fait représenter quelque
pièce, bien vite il eût perdu son ami. Et moi, mes nombreux
Pylades, je ne les ai plus
(97).
LX
Vous qui passez le long du tombeau de Kimôn l'Éléen,
sachez que vous passez auprès du fils d'Hippaios.
LXI
Ménécratès d'Ainos, toi non plus, ta vie n'a pas été
longue
(98). Qu'est-ce donc, ô le meilleur des hôtes, qui t'a
mis au tombeau? Sans doute cela même qui causa la
mort du Centaure
(99). - « Non, l'heure fatale du dernier
sommeil était venue pour moi, et c'est le malheureux vin
qu'on accuse. »
LXII
Bêtes du Cynthe, rassurez-vous : l'arc d'Échemmas le
Créton repose à Ortygie
(100), dans le sanctuaire d'Artémis,
cet arc qui vidait de gibier la grande montagne; maintenant
la paix y règne, chèvres; la déesse vous a fait cette
trêve.
LXIII
Puisses-tu dormir, Cônôpion, comme tu me fais dormir,
près de ce portique glacé; puisses-tu dormir, méchante
aussi mal que tu fais reposer ton amant. Tu es sans pitié
pour lui, même en songe. Les voisins le plaignent; toi
pas, même en songe. Va, les premiers cheveux blancs te
feront ressouvenir de toutes ces cruautés.
FRAGMENTS D'ÉPIGRAMMES
I
Mômôs même écrivait sur les murs : « Oui, Cronos est
un sage. » Et vois, les corbeaux eux-mêmes, du haut des
toits, demandent en croassant ce qu'il faut conclure, et
comment nous vivrons encore
(101).
II
On n'a pas respecté l'inscription qui me nommait,
moi fils de Léôprépès
(102)... On ne vous a pas craints,
Castor et Pollux, qui m'avez fait sortir, seul des convives,
de la salle qui allait s'effondrer, le jour où la maison de
Crannôn s'écroula sur les puissants Scopades...
III
Il s'empara du fiel âpre du chien et de l'aiguillon perçant
de la guêpe, et de l'un et de l'autre il fit le venin de sa
bouche.
LES CAUSES
I
ACONTIOS et CYDIPPÉ
... Déjà la jeune fille s'était couchée auprès d'un jeune
garçon, selon la loi religieuse qui veut qu'avant les noces
la fiancée dorme avec un enfant mâle qui a son père et
sa mère. Oui, on dit qu'Héra - chien, chien, holà, cœur
impudent, tu vas faire une révélation défendue. -
Réjouis-toi de n'avoir pas vu les mystères de déesse terrible
(103),
car tu en aurais divulgué le secret. Une grande
science est funeste à qui ne sait pas retenir sa langue; en
vérité, un tel homme, c'est l'enfant qui possède un couteau.
C'était le lendemain matin que les bœufs devaient,
le cœur déchiré, voir dans l'eau se refléter le coutelas aigu;
mais, le soir, la jeune fille devint affreusement pâle, en
proie à ce mal que nous faisons passer dans le corps des
chèvres sauvages, et que nous nommons mensongèrement
le mal sacré
(104); cette maladie funeste la mit aux portes
d'Hadès. Une seconde fois on apprêta la couche nuptiale;
une seconde fois, pendant sept mois, l'enfant souffrit
d'une fièvre quarte. Une troisième fois il fut question du
mariage; une troisième fois encore un frisson pernicieux
saisit Cydippé. Le père n'attendit pas un quatrième avertissement;
il mit à la voile pour aller trouver Apollon
Delphien. Le dieu, dans la nuit, rendit cet oracle : « C'est
la puissance d'un serment, juré par Artémis, qui s'oppose
au mariage de ta fille. Ma sœur n'était pas occupée à
châtier Lygdamis
(105); elle ne tressait pas le jonc à l'Amyclaion;
elle ne se baignait pas, après la chasse, dans le
Parthénios; non, elle se trouvait à Délos, quand ta fille
jura qu'elle ne suivrait pas un autre époux qu'Acontios.
Si tu veux m'écouter, tu accompliras de tout point le serment
de ta fille. Au reste, je te le déclare, tu n'allieras pas
l'argent au plomb, mais ce sera l'union de l'ambre avec
l'or éclatant. Toi, le beau-père, tu es de la lignée de
Codrus; et lui, le Céen, ton gendre, descend des prêtres
de Zeus Aristaios, de Zeus Icmios
(106), dont c'est le rôle,
sur la cime des monts, d'adoucir, quand elle se lève, la
malfaisante canicule, et de demander à Zeus la brise qui
fait tomber en masse les cailles dans les filets de lin. »
Ainsi parla le dieu; et le père repartit pour Naxos et
interrogea la jeune fille; elle révéla toute la vérité. Le
vaisseau s'en fut chercher Acontios, devenu l'ombre de
lui-même, et fit voile vers son île, l'île de Dionysos. Ainsi
le dieu fit respecter le serment, et aussitôt les compagnes
de la jeune fille entonnèrent les chants de l'hyménée, qui
ne fut plus différé. Non, Acontios, cette nuit où tu touchas
à la ceinture virginale, tu ne l'aurais donnée, je crois, ni
pour la cheville d'Iphiclos, courant sur un champ d'épis,
ni pour les trésors de Midas, le roi de Célènes; à l'appui
de mon opinion, ils témoigneraient, ceux qui connaissent
le cruel Éros. Cette union devait donner naissance à un
grand nom : votre famille, Acontiades, nombreuse et
honorée, habite encore Ioulis. Homme de Céos, j'ai appris
ta passion du vieux Xénomèdes, qui dans sa
Mythologie
a consigné toute l'histoire de l'île. Il a d'abord conté
comment l'habitèrent les nymphes coryciennes, chassées
du Parnasse par un énorme lion - d'où elle fut nommée
Hydroussa - comment Ciro... alla habiter à Caryai;
comment s'installèrent dans l'île ces hommes dont Zeus
Alalaxios accueille les sacrifices au son des trompettes,
les Cariens et les Lélèges, et comment elle reçut un autre
nom de Céos, fils de Phoibos et de Mélia. L'insolence des
magiciens Telchines, et leur mort par la foudre, et Démonax
qui méprisa, dans sa folie, les dieux bienheureux,
toutes ces histoires le vieillard les a notées sur ses tablettes;
et celle aussi de la vieille Makélô, mère de Dexithéa, que
les immortels laissèrent seules vivantes, quand ils ravagèrent
l'île pour punir un criminel orgueil. Il y a dit aussi
comment furent fondées les quatre villes : Carthaia par
Mégaclès; la cité d'Ioulis aux belles sources par Eupylos,
fils de l'héroïne Chrysô; Poiëssa, séjour des Charites aux
belles tresses par..., Corésion par Aphrastos. Et puis,
homme de Céos, le vieillard épris de science joignit à ces
aventures celle de ton fougueux amour, c'est là que notre
Calliope a trouvé l'histoire de Cydippé. Car je ne chanterai
plus les fondations de cités...
II
LE BANQUET CHEZ POLLIS
... Il n'oubliait pas le jour de l'Ouverture des Jarres
ni celui de la Fête des Conges dédié à la mémoire d'Oreste,
jour de bonheur pour les esclaves; il célébrait aussi,
chaque année, le culte de la fille d'Icarios, ta journée,
Érigoné, sur qui se lamentent les femmes d'Attique
(107).
Il avait invité à un banquet ses intimes, et parmi eux
un étranger qui vivait depuis peu en Égypte, où il était
venu pour une affaire personnelle. Il était originaire
d'Icos, et je partageais son lit de table, non qu'on m'eût
désigné cette place, mais parce que - Homère le dit et
il n'a pas tort - un dieu assemble qui se ressemble. Il
avait horreur de vider à pleine bouche, d'un trait, la
coupe de Thrace; il aimait mieux le modeste vase en bois
de lierre. Aussi, quand le vin circula pour la troisième
fois et que j'eus appris son nom et sa race, je lui parlai :
« On a bien raison de dire que le vin ne veut pas seulement
sa part d'eau, mais de conversation aussi. Ainsi, car elle
ne circule pas dans le gobelet à vin, ni on ne la demande
au regard sourcilleux du sommelier, à l'heure où l'homme
libre flatte l'esclave, ainsi versons ce baume dans l'âpre
breuvage, Theugénès, et dis-moi ce que je désire entendre
de toi : pourquoi chez vous honore-t-on Pélée, le roi des
Myrmidons, pourquoi à Icos... le jour de sa fête, une
fille portant un poireau et un pain...
III
LES FONDATEURS DE ZANKLE
Je connais, aux bouches du Gelas
(108), la ville qui s'appuie
sur l'antique lignée de Lindos, ainsi que la Crétoise
Minoa, où les filles de Côcalos répandirent sur le fils
d'Europé
(109) l'eau bouillante d'un bain. Je connais Léontini,
et Adranos
(110), et la seconde Mégare
(111), que bâtirent
là-bas les Mégariens de Nisa, et je puis dire Eubée et Éryx,
chère à la maîtresse du ceste
(112). Car dans nulle de ces cités,
le nom du fondateur ne reste inconnu au sacrifice rituel. »
C'est ainsi que je parlai, et Clio prit pour la seconde fois
la parole, le bras sur l'épaule de sa sœur : « Les hommes
de Kymé et ceux de Chalcis, que conduisaient Périérès et
Crataiménès le Hardi abordèrent en Trinacrie et dressèrent
les murs d'une ville, sans se garder du présage de
l'oiseau de proie, le pire ennemi des bâtisseurs de cités,
si un héron ne survient après lui; car il jette un sort sur
l'enceinte qu'on vient d'élever, tandis que les arpenteurs
lancent les longs cordeaux et tracent des ruelles étroites
et des voies unies. [Mets plutôt ta confiance] dans les ailes
du faucon ou... si tu conduis une foule de colons sur un sol
étranger. Mais quand les fondateurs eurent établi des
tours fortifiées de créneaux, près de la Faucille de Cronos
- car c'est là que dans un trou, sous la terre, est
caché le fer, zanklon, dont il coupa les parties de son
père - alors ils eurent une discussion au sujet de la
cité; l'un voulait qu'elle portât son nom; l'autre avait
un projet tout contraire. Ils se querellèrent; se rendant
chez Apollon, ils lui demandent qui nommera la nouvelle
ville. Apollon dit : « Qu'elle n'ait pour patron ni Périérès
ni Crataiménès. » Le dieu parla ainsi et, l'ayant entendu,
ils s'éloignèrent promptement. Depuis, on invoque le
fondateur de la ville sans prononcer son nom; les magistrats
le convient en ces termes au sacrifice : « Qu'il vienne,
propice, à notre festin, celui qui bâtit notre ville; qu'il
y assiste, et qu'ils soient deux, et plus : il coule abondamment
le sang des génisses. » Elle cessa de parler, et
moi, je voulais en savoir davantage; car dans mon for
intérieur j'étais rempli d'étonnement : je me demandais
pourquoi, près de la Source du Lierre, Haliarte, la ville
de Cadmos, célèbre la fête Crétoise des Théodaisia, pourquoi,
seules entre les cités, Styron et la terre de Minos
portent... dans de grands vases... pourquoi la source
de Rhadamanthe... derniers vestiges de sa législation...
IV
HÉRACLÈS ET THÉIODAMAS
... Une épine blessa Hyllos à la plante du pied; irrité par
la faim, il te tirait les poils de la poitrine et les arrachait;
et toi, ô maître, tu riais malgré ta douleur; enfin, traversant
un champ fertile, tu rencontras Théiodamas,
vieillard encore vigoureux, qui faisait paître ses bêtes; il
tenait un bâton de dix pieds, à la fois aiguillon pour ses
bœufs et mesure pour ses sillons.
Lacune.
... Tous ceux qui passeront affamés devant ma charrue...
Lacune.
... Pelée entendit aussi de ces propos que ma bouche
ne laissera jamais échapper...
Lacune.
... Toi,l'homme qui excelle à enlever les bœufs par les
cornes. » Ainsi s'emportait Théiodamas; toi, tu t'en souciais
à peu près comme un Selle
(112), sur les monts du
Tmaros, écoute le bruit de la mer Icarienne, ou une jeune
prostituée les propos d'un amant pauvre, les mauvais
fils leur père, et toi les accents de la lyre.
Lacune.
Salut, héros à la lourde massue, qui essuyas les grandes
fatigues des douze travaux commandés, et, de tant
d'autres, par choix volontaire...
V
CONCLUSION DES CAUSES
... Celui à qui, pendant qu'il faisait paître ses troupeaux,
les Muses dirent leurs belles histoires, sur les traces du
cheval fougueux. Salut, et va au gré d'un sort plus heureux.
Salut, Zeus, salut à toi aussi, et garde la maison de
nos rois. Moi, je m'en irai maintenant à pied, dans la prairie
des Muses.
HÉCALÉ
... Il avait attaché [à l'arbre] une autre [corde] et son
épée. L'ayant aperçu, tous prirent peur; ils reculèrent
en voyant devant eux l'homme à la haute taille et la bête
monstrueuse. Mais Thésée, de loin, leur cria : « Restez,
ne craignez rien; que l'un de vous, messager rapide, coure
à la ville ; qu'il aille dire à mon père Egée - son dur souci
en sera apaisé - : « Thésée n'est pas loin - oui, c'est
bien Thésée que vous voyez; - de la plaine humide de
Marathon il amène le taureau vivant. » Il dit, et à ces
mots tous crièrent Ié Péan, et ils ne bougeaient pas. Le
Notos n'entasse pas sur le sol autant de feuilles, ni le
Borée, ni le mois même qui effeuille les arbres, qu'en
jetèrent les campagnards aux pieds de Thésée; ils l'entouraient,
les femmes... lui faisaient une couronne de leurs
ceintures...
... Pallas avait déposé dans la corbeille sacrée l'antique
rejeton d'Héphaistos
(113), jusqu'au jour où elle dressa en
Attique le rocher destiné à défendre les fils de Cécrops.
Elle l'avait dressé en secret, mystérieusement. A cause
de mon âge je n'ai pu voir ni connaître l'enfant; mais
on racontait chez les oiseaux d'autrefois que Gaia l'avait
eu d'Héphaistos. Alors, pour faire un rempart à sa terre,
à la terre que venait de lui octroyer le suffrage de Zeus et
des douze dieux, et le témoignage de l'homme-serpent
(114),
alors elle se rendit à Pellène d'Achaïe; et les filles gardiennes
de la corbeille conçurent un mauvais dessein... et
de la délier...
... Pesante toujours est la colère d'Athéna. Pour moi,
j'étais alors bien petite; depuis j'ai vu se succéder huit
générations et mes parents dix.
... Ce sera le soir ou la nuit, le jour ou le matin, quand
le corbeau qui, maintenant, rivalise de blancheur avec
les cygnes, l'éclat du lait et la cime floconneuse de la
vague, verra ses ailes teintes lugubrement d'un noir de
poix. Ce sera le châtiment infligé par Phoibos au messager
de malheur, quand il apprendra de lui la faute de Coronis,
la fille de Phlégyas, suivant Ischys, le dompteur de chevaux. »
Ainsi, l'une parlant, l'autre écoutant, le sommeil
les prit. Mais elles ne s'endormirent pas pour longtemps;
car aussitôt survint le voisin, couvert de givre : « Allons,
l'heure est passée, pour les amants, des mains en quête;
déjà luit la lampe du matin ; le porteur d'eau chante son
antienne; la maison proche de la rue s'éveille au bruit de
l'essieu qui grince sous le chariot; et les ouvriers de la
forge, à coups répétés, supplicient les gens, les assourdissent...
ÉLÉGIES
I
LA CHEVELURE DE BÉRÉNICE
... Quand le fer aigu, loin de toi, creusa et détruisit
(le mont), et qu'au travers de l'Athos, s'avancèrent les
vaisseaux funestes des Mèdes. Que ferons-nous, faibles
boucles, quand le fer vient à bout de telles montagnes?
Périsse la race des Chalybes, qui, l'arrachant du sein de
la terre, furent les premiers à mettre au jour le métal
malfaisant, et enseignèrent le travail des marteaux.
J'étais fraîchement coupée, et regrettée de mes sœurs,
quand, soudain, faisant tournoyer ses ailes rapides, le
frère de Memnon l'Éthiopien, le doux Zéphyre, le vent
de Locride, serviteur d'Arsinoé à la belle ceinture,
(m'enlève à travers l'éther) me dépose sur le sein auguste
de la divine Cypris. C'est la Zéphyritis elle-même qui
l'élut pour cette mission, elle la Grecque (?) qui habite le
rivage de Canope. Et afin que la Couronne d'or de la
fille de Minos
(115) ne fût pas seule, pour les hommes, à
siéger et à briller dans le ciel entre tant d'astres, et qu'on
m'y vît aussi, moi, la belle Boucle de Bérénice, Cypris,
alors que tout humide des flots de la mer, je montais vers
les Immortels, Cypris me mit, astre nouveau, parmi les
anciens.
II
L'INVECTIVE
Ils ne cessent de bourdonner contre moi, les Telchines,
coquins qui ignorent la Muse et ne sont point nés ses
amis. Car je n'ai pas composé un long poème suivi
(célébrant) les rois, en mille et mille vers... ou les héros;
je développe mon sujet en peu de mots, comme un enfant,
bien que mes années se comptent par de nombreux
lustres. Et voici ce que, moi, je dis aux Telchines : Race
épineuse, habile à vous ronger le foie, (c'est vrai, mes
poèmes) tiennent en peu de lignes. Mais la Législatrice
nourricière l'emporte sur le chêne immense; ... que
Mimnerne est doux... sa « grande femme » ne lui a pas
appris... la grue qui se délecte du sang des Pygmées
revient d'Egypte vers la Thrace avec son cri strident
(et le cygne...) Peste soit de vous, enfants funestes de
l'Envie; jugez mon habileté poétique selon l'art, non à la
mesure de l'arpent persique, et ne me demandez pas
d'enfanter un poème à grand fracas : le tonnerre n'est pas
à moi, mais à Zeus. Car le jour où, pour la première fois,
je posai sur mes genoux la tablette de cire, Apollon Lycien
me dit : « II faut toujours, ô poète, m'offrir un lourd
encens, mais, ami, que la Muse soit légère. Je t'ordonne
aussi de prendre le chemin que ne foulent pas les chariots;
ne conduis point ton char sur les traces des autres ni sur la
grande route, mais suis ta voie propre, si étroite soit-elle. »
J'obéis; car je chante parmi des hommes qui
aiment la musique aiguë des cigales, non le bruit confus
que font les ânes. Qu'un autre aille braire, tout comme
l'animal aux longues oreilles, moi, que je sois l'être
gracile, l'être ailé. Et la vieillesse, puissé-je, quand je
chante, me nourrissant de la rosée matinale puisée au
divin éther, puissé-je en secouer le fardeau, qui me pèse
autant que l'île aux trois pointes au funeste Encelade. Ce
serait bien juste : ceux que les Muses ont vus, enfants,
d'un œil favorable, elles ne les abandonnent pas dans la
saison des cheveux blancs.
IAMBES
I
PROLOGUE ET HISTOIRE DE LA COUPE DE BATHYCLÉS
Écoutez Hipponax; je viens du pays où un bœuf
coûte une obole, et j'apporte ici mes Iambes, non pas
mes Iambes guerriers contre Boupalos
(116).
Lacune.
Par Apollon! comme les mouches dans la chaumine du
berger... ou les guêpes... (ou les invités) au banquet
delphien
(117)... (les gens accourent)... par Hécate, que de
monde... (à parler) on perdra le souffle... j'ôterai le
manteau. Faites silence et écrivez mon discours. Bathyclès,
l'Arcadien, ce ne sera pas long... car le temps me
manque pour tournailler par ici.
Lacune.
(Le fils de Bathyclès) fit voile vers Milet, car le prix
appartenait à Thalès qui, savant universel, avait mesuré,
dit-on, la figure étoilée du Chariot, guide du marin de
Phénicie. Un pivert donna un présage favorable et
l'homme d'avant la lune (l'Arcadien) trouva le vieillard
dans le temple de Didymes
(118). Il râclait le sol de sa férule
et y inscrivait la figure que trouva Euphorbos le Phrygien
(119),
le premier qui dessina triangles et scalènes et
cercles, (et qui enseigna à s'abstenir de la chair) des
animaux; (on le suivit), non pas tous, mais ceux qu' (un
mauvais démon) possédait. L'homme lui dit ceci... « Cette
coupe d'or massif... mon père m'a prié... de la donner au
meilleur des sept sages... Je te la donne...» Alors Thalès,
frappant le sol de son bâton, et prenant sa barbe dans
sa main, parla à son tour ; « Ce présent...
Lacune.
Solon (eut la coupe), et il la passa à Chilon...
Lacune.
... Et le présent revint à Thalès...
Lacune.
Thalès me consacre au dieu qui protège le peuple du
Nil, m'ayant deux fois reçue comme prix...
II
LE DÉBAT DU LAURIER ET DE L'OLIVIER
Écoute la fable : les antiques Lydiens content que jadis
le laurier se prit de querelle avec l'olivier; c'était un bel
arbre...
Lacune.
... Du côté gauche blanc comme le ventre d'un serpent,
de l'autre côté, brûlé par le soleil qui le dénude.
Y a-t-il une maison dont je ne décore le seuil? Y a-t-il
un devin, un sacrificateur qui ne me cueille? La Pythie
est assise sur le laurier; elle a toujours à la bouche le
laurier, le laurier jonche sa couche. Olivier, ô insensé,
n'est-ce pas en les frappant avec le laurier que Branchos,
répétant deux ou trois fois son incantation..., sauva les
fils des Ioniens de la colère de Phoibos! Je figure dans les
festins et dans les danses de Pythô. Je suis aussi le prix
des jeux, et les Doriens me cueillent au sommet des
collines de Tempé, pour me porter à Delphes le jour de la
fête d'Apollon. Olivier, ô insensé, je ne connais pas le mal,
j'ignore la route que suit le porteur de civière; car je suis
pur. Les hommes ne me foulent pas aux pieds; car je suis
saint. Toi, quand il faut brûler un cadavre ou l'ensevelir,
on fait des couronnes avec tes feuilles et on dispose tes
branchages sous les flancs du mort. » Ainsi se glorifiait
le laurier; mais l'arbre d'où vient l'huile se défendit
tranquillement : « Imbécile, tu m'as reproché à la fin
de ton discours - ce fut ton chant du cygne - ... ce qui
m'honore le plus... C'est moi qui accompagne les guerriers
qu'Arès priva de la lumière..., quand l'aïeule aux
cheveux blancs ou le vieillard, vrai Tithônos
(120), sont
portés au tombeau par leurs enfants, je chemine avec eux
et je jonche leur route... plus que toi-même à ceux qui te
rapportent de Tempé. Et pour cette raison que tu as rappelée,
et comme prix des Jeux, ne suis-je pas supérieur
à toi? Et le concours d'Olympie n'a-t-il pas plus d'importance
que celui de Delphes? Mais le mieux est de se
taire. D'ailleurs ce n'est pas moi qui murmure douceurs
ou méchancetés sur toi; ce sont ces oiseaux étrangers
qui, là, dans le feuillage, babillent.
Qui créa le laurier? La terre... comme l'yeuse, le
chêne, le cyprès, la forêt. Mais qui créa l'olivier? C'est
Pallas, lors de sa querelle avec le dieu qui habite parmi les
algues, lorsque, dans l'ancien temps, l'homme-serpent
jugeait le débat de l'Attique
(121). Et d'un; le laurier a
perdu. Des immortels, qui honore l'olivier, et qui le
laurier? Le laurier, c'est Apollon; Pallas est l'ami de
l'olivier, son œuvre. Allons! ils se valent : je ne veux pas
décider des mérites des dieux. - Le fruit du laurier, à quoi
sert-il? Il n'est bon ni à manger, ni à boire, ni comme
onguent. Au contraire, celui de l'olivier, quel régal pour
la bouche... Et de deux; le laurier succombe encore.
Quel feuillage tendent les suppliants? Celui de l'olivier.
Et de trois; voilà le laurier par terre. - Ah! les bavards,
comme ils jasent! Corneille impudente, ton bec ne te fait
donc pas mal? - Et de quel arbre les Déliens gardent-ils
pieusement la souche? De l'olivier, où s'abrita Létô...
Vers mutilés.
Ainsi parla l'olivier, et le laurier en conçut dans son
cœur un plus dur chagrin...
Vers mutilés.
[Alors un arbrisseau], qui n'était pas loin, s'écria :
« Ne cesserons-nous pas cette querelle, malheureux?
N'allons pas à cet excès de haine, ne nous dénigrons pas
les uns les autres... » Mais le laurier le regarda de l'air
d'un taureau farouche, et lui dit : « Méchante peste, comment?
Toi, l'un des nôtres? N'essaie pas de me calmer;
ton voisinage me met hors de moi...
La fin manque.
POÉMES LYRIQUES
SUR LA MORT D'ARSINOÉ
Que la divinité m'inspire ; sans elle je ne saurais chanter.
...
Trois vers mutilés.
...
Jeune reine, déjà parmi les étoiles, près du Chariot.
...
Environ trente vers ou très mutilés ou qui manquent.
...
La première, elle en reçut l'indubitable nouvelle. La
fumée, indice du bûcher, et que les vents poussaient
devant eux en fort tourbillon... et au travers de la mer de
Thrace, Philôtera l'aperçut. Elle venait de quitter la
Sicile et Enna et ses pieds foulaient les collines de Lemnos;
car Déô était absente
(122). Ignorant ton sort, ô reine
ravie par les dieux, elle dit... « Monte, Charis
(123), sur la
plus haute cime de l'Athos, et regarde d'où viennent
ces lueurs, ces flammes; quelle est la ville qui périt et
que consume l'incendie. J'ai peur, allons, vole. Le vent
qui éclaircit l'atmosphère te découvrira les choses. Pourvu
qu'il ne soit pas arrivé quelque malheur à ma Libye! »
Ainsi parla la déesse; et Charis s'envola sur son observatoire
neigeux qu'on dit le moins éloigné de l'Ourse; elle
regarda vers la rive fameuse du Phare; le cœur lui défaillit,
elle s'écria : « Certes, c'est un grand malheur que
ces fumées venant de notre ville apportent avec elles...
Huit vers mutilés.
...
Et Charis alors fit entendre cette terrible parole :
« Non, ce n'est pas pour une terre qu'il te faut pleurer,
ce n'est pas Pharos qui brûle... non... une triste rumeur
arrive à mes oreilles; des lamentations remplissent votre
ville; et ce n'est pas pour une créature de peu que se
désole le pays; non, c'est quelqu'un de grand que la
Parque a dompté; c'est ta propre sœur qui est morte et
qu'on pleure; toutes les cités ont pris la noire couleur
du deuil; le pouvoir de nos [princes].