CHAPITRE XI
Règne de Claude. Défaite des Goths. Victoires, triomphe et mort
d'Aurélien.
Sous les règnes déplorables de Valérien et de
Gallien, l'empire avait été opprimé et presque détruit
par les tyrans, les soldats et les Barbares. Il fut
sauvé par une suite de princes, qui tiraient leur
obscure origine des provinces martiales de l'Illyrie.
Durant un espace de trente ans environ, Claude,
Aurélien, Probus, Dioclétien et ses collègues triomphèrent
des ennemis étrangers et domestiques de
l'État, rétablirent, avec la discipline, la force des
frontières, et méritèrent le titre glorieux de restaurateurs
de l'univers romain.
Auréole envahit l'Italie, est vaincu et assiégé dans Milan.
Un tyran efféminé fit place à une succession de
héros. Le peuple indigné contre Gallien lui imputait
tous ses malheurs : et réellement ils tiraient, pour
la plupart, leur source des mœurs dissolues et de
l'administration indolente de ce prince. Il n'avait
pas même ces sentimens d'honneur qui suppléent si
souvent au manque de vertu publique, et tant que
la possession de l'Italie ne lui fut pas disputée, une
victoire remportée par les Barbares, la perte d'une
province, ou la rebellion d'un général, troubla
rarement le cours paisible de sa vie voluptueuse.
An 268.
Enfin une armée considérable, campée sur le Haut-Danube,
donna la pourpre impériale à son chef
Auréole, qui, dédaignant les montagnes de la Rhétie,
province stérile et resserrée, passa les Alpes,
s'empara de Milan, menaça Rome, et somma Gallien
de venir sur le champ de bataille disputer la souveraineté
de l'Italie. L'empereur, irrité de l'insulte et
alarmé à la vue d'un danger si pressant, développa
tout à coup cette vigueur cachée qui perçait quelquefois
à travers l'indolence de son caractère; et,
s'arrachant au luxe du palais, il parut en armes à la
tête des légions, traversa le Pô, et marcha au devant
de son compétiteur. Le nom défiguré de Pontirole
(1)
rappelle encore le souvenir d'un pont sur
l'Adda, qui, durant l'action, dut être un objet de
la plus grande importance pour les deux armées.
L'usurpateur fut entièrement défait, et reçut même
une blessure dangereuse. Il se sauva dans Milan, qui
fut aussitôt assiégé. Le vainqueur fit dresser contre
les murailles toutes les machines de guerre connues
des anciens. Auréole, incapable de résister à des
forces supérieures, et sans espérance d'aucun secours
étranger, se représentait déjà les suites funestes
d'une rébellion malheureuse.
Sa dernière ressource était de séduire la fidélité
des assiégeans. Il répandit dans leur camp des libelles,
pour exhorter les soldats à se séparer d'un
prince indigne, qui sacrifiait le bonheur public à
son luxe, et la vie de ses meilleurs sujets aux plus
légers soupçons. Les artifices d'Auréole inspirèrent
la crainte et le mécontentement aux principaux officiers
de son rival. Il se forma une conspiration dans
laquelle entrèrent Héraclien, préfet du prétoire;
Marcien, général habile et renommé; Cécrops, qui
commandait un nombreux corps de gardes dalmates.
La mort de Gallien fut résolue. Les conjurés voulaient
terminer d'abord le siège de Milan; mais la
vue du danger qui redoublait à chaque instant de
délai, les força de hâter l'exécution de leur audacieuse
entreprise. La nuit était fort avancée, et
l'empereur avait prolongé les plaisirs de la table.
Tout à coup on vient lui annoncer qu'Auréole, à la
tête de toutes ses troupes, a fait une sortie vigoureuse.
Gallien, qui ne manqua jamais de courage
personnel, quitte avec précipitation le lit magnifique
sur lequel il était couché, et, sans se donner le
temps de prendre ses armes ou d'assembler ses gardes,
il monte à cheval et court à toute bride vers le
lieu supposé de l'attaque. Il se trouve bientôt environné
d'ennemis déclarés ou couverts : un dard
lancé au milieu de l'obscurité par une main inconnue
lui fait une blessure mortelle.
Mort de Gallien. An 268, 20 mars.
Des sentimens
patriotiques qui s'élevèrent dans l'âme de Gallien
quelques momens avant sa mort, l'engagèrent à
nommer pour son successeur un prince digne de régner.
Sa dernière volonté fut que l'on donnât les
ornemens impériaux à Claude, qui commandait alors
un détachement dans le voisinage de Pavie. Au moins
ce bruit ne tarda-t-il pas à se répandre; et les conjurés,
qui étaient déjà convenus de placer Claude sur
le trône, s'empressèrent d'obéir aux ordres de leur
maître. La mort de Gallien parut d'abord suspecte
aux troupes; elles commençaient à manifester leur
ressentiment. Un présent de vingt pièces d'or distribué
à chaque soldat détruisit leurs soupçons et
apaisa leur colère. L'armée ratifia l'élection, et reconnut
le mérite du nouveau souverain
(2).
Caractère et avénement de l'empereur Claude.
Malgré les fables inventées par la flatterie
(3),
pour illustrer l'origine de Claude, l'obscurité qui
la couvrait en prouve suffisamment la bassesse. Il
paraît seulement qu'il avait pris naissance dans une
des provinces du Danube, qu'il passa sa jeunesse au
milieu des armes, et que son courage modeste lui
attira la faveur et la confiance de l'empereur Dèce.
Le sénat et le peuple le jugeaient dès lors capable
de remplir les emplois les plus importans, et reprochaient
à Valérien la négligence avec laquelle il le
laissait dans le poste subalterne de tribun. L'empereur
ne tarda pas à distinguer le mérite de Claude,
qui fut nommé général en chef de la frontière d'Illyrie,
avec le commandement de toutes les troupes
de la Thrace, de la Mœsie, de la Dacie, de la Pannonie
et de la Dalmatie. Valérien lui donna en même
temps les appointemens de préfet d'Égypte, lui accorda
le rang et les honneurs dont jouissait le proconsul
d'Afrique, et lui promit le consulat. Par ses
victoires sur les Goths, Claude obtint du sénat
l'honneur d'une statue, et il excita la jalousie de
Gallien qu'il méprisait. Comment un soldat aurait-il
estimé un souverain si dissolu ? Il est peut-être bien
difficile de déguiser un juste mépris. Quelques expressions
indiscrètes de Claude furent officieusement
rapportées à l'empereur. La réponse de Gallien à un
officier de confiance peint le caractère de ce prince,
et l'esprit du temps. « Vous me parlez, dans votre
dernière dépêche
(4),
de quelques suggestions malignes
qui ont indisposé contre nous Claude, notre
parent et notre ami; rien ne pouvait me toucher
plus sérieusement que ce que vous me marquez à
ce sujet. Au nom de la fidélité que vous me devez,
employez toutes sortes de moyens pour apaiser le
ressentiment de Claude; mais conduisez votre négociation
avec secret : qu'elle ne parvienne pas à la
connaissance des troupes de Dacie. Elles sont déjà
fort irritées, et leur fureur pourrait s'augmenter.
J'ai envoyé moi-même à leur chef quelques présens,
n'épargnez rien pour les lui rendre agréables. Surtout,
qu'il ne soupçonne pas que son imprudence
m'est connue : la crainte de ma colère le porterait
à des conseils désespérés
(5). »
Cette lettre si humble, dans laquelle il sollicitait
sa réconciliation avec un sujet mécontent, était accompagnée
de présens consistant en une somme
considérable, en habits magnifiques, et en vaisselle
d'or et d'argent. C'est ainsi que Gallien sut apaiser
l'indignation et dissiper les craintes de son général
d'Illyrie; et durant le reste de son règne la formidable
épée de Claude ne fut jamais tirée que pour
défendre un maître qu'il ne pouvait estimer. A la
fin, il est vrai, il accepta la pourpre teinte du sang
de Gallien; mais, éloigné du camp des conjurés, il
n'avait pas trempé dans leurs complots, et, quoique
peut-être il applaudit à la chute du tyran, nous osons
présumer qu'il n'y eut aucune part
(6).
Claude avait
environ cinquante quatre ans lorsqu'il monta sur le
trône.
Mort d'Auréole.
Le siège de Milan continuait toujours; Auréole
découvrit bientôt que ses artifices avaient servi seulement
à élever contre lui un adversaire plus redoutable.
Il essaya de proposer à Claude un traité d'alliance
et de partage : « Dites-lui, répliqua l'intrépide
empereur, que de pareilles offres pouvaient être
faites à Gallien; Gallien les aurait peut-être écoutées
patiemment; il aurait pu accepter un collègue aussi
méprisable que lui
(7). »
Ce dur refus intimida les
assiégés. Le mauvais succès d'une dernière tentative
leur ôta toute espérance. Auréole rendit la ville, et
fut forcé de se livrer à la discrétion du vainqueur.
L'armée le déclara digne de mort; après une faible
résistance, Claude consentit à l'exécution de la sentence.
Les sénateurs ne montrèrent pas moins de zèle
pour leur nouveau souverain. Ils ratifièrent, peut-être
avec des transports sincères, l'élection de Claude;
et, comme son prédécesseur avait été leur ennemi
personnel, ils exercèrent, sous le voile de la justice,
une vengeance sévère contre ses amis et contre sa
famille. Triste interprète des lois, le sénat eut la permission
d'ordonner le châtiment des coupables; le
prince se réserva le plaisir et le mérite d'obtenir par
son intercession une amnistie générale
(8).
Clémence et justice de Claude.
De pareils actes de clémence pourraient paraître
l'effet de l'ostentation, et font moins connaître le
véritable caractère de Claude, qu'une circonstance
peu importante en elle-même où ce prince sembla
suivre les mouvemens de son propre cœur. Les fréquentes
rebellions des provinces avaient rendu presque
tous les habitans coupables de lèse-majesté;
presque toutes les propriétés avaient encouru la confiscation,
et souvent Gallien avait déployé sa libéralité
en distribuant à ses officiers les dépouilles de ses
sujets. A l'avénement de Claude, une vieille femme
se jeta à ses pieds, lui demandant justice d'un général
qui, sous le dernier empereur, avait obtenu une
concession arbitraire de son patrimoine. Le général
était Claude lui-même, dont la vertu n'avait pas entièrement
échappé à la contagion des temps. Le reproche
fit rougir le prince; mais il méritait la confiance
que cette infortunée mettait dans son équité :
l'aveu de sa faute fut accompagné d'une prompte
restitution et de dédommagemens considérables
(9).
Il entreprend la réforme de l'armée.
Claude voulait rendre à l'empire son ancienne
splendeur. Pour exécuter une entreprise si difficile,
il fallait d'abord réveiller dans ses soldats un sentiment
d'ordre et d'obéissance. Il leur représenta, avec
l'autorité d'un ancien général, que le relâchement
de la discipline avait introduit une foule de désordres
dont les troupes elles-mêmes commençaient enfin à
sentir les pernicieux effets; qu'un peuple ruiné par
l'oppression et devenu indolent par désespoir, ne
pouvait plus fournir à de nombreuses armées les
moyens de se livrer à la débauche, ni même ceux de
subsister; que le danger de chaque individu augmentait
avec le despotisme de l'ordre militaire. « En
effet, ajoutait-il, des princes qui tremblent sur le
trône, sont sans cesse portés à sacrifier la vie de tout
sujet suspect. » L'empereur s'étendit, en outre, sur les
suites funestes d'un caprice violent, dont les soldats
étaient les premières victimes, puisque leurs élections
séditieuses avaient été si souvent suivies de
guerres civiles qui détruisaient la fleur des légions,
moissonnée dans les combats, ou par l'abus cruel de
la victoire. Il peignit des plus vives couleurs l'épuisement
des finances, la désolation des provinces, la
honte du nom romain, et le triomphe insolent des
Barbares avides. « C'est contre ces Barbares, s'écriait-il,
que je prétends diriger les premiers efforts de vos
armes. Que Tetricus règne pendant quelque temps
dans les provinces occidentales; que Zénobie même
conserve la domination de l'Orient
(10).
Ces usurpateurs
sont mes ennemis personnels; je ne songerai
jamais à venger des injures particulières qu'après
avoir sauvé un empire prêt à s'écrouler, et dont la
ruine, si nous ne nous hâtons de la prévenir, écrasera
l'armée et le peuple. »
Les Goths envahissent l'empire. An 269.
Les diverses tribus de la Germanie et de la Sarmatie,
qui combattaient sous les étendards des Goths,
avaient déjà rassemblé un armement plus formidable
qu'aucun de ceux que l'on eût vus jusque-là sortir du
Pont-Euxin. Sur les rives du Niester, un des grands
fleuves qui se jettent dans cette mer, ces Barbares
construisirent une flotte de deux mille ou même de
six mille voiles
(11).
Ce nombre, tout incroyable qu'il
paraît, n'aurait pu suffire pour transporter leur prétendue
armée de trois cent vingt mille hommes.
Quelle qu'ait été la force réelle des Goths, la vigueur
de leurs efforts et le succès de leur expédition ne
répondirent pas à la grandeur de leurs préparatifs.
En traversant le Bosphore, leurs pilotes, sans expérience,
furent emportés par la rapidité du courant;
et l'entassement de cette multitude de vaisseaux dans
un canal étroit, causa la perte d'un assez grand nombre
qui se brisèrent l'un contre l'autre, ou échouèrent
sur le rivage. Les Barbares firent des descentes
sur différentes côtes de l'Europe et de l'Asie;
mais le pays ouvert avait déjà été dévasté; et, lorsqu'ils
se présentèrent devant les villes fortifiées, ils
furent repoussés honteusement et avec perte. Un
esprit de découragement et de division s'éleva dans
la flotte. Quelques chefs dirigèrent leur course vers
les îles de Crète et de Chypre; mais les principaux,
suivant une route plus directe, débarquèrent enfin
près du mont Athos, et assaillirent l'opulente ville
de Thessalonique, capitale de toutes les provinces de
Macédoine. Leurs attaques, dirigées sans art, mais
avec toute la force d'un courage intrépide, furent
bientôt interrompues par l'approche de Claude, qui
se hâtait d'accourir sur un théâtre digne d'un prince
belliqueux, à la tête de tout ce qui restait encore
des anciennes forces de l'empire romain. Impatiens
d'en venir aux mains, les Goths lèvent leur camp,
abandonnent le siège de Thessalonique, laissent
leurs vaisseaux au pied du mont Athos, traversent
les hauteurs de la Macédoine, et courent à un combat
dont le succès leur ouvrait l'entrée de l'Italie.
Détresse et fermeté de Claude.
Il existe encore une lettre originale de Claude,
adressée au sénat et au peuple dans cette occasion
mémorable. « Pères conscrits, dit l'empereur, sachez
que trois cent vingt mille Goths ont envahi le territoire
romain. Si je les défais, votre gratitude sera
la récompense de mes services. Si je succombe, n'oubliez
pas que je suis le successeur de Gallien. La république
est de toutes parts fatiguée et épuisée. Nous
avons à combattre après Valérien, après Ingenuus,
Regillianus, Celsus, Lollianus, Posthume, et mille
autres, qu'un juste mépris pour Gallien a forcés de
se révolter. Nous manquons de dards, de piques et
de boucliers. Les provinces les plus belliqueuses de
l'empire, la Gaule et l'Espagne, sont entre les mains
de Tetricus; et nous rougissons d'avouer que les
archers d'Orient obéissent à Zénobie. Quelque chose
que nous exécutions, ce sera toujours suffisamment
grand
(12). »
Le style ferme et mélancolique de cette
lettre annonce un héros peu inquiet de sa destinée,
connaissant tout le danger de sa situation, mais qui
trouvait des espérances bien fondées dans les ressources
de son propre génie.
Sa victoire sur les Goths.
L'événement surpassa son attente et celle de l'univers.
Par les victoires les plus signalées il arracha
l'empire aux Barbares qui le déchiraient, et il mérita
de la postérité le surnom glorieux de Claude le Gothique.
Les relations imparfaites d'une guerre irrégulière
(13)
nous empêchent de décrire l'ordre et les
circonstances de ses exploits; cependant, s'il nous
était permis de nous servir d'une pareille expression,
nous pourrions distribuer en trois actes cette fameuse
tragédie. 1° La bataille décisive fut livrée près de
Naissus, ville de Dardanie
(14).
Les légions plièrent
d'abord, accablées par le nombre et glacées d'effroi
par de premiers malheurs; leur ruine paraissait inévitable,
si la conduite habile de l'empereur ne leur
eût ménagé un prompt secours. Un fort détachement
sortant tout à coup des passages secrets et difficiles
des montagnes, dont il s'était emparé par son ordre,
attaqua subitement les derrières des Goths victorieux.
L'activité de Claude mit à profit cet instant
favorable. Il ranima le courage de ses troupes, rétablit
leurs rangs, et pressa l'ennemi de toutes parts.
On prétend que dans cette bataille cinquante mille
hommes restèrent sur la place. De nombreux corps
de Barbares, retranchés derrière leurs chariots, se
retirèrent, ou plutôt s'échappèrent à l'abri de cette
fortification mobile. 2° Nous pouvons présumer
qu'un obstacle insurmontable, peut-être la fatigue
ou la désobéissance des vainqueurs, empêcha Claude
d'achever en un jour la destruction des Goths. La
guerre se répandit dans les provinces de Mœsie, de
Thrace et de Macédoine, et les opérations de la campagne,
tant sur mer que sur terre, se bornèrent à
des marches, des surprises et des engagemens fortuits
qui ne présentent que des mêlées sans aucune
action régulière. Lorsque les Romains souffraient
quelque échec, leur lâcheté ou leur imprudence en
était le plus souvent la cause; mais les talens supérieurs
de leur souverain, la parfaite connaissance
qu'il avait du pays, ses sages mesures, et son discernement
dans le choix de ses officiers, assurèrent
presque toujours le succès de ses armes. Tant de victoires
lui procurèrent un butin immense, qui consistait
principalement en troupeaux et en prisonniers.
Une troupe choisie de jeunes Barbares fut incorporée
dans les légions; les autres prisonniers furent
vendus comme esclaves; et le nombre des femmes
captives était si considérable, que chaque soldat en
eut deux ou trois pour sa part : d'où nous pouvons
juger que les Goths n'avaient point envahi l'empire
seulement pour le dévaster, mais qu'ils avaient aussi
formé quelque projet d'établissement, puisqu'ils
avaient mené leurs familles même dans une expédition
navale. 3° Leur flotte fut prise ou coulée à
fond : perte irréparable qui intercepta leur retraite.
Les Romains formèrent une vaste enceinte de postes
distribués avec art, courageusement soutenus, et
qui, se resserrant par degrés vers un centre commun,
forcèrent les Barbares de se réfugier dans les
parties les plus inaccessibles du mont Hémus, où
ils trouvèrent un asile assuré, mais où ils eurent à
peine de quoi subsister.
An 270.
Dans le cours d'un hiver
rigoureux, durant lequel ils furent assiégés par les
troupes de l'empereur, la famine, la peste, le fer et
la désertion, diminuèrent continuellement toute cette
multitude. Au retour du printemps, on ne vit paraître
sous les armes qu'une petite bande de guerriers
hardis et désespérés, reste de cette puissante armée
qui s'était embarquée à l'embouchure du Niester.
Mort de Claude, qui recommande Aurélien pour son successeur. Mars.
La peste, qui avait emporté tant de Barbares, devint
fatale à leur vainqueur. Après deux ans d'un
règne court, mais glorieux, Claude rendit les derniers
soupirs à Sirmium, au milieu des pleurs et des
acclamations de ses sujets. Prêt à expirer, il assembla
ses principaux officiers, et leur recommanda
Aurélien, un de ses généraux, comme le plus digne
du trône, et comme le plus capable d'exécuter le
grand projet qu'il avait à peine eu le temps d'entreprendre.
Les vertus de Claude, sa valeur, son affabilité
(15),
sa justice et sa tempérance, son amour
pour la gloire et pour la patrie, le placent au rang
de ce petit nombre de princes qui honorèrent la
pourpre romaine. Ses vertus cependant doivent une
partie de leur célébrité au zèle particulier et à la
complaisance des écrivains courtisans du siècle de
Constantin, arrière-petit-fils de Crispus, le frère
aîné de Claude. La voix de la flatterie apprit bientôt
à répéter que les dieux, après avoir enlevé Claude
avec tant de précipitation, récompensaient son mérite
et sa piété, en perpétuant à jamais l'empire dans
sa famille
(16).
Usurpation et chute de Quintilius.
Malgré ces oracles, la grandeur des Flaviens (nom
que se donna la maison de Constance) ne brilla que
plus de vingt ans après son fondateur; et même l'élévation
de Claude causa la ruine de Quintilius son
frère, qui n'eut point assez de modération ou assez
de courage pour descendre au rang inférieur que lui
avait assigné le patriotisme du dernier empereur.
Immédiatement après la mort de ce prince, Quintilius
prit inconsidérément la pourpre dans la ville
d'Aquilée, où il commandait une armée considérable.
Quoique son règne n'ait duré que dix-sept
jours
(17),
il eut le temps d'obtenir la sanction du
sénat, et d'éprouver une sédition de la part des troupes.
Avril.
Dès qu'il eut appris que les légions redoutables
du Danube avaient conféré la puissance impériale
au brave Aurélien, il se sentit accablé sous la réputation
et le mérite de son rival; et, s'étant fait ouvrir
les veines, il s'épargna la honte de disputer le trône
avec des forces trop inégales
(18).
Origine et services d'Aurélien.
Le plan général de cet ouvrage ne nous permet
pas d'entrer dans de grands détails sur les actions
de chaque empereur après son avénement, encore
moins de décrire les diverses particularités de cette
portion de sa vie écoulée avant qu'il montât sur le
trône. Nous nous contenterons d'observer que le
père d'Aurélien était un paysan du territoire de Sirmium,
où il faisait valoir une petite ferme qui appartenait
à Aurelius, riche sénateur. Son fils, passionné
pour les armes, entra au service comme simple
soldat; il obtint successivement les grades de centurion,
de préfet d'une légion, d'inspecteur du camp,
de général ou duc d'une frontière, comme on les
appelait alors; enfin, durant la guerre des Goths, il
exerça l'important emploi de commandant en chef
de la cavalerie. Dans ces différens postes il se distingua
par une valeur extraordinaire
(19),
par une discipline
rigide et par des exploits éclatans. Il reçut
le consulat de l'empereur Valérien qui, selon le langage
pompeux du siècle, le désigna par les noms de
sauveur de l'Illyrie, de restaurateur de la Gaule, et
de rival des Scipions. A la recommandation de cet
empereur, un sénateur d'un rang et d'un mérite distingués,
Ulpius Crinitus, qui tirait son origine de la
même source que Trajan, adopta le paysan de Pannonie,
lui donna sa fille en mariage, et le fit sortir,
par ses richesses, de l'honorable pauvreté où il s'était
toujours maintenu
(20).
Règne heureux d'Aurélien.
Ce prince ne régna que quatre ans et neuf mois
environ; mais tous les instans de cette courte période
sont remplis d'événemens mémorables. Il termina
la guerre des Goths, châtia les Germains qui
avaient envahi l'Italie, retira la Gaule, l'Espagne et
la Bretagne des mains de Tetricus, et détruisit la
puissance orgueilleuse que Zénobie avait élevée en
Orient sur les débris de l'empire désolé.
Sa discipline sévère.
Aurélien dut cette suite non interrompue de succès
à sa rigidité scrupuleuse pour la discipline. Ses
réglemens militaires sont contenus dans une lettre
très-concise, qu'il écrivit à un de ses officiers subalternes,
en lui ordonnant de les faire exécuter, s'il
veut devenir tribun, ou s'il est attaché à la vie. Le
jeu, la table et l'art de la divination, sont sévèrement
défendus. L'empereur espère que ses soldats seront
modestes, sobres et laborieux; qu'ils auront soin de
tenir leur armure brillante, leurs épées affilées, leurs
vêtemens et leurs chevaux en état de paraître, au
moindre signal, sur le champ de bataille; qu'ils observeront
la frugalité et la chasteté, et qu'ils vivront
paisiblement dans leurs quartiers, sans endommager
les champs de blé, sans dérober même une brebis,
une poule ou une grappe de raisin, sans exiger des
habitans du sel, de l'huile ou du bois. « Ce que l'État
leur donne, continue l'empereur, suffit pour leur
subsistance. Que leurs richesses proviennent des dépouilles
de l'ennemi, et non des larmes de nos sujets
(21). »
Un seul exemple fera connaître la rigueur
et même la cruauté d'Aurélien. Un soldat avait séduit
la femme de son hôte : le coupable fut attaché
à deux arbres, qui, forcément courbés l'un vers
l'autre, déchirèrent ses membres, en se redressant
tout à coup. Quelques exécutions semblables inspirèrent
un effroi salutaire : les châtimens d'Aurélien
étaient terribles; mais il avait rarement occasion de
punir plus d'une fois la même offense. Sa conduite
donnait une sanction à ses lois; et les légions séditieuses
redoutaient un chef qui, après avoir appris
à obéir, était digne de commander.
Traité de ce prince avec les Goths.
A la mort de Claude, les Goths avaient repris courage.
L'appréhension d'une guerre civile avait obligé
à retirer, pour les employer ailleurs, les troupes qui
gardaient les passages du mont Hémus et les bords
du Danube. Selon toutes les apparences, les tribus
des Goths et des Vandales, qui n'avaient point encore
porté les armes contre l'empire, profitèrent
d'une occasion si favorable, quittèrent leurs établissemens
en Ukraine, traversèrent les fleuves, et se
joignirent en foule à leurs compatriotes pour piller
les provinces romaines. Aurélien marcha au devant
de cette nouvelle armée. L'approche seule de la nuit
mit fin à un combat sanglant et douteux
(22).
Les
Goths et les Romains, épuisés par les calamités sans
nombre qu'ils avaient réciproquement causées et souffertes
pendant une guerre de vingt ans, consentirent
à un traité durable et avantageux. Les Barbares
le sollicitaient avec empressement; les légions, auxquelles
l'empereur remit prudemment la décision
de cette affaire importante, s'empressèrent de le ratifier.
Les Goths promirent de fournir aux armées
de Rome un corps de deux mille auxiliaires, entièrement
composé de cavalerie, à condition qu'ils ne
seraient pas troublés dans leur retraite, et qu'on
leur accorderait près du Danube un marché régulier,
pourvu par les soins de l'empereur, mais dont
ils feraient les frais. Le traité fut observé par eux
avec une fidélité si religieuse, qu'un parti de cinq
cents hommes s'étant écarté du camp pour piller, le
roi ou général des Barbares fit arrêter leur chef, et
le condamna à être percé de dards, comme une victime
dévouée à la sainteté de leurs engagemens. Il
est assez vraisemblable que les mesures d'Aurélien
contribuèrent à entretenir ces dispositions pacifiques.
Ce prince avait exigé pour otages les enfans des chefs
ennemis. Les fils furent élevés près de sa personne
dans la profession des armes; il donna aux jeunes
filles une éducation romaine, et, en les mariant à
quelques-uns de ses principaux officiers, il unit insensiblement
les deux nations par les liens les plus
étroits et les plus chers
(23).
Il leur cède la Dacie.
Mais la condition la plus importante de la paix
avait été plutôt entendue qu'exprimée dans le traité.
Aurélien retira les troupes romaines de la Dacie, et
abandonna tacitement cette grande province aux
Goths et aux Vandales
(24).
La fermeté de son jugement
lui fit apercevoir les solides avantages d'une
pareille concession, et lui apprit à dédaigner la honte
dont il semblait couvrir son règne, en resserrant
ainsi les frontières de l'empire. Les sujets de la Dacie
quittèrent des possessions éloignées qu'ils ne pouvaient
ni cultiver ni défendre, et s'établirent en
deçà du Danube. Bientôt le pays situé au midi de ce
fleuve fut plus peuplé et plus florissant. Des terres
fertiles que les irruptions fréquentes des Barbares
avaient changées en déserts, furent cédées à ces hommes
industrieux, et une nouvelle province de Dacie
perpétua le souvenir des conquêtes de Trajan. L'ancienne
contrée de ce nom retint cependant un nombre
considérable de ses anciens habitans qui redoutaient
plus l'exil que la domination des Goths
(25).
Après avoir renoncé à l'obéissance de l'empire, ces
Romains dégénérés continuèrent à le servir, en introduisant
parmi leurs nouveaux maîtres les premières
notions de l'agriculture, les arts utiles et les
commodités de la vie civilisée. La Dacie, devenue
indépendante, fut souvent son plus ferme rempart
contre les invasions des sauvages du Nord; et les
rives opposées du Danube se trouvèrent insensiblement
liées par des rapports de commerce et de langage.
A mesure que les Barbares se fixaient dans
leurs nouveaux domaines, un sentiment d'intérêt les
attachait à l'alliance de Rome; et l'intérêt, lorsqu'il
est permanent, produit souvent une amitié sincère
et utile. Les différentes tribus qui occupèrent l'ancienne
Dacie, formèrent insensiblement une grande
nation. Les Goths conservèrent toujours parmi elles
la supériorité du rang et de la gloire : tous ces peuples
réunis prétendirent à l'honneur imaginaire de
descendre des Scandinaves. L'heureuse ressemblance
du nom de Gètes servit à la fois leur crédulité et
leur vanité : ils se persuadèrent que, dans des temps
très-reculés, leurs ancêtres, déjà maîtres de ces régions,
avaient reçu de Zamolxis le bienfait des lumières,
et qu'ils avaient arrêté le progrès des armes
victorieuses de Sésostris et de Darius
(26).
Guerre contre les Allemands.
Tandis que la conduite ferme et modérée d'Aurélien
rétablissait la frontière d'Illyrie, les Allemands
(27)
violèrent les conditions de la paix que Gallien avait
achetée, ou qui leur avaient été imposées par Claude.
Leur jeunesse bouillante ne respirait que la guerre;
ils volèrent tout à coup aux armes, et parurent sur
le champ de bataille avec quarante mille chevaux
(28)
et une infanterie double de la cavalerie
(29).
Quelques
villes de la Rhétie furent les premiers objets de
leur avarice; mais, leur audace croissant avec le succès,
leur marche rapide traça une ligne de dévastation
depuis le Danube jusqu'aux rives du Pô
(30).
Ann. 270. Septembre.
L'empereur apprit presqu'en même temps l'irruption
et la retraite des Barbares. Aussitôt, rassemblant
un corps de troupes choisies, il s'avança secrètement
et avec célérité le long des lisières de la forêt Hercynienne.
Les Allemands, chargés des dépouilles de
l'Italie, arrivèrent au Danube sans soupçonner que,
sur la rive opposée, une armée romaine, cachée dans
un poste avantageux, se disposait à intercepter leur
retour. Aurélien favorisa leur fatale sécurité; il laissa
environ la moitié de leurs forces passer le fleuve
sans inquiétude et sans précautions. Leur situation
et l'étonnement dont ils furent saisis lui assurèrent
une victoire facile. Il poussa plus loin ses avantages.
Ce prince habile disposa ses légions en un croissant,
dont les deux extrémités traversaient le Danube; ces
extrémités, se rapprochant tout à coup vers le centre,
entourèrent l'arrière-garde des Allemands. Cette
manœuvre imprévue terrassa les Barbares. De quelque
côté qu'ils jetassent les yeux, ils n'apercevaient qu'un
pays dévasté, un fleuve profond et rapide, un ennemi victorieux
et implacable.
Dans cette dure extrémité, ils ne dédaignèrent plus
de demander la paix. Aurélien reçut leurs ambassadeurs
à la tête de son camp, avec une pompe militaire
propre à leur imprimer l'idée de la grandeur
et de la discipline de Rome. Les légions, rangées en
ordre de bataille, se tenaient sous les armes dans un
silence imposant. Les principaux commandans, revêtus
des marques de leur dignité, entouraient à cheval
le trône de l'empereur. Derrière le trône, les
images sacrées du prince et de ses prédécesseurs
(31),
les aigles dorées, et les tableaux sur lesquels étaient
écrits en lettres d'or les noms et les titres honorables
des légions, brillaient dans l'air, élevés sur de hautes
piques couvertes d'argent. Lorsque l'empereur prit
séance, son maintien noble, sa beauté mâle et sa figure
majestueuse
(32),
apprirent aux Barbares à révérer
la personne aussi bien que la pourpre de leur
vainqueur. Les députés se prosternèrent contre terre
en silence; ils eurent ordre de se relever, et on leur
accorda la liberté de parler, ce qu'ils firent avec le
secours des interprètes. Ils cherchèrent à diminuer
leur perfidie, exagérèrent leurs exploits, s'étendirent
sur les vicissitudes de la fortune, vantèrent les avantages
de la paix, et, avec une confiance mal placée,
ils demandèrent un subside considérable pour prix de
l'alliance qu'ils offraient aux Romains. La réponse
d'Aurélien fut sévère et impérieuse. Il traita leurs
offres avec mépris, et leurs demandes avec indignation.
Après leur avoir reproché d'ignorer également
l'art de la guerre et les lois de la paix, il les renvoya,
en ne leur laissant que le choix de se mettre entièrement
à sa discrétion, ou d'attendre les effets terribles
de son ressentiment
(33).
Aurélien aurait pu céder à la
nation des Goths une province éloignée; mais il savait
combien il était dangereux de se fier ou de pardonner
à des Barbares perfides, dont la puissance formidable
tenait l'Italie dans des alarmes continuelles.
Les Allemands envahissent l'Italie.
Il parait qu'immédiatement après cette conférence,
quelque événement imprévu exigea la présence de
l'empereur en Pannonie. Il remit à ses généraux le
soin de terminer la destruction des Allemands par le
fer ou par le moyen plus sûr de la famine. Mais l'activité
du désespoir a souvent triomphé de la confiance
indolente qu'inspire la certitude du succès.
Les Barbares, ne pouvant traverser le camp romain et
le Danube, forcèrent les postes plus faibles ou moins
soigneusement gardés qui leur fermaient l'entrée des
provinces, et ils retournèrent avec une célérité incroyable,
mais par une route différente, vers les
montagnes d'Italie
(34).
Aurélien, qui croyait la guerre
entièrement finie, apprit avec chagrin que les Allemands
s'étaient échappés, et qu'ils ravageaient déjà
le territoire de Milan. Les légions eurent ordre de
suivre, aussi promptement qu'il était possible à ces
corps pesans, la marche rapide d'un ennemi dont
l'infanterie et la cavalerie s'avançaient avec une vitesse
presque égale. Quelques jours après, l'empereur
lui-même vola au secours de l'Italie, à la tête de
tous les prétoriens qui avaient servi dans les guerres
d'Illyrie
(35),
et d'un corps choisi d'auxiliaires, parmi
lesquels on voyait les otages et la cavalerie des Vandales.
Et sont enfin vaincus par Aurélien.
Comme les troupes légères des Allemands couraient
tout le pays entre les Alpes et les Apennins,
la découverte, l'attaque et la poursuite de leurs nombreux
détachemens, exerçaient sans cesse la vigilance
d'Aurélien et de ses généraux. Les opérations
de la campagne ne se bornèrent cependant pas à des
actions particulières. On parle de trois combats opiniâtres
dans lesquels les deux armées mesurèrent
toutes leurs forces avec des succès divers
(36).
Le premier
fut livré près de Plaisance; et les Romains essuyèrent
une si grande perte, que, selon l'expression
d'un auteur très-prévenu pour Aurélien, on
appréhenda la dissolution prochaine de l'empire
(37).
Ces rusés Barbares, ayant suivi la lisière des bois, tombèrent
tout à coup, à l'approche de la nuit, sur les
légions fatiguées et encore dans le désordre d'une longue
marche. Il eût été difficile de résister à l'impétuosité
du choc des Barbares : le massacre fut horrible.
Enfin l'empereur rallia ses troupes, et par sa constance
et sa fermeté rétablit, jusqu'à un certain point,
l'honneur de ses armes. La seconde bataille se donna
près de Fano, en Ombrie, dans la plaine qui, cinq
cents ans auparavant, avait été si fatale au frère
d'Annibal
(38);
tant les Germains victorieux s'étaient
avancés en Italie par les voies Flaminienne et Émilienne,
avec le projet de surprendre les habitans de
Rome, et de saccager la maîtresse du monde. Mais
Aurélien veillait à sa sûreté : toujours attaché à la
poursuite de l'ennemi, il remporta enfin une victoire
complète
(39).
Les débris de l'armée vaincue
furent exterminés dans une troisième et dernière bataille,
près de Pavie, et l'Italie n'eut plus à redouter
les incursions des Allemands.
Cérémonies superstitieuses.
La crainte a été la première cause de la superstition :
chaque nouvelle calamité excite les mortels
tremblans à tâcher de conjurer la colère de leurs invisibles
ennemis. Quoique l'espoir le plus assuré de
la république fût dans la valeur et dans la conduite
d'Aurélien, cependant, lorsqu'on attendait à chaque
instant les Barbares aux portes de Rome, le sénat
ordonna, par un décret solennel, que les livres de la
sibylle fussent consultés, tant était grande la consternation
générale ! L'empereur lui-même, porté par
un principe de religion ou de politique, approuva
des mesures si salutaires : il écrivit même au sénat
pour lui reprocher sa lenteur
(40).
Le prince offre,
dans sa lettre, de fournir à tous les frais des sacrifices,
et de donner tous les animaux, tous les captifs
que les dieux exigeraient. Malgré ces promesses
magnifiques, il ne paraît pas qu'aucune victime humaine
ait expié de son sang les fautes du peuple
romain.
Ann. 271. 11 janvier.
Les oracles de la sibylle prescrivirent des
cérémonies moins cruelles; elles consistaient en processions
de prêtres revêtus de robes blanches, en
chœurs de jeunes garçons et de vierges, en lustrations
de la ville et des campagnes voisines, en sacrifices
dont l'influence pût arrêter les Barbares, et les empêcher
de passer le terrain mystérieux où ils avaient
été célébrés. Ces pratiques superstitieuses, quelque
puériles qu'elles pussent être, ne furent pas inutiles
au succès de la guerre; et, si dans la bataille décisive
de Fano les Allemands crurent voir une armée de
spectres combattant pour Aurélien, ces alliés imaginaires
fournirent au prince un secours bien réel et
bien considérable
(41).
Fortifications de Rome.
Malgré la confiance que les Romains pouvaient
avoir dans ces remparts fantastiques, l'expérience
du passé et la crainte de l'avenir les engagèrent à
construire des fortifications réelles et d'une nature
plus solide. Sous les successeurs de Romulus, les
sept collines de Rome avaient été entourées d'une
muraille de plus de treize milles de circonférence
(42).
Cette enceinte paraît peut-être bien vaste, comparée
à la force et la population de l'État dans son enfance;
mais les premiers habitans de Rome avaient besoin
de défendre une grande étendue de pâturages et de
terres labourables contre les incursions fréquentes
et subites des peuples du Latium, leurs ennemis perpétuels.
A mesure que la grandeur romaine s'éleva,
la ville et le nombre des habitans devinrent plus considérables;
insensiblement tout le terrain fut occupé,
les anciens murs ne servirent plus de limites, de
superbes édifices couvrirent le Champ-de-Mars, et
des faubourgs magnifiques, bâtis sur toutes les avenues,
annoncèrent la capitale de l'univers
(43).
L'opinion
vulgaire donnait plus de cinquante milles de
circuit à la nouvelle muraille, commencée par Aurélien
(44)
et finie sous le règne de Probus; des observations
plus exactes la réduisent à vingt-un milles
environ
(45).
Ce grand, mais affligeant ouvrage, par
le soin que l'on prenait de pourvoir à la défense de
la capitale, n'annonçait que trop la décadence de la
monarchie. Les Romains, qui, dans un siècle plus fortuné,
confiaient aux armes des légions la sûreté des
camps établis sur les frontières
(46),
étaient bien loin
de soupçonner qu'il serait un jour nécessaire de fortifier
le siège de l'empire contre les invasions des
Barbares
(47).
Aurélien défait entièrement deux usurpateurs.
La victoire de Claude sur les Goths, et les exploits
d'Aurélien contre les Allemands, faisaient espérer
des jours plus heureux. Déjà Rome avait repris sa
supériorité sur les nations du Nord; il était réservé
au vainqueur des Allemands de punir les tyrans domestiques,
et de réunir les membres épars de l'empire.
Quoiqu'il eût été reconnu par le sénat et par le
peuple, les frontières de l'Italie, de l'Afrique, de
l'Illyrie et de la Thrace, resserraient les bornes de sa
souveraineté. La Gaule, l'Espagne et la Bretagne,
l'Égypte, la Syrie et l'Asie-Mineure, obéissaient toujours
à deux rebelles qui, seuls de tant de prétendans,
avaient échappé aux dangers de leur situation;
et, pour mettre le comble à la honte de Rome, ces
trônes rivaux avaient été usurpés par des femmes.
Succession d'usurpateurs en Gaule.
Les Gaules avaient vu s'élever et tomber une foule
de monarques qui se succédèrent rapidement. Les
vertus sévères de Posthume furent la cause de sa
perte. Après la chute d'un compétiteur qui avait
pris la pourpre à Mayence, il refusa d'abandonner à
ses troupes le pillage de la ville rebelle. Leur avarice
trompée les rendit furieuses
(48);
elles massacrèrent
Posthume dans la septième année de son règne. Une
cause moins honorable précipita du trône Victorinus,
son collègue. Les déréglemens de ce prince
ternissaient ses qualités brillantes
(49) :
souvent, pour
satisfaire ses passions, il employait la violence, sans
égard pour les lois de la société, ou même pour
celles de l'amour
(50).
Il périt à Cologne, victime des
complots de quelques maris jaloux, dont la vengeance
eût été plus excusable s'ils eussent épargné
l'innocence de son fils. Après le meurtre de tant de
vaillans princes, il est assez étonnant qu'une femme
ait contenu pendant long-temps les fières légions de
la Gaule; ce qui doit paraître encore plus singulier,
c'est qu'elle était la mère de l'infortuné Victorinus.
Les artifices et les trésors de Victoria la mirent
en état de couronner successivement Marius et Tetricus,
de tenir ces empereurs dans sa dépendance, et de
régner sous leurs noms avec une mâle fermeté. Elle
fit frapper à son coin des espèces d'or, d'argent et de
cuivre; elle prit les titres d'Augusta et de mère des
camps; enfin son autorité n'expira qu'avec sa vie,
dont le cours fut peut-être abrégé par l'ingratitude
de Tetricus
(51).
Règne et défaite de Tetricus.
Lorsque celui-ci, dirigé par les conseils de son
ambitieuse bienfaitrice, monta sur le trône, il avait le
gouvernement de la tranquille province d'Aquitaine,
emploi convenable à son caractère et à son éducation.
Devenu maître de la Gaule, de l'Espagne et de la
Bretagne, il fut pendant quatre ou cinq ans l'esclave
et le souverain d'une armée licencieuse, qu'il redoutait,
et dont il était méprisé. La valeur et la
fortune d'Aurélien firent espérer à Tetricus d'être
bientôt délivré du joug qu'il portait.
Ann. 271.
Ce malheureux
prince osa découvrir à l'empereur sa triste situation;
il le conjura de venir au secours d'un rival infortuné.
Si les légions de la Gaule eussent été informées
de cette correspondance secrète, elles auraient probablement
immolé leur général. Il ne pouvait abandonner
le sceptre de l'Occident sans avoir recours à
un acte de trahison contre lui-même. Il affecta les
apparences d'une guerre civile, s'avança dans la
plaine à la tête de ses troupes, les posta de la manière
la plus désavantageuse, instruisit Aurélien de
toutes ses résolutions, et passa de son côté, au commencement
de l'action, avec un petit nombre d'amis
choisis. Les soldats rebelles, quoiqu'en désordre et
consternés de la désertion inattendue de leur chef,
se défendirent long-temps avec le courage du désespoir.
Ils furent enfin taillés en pièces, presque
jusqu'au dernier, dans cette bataille sanglante et
mémorable qui se donna près de Châlons en Champagne
(52).
Un nombreux corps d'auxiliaires, composé
de Francs et de Bataves
(53),
repassa le Rhin à
la persuasion du vainqueur, ou forcé par la terreur
de ses armes. Leur retraite rétablit la tranquillité
générale, et la puissance d'Aurélien fut respectée
depuis le mur d'Antonin jusqu'aux colonnes d'Hercule.
Dès le règne de Claude, la ville d'Autun, seule
et sans secours, avait osé se déclarer contre les
légions de la Gaule. Après avoir éprouvé pendant
un siège de sept mois toutes les horreurs de la famine,
elle avait été prise d'assaut et saccagée
(54).
Lyon, au contraire, avait résisté avec la plus grande
opiniâtreté aux armes d'Aurélien. L'histoire dit que
Lyon fut puni
(55);
elle ne parle pas de la récompense
d'Autun. Telle est en effet la politique des
guerres civiles. Les injures laissent des traces profondes :
on oublie les services les plus importans.
La vengeance est utile, la reconnaissance dispendieuse.
Caractère de Zénobie. Ann. 272.
Aurélien ne se fut pas plus tôt emparé de la personne
et des provinces de Tetricus, qu'il tourna ses
armes contre Zénobie, cette fameuse reine de Palmyre
et de l'Orient. Dans l'Europe moderne plusieurs
femmes ont soutenu glorieusement le fardeau
d'un empire, et notre propre siècle en offre de beaux
exemples. Mais, si nous en exceptons Sémiramis,
dont les exploits paraissent incertains, Zénobie est
la seule femme dont le génie supérieur ait brisé le
joug de cette indolence servile à laquelle les mœurs
et le climat de l'Asie assujettissaient son sexe
(56).
Sa beauté et son érudition.
Elle se disait descendue des anciens rois macédoniens
qui régnèrent en Égypte : sa beauté égalait
celle de Cléopâtre, et elle surpassait de bien loin
cette princesse en valeur et en chasteté
(57).
Élevée
au-dessus de son sexe par ses qualités éminentes,
Zénobie était encore la plus belle des femmes. Elle
avait (car en parlant d'une femme, ces bagatelles
deviennent des détails importans) le teint brun, les
dents d'une blancheur éclatante, une voix forte et
harmonieuse, et de grands yeux noirs, dont une
douceur attrayante tempérait la vivacité. L'étude
avait éclairé son esprit, et en avait augmenté l'énergie
naturelle. Elle n'ignorait pas le latin; mais elle
possédait au même degré de perfection le grec, le
syriaque et la langue égyptienne. Elle avait composé
pour son usage un abrégé de l'histoire d'Orient;
et, guidée par le sublime Longin, elle comparait
familièrement les beautés d'Homère et de
Platon.
Sa valeur.
Cette femme accomplie avait épousé Odenat, qui,
né dans une condition privée
(58),
monta sur le trône
de l'Orient. Elle devint bientôt l'amie et la compagne
d'un héros. Odenat aimait passionnément la
chasse : en temps de paix, il se plaisait à poursuivre
les bêtes farouches du désert, les lions, les panthères
et les ours : Zénobie se livrait avec la même ardeur
à ce dangereux exercice. Endurcie à la fatigue,
elle dédaigna bientôt l'usage des chars couverts : on
la voyait le plus ordinairement à cheval, vêtue d'un
habit militaire; quelquefois elle marchait à pied, et
faisait plusieurs milles à la tête des troupes. Les succès
d'Odenat furent attribués, en grande partie, à la
valeur et à la prudence extraordinaires de sa femme.
Les victoires brillantes des deux époux sur le grand
roi, qu'ils poursuivirent deux fois jusqu'aux portes
de Ctésiphon, devinrent la source de leur gloire et
de leur puissance; les armées qu'ils commandaient,
et les provinces qu'ils avaient sauvées, ne voulurent
avoir pour souverains que leurs invincibles chefs.
Lorsque l'infortuné Valérien tomba entre les mains
des Perses, le sénat et le peuple de Rome respectèrent
un étranger qui vengeait la majesté de l'empire.
L'insensible Gallien lui-même consentit à partager
la pourpre avec Odenat, et il lui donna le titre
de collègue.
Elle venge la mort de son mari.
Après avoir chassé de l'Asie les Goths qui la dévastaient,
le prince palmyrénien se rendit à la ville
d'Émèse en Syrie. Il avait triomphé de tous ses ennemis
à la guerre; il périt par une trahison domestique.
Son amusement favori de la chasse fut la cause
ou du moins l'occasion de sa mort
(59).
Mœonius,
son neveu, eut l'audace de lancer sa javeline avant
son oncle : quoiqu'il en eût été repris, il se porta
plusieurs fois à la même insolence. Odenat, offensé
comme monarque et comme chasseur, lui ôta son
cheval, marque d'ignominie parmi les Barbares, et
le fit mettre pendant quelque temps en prison. L'insulte
fut bientôt oubliée; mais Mœonius conserva le
souvenir de la punition : aidé d'un petit nombre de
complices, il assassina son oncle au milieu d'une
grande fête.
Ann. 267.
Odenat avait eu d'une autre femme que
Zénobie un fils, nommé Hérode; ce jeune prince,
d'un caractère efféminé
(60),
éprouva le même sort
que son père. Mœonius ne retira de son crime que le
plaisir de la vengeance; à peine avait-il pris le titre
d'Auguste, que Zénobie l'immola aux mânes de son
époux
(61).
Et règne dans l'Orient et en Égypte.
Assistée des plus fidèles amis d'Odenat, cette
princesse monta sur le trône, qu'elle remplit avec
la plus grande habileté : elle gouverna pendant plus
de cinq ans Palmyre, la Syrie et l'Orient. L'autorité
que le sénat avait accordée au vainqueur des Perses,
seulement comme une distinction personnelle, expirait
avec lui; mais son illustre veuve méprisait
également le sénat et Gallien. Un général romain,
qui avait été envoyé contre elle, fut forcé de se retirer
en Europe, après avoir perdu son armée et sa
réputation
(62).
Loin d'être dirigée par ces petits intérêts
qui agitent si souvent le règne d'une femme,
l'administration ferme de Zénobie avait pour base
les plus sages maximes de la politique : s'il fallait
pardonner, elle savait étouffer son ressentiment;
était-il nécessaire de punir, elle pouvait imposer
silence à la voix de la pitié. Sa grande économie fut
taxée d'avarice : cependant, lorsque l'occasion l'exigeait,
elle paraissait libérale et magnifique. L'Arabie,
l'Arménie et la Perse, redoutaient son inimitié,
et recherchaient son alliance. Aux domaines de son
époux, qui s'étendaient depuis l'Euphrate jusqu'aux
frontières de la Bithynie, elle ajouta l'héritage de
ses ancêtres, le royaume fertile et peuplé de l'Égypte
(63).
Claude rendit justice à son mérite : il
n'était pas fâché qu'elle maintînt la dignité de l'empire
en Orient
(64),
tandis qu'il faisait la guerre à la
nation des Goths. Au reste, la conduite de Zénobie
paraît équivoque. Il est assez probable qu'elle avait
formé le dessein d'élever une monarchie indépendante.
Elle mêlait aux manières affables des princes
de Rome, la pompe éclatante des cours de l'Asie,
et elle voulut être adorée de ses sujets comme l'avaient
été les successeurs de Cyrus. Ses trois fils
(65)
reçurent une éducation romaine. Souvent elle les
montrait aux troupes ornés de la pourpre impériale.
Elle se réserva le diadème avec le titre brillant,
mais douteux, de reine de l'Orient.
Expédition d'Aurélien. Ann. 272.
Telle était l'adversaire qu'Aurélien avait à combattre,
et qui, malgré son sexe, devait paraître redoutable.
Dès que l'empereur se fut rendu en Asie,
sa présence raffermit la fidélité de la Bithynie, déjà
ébranlée par les armes et par les intrigues de Zénobie
(66).
S'avançant à la tête de ses légions, il reçut
la soumission d'Ancyre, et vint mettre le siège devant
Tyane. Après une résistance opiniâtre, un perfide
citoyen l'introduisit dans cette place. Aurélien,
d'un caractère généreux, quoique violent, livra le
traître à la fureur des soldats. Un respect superstitieux
porta ce prince à traiter avec douceur les compatriotes
d'Apollonius le philosophe
(67).
Les habitans
d'Antioche, à la nouvelle de la marche des
Romains, avaient déserté leur ville. L'empereur, par
ses édits, rappela les fugitifs, et pardonna généralement
à tous ceux que la nécessité avait contraints de
servir la reine de Palmyre. Cette clémence inattendue
gagna le cœur des Syriens, et jusqu'aux portes
d'Émèse les vœux du peuple secondèrent la terreur
des armes romaines
(68).
L'empereur défait les Palmyréniens dans les batailles d'Antioche et d'Émèse.
Zénobie aurait été peu digne de sa réputation, si
elle eût souffert tranquillement que l'empereur se
fût avancé jusqu'à cent milles de sa capitale. Le sort
de l'Orient fut décidé dans deux grandes batailles,
dont les circonstances ont entre elles un tel rapport,
qu'il serait difficile de les distinguer l'une de l'autre.
Nous savons seulement que la première se donna près
d'Antioche
(69),
la seconde sous les murs d'Émèse
(70).
Dans ces deux combats la reine de Palmyre anima
ses troupes par sa présence, et confia l'exécution
de ses ordres à Zabdas, général habile, déjà connu
par la conquête de l'Égypte. Ses forces nombreuses
consistaient, pour la plupart, en archers et en
chevaux couverts d'une armure d'airain. Les escadrons
d'Aurélien, composés d'Illyriens et de Maures,
ne purent soutenir le choc d'un adversaire si
puissamment armé. Ils prirent la fuite en désordre,
ou affectèrent de se retirer avec précipitation, engagèrent
l'ennemi dans une poursuite pénible, le harassèrent
par une infinité de petits combats, et
enfin renversèrent cette masse de cavalerie impénétrable,
mais trop lourde pour se prêter aux évolutions
nécessaires. Cependant l'infanterie légère des
Palmyréniens, lorsqu'elle eut tiré toutes ses flèches,
sans moyen d'éviter un combat plus rapproché,
n'offrit plus que des soldats désarmés à l'épée formidable
des légions. Aurélien avait choisi ces troupes
de vétérans qui campaient ordinairement sur le
Haut-Danube, et dont la valeur avait été si rudement
éprouvée dans la guerre des Allemands
(71).
Après la
défaite d'Émèse, Zénobie ne put rassembler une
troisième armée. Les nations qui lui avaient obéi ne
la reconnaissaient plus pour souveraine; et le vainqueur,
résolu de s'emparer de l'Égypte, avait envoyé
dans cette province Probus, le plus brave de
ses généraux. Palmyre était la dernière ressource
de la veuve d'Odenat. Elle s'enferma dans sa capitale,
fit toutes sortes de préparatifs pour une vigoureuse
résistance; et, remplie d'un courage intrépide,
elle déclara que son règne ne finirait qu'avec
sa vie.
Description de Palmyre.
Dans les déserts incultes de l'Arabie la nature a
semé quelques terrains fertiles, qui s'élèvent, semblables
à des îles, au milieu d'un océan de sable.
Le nom même de Tadmor ou Palmyre désigne, en
syriaque et en latin, la multitude de palmiers qui
donnent de la verdure et de l'ombre à ce climat tempéré.
Les habitans y respiraient un air pur; et le sol,
arrosé de plusieurs sources inestimables dans un tel
climat, produisait des fruits et du blé. Ces avantages
particuliers, la situation de cette place à une
distance convenable
(72)
de la Méditerranée et du
golfe Persique, la rendirent en peu de temps florissante.
Elle fut bientôt fréquentée par les caravanes,
qui portaient aux nations de l'Europe une partie considérable
des marchandises précieuses de l'Inde. Insensiblement
Palmyre devint une ville riche et libre.
Placée entre le royaume des Parthes et l'empire romain,
elle obtint de ces deux grandes puissances la
liberté de conserver une heureuse neutralité, jusqu'à
ce qu'enfin, par les victoires de Trajan, l'empire
romain engloutit cette petite république. Réduite
alors au rang subordonné, quoique honorable,
de colonie, elle goûta, pendant plus de cent cinquante
ans, les douceurs de la paix. Si l'on en croit
le petit nombre d'inscriptions que le temps a épargnées,
ce fut durant cette heureuse période que les
Palmyréniens opulens élevèrent, sur les modèles de
l'architecture grecque, ces temples, ces portiques,
ces palais, dont les ruines couvrent encore une surface
de plusieurs milles, et ont mérité la curiosité de
nos voyageurs. Les triomphes d'Odenat et de son
illustre veuve paraissent avoir jeté un nouvel éclat
sur leur patrie. Palmyre, pendant quelque temps,
se montra la rivale de Rome; mais cette rivalité lui
devint funeste, et des siècles de prospérité furent
sacrifiés à un instant de gloire
(73).
Cette ville est assiégée par Aurélien.
Tandis qu'Aurélien traversait les déserts sablonneux
qui séparaient Émèse de Palmyre, les Arabes
l'inquiétèrent perpétuellement dans sa marche. Il ne
lui fut pas toujours possible de défendre son armée,
et surtout son bagage, contre ces troupes de brigands
actifs et audacieux qui épiaient le moment de
la surprise, et qui, fuyant avec rapidité, éludaient
la poursuite lente des légions. Leurs courses n'étaient
qu'incommodes; le siège de Palmyre offrait de bien
plus grandes difficultés. Cet objet important exigeait
toute l'activité d'Aurélien, qui fut blessé d'une flèche,
comme il pressait en personne les attaques de la
place. « Le peuple romain, dit l'empereur dans une
lettre originale, parle avec mépris de la guerre que
je soutiens contre une femme. Il ne connaît ni le
caractère ni la puissance de Zénobie. On ne peut
se faire aucune idée de ses immenses préparatifs.
Palmyre est remplie d'une quantité prodigieuse de
dards, de pierres et d'armes de toute espèce. Chaque
partie des murs est garnie de deux ou trois balistes,
et les machines de guerre lancent perpétuellement
des feux. La crainte du châtiment inspire à Zénobie
un désespoir qui augmente son courage. Cependant
j'ai toujours la plus grande confiance dans les divinités
tutélaires de Rome, qui jusqu'à présent ont favorisé
toutes nos entreprises
(74). »
Malgré cette assurance,
Aurélien doutait de la protection des dieux et de
l'événement du siége. Persuadé qu'il était plus prudent
d'avoir recours à une capitulation avantageuse,
il offrit à la reine une retraite brillante; aux citoyens,
la confirmation de leurs priviléges. Ses propositions
furent rejetées avec opiniâtreté, et l'insulte accompagna
le refus.
Zénobie tombe entre les mains de l'empereur.
Zénobie imaginait qu'en peu de temps la famine
contraindrait les Romains à repasser le désert; elle
se flattait aussi, avec toute apparence de raison, que
les rois de l'Orient, et surtout le monarque de la
Perse, armeraient pour défendre un allié naturel.
Ces espérances soutenaient sa fermeté; mais la persévérance
et la fortune d'Aurélien surmontèrent tous
les obstacles. La mort de Sapor, que l'on place à cette
époque
(75),
mit la division dans le conseil de la
Perse; et les faibles secours que l'on voulut faire entrer
dans Palmyre furent aisément interceptés par les
armes et par la libéralité d'Aurélien. Les sages précautions
de ce prince lui assurèrent des vivres pendant
le siège. Des convois réguliers arrivaient sans
obstacle dans son camp de toutes les parties de la
Syrie. Enfin Probus, après avoir terminé glorieusement
la conquête de l'Égypte, joignit ses troupes
victorieuses à celles de l'empereur. Ce fut alors que
Zénobie résolut de fuir. Elle monta le plus léger de
ses dromadaires
(76);
et déjà elle était parvenue aux
bords de l'Euphrate, à soixante milles environ de
Palmyre, lorsque, arrêtée par la cavalerie légère
qu'Aurélien avait envoyée à sa poursuite, elle fut
amenée captive aux pieds de l'empereur.
Ann. 273.
Sa capitale
se rendit bientôt après. Les habitans en furent traités
avec une douceur qu'ils n'auraient osé espérer. Le
vainqueur s'empara des chevaux, des armes, des
chameaux, et d'une immense quantité d'or, d'argent,
de soie et de pierres précieuses. Il laissa dans la
place une garnison de six cents archers seulement,
et il reprit la route d'Émèse, où il s'occupa pendant
quelque temps à distribuer des punitions et des récompenses.
Telle fut la fin de cette guerre mémorable,
dont le succès fit rentrer sous les lois de Rome
les provinces qui, depuis la captivité de Valérien,
avaient secoué le joug des Césars.
Conduite de Zénobie.
Lorsque la reine de Syrie parut devant Aurélien,
ce prince lui demanda sévèrement comment elle
avait eu l'audace de prendre les armes contre les empereurs
de Rome. La réponse de Zénobie fut un mélange
prudent de respect et de fermeté. « Parce que,
dit-elle, j'aurais rougi de donner le titre d'empereur
à un Gallien, à un Auréole. C'est vous seul que je
reconnais comme mon vainqueur et comme mon
souverain
(77). »
Mais la force d'esprit chez les femmes
est presque toujours artificielle : aussi est-il
bien rare qu'elle se soutienne. Le courage de Zénobie
l'abandonna au moment du danger. Elle ne put
entendre, sans être glacée d'effroi, les clameurs des
soldats qui demandaient à haute voix sa mort. Oubliant
le généreux désespoir de Cléopâtre, qu'elle
s'était proposée pour modèle, elle n'eut pas honte
d'acheter sa grâce par le sacrifice de sa réputation et
de ses amis. Ils avaient gouverné, dit-elle, la faiblesse
de son sexe : ce fut à leurs conseils qu'elle imputa
le crime d'une résistance opiniâtre; ce fut sur
leurs têtes qu'elle dirigea les traits de la vengeance
du vainqueur. Le fameux Longin périt avec les victimes
nombreuses, et peut-être innocentes, que la
tremblante Zénobie dévouait à la mort. Le nom de
Longin vivra plus long-temps que celui de la reine
qui le trahit, ou du tyran qui le condamna. La science
et le génie ne furent pas capables d'adoucir la colère
d'un soldat ignorant; mais ils avaient servi à élever
et à régler l'âme de Longin. Sans proférer une seule
plainte, il marcha tranquillement au supplice, touché
de compassion pour les malheurs de sa souveraine,
et consolant lui même ses amis affligés
(78).
Révolte et ruine de Palmyre.
Après avoir soumis l'Orient, Aurélien revint en
Europe. Dès qu'il eut passé le détroit qui la sépare
de l'Asie, il apprit que le gouverneur et la garnison
de Palmyre venaient d'être massacrés, et que les habitans
avaient de nouveau levé l'étendard de la révolte.
Cette nouvelle allume sa colère; il part sans hésiter,
vole une seconde fois en Syrie. Sa marche précipitée
jette l'épouvante dans Antioche : bientôt Palmyre
éprouve tout le poids de son ressentiment. Il existe
encore une lettre de ce prince, où il avoue lui-même
(79)
que les enfans, les femmes, les vieillards
et les paysans, confondus avec les rebelles, ont été
enveloppés dans un massacre général. Quoiqu'il paraisse
occupé principalement à rétablir un temple du
Soleil, il laisse voir quelque pitié pour le petit nombre
de Palmyréniens qui ont échappé à la destruction
de leur patrie; il leur accorde la permission de rebâtir
et d'habiter leur ville. Mais il est plus aisé de détruire
que de réparer : le siège du commerce, des
arts et de la grandeur de Zénobie devint successivement
une ville obscure, une forteresse peu importante,
et enfin un misérable village. Aujourd'hui les
citoyens de Palmyre, qui consistent en trente ou
quarante familles, ont construit leurs huttes de terre
dans l'enceinte spacieuse d'un temple magnifique.
Aurélien détruit la rebellion de Firmus en Égypte.
La vigilance d'Aurélien l'avait fait triompher de
ses plus fiers rivaux. Il ne restait plus à ce prince
qu'à détruire un rebelle obscur, mais qui, durant la
révolte de Palmyre, s'était formé un parti sur les
rives du Nil. Firmus, qui s'appelait orgueilleusement
l'ami, l'allié d'Odenat et de Zénobie, n'était qu'un
riche marchand d'Égypte. Le commerce qu'il avait
fait dans l'Inde lui avait procuré des liaisons intimes
avec les Blemmyes et les Sarrasins, qui, maîtres des
bords de la mer Rouge, pouvaient pénétrer dans sa
patrie et faciliter l'exécution de ses projets. Il enflamma
les Égyptiens en faisant briller à leurs yeux
l'espoir de la liberté; et, suivi d'une multitude furieuse,
il s'empara d'Alexandrie, où il prit la pourpre
impériale, frappa des monnaies, publia des édits et
leva une grande armée, qu'il se vantait d'être capable
d'entretenir avec la vente seule de son papier. De
pareilles forces étaient une faible défense contre
celles d'Aurélien. Il est presque inutile de dire que
Firmus fut défait, pris, livré à la torture, et mis à
mort. Le sénat et le peuple durent alors applaudir
aux succès d'Aurélien. Ce prince pouvait se féliciter
d'avoir, en moins de trois ans, rétabli la paix et l'harmonie
dans l'univers romain
(80).
Triomphe d'Aurélien. Ann. 274.
Depuis la fondation de la république, aucun général
n'avait été plus digne qu'Aurélien des honneurs
du triomphe. Jamais triomphe ne fut célébré avec
plus de faste et de magnificence
(81) :
on vit d'abord
paraître vingt éléphans, quatre tigres royaux, et
plus de deux cents animaux rares tirés des différens
climats du Nord, de l'Orient et du Midi. A leur suite
marchaient seize cents gladiateurs dévoués aux jeux
cruels de l'amphithéâtre. Les trésors de l'Asie, les
armes et les drapeaux de tant de nations conquises,
la vaisselle et les vêtemens précieux de la reine de
Palmyre, avaient été disposés avec symétrie, ou
placés dans un désordre étudié. Des ambassadeurs
des parties de la terre les plus éloignées, de l'Éthiopie,
de l'Arabie, de la Perse, de la Bactriane, de
l'Inde et de la Chine, tous remarquables par la richesse
ou par la singularité de leurs vêtemens, rendaient
hommage à la renommée et à la puissance
de l'empereur romain. Ce prince avait exposé pareillement
en public les présens dont il avait été
comblé, et surtout les couronnes d'or que lui avaient
données un grand nombre de villes reconnaissantes.
Une longue suite de captifs goths, vandales, sarmates,
allemands, francs, gaulois, syriens et égyptiens,
qui s'avançaient avec une sombre contenance, attestaient
les victoires d'Aurélien. Chaque peuple était
distingué par une inscription particulière, et l'on
avait désigné sous le titre d'amazones les dix guerrières
de la nation des Goths qui avaient été prises
les armes à la main
(82).
Mais les spectateurs, dédaignant
la foule des prisonniers, fixaient les yeux sur
l'empereur Tetricus et sur la reine de l'Orient. Le
premier, accompagné de son fils qu'il avait revêtu
de la dignité d'Auguste, portait des chausses gauloises
(83),
une tunique couleur de safran, et un
manteau de pourpre. Les regards se portèrent sur
la majestueuse figure de Zénobie, resserrée dans des
chaînes d'or; un esclave soutenait celle qui entourait
son cou, et elle semblait presque accablée sous
le poids insupportable de ses pierreries. Elle précédait
à pied le char magnifique sur lequel elle avait
autrefois espéré faire son entrée dans Rome. Ce char
était suivi de deux autres encore plus brillans, celui
d'Odenat et celui du monarque de la Perse. Le
triomphateur en montait un quatrième, tiré par
quatre cerfs ou par quatre éléphans
(84),
et qui avait
appartenu à un roi goth. Les plus illustres du sénat,
du peuple et de l'armée, fermaient cette pompe solennelle.
L'air retentissait des acclamations de la
multitude, qui, frappée d'étonnement, s'abandonnait
aux transports les plus vifs de la reconnaissance
et d'une joie sincère. Au milieu de tous ces monumens
de gloire, la vue de Tetricus inspirait aux
sénateurs des sentimens bien différens. Ils ne pouvaient
s'empêcher de murmurer contre le fier monarque
qui livrait ainsi à l'ignominie publique la
personne d'un Romain et d'un magistrat
(85).
Sa clémence envers Tetricus et Zénobie.
Cependant Aurélien ne manqua pas de générosité :
s'il parut insulter aux malheurs de ses rivaux, s'il
les traita d'abord avec orgueil, il exerça par la suite
envers eux une clémence qui avait rarement honoré
les anciennes victoires de la république. Souvent,
dès que la pompe triomphale montait le Capitole,
des princes, qui avaient défendu sans succès leur
trône ou leur liberté, périssaient en prison par la
main d'un bourreau. Les usurpateurs qu'Aurélien
menait en triomphe, et que leur défaite avait convaincus
du crime de rébellion, passèrent leur vie
dans l'opulence et dans un repos honorable. L'empereur
fit présent à Zénobie d'une belle maison de
campagne, située à Tibur, ou Tivoli, à vingt milles
environ de la capitale. Bientôt la reine de Syrie prit
les mœurs des dames romaines, et ses filles épousèrent
d'illustres personnages. Sa famille existait encore
au milieu du cinquième siècle
(86).
Tetricus et
son fils, rétablis dans leurs rangs et dans leurs fortunes,
élevèrent sur le mont Célien un palais magnifique;
et, lorsqu'il fut fini, ils invitèrent leur
vainqueur à souper. Aurélien fut agréablement surpris
d'y voir, en entrant, un tableau qui représentait
la singulière histoire de ses anciens concurrens. Ils
étaient peints offrant à l'empereur une couronne civique
avec le sceptre de la Gaule, et recevant de
ses mains la dignité sénatoriale. Le père eut dans la
suite le gouvernement de la Lucanie
(87).
Le prince,
qui bientôt l'admit dans sa société et à son amitié,
lui demandait familièrement s'il ne valait pas mieux
gouverner une province d'Italie que de régner au-delà
des Alpes. Le fils acquit une grande considération
dans le sénat; et de tous les nobles de Rome,
il n'y en eut aucun qui fût plus estimé d'Aurélien
et de ses successeurs
(88).
Sa magnificence et sa dévotion.
La pompe triomphale dont nous venons de donner
la description était si nombreuse, elle s'avançait
avec une majesté si lente, qu'elle ne put arriver au
Capitole avant la neuvième heure, quoiqu'elle eût
commencé dès l'aube du jour; et il faisait déjà nuit
lorsque l'empereur se rendit au palais. A cette cérémonie
brillante succédèrent des représentations de
théâtre, des jeux du cirque, des chasses de bêtes
sauvages, des combats de gladiateurs et des batailles
navales. On distribua de grandes largesses aux troupes
et au peuple. Plusieurs institutions agréables ou
utiles contribuèrent à perpétuer, au milieu de la capitale,
la gloire du vainqueur. Il consacra aux dieux
de Rome la plus grande partie des dépouilles de
l'Orient. Sa piété fastueuse suspendit de superbes
offrandes dans le Capitole et dans les autres temples.
Celui du Soleil seul reçut plus de quinze mille livres
d'or
(89).
Ce temple magnifique, bâti par Aurélien
sur l'un des flancs du mont Quirinal, fut dédié,
bientôt après la cérémonie du triomphe, à la divinité
qu'il adorait comme l'auteur de sa vie et de sa
fortune. Sa mère avait rempli les fonctions de simple
prêtresse dans une chapelle du Soleil. L'heureux
paysan avait contracté dès l'enfance les sentimens
d'une dévotion particulière pour le dieu du
jour; et à chaque pas qu'il fit vers le trône, à chaque
victoire qui signala son règne, la reconnaissance
vint ajouter à la superstition
(90).
Il éteint une sédition à Rome.
Ses armes avaient abattu les ennemis étrangers et
domestiques de l'empire. On prétend que sa rigueur
salutaire étouffa, dans toute l'étendue de l'univers
romain
(91),
les crimes, les factions, l'esprit de révolte,
les complots pernicieux, et les maux qu'entraîne
un gouvernement faible et oppressif. Mais si
nous songeons combien la corruption augmente rapidement
et se guérit avec peine, si nous nous
rappelons que les années de désordres publics surpassèrent
en nombre les mois du règne guerrier
d'Aurélien, nous ne pourrons nous persuader que,
dans quelques intervalles d'une paix souvent interrompue,
il ait été possible à cet empereur d'exécuter
un plan si difficile de réforme. Ses efforts même
pour rétablir la pureté de la monnaie excitèrent un
soulèvement dangereux. Ce prince se plaint de ces
troubles dans une lettre particulière. « Sûrement,
dit-il, les dieux m'ont destiné à vivre dans un état
de guerre perpétuel. Une sédition vient d'allumer la
guerre civile au milieu de ma capitale. Les ouvriers
de la monnaie se sont révoltés à l'instigation de Felicissimus,
esclave auquel j'avais donné un emploi dans
les finances. La sédition est éteinte; mais elle m'a coûté
sept mille soldats, l'élite de ces troupes qui campent
dans la Dacie et sur les bords du Danube
(92). »
D'autres écrivains, qui parlent du même événement,
le placent fort peu de temps après le triomphe de
l'empereur; ils ajoutent que le combat décisif fut
livré sur le mont Célien; que les ouvriers avaient
altéré la monnaie; et que, pour rétablir le crédit public,
Aurélien donna de bonnes espèces en échange
pour de mauvaises, que le peuple eut ordre de rapporter
au trésor
(93).
Observations sur cet événement.
Si l'on voulait approfondir un événement si extraordinaire,
on verrait combien, de la manière dont
il est présenté, les circonstances en sont incompatibles
l'une avec l'autre, et dénuées de vraisemblance.
L'altération de la monnaie s'accorde très bien, à la
vérité, avec l'administration de Gallien; et, selon
toutes les apparences, ceux qui avaient été employés
à cette pratique odieuse redoutèrent la justice sévère
d'Aurélien. Mais le crime, aussi bien que le profit,
ne devait concerner qu'un petit nombre de personnes;
et il est difficile de concevoir comment de
pareils coupables ont pu armer un peuple qu'ils
trompaient si indignement, contre un prince qu'ils
trahissaient. On croirait plutôt qu'ils auraient partagé
la haine publique avec les délateurs et les autres
ministres de l'oppression. Il semble que la réformation
des espèces ne devait pas être moins agréable
au peuple que la destruction de plusieurs anciens
comptes brûlés par ordre de l'empereur dans la
place de Trajan
(94).
Dans un siècle où les principes
du commerce étaient à peine connus, on ne parvenait
peut-être au but le plus désirable qu'en usant
de rigueur, et en employant des voies peu judicieuses.
Mais de pareils moyens, dont l'impression
ne saurait subsister long-temps, ne sont pas capables
d'exciter ni d'entretenir le feu d'une guerre dangereuse.
Quelquefois le redoublement d'impôts onéreux
établis sur les terres et sur les nécessités de la
vie, provoque enfin à la révolte ceux qui se trouvent
forcés à rester dans leur patrie, ou qui ne
peuvent se résoudre à l'abandonner. Il en est tout
autrement d'une opération qui, par quelque expédient
que ce soit, rétablit la juste valeur de la monnaie.
Le bénéfice permanent efface bientôt le mal
passager. La perte se partage entre une grande multitude;
et s'il est un petit nombre d'individus opulens
dont la fortune éprouve une diminution sensible,
ils perdent avec leurs richesses l'influence
qu'elles leur procuraient. A quelque point qu'Aurélien
ait voulu déguiser la cause réelle de la révolte,
la réformation de la monnaie n'a pu être qu'un
faible prétexte saisi par un parti mécontent et déjà
puissant. Rome, quoique privée de liberté, était en
proie aux factions. Le peuple, pour lequel l'empereur,
né lui-même plébéien, montrait toujours une
affection particulière, vivait dans une dissension
perpétuelle avec le sénat, les chevaliers et les gardes
prétoriennes
(95).
Il ne fallait rien moins que l'union
secrète, mais ferme, de ces ordres, il fallait le concours
de l'autorité du premier, des richesses du
second et des armes du troisième, pour rassembler
des forces capables de se mesurer contre les légions
du Danube, composées de vétérans qui, sous la
conduite d'un souverain belliqueux, avaient achevé
la conquête de l'Orient et des provinces occidentales.
Cruauté d'Aurélien.
Quel que fût le motif ou l'objet de cette rébellion
que l'histoire impute avec si peu de probabilité aux
ouvriers de la monnaie, Aurélien usa de sa victoire
avec une implacable rigueur
(96).
Naturellement sévère,
il avait conservé sous la pourpre le cœur d'un
paysan et d'un soldat. Il cédait difficilement aux
douces émotions de la sensibilité; la mort, les tourmens,
et le spectacle de l'humanité souffrante, paraissaient
ne lui faire aucune impression. Élevé dès
sa plus tendre jeunesse dans l'exercice des armes, il
mettait trop peu de prix à la vie d'un citoyen; et,
punissant par une exécution militaire les moindres
offenses, il transportait dans l'administration civile
la discipline rigide des camps. Son amour pour la
justice devint souvent une passion aveugle et furieuse.
Toutes les fois qu'il croyait sa personne ou
l'État en danger, il dédaignait les formes ordinaires,
et n'observait aucune proportion entre le délit et la
peine. La révolte dont les Romains semblaient récompenser
ses services, enflamma son esprit altier.
Les plus nobles familles de la république, accusées
ou soupçonnées d'être entrées dans ce complot, dont
il est si difficile de démêler la cause, éprouvèrent les
effets de son ressentiment. Son ardente vengeance fit
couler des flots de sang : un neveu même de l'empereur
fut sacrifié; et, si nous pouvons emprunter
les expressions d'un poëte du temps, les bourreaux
étaient fatigués, les prisons remplies d'une foule de
victimes, et le malheureux sénat déplorait la mort
ou l'absence de ses plus illustres membres
(97).
Cette
assemblée ne se trouvait pas moins offensée de l'orgueil
de l'empereur que de sa tyrannie. Trop peu
éclairé ou trop fier pour se soumettre aux institutions
civiles, Aurélien prétendait ne tenir sa puissance
que de l'épée; il gouvernait par droit de
conquête une monarchie qu'il avait sauvée et subjuguée
(98).
Il marche en Orient, et est assassiné.
Ce prince, selon la remarque d'un empereur judicieux
que nous verrons bientôt régner avec éclat,
avait des talens plus propres au commandement
d'une armée qu'au gouvernement d'un empire
(99).
Ann. 274. Octobre.
Aurélien, impatient de rentrer dans une carrière où
la nature et l'expérience lui donnaient une si grande
supériorité, prit de nouveau les armes quelques
mois après son triomphe. Il lui importait d'exercer
dans quelque guerre étrangère l'esprit inquiet des
légions; et le monarque persan, fier de la honte de
Valérien, bravait toujours avec impunité la majesté
de la république indignement outragée. Le
souverain de Rome, à la tête d'une armée moins
formidable par le nombre que par la valeur et par la
discipline, s'était avancé jusqu'au détroit qui sépare
l'Europe de l'Asie. C'était là qu'il devait éprouver
que le pouvoir le plus absolu est un faible rempart
contre les efforts du désespoir. Il avait menacé de
punir un de ses secrétaires accusé d'exaction, et l'on
savait que l'empereur menaçait rarement en vain. Il
ne restait au criminel d'autre ressource que d'envelopper
dans son danger les principaux officiers de
l'armée ou du moins de leur inspirer les mêmes
alarmes. Habile à contrefaire la main de son maître,
il leur montra une liste nombreuse de personnes
destinées à la mort, parmi lesquelles leurs noms se
trouvaient inscrits; sans soupçonner ou sans examiner
la fraude, ils résolurent de prévenir l'arrêt fatal
en massacrant l'empereur. Ceux d'entre les conjurés
qui, par leurs emplois, avaient le droit d'approcher
de sa personne, l'attaquèrent subitement entre Byzance
et Héraclée; après une courte résistance, il
périt de la main de Mucapor, général qu'il avait
toujours aimé.
Ann. 275. Janvier.
Aurélien emporta au tombeau les
regrets de l'armée et la haine du sénat. Ses exploits,
ses talens, sa fortune, avaient excité une admiration
universelle. A sa mort l'État perdit un réformateur
utile, dont la sévérité pouvait être justifiée par la
corruption générale
(100).