NOTICE
SUR
LA VIE ET LE CARACTÈRE DE GIBBON.
Ce n'est pas seulement pour satisfaire une curiosité frivole
qu'il est intéressant de recueillir tous les détails relatifs
au caractère des hommes connus par leurs actions publiques
ou par leurs ouvrages : ces détails doivent entrer dans le
jugement que nous portons sur leur conduite ou sur leurs
écrits. Les hommes célèbres échappent rarement à cette
sorte de méfiance inquiète qui, cherchant partout leurs sentimens
secrets, nous fait attacher d'avance à tout ce que
nous connaissons d'eux une idée particulière, fondée sur
l'opinion que nous nous sommes formée de leurs intentions.
Il importe donc que ces intentions puissent être appréciées
avec justesse, et s'il est impossible de déraciner de l'esprit
des hommes cette disposition au préjugé qui semble inhérente
à leur nature, on doit chercher du moins à l'appuyer
sur des bases solides et raisonnables.
On ne saurait nier d'ailleurs que dans certains genres
d'ouvrages, l'opinion qu'on a de l'auteur ne doive influer
sur celle qu'on se forme de ses écrits. L'historien, entre autres,
est peut-être de tous les écrivains celui qui doit le plus
au public compte de sa personne; il s'est porté caution des
faits qu'il nous a racontés; la valeur de cette caution doit
être connue : et ce n'est pas seulement sur le caractère moral
de l'historien, sur la confiance que peut inspirer sa véracité,
que s'appuiera cette garantie nécessaire, la tournure
habituelle de son esprit, les opinions qu'il est le plus
disposé à adopter, les sentimens auxquels il se laisse entraîner
le plus aisément; voilà de quoi se compose l'atmosphère
qui l'environne, et colore à ses yeux les faits qu'il se
charge de nous représenter. Je rechercherai toujours la vérité,
dit Gibbon dans un de ses écrits antérieurs à ses travaux
historiques, quoique jusqu'ici je n'aie guère trouvé que la
vraisemblance. C'est parmi ces vraisemblances que l'historien
doit trouver, et pour ainsi dire recomposer la vérité en
partie effacée par la main du temps; son travail est de juger
de leur valeur, notre droit est d'apprécier l'arrêt d'après
l'idée que nous nous formons du juge.
Si l'absence des passions, la modération des goûts, cet
état moyen de fortune propre à amortir l'ambition en préservant
des besoins et des prétentions, offrent l'idée de
l'homme le mieux disposé à cette impartialité nécessaire pour
écrire l'histoire, nul homme ne devait plus que Gibbon posséder
à cet égard les qualités d'un historien. Né d'une famille
assez ancienne, mais sans éclat, quoiqu'il en détaille
avec complaisance dans ses Mémoires les alliances et les
avantages, il ne pouvait, comme il le dit lui-même, recevoir
de ses ancêtres ni gloire ni honte (neither glory nor
shame); et ce que ses relations de famille offrent de plus
remarquable, c'est sa parenté assez proche avec le chevalier
Acton, célèbre en Europe comme ministre du roi de Naples.
Son grand-père s'était enrichi par des entreprises commerciales
qu'il avait su faire prospérer, subordonnant, comme
le dit son petit-fils, ses opinions à ses intérêts, et habillant
en Flandre les troupes du roi Guillaume, tandis qu'il eût
traité bien plus volontiers avec le roi Jacques; mais non pas
peut-être, ajoute l'historien, à meilleur marché. Moins
disposé que l'auteur de ses jours et de sa fortune à régler ses
penchans sur sa situation, le père de notre historien dissipa
une partie de cette fortune qu'il avait trop facilement acquise
pour en connaître la valeur, et légua ainsi à son fils
la nécessité d'embellir son existence par des succès, et de
tourner vers un but important l'activité d'un esprit que,
dans une situation plus avantageuse, le calme de son imagination
et de son âme aurait peut-être laissé sans emploi
fixe et déterminé. Cette activité d'esprit s'était manifestée
dès son enfance, dans les intervalles que lui laissaient une
santé très-faible, et les infirmités presque continuelles dont,
il fut assiégé jusqu'à l'âge de quinze ans : à cette époque, sa
santé se fortifia tout à coup, sans que depuis il ait ressenti
d'autres maux que la goutte, et une incommodité peut-être
accidentelle, mais, qui , long-temps négligée, a fini par
causer sa mort. La langueur, si peu naturelle à l'enfance
et à la jeunesse, en réprimant les saillies de l'imagination,
facilite à cet âge l'application toujours moins pénible à la faiblesse
qu'à la légèreté; mais la mauvaise santé du jeune
Gibbon servant de prétexte à l'indolence de son père et à
l'indulgence d'une tante qui s'était chargée de le soigner
pour n'avoir point à s'inquiéter de son éducation, toute son
activité se tourna vers le goût de la lecture, occupation qui
favorise la paresse et la curiosité de l'esprit en le dispensant
d'une étude assidue et régulière, mais dont une mémoire
heureuse fit pour le jeune Gibbon le fondement des
vastes connaissances que dans la suite il travailla à acquérir.
L'histoire fut son premier penchant, et devint ensuite
son goût dominant; il y portait même déjà cet esprit de
critique et de scepticisme qui a fait depuis un des caractères
distinctifs de sa manière de la considérer et de l'écrire. A
l'âge de quinze ans, il voulut entreprendre un ouvrage d'histoire,
c'était le Siècle de Sésostris; son but n'était point,
comme on aurait dû le supposer de la part d'un jeune homme
de quinze ans, de peindre les merveilles du règne, d'un conquérant,
mais de déterminer la date probable de son existence.
Dans le système qu'il avait choisi, et qui fixait le règne
de Sésostris environ vers le temps de celui de Salomon,
une seule objection l'embarrassait, et la manière dont il s'en
tirait, ingénieuse comme il le dit lui-même pour un jeune
homme de cet âge, est curieuse, en ce qu'elle annonce
l'esprit qui devait présider un jour à la composition historique
sur laquelle repose sa réputation. Voici le détail tel
qu'il est rapporté dans ses Mémoires. « Dans la version des
livres sacrés, dit-il, le grand-prêtre Manéthon fait une seule
et même personne de Séthosis ou Sésostris, et du frère aîné
de Danaüs, qui débarqua en Grèce, selon les marbres de
Paros, quinze cent dix ans avant Jésus-Christ; mais selon
ma supposition, le grand-prêtre s'est rendu coupable d'une
erreur volontaire. La flatterie est mère du mensonge; l'histoire
d'Egypte de Manéthon est dédiée à Ptolémée Philadelphe,
qui faisait remonter son origine ou fabuleuse ou
illégitime aux rois macédoniens de la race d'Hercule. Danaüs
est un des ancêtres d'Hercule, et la branche aînée ayant
manqué, ses descendans, les Ptolémées, se trouvaient les
seuls représentans de la famille royale, et pouvaient prétendre
par droit d'héritage au trône qu'ils occupaient par
droit de conquête. » Un flatteur pouvait donc espérer de
faire sa cour en représentant Danaüs, la tige des Ptolémées,
comme le frère des rois d'Egypte; et dès qu'un mensonge
avait pu être utile, Gibbon supposait le mensonge. Le Siècle
de Sésostris fut discontinué, jeté au feu plusieurs années
après, et Gibbon renonça à concilier les antiquités judaïques,
égyptiennes et grecques, perdues, dit-il, dans un
nuage éloigné : mais ce fait, qu'il a conservé, m'a paru remarquable
en ce qu'il me semble y reconnaître déjà l'historien
de la Décadence de l'Empire romain et de l'établissement
du Christianisme; ce critique qui, toujours armé du
doute et de la probabilité, cherchant toujours dans les passions
ou l'intérêt des écrivains qu'il consulte de quoi combattre
ou modifier leur témoignage, n'a presque rien laissé
de positif et d'entier dans les crimes et dans les vertus dont
il a fait le tableau.
Un esprit si inquisitif, livré à ses propres idées, ne devait
laisser sans examen aucun des objets dignes d'attirer
son attention; la même curiosité qui lui donnait le goût des
controverses historiques, l'avait jeté dans les controverses
religieuses; cette indépendance d'opinions qui nous dispose
à la révolte contre l'empire que semble vouloir prendre sur
nous une opinion généralement adoptée, fut peut-être ce
qui le détermina un instant contre la religion de son pays,
de ses parens et de ses maîtres : fier de supposer qu'il avait
à lui seul trouvé la vérité, Gibbon à seize ans se fit catholique.
Différentes circonstances avaient amené sa conversion;
l'Histoire des Variations des Eglises protestantes, par Bossuet,
l'accomplit entièrement; et du moins, dit-il, je succombai
sous un noble adversaire. Pour la seule fois de sa vie,
entraîné par un mouvement d'enthousiasme dont le résultat
a peut-être contribué à le dégoûter des mouvemens de
ce genre, il fit son abjuration à Londres, entre les mains
d'un prêtre catholique, le 8 juin 1753, étant alors âgé de
seize ans , un mois et douze jours (il était né le 27 avril 1737).
Cette abjuration fut faite en secret dans une des excursions
que lui permettait la négligence avec laquelle il était surveillé
à l'université d'Oxford, où on l'avait enfin fait entrer.
Cependant il crut devoir en instruire son père, qui, dans
les premiers mouvemens de sa colère, divulgua le fatal secret.
Le jeune Gibbon fut renvoyé d'Oxford, et, bientôt
après, éloigné de sa famille, qui le fit partir pour Lausanne,
où l'on espérait que quelques années de pénitence, et les
instructions de M. Pavilliard, ministre protestant entre les
mains duquel il fut remis, le feraient rentrer dans la voie
dont il s'était écarté.
Le genre de punition qu'on avait choisi était bien propre
à produire, sur un caractère tel que celui de Gibbon, l'effet
qu'on en attendait. Dévoué à l'ennui par son ignorance de
la langue française, qu'on parlait à Lausanne, mis à la
gêne par la modicité de la pension à laquelle l'avait réduit
le mécontentement de son père, exposé à toutes sortes de privations
par l'avarice de madame Pavilliard, femme du ministre,
qui le faisait mourir de faim et de froid, il sentit
s'amollir la généreuse ardeur avec laquelle il avait espéré
d'abord se sacrifier à la cause qu'il embrassait, et chercha
de bonne foi des argumens qui pussent le ramener à une
croyance moins pénible à soutenir. Il est rare qu'en fait
d'argumens on cherche inutilement ce qu'on désire ardemment
de trouver. Le ministre Pavilliard s'applaudissait de
ses progrès sur l'esprit de son catéchumène qui l'aidait de
ses propres réflexions, et qui fait mention du transport dont
il se sentit saisi, en découvrant, par ses propres lumières,
un argument contre la transsubstantiation. Cet argument
amena sa rétractation, qui fut faite d'aussi bon coeur et d'aussi
bonne foi, à Noël 1754, que l'avait été dix-huit mois auparavant
son abjuration. Gibbon avait alors dix-sept ans et
demi : ces variations, qui dans un âge plus avancé annonceraient
un esprit léger et irréfléchi, ne prouvent, à celui
qu'il avait alors, qu'une imagination mobile et un esprit
avide de la vérité, mais qu'on avait laissé se dépouiller trop
tôt peut-être de ces préjugés, sauvegarde d'un âge où les
principes ne peuvent encore être fondés sur la raison. « Ce
fut alors, dit Gibbon en rappelant cet événement, que je
suspendis mes recherches théologiques, me soumettant avec
une foi implicite aux dogmes et aux mystères adoptés par le
consentement général des catholiques et des protestans. »
Un passage si rapide d'une opinion à l'autre avait déjà,
comme on le voit, ébranlé sa conviction sur toutes les deux.
L'expérience de ces argumens adoptés d'abord avec tant de
confiance et rejetés ensuite, devait lui laisser une grande
disposition à douter des argumens qui lui paraissaient à lui-même
les plus solides, et son scepticisme sur toute espèce
de croyance religieuse eut peut-être pour première cause l'enthousiasme
religieux qui lui fit secouer d'abord les idées de
son enfance pour s'attacher à une croyance qui n'était pas
celle qu'on lui avait enseignée. Quoi qu'il en soit, Gibbon
paraît avoir regardé comme une des circonstances les plus
avantageuses de sa vie celle qui, réveillant l'attention de
ses parens, les força à user plus sévèrement de leur autorité
pour le soumettre, déjà un peu tard à la vérité, à un plan
régulier d'éducation et d'études. Le ministre Pavilliard,
homme raisonnable et instruit, n'avait pas borné ses soins
à la croyance religieuse de son élève; il avait promptement
acquis de l'ascendant sur un caractère facile à conduire, et
en avait profité pour régler dans le jeune Gibbon cette active
curiosité à laquelle il ne manquait que d'être dirigée
vers les véritables sources de l'instruction; mais le maître, ne
pouvant que les indiquer, laissa bientôt son élève marcher
seul dans une route où il n'était pas assez fort pour le suivre :
et l'esprit du jeune Gibbon, fait pour l'ordre et la méthode,
prit dès-lors, soit dans ses études, soit dans ses réflexions,
cette marche régulière et suivie qui l'a si souvent conduit à la
vérité, et qui l'aurait toujours empêché de s'en écarter, si une
subtilité excessive, et une dangereuse facilité à prendre des
préventions avant d'avoir étudié et réfléchi, ne l'eussent
quelquefois induit en erreur.
On a fait imprimer, depuis sa mort, un volume des Extraits
raisonnés de ses Lectures, dont les premiers datent à peu
près de cette époque où il commença à suivre le plan d'études
que lui avait indiqué le ministre Pavilliard. Il est impossible
de ne pas être frappé, en le parcourant, de la sagacité,
de la justesse et de la finesse de cet esprit calme et
raisonneur qui ne s'écarte jamais de la route qu'il s'est proposé
de parcourir. Nous ne devons lire que pour nous aider
à penser, dit-il dans un Avertissement qui précède ces
Extraits, et semble indiquer qu'il les destinait lui-même à
l'impression. On voit en effet que ses Lectures ne sont, pour
ainsi dire, que le canevas de ses pensées; mais il suit ce canevas
avec exactitude; il ne s'occupe des idées de l'auteur
qu'autant qu'elles ont fait naître les siennes, mais les siennes
ne le distraient jamais de celles de l'auteur : il marche d'une
manière ferme et sure, mais pas à pas, et sans franchir les
espaces; on ne voit point que le cours de ses réflexions l'entraîne
au-delà du sujet d'où elles sont sorties, et excite en
lui cette fermentation de grandes idées qu'amène presque
toujours l'étude dans les esprits forts, féconds et étendus;
mais aussi rien ne se perd de ce qu'a pu lui fournir l'ouvrage
dont il se rend compte; rien ne passe sans porter d'utiles
fruits, et tout annonce l'historien qui saura tirer des
faits tout ce que leurs détails connus pourront fournir à
sa sagacité naturelle, sans chercher à en suppléer ou à en
recomposer ces parties inconnues que l'imagination seule
pourrait deviner.
L'ouvrage de sa conversion achevé, Gibbon avait trouvé
dans son séjour à Lausanne plus d'agrément que n'avait dû
lui en faire espérer le premier aspect de sa situation. Si la
modicité de la pension que lui accordait son père ne lui
permettait pas de prendre part aux plaisirs et aux excès de
ses jeunes compatriotes, qui vont portant autour de l'Europe
leurs idées et leurs habitudes, pour en rapporter dans leur
patrie des ridicules et des modes, cette privation, en le confirmant
dans ses goûts d'étude, en tournant son amour-propre
vers un éclat plus sûr que celui qu'il pouvait tirer
des avantages de la fortune, l'avait engagé à rechercher de
préférence les sociétés plus simples et plus utiles de la ville
qu'il habitait. Un mérite facile à reconnaître l'y avait fait
recevoir avec distinction, et son amour de la science l'avait
mis en relation avec plusieurs savans dont l'estime le faisait
jouir d'une considération flatteuse pour son âge, et qui a
toujours été le premier de ses plaisirs. Cependant le calme
de son âme ne le mit pas entièrement à l'abri des agitations
de la jeunesse : il vit à Lausanne et aima mademoiselle Curchod,
depuis madame Necker, déjà connue alors dans le
pays par son mérite et sa beauté : cet amour fut tel que doit
le ressentir un jeune homme honnête pour une jeune personne
vertueuse; et Gibbon, qui probablement ne retrouva
plus dans la suite les mouvemens qu'il lui avait fait sentir,
se félicite dans ses Mémoires, avec une sorte de fierté,
d'avoir été, une fois en sa vie, capable d'éprouver un sentiment
si exalté et si pur. Les parens de mademoiselle Curchod
autorisaient ses voeux; elle-même (que la mort de son père
n'avait point encore réduite à l'état de pauvreté où elle se
trouva depuis) semblait le recevoir avec plaisir; mais le jeune
Gibbon, rappelé enfin en Angleterre après cinq ans de séjour
à Lausanne, vit bientôt qu'il ne pouvait espérer de
faire consentir son père à cette alliance. Après un pénible
combat, dit-il, je me résignai à ma destinée; il ne cherche
pas à étaler ni à exagérer son désespoir; comme amant, ajoute-t-il,
je soupirai; mais comme fils, j'obéis : et cette spirituelle
antithèse prouve qu'au temps où il écrivit ses Mémoires,
il lui restait même peu de douleur de cette blessure, insensiblement
guérie par le temps, l'absence, et les habitudes d'une
vie nouvelle
(1).
Ces habitudes, moins romanesques peut-être
à Londres, pour un homme of fashion (un homme du monde),
que ne pouvaient l'être celles d'un jeune étudiant dans
les montagnes de la Suisse, firent du goût qu'il conserva
assez long-temps pour les femmes un simple amusement;
aucune ne vint balancer dans son esprit l'opinion qu'il avait
conçue d'abord de mademoiselle Curchod, et il retrouva
avec elle, dans tous les temps de sa vie, cette douce intimité,
suite d'un sentiment tendre et honnête, que la nécessité
et la raison ont pu surmonter, sans que d'aucune part
il y ait eu lieu aux reproches ou à l'amertume. Il la revit à
Paris, en 1765, mariée à M. Necker, et jouissant de la considération
qu'on devait à son caractère autant qu'à sa fortune :
il peint gaîment dans ses lettres à M. Holroyd la manière
dont elle l'a reçu. « Elle a été, dit-il, très-affectueuse
pour moi, et son mari particulièrement poli. Pouvait-il
m'insulter plus cruellement? me prier tous les soirs à souper,
s'aller coucher et me laisser seul avec sa femme, c'est
assurément traiter un ancien amant sans conséquence. »
Gibbon n'était pas fait pour inquiéter beaucoup un mari sur
les souvenirs qu'il aurait pu laisser; capable de plaire par
son esprit, et d'intéresser par un caractère doux et honnête,
il était peu propre à exalter vivement l'imagination
d'une jeune personne : sa figure, devenue remarquable par
sa monstrueuse grosseur, n'avait jamais présenté d'agrémens;
ses traits étaient spirituels, mais sans caractère comme sans
noblesse, et sa taille avait toujours été disproportionnée.
« M. Pavilliard, dit lord Sheffield dans une de ses notes aux
Mémoires de Gibbon, m'a représenté sa surprise lorsqu'il
contempla devant lui M. Gibbon, cette petite figure fluette,
avec une grosse tête qui disputait et employait en faveur du
papisme les meilleurs argumens dont on se fût servi jusqu'alors. »
L'état de maladie où il avait passé presque toute
son enfance, ou les habitudes qui en avaient été la suite, lui
avaient donné une gaucherie dont il parle sans cesse dans
ses Lettres, et qu'augmenta dans la suite son excessive corpulence,
mais qui, dans sa jeunesse même, ne lui permit
de réussir à aucun exercice du corps, ni même de s'y plaire.
Quant à ses qualités morales, on sera peut-être curieux de
savoir ce qu'il en pensait lui-même à l'âge de vingt-cinq
ans. Voici les réflexions qu'il a déposées sur ce sujet dans
son journal, le jour où il entra dans sa vingt-sixième année.
« D'après les observations que j'ai faites sur moi-même,
dit-il, il m'a semblé que mon caractère était vertueux, incapable
d'aucune action basse, et formé pour les actions
généreuses; mais qu'il était orgueilleux, insolent et désagréable
en société. Je n'ai point de trait dans l'esprit (wit
I have none); mon imagination est forte plutôt qu'agréable,
ma mémoire est vaste et heureuse; les qualités les plus remarquables
de mon esprit sont l'étendue et la pénétration;
mais je manque de promptitude et d'exactitude. » C'est de
la lecture des ouvrages de Gibbon qu'on doit tirer de quoi
apprécier le jugement qu'il porte sur son esprit; l'idée que
ce jugement peut faire naître sur son caractère moral, c'est
que, si l'homme qui, en se parlant à lui-même, se rend témoignage
qu'il est vertueux, peut se tromper sur 1'étendue
qu'il donne aux devoirs de la vertu, il prouve du moins par
là qu'il se sent disposé à remplir ces devoirs dans toute l'étendue
qu'il leur accorde : c'est à coup sûr un honnête
homme, et qui le sera toujours, parce qu'il sent du plaisir
à l'être. Quant à cet orgueil et à cette violence dont il s'accuse,
soit que le soin de vaincre ces dispositions les lui fît
sentir plus vivement qu'aux autres, soit que la raison les
eût domptées, ou que l'habitude du succès les eût calmées,
ceux qui l'ont connu plus tard ne les ont jamais aperçues
en lui. Quant à sa manière d'être dans la société, sans doute
le genre d'amabilité de Gibbon n'était ni cette complaisance
qui cède et s'efface, ni cette modestie qui s'oublie; mais son
amour-propre ne se montrait jamais sous des formes désagréables; occupé de réussir et de plaire, il voulait qu'on fît
attention à lui, et l'obtenait sans peine par une conversation
animée, spirituelle et pleine de choses; ce qu'il pouvait y
avoir de tranchant dans son ton décelait moins l'envie toujours
offensante de dominer les autres que la confiance qu'il
pouvait avoir en lui-même, et cette confiance était justifiée
par ses moyens et ses succès. Cependant elle ne l'entraînait
jamais, et le défaut de sa conversation était une sorte d'arrangement
qui ne lui laissait jamais rien dire que de bien.
On pourrait attribuer ce défaut à l'embarras de parler une
langue étrangère, si son ami lord Sheffield, qui le défend de
ce soupçon d'arrangement dans sa conversation, ne convenait
pas du moins, qu'avant d'écrire une note ou une lettre,
il arrangeait complètement dans son esprit ce qu'il avait intention
d'exprimer. Il paraît même que c'était ainsi qu'il écrivait
toujours. Le docteur Gregory, dans ses Lettres sur la
Littérature, dit que Gibbon composait en se promenant dans
sa chambre, et qu'il n'écrivait jamais une phrase avant de
l'avoir parfaitement construite et arrangée dans sa tête. D'ailleurs
le français lui était au moins aussi familier que l'anglais;
son séjour à Lausanne, où il le parlait exclusivement,
en avait fait pendant quelque temps sa langue d'habitude,
et l'on n'eût pu deviner qu'il en eût jamais parlé d'autre,
s'il n'eut été trahi par un accent très-fort, et par certains
tics de prononciation, certains tons aigus qui, choquans pour
des oreilles accoutumées dès l'enfance à des inflexions plus
douces, gâtaient le plaisir que l'on trouvait à l'entendre. Ce
fut en français que, trois ans après son retour en Angleterre,
il publia son premier ouvrage, l'Essai sur l'étude de la Littérature,
morceau très-bien écrit, plein d'une excellente
critique, mais qui, peu lu en Angleterre, devait frapper en
France plutôt les gens de lettres, auxquels il annonçait un
homme fait pour aller plus loin que les gens du monde,
rarement satisfaits d'un ouvrage d'où ils ne trouvent aucun
résultat positif à tirer, si ce n'est que l'auteur a beaucoup
d'esprit. C'était dans le monde cependant que Gibbon désirait
réussir; la société a toujours eu pour lui de grands attraits,
comme elle en a pour tous les coeurs qui, libres d'attachement
et peu capables de sentimens très-forts, n'ont
besoin, pour animer suffisamment leur existence, que de cette
communication de mouvement et d'idées, si vive dans la société
qu'elle ne laisse pas le temps de sentir ce qui lui manque
de confiance et d'abandon. Gibbon savait que le premier
titre pour être agréablement dans le monde, c'est d'être
homme du monde, et c'est ainsi qu'il désirait être considéré;
il paraît même avoir porté quelquefois dans ce désir
une faiblesse vaniteuse. On voit dans ses notes sur l'accueil
que lui a fait le duc de Nivernois que, par la faute du docteur
Maty, dont les lettres de recommandation étaient mal
conçues, le duc, quoiqu'il l'ait reçu poliment, l'a traité
plus en homme de lettres qu'en homme du monde (man of
fashion).
En 1763, deux ans après la publication de son Essai sur
l'étude de la Littérature, il quitta de nouveau l'Angleterre
pour voyager, mais dans une situation bien différente de
celle ou il se trouvait en la quittant dix ans auparavant.
Précédé par une réputation naissante, il vint à Paris. Pour
un homme du caractère de Gibbon, Paris, tel qu'il était
alors, devait être le séjour du bonheur; il y passa trois mois
dans les sociétés les plus faites pour lui plaire, et il regretta
de voir ce temps s'écouler si vite. Si j'eusse été riche et indépendant,
dit-il, j'aurais prolongé et peut-être fixé mon
séjour à Paris. Mais l'Italie l'attendait; c'était là que du
milieu des divers plans d'ouvrages qui, tour à tour adoptés
et rejetés, occupaient depuis long-temps son esprit, devait
s'élever l'idée de celui qui a fait sa réputation et rempli une
grande partie de sa vie. « Ce fut à Rome, dit-il, le 15 octobre
1764, qu'étant assis et rêvant au milieu des ruines du
Capitole, tandis que des moines déchaussés chantaient vêpres
dans le temple de Jupiter, je me sentis frappé pour la
première fois de l'idée d'écrire l'Histoire de la Décadence
et de la Chute de cette ville; mais, ajoute-t-il, mon premier
plan comprenait plus particulièrement le déclin de la
ville que celui de l'empire; et quoique dès-lors mes lectures
et mes réflexions commençassent à se tourner généralement
vers cet objet, je laissai s'écouler plusieurs années, je me
livrai même à d'autres occupations avant que d'entreprendre
sérieusement ce laborieux travail. » En effet, sans perdre
de vue, mais sans aborder ce sujet qu'il regardait, dit-il,
à une respectueuse distance, Gibbon forma, commença
même à exécuter quelques plans d'ouvrages historiques;
mais les seules compositions qu'il ait achevées et publiées
dans cet intervalle furent quelques morceaux de critique et
de circonstance : les yeux toujours fixés sur le but vers lequel
il devait diriger un jour ses efforts, il en approchait
lentement, et sans doute l'idée qui le lui avait présenté
d'abord resta fortement imprimée dans son esprit. Il est difficile,
en lisant le tableau de l'empire romain sous Auguste et
ses premiers successeurs, de ne pas sentir qu'il a été inspiré
par l'aspect de Rome, de la ville éternelle, où Gibbon avoue
qu'il n'entra qu'avec une émotion qui l'empêcha toute une
nuit de dormir. Peut-être aussi ne sera-t-il pas difficile de
trouver dans l'impression d'où sortit la conception de l'ouvrage,
une des causes de cette guerre que Gibbon semble y
avoir déclarée au christianisme, et dont le projet ne paraît
conforme ni à son caractère, peu disposé à l'esprit de parti,
ni à cette modération d'idées et de sentimens qui le portait
à voir toujours dans les choses, tant particulières que générales,
les avantages à côté des inconvéniens; mais, frappé
d'une première impression, Gibbon, en écrivant l'Histoire
de la Décadence de l'Empire, n'a vu dans le christianisme
que l'institution qui avait mis vêpres, des moines déchaussés
et des processions, à la place des magnifiques cérémonies
du culte de Jupiter et des triomphateurs du Capitole.
Enfin, après plusieurs autres essais successivement abandonnés,
il se fixa tout-à-fait au projet de l'Histoire de la
Décadence de l'Empire, et entreprit les études et les lectures
qui devaient lui découvrir un nouvel horizon et agrandir insensiblement
sous ses yeux le plan qu'il s'était formé d'abord.
Les embarras que lui causèrent la mort de son père,
arrivée dans cet intervalle, et le dérangement des affaires
qu'il lui avait laissées; les occupations que lui donna sa
qualité de membre du parlement, où il était entré à cette
époque; enfin les distractions de la vie de Londres prolongèrent
ses études sans les interrompre, et retardèrent jusqu'en
1776 la publication du premier volume (in-4°, ou
bien deux volumes in-8°) de l'ouvrage qui devait en être le
fruit. Le succès en fut prodigieux; deux ou trois éditions
promptement épuisées avaient établi la réputation de l'auteur
avant que la critique eût commencé à élever la voix.
Elle 1'éleva enfin, et tout le parti religieux, très-nombreux
et très-respecté en Angleterre, se prononça contre les deux
derniers chapitres de ce volume (les quinzième et seizième de
l'ouvrage) consacrés à l'histoire de l'établissement du christianisme.
Les réclamations furent vives et en grand nombre :
Gibbon ne s'y était pas attendu; il avoue qu'il en fut d'abord
effrayé. « Si j'avais pensé, dit-il dans ses Mémoires,
que la majorité des lecteurs anglais fut si tendrement attachée
au nom et à l'ombre du christianisme; si j'avais prévu
la vivacité des sentimens qu'ont éprouvés ou feint d'éprouver
en cette occasion les personnes pieuses, ou timides, ou
prudentes, j'aurais peut-être adouci ces deux derniers chapitres,
objet de tant de scandale, qui ont élevé contre moi
beaucoup d'adversaires, en ne me conciliant qu'un bien petit
nombre de partisans. » Cette surprise semble annoncer la
préoccupation d'un homme tellement rempli de ses idées,
qu'il n'a ni aperçu ni pressenti celles des autres; et si cette
préoccupation prouve incontestablement sa sincérité, elle
rend son jugement suspect de prévention et d'inexactitude.
Partout où règne la prévention, la bonne foi n'est jamais
parfaite : sans vouloir précisément tromper les autres, on
commence par s'abuser soi-même; pour soutenir ce qu'on
regarde comme la vérité, on se laisse aller à des infidélités
qu'on ne s'avoue pas ou qui paraissent légères, et les passions
diminuent de l'importance d'un scrupule en raison de
celle qu'elles mettent à le surmonter. C'est ainsi, sans doute,
que Gibbon fut entraîné à ne voir dans l'histoire du christianisme
que ce qui pouvait servir des opinions qu'il s'était
formées avant d'avoir scrupuleusement examiné les faits.
L'altération de quelques-uns des textes qu'il avait cités,
soit qu'il les eût tronqués à dessein, soit qu'il eut négligé
de les lire en entier, fournit des armes à ses adversaires, en
leur donnant des raisons de soupçonner sa bonne foi. Tout
l'ordre ecclésiastique parut ligué contre lui; ceux qui le
combattirent obtinrent des dignités, des grâces; et il se félicitait,
avec ironie, d'avoir valu à M. Davis une pension
du roi, et au docteur Apthorp la fortune d'un archevêque
(an archiepiscopal living). On peut croire que le plaisir de
railler de la sorte des adversaires qui l'avaient presque toujours
attaqué avec plus d'acharnement que de discernement,
le dédommagea du chagrin que lui avaient d'abord causé
leurs attaques, et peut-être aussi l'empêcha de reconnaître
les torts réels qu'il avait à se reprocher.
D'ailleurs Hume et Robertson avaient comblé le nouvel
historien des témoignages d'estime les plus flatteurs : ils parurent
craindre l'un et l'autre que la manière dont il avait
traité ces deux chapitres, ne nuisit au succès de son ouvrage;
mais tous deux se prononcèrent sur son talent d'une
manière assez honorable pour que Gibbon fût autorisé à
dire modestement dans ses Mémoires, en se félicitant d'une
lettre qu'il avait reçue de Hume : Au reste, je n'ai jamais
eu l'orgueil d'accepter une place dans le triumvirat des historiens
anglais. Hume, surtout, exprima la plus grande prédilection
pour l'ouvrage de Gibbon, dont les opinions se
rapprochaient des siennes à quelques égards, et qui, de son
côté, préférait aussi le talent de Hume à celui de Robertson.
Quoi qu'il en soit de ce jugement, on n'adoptera peut-être
pas sans restriction celui de Hume, qui, écrivant à Gibbon, le
loue de la dignité de son style. La dignité ne me paraît pas
être le caractère du style de Gibbon, généralement épigrammatique,
et plus fort par le trait que par l'élévation. Je souscrirais
plus volontiers à celui de Robertson, qui, après avoir
rendu justice à l'étendue de ses connaissances, à ses recherches
et à son exactitude, louait la clarté et l'intérêt de sa narration,
l'élégance, la force de son style, et le rare bonheur de
quelques-unes de ses expressions, bien qu'en quelques endroits
il le trouvât trop travaillé, et en d'autres trop recherché.
Ce défaut s'explique aisément par la manière de travailler de
Gibbon, les inconvéniens qu'il avait eus à éviter, et les modèles
qu'il avait adoptés de préférence. Son premier travail avait
été laborieux; il nous apprend qu'il refit trois fois son premier
chapitre, deux fois le second et le troisième, et qu'il
eut beaucoup de peine à saisir le milieu entre le ton d'une
plate chronique (a dull chronicle) et le ton déclamatoire d'un
rhéteur. Il nous dit ailleurs que lorsqu'il voulut écrire en
français une histoire de Suisse, qu'il avait commencée, il
sentit que son style, au-dessus de la prose et au-dessous de
la poésie, dégénérait en une déclamation verbeuse et emphatique;
ce qu'il attribue à la langue qu'il avait choisie : opinion
d'autant plus singulière, que, selon qu'il nous l'apprend
ailleurs, ce fut d'un ouvrage français, les Lettres
provinciales, ouvrage qu'il relisait presque tous les ans, qu'il
apprit l'art de manier les traits d'une ironie grave et modérée.
Il ajoute dans son Essai sur la Littérature, que le désir d'imiter
Montesquieu l'avait souvent exposé à devenir obscur
en exprimant des pensées quelquefois communes avec la
sentencieuse brièveté d'un oracle (sententious and oracular
brevity). C'étaient donc Pascal et Montesquieu que Gibbon
avait habituellement devant les yeux, pour les opposer à
l'enflure naturelle d'un style encore peu formé. On sent de
quels vigoureux efforts il a dû avoir besoin pour la comprimer
au point qu'exigeaient les modèles qu'il avait choisis;
aussi ses efforts sont-ils faciles à apercevoir, surtout dans
le commencement, lorsque le style qu'il s'était fait ne lui
était pas encore devenu naturel par l'habitude; mais l'habitude
relâche les efforts, en même temps qu'elle les rend
moins pénibles. Gibbon, dans ses Mémoires et dans l'Avertissement
qu'il a mis en tête des derniers volumes de son ouvrage,
se félicite de la facilité qu'il a acquise. Peut-être
trouvera-t-on que cette facilité, dans ces derniers volumes,
est quelquefois achetée aux dépens de la perfection. Devenu,
par l'accoutumance, moins sévère pour des défauts qu'il avait
combattus d'abord avec tant de soin, il n'est pas toujours
exempt de cette sorte de déclamation qui consiste à remplacer
par la commode ressource d'une épithète vague et sonore,
l'énergie que reçoit la pensée d'une expression précise et
d'une tournure concise. Les tournures et les expressions de
ce genre sont d'autant plus remarquables dans les premiers
volumes de Gibbon, qu'il a soin de les faire ressortir par
des oppositions dont on voit trop le dessein, mais dont on
ne sent pas moins l'effet; et l'on a peut-être lieu quelquefois
de regretter dans la suite un travail trop peu caché;
mais toujours heureux.
Durant le cours de ses premiers travaux, Gibbon, comme
je l'ai déjà dit, était entré au parlement. La nature de son
esprit, qui ne pouvait sans quelque peine donner à ses pensées
la forme la plus convenable, le rendait peu propre à
parler en public; et le sentiment de ce défaut, ainsi que
celui de la gaucherie de ses manières, lui donnait à cet
égard une timidité qu'il ne put jamais vaincre. Il assista en
silence à huit sessions successives. N'étant ainsi lié à aucune
cause, ni par l'amour-propre ni par aucune opinion
énoncée publiquement, il put avec moins de peine accepter,
en 1779, une place dans le gouvernement (celle de lord
commissaire du commerce et des plantations) que lui procura
l'amitié du lord Loughborough, alors M. Wedderburne. On
a beaucoup reproché à Gibbon cette acceptation, et toute
sa conduite politique annonce en effet un caractère faible et
des opinions peu arrêtées : mais peut-être en devait-on être
moins blessé de la part d'un homme que son éducation avait
rendu entièrement étranger aux idées de son pays. Après
cinq ans de séjour à Lausanne, il avait, comme il le dit lui-même,
cessé d'être un Anglais. « A l'âge où se forment les
habitudes, mes opinions, dit-il, mes habitudes, mes sentimens,
avaient été jetés dans un moule étranger; il ne me
restait de l'Angleterre qu'un souvenir faible, éloigné, et
presque effacé; ma langue maternelle m'était devenue moins
familière. » Il est de fait, qu'à l'époque où il quitta la
Suisse, une lettre en anglais lui coûtait quelque peine à
écrire. Oh trouve encore dans ses Lettres anglaises, écrites
à la fin de sa vie, de véritables gallicismes, que, dans la
crainte qu'ils ne soient pas entendus en anglais, il explique
lui-même par l'expression française à laquelle ils se rapportent
(2).
Après son premier retour en Angleterre, son père
avait voulu le faire élire membre du parlement : le jeune
Gibbon, qui aimait mieux, avec raison, que les dépenses
qu'eût nécessitées cette élection, fussent employées à des
voyages qu'il sentait devoir être plus utiles à son talent et
à sa réputation, lui écrivit à ce sujet, une lettre qu'on nous
a conservée, et dans laquelle, outre les raisons tirées de
son peu de dispositions pour parler en public, il lui déclare
qu'il manque même des préjugés de nation et de parti, nécessaires
pour obtenir quelque éclat, et peut-être produire
quelque bien dans la carrière qu'on veut lui faire embrasser.
Si après la mort de son père il se laissa tenter par 1'occasion
qui s'offrit à lui d'entrer dans le parlement, il avoue
en plusieurs endroits qu'il y est entré sans patriotisme, et,
comme il le dit, sans ambition; car, dans la suite, il n'a jamais
porté ses vues au-delà de la place commode et honnête
de lord of trade. Peut-être lui souhaiterait-on moins de facilité
à avouer cette sorte de modération qui, dans un homme
de talent, borne les désirs aux aisances d'une fortune acquise
sans travail. Mais Gibbon exprime ce sentiment aussi
franchement qu'il l'avait éprouvé; il ne connut que par l'expérience
les dégoûts attachés à la situation qu'il avait choisie.
A la vérité, il paraît les avoir sentis vivement, si l'on en
juge par quelques expressions de ses lettres sur la honte de
la dépendance à laquelle il avait été soumis, et le regret de
s'être vu dans une situation indigne de son caractère. Il est
vrai que lorsqu'il écrivait ces mots il avait perdu sa place.
Elle lui fut ôtée en 1782, par une révolution du ministère;
et ce qui doit faire penser qu'il se consola sincèrement
d'un revers qui lui rendait la liberté, c'est que, renonçant
à toute ambition, et ne se laissant pas amuser aux
espérances nouvelles que lui rendait une nouvelle révolution,
il se décida à quitter l'Angleterre, où la modicité de sa
fortune ne lui permettait plus de mener la vie à laquelle
l'avait accoutumé l'aisance que lui donnait sa place, pour
aller vivre à Lausanne, théâtre de ses premières peines et
de ses premiers plaisirs, qu'il avait visité depuis avec une
joie et une affection toujours nouvelles. Un ami de trente
ans, M. Deyverdun, lui offrit dans sa maison une habitation
qui convenait à sa fortune, en même temps qu'elle le
mettait à même de suppléer à la fortune plus que médiocre
de cet ami : il y voyait l'avantage d'une société conforme à
ses goûts sédentaires, et le repos nécessaire à la continuation
de ses travaux. En 1783, il exécuta cette résolution,
dont il s'est toujours félicité depuis.
Il termina à Lausanne son grand ouvrage de la Décadence
et de la Chute de l'Empire romain. « J'ai osé, dit-il
dans ses Mémoires, constater le moment de la conception
de cet ouvrage; je marquerai ici le moment qui en termina
l'enfantement. Ce jour, ou plutôt cette nuit, arriva le 27
juin 1787; ce fut entre onze heures et minuit que j'écrivis
la dernière ligne de ma dernière page, dans un pavillon de
mon jardin. Après avoir quitté la plume, je fis plusieurs
tours dans un berceau ou allée couverte d'acacias, d'où la
vue s'étend sur la campagne, le lac et les montagnes. L'air
était doux, le ciel serein; le disque argenté de la lune se
réfléchissait dans les eaux du lac, et toute la nature était
plongée dans le silence. Je ne dissimulerai pas les premières
émotions de ma joie en ce moment qui me rendait ma liberté,
et allait peut-être établir ma réputation; mais les mouvemens
de mon orgueil se calmèrent bientôt, et des sentimens
moins tumultueux et plus mélancoliques s'emparèrent de
mon âme, lorsque je songeai que je venais de prendre congé
de l'ancien et agréable compagnon de ma vie; et que,
quel que fût un jour l'âge où parviendrait mon histoire, les
jours de l'historien ne pourraient être désormais que bien
courts et bien précaires. » Cette idée ne pouvait affecter
bien long-temps un homme en qui le sentiment de la santé
et le calme de l'imagination entretenaient une sorte de certitude
de la vie, et qui, dans ses derniers momens encore,
calculait avec complaisance le nombre d'années que, selon
les probabilités, il lui restait à vivre. Occupé de jouir du
résultat de ses travaux, il passa en Angleterre cette même
année, pour y livrer à l'impression les derniers volumes de
son Histoire. Le séjour qu'il y fit contribua encore à lui
faire chérir la Suisse. Sous George Ier et George II le goût
des lettres et des talens s'était éteint à la cour. Le duc de
Cumberland, au lever duquel Gibbon se rendit un jour, l'accueillit
par cette apostrophe : « Eh bien ! monsieur Gibbon,
vous écrivaillez donc toujours ! (what, Mr Gibbon, still scribble,
scribble !) » Aussi fût-ce avec peu de regret qu'il quitta
sa patrie au bout d'un an pour revenir à Lausanne, où il
se plaisait, et où il était aimé. Il devait l'être de ceux qui,
vivant avec lui, avaient pu jouir des avantages de son caractère
facile, parce qu'il était heureux. Ne portant jamais
ses désirs au-delà de la raison, il n'était jamais mécontent
des hommes ni des choses. Il se rend souvent compte de sa
situation avec une satisfaction qui tient à la modération de
son caractère.
..... Je suis Français, Tourangeau, gentilhomme;
Je pouvais naître Turc, Limousin, paysan,
dit l'Optimiste. Gibbon dit de même dans ses Mémoires :
« Ma place dans la vie pouvait être celle d'un esclave, d'un
sauvage, ou d'un paysan; et je ne puis songer sans plaisir
à la bonté de la nature, qui a placé ma naissance dans un
pays libre et civilisé, dans un âge de science et de philosophie,
dans une famille d'un rang honorable, et suffisamment
pourvue des dons de la fortune. » Il se félicite ailleurs de la
modicité de cette fortune, qui l'a mis dans la situation la
plus propice pour acquérir par son travail une réputation
honorable; « car, dit-il, la pauvreté et les mépris auraient
abattu mon courage, et les soins de l'abondance d'une fortune
supérieure à mes besoins auraient pu relâcher mon activité. »
Il se félicite de sa santé, qui, toujours bonne depuis
qu'il avait échappé aux périls de son enfance, ne lui
avait jamais fait connaître l'intempérance d'un excès de santé
(the madness of a superfluous health). Il jouit avec effusion
du bonheur que lui a donné son travail pendant vingt
ans; il jouit avec simplicité des fruits qu'il en a retirés. Enfin,
comme tout ajoute au bonheur d'une situation qui plaît,
après avoir supporté patiemment, sans doute, celle de lord
of trade, une fois arrivé à Lausanne, il ne peut assez exprimer
le bonheur qu'il éprouve d'être échappé à son esclavage.
Ses Mémoires et les Lettres, presque toutes adressées au
lord Sheffield, qui en sont la suite, intéressent par cette
expression d'un caractère disposé à la bienveillance, suite
nécessaire de la modération et de la facilité, et d'un sentiment,
sinon très-tendre; du moins très-affectueux envers
ceux avec qui il est lié par les noeuds du sang ou de l'amitié :
cette affection s'exprime avec peu de vivacité, mais
d'une manière naturelle et vraie. La longue et étroite amitié
qui l'unit avec le lord Sheffield et avec M. Deyverdun,
est une preuve de l'attachement qu'il était capable de sentir
et d'inspirer, et l'on conçoit sans peine que l'on pût s'attacher
solidement à un homme dont le coeur sans passion versait
dans la société de ses amis tout ce qu'il possédait de
sensibilité; dont l'esprit aimait à les faire jouir de ses solides
agrémens, et dont l'âme honnête et modérée, si elle n'a
pas donné beaucoup de chaleur à son esprit, n'en a presque
jamais du moins obscurci les vives lumières.
La tranquillité d'âme de Gibbon fut cependant troublée,
dans les dernières années de sa vie, par le spectacle de notre
révolution, contre laquelle, après quelques momens d'espérance,
il se tourna avec une telle chaleur, qu'aucun de ceux
que nos troubles avaient chassés de la France et qui le virent
à Lausanne ne pouvait égaler sa vivacité à cet égard. Il
s'était pendant quelque temps brouillé avec M. Necker;
mais la connaissance qu'il avait du caractère et des intentions
de cet homme vertueux, ses malheurs et les sentimens
de douleur qu'il partageait avec Gibbon sur les maux de la
France, renouèrent bientôt les liens de leur ancienne amitié.
L'effet de la révolution avait été pour lui ce qu'il a été
pour beaucoup d'hommes éclairés sans doute, mais qui
avaient écrit d'après leurs réflexions plutôt que d'après une
expérience qu'ils ne pouvaient avoir; elle le fit revenir avec
exagération sur des opinions qu'il avait long-temps soutenues.
« J'ai pensé quelquefois, dit-il dans ses Mémoires, à
l'occasion de la révolution, à écrire un Dialogue des Morts,
dans lequel Voltaire, Erasme et Lucien, se seraient mutuellement
avoué combien il est dangereux d'exposer une ancienne
superstition au mépris d'une multitude aveugle et
fanatique. C'est sûrement en sa qualité de vivant que Gibbon
ne se serait pas mis en quatrième dans le Dialogue et dans
les aveux. Il soutenait alors n'avoir attaqué le christianisme
que parce que les chrétiens détruisaient le polythéisme, qui
était l'ancienne religion de l'empire. « L'Église primitive,
écrit-il au lord Sheffield, dont j'ai parlé un peu familièrement,
était une innovation, et j'étais attaché à l'ancien établissement
du paganisme. » II aimait tellement à professer
son respect pour les anciennes institutions, que quelquefois,
en plaisantant à la vérité, il s'amusait à défendre l'inquisition.
Il avait reçu, en 1791, à Lausanne, une visite du lord
Sheffield accompagné de sa famille; il avait promis de la lui
rendre promptement en Angleterre : cependant les troubles
de la révolution toujours croissans, et la guerre qui rendait
toutes les routes dangereuses, son énorme grosseur, et des
incommodités long-temps négligées, qui tous les jours lui rendaient
le mouvement plus difficile, lui faisaient remettre de
mois en mois cette effrayante entreprise; mais enfin, en
1793, sur la nouvelle de la mort de lady Sheffield, qu'il
aimait tendrement et qu'il appelait sa soeur, il partit
sur-le-champ pour aller consoler son ami, au mois de novembre
de cette année. Six mois environ après son arrivée en Angleterre,
ces incommodités, dont l'origine remontait, à ce
qu'il paraît, à plus de trente ans, s'accrurent à un tel
point qu'elles l'obligèrent à subir une opération qui, plusieurs
fois renouvelée, lui laissa l'espérance de la guérison
jusqu'au 16 janvier 1794, qu'il mourut sans inquiétude
comme sans douleur.
Gibbon laissa une mémoire chère à ceux qui l'ont connu,
et une réputation établie dans toute l'Europe. Son Histoire
de la Décadence et de la Chute de l'Empire romain peut, dans
quelques parties négligées, laisser trop voir la fatigue d'un
si long travail : on peut y désirer un peu plus de cette vivacité
d'imagination qui transporte le lecteur au milieu des
scènes qu'on lui décrit, de cette chaleur de sentiment qui
l'y place, pour ainsi dire, comme acteur avec ses passions
et ses intérêts personnels; on y peut trouver l'impartialité
entre la vertu et le vice poussés quelquefois trop loin, et
regretter que cette pénétration ingénieuse, qui décompose
et démêle si bien les diverses parties des faits, n'ait pas plus
souvent laissé la place à ce génie vraiment philosophique qui
les réunit au contraire en un même corps, et donne ainsi plus
de réalité et de vie à des objets qu'il présente dans leur ensemble.
Mais nul ne pourra s'empêcher d'être frappé de la
netteté d'un si vaste tableau, des vues presque toujours
justes et quelquefois profondes qui l'accompagnent, de la
clarté de ces développemens qui fixent l'attention sans la
fatiguer, où rien de vague ne trouble et n'embarrasse l'imagination;
enfin de la rare étendue de cet esprit, qui, parcourant
le vaste champ de l'histoire, en examine les parties
les plus secrètes, le montre sous tous les points de vue d'où
il peut être considéré; et faisant, pour ainsi dire, tourner
le lecteur autour des événemens et des hommes, lui prouve
que les vues incomplètes sont toujours fausses, et que dans
un ordre de choses où tout se lie et se combine, il faut tout
connaître, pour avoir le droit de juger le moindre détail.
C'est à la pénétration de l'historien, à cette admirable sagacité
qui devine et fait suivre la marche réelle des faits, en
mettant au grand jour leurs causes les plus éloignées, qu'est
dû cet intérêt de narration qui règne dans tout le cours de
l'Histoire de la Décadence et de la Chute de l'Empire romain;
et l'on ne saurait, à mon avis, accorder trop d'estime ni
trop d'éloges à cette immense variété de connaissances et
d'idées, au courage qui a entrepris de les mettre en oeuvre,
à la constance qui en est venue a bout; enfin à cette liberté
d'esprit qui ne se laisse enchaîner ni par les institutions ni
par les temps, et sans laquelle il n'y a ni grand historien ni
véritable histoire. Il ne reste plus qu'un mot à ajouter pour
la gloire de Gibbon : un tel ouvrage, avant lui, n'était pas
fait, et, quoiqu'on pût y reprendre ou y perfectionner dans
quelques parties, après lui il ne reste plus à faire.