Préface de l'éditeur.
Un bon ouvrage à réimprimer, une traduction défectueuse
à revoir, des omissions et des erreurs d'autant
plus importantes à rectifier dans une Histoire fort
étendue, que, perdues en quelque sorte dans le nombre
immense de faits qu'elle contient, elles sont éminemments
propres à tromper les lecteurs superficiels
qui croient tout ce qu'ils ont lu, et même les lecteurs
attentifs qui ne sauraient étudier tout ce qu'ils lisent;
tels sont les motifs qui m'ont déterminé à publier
cette nouvelle édition de l'Histoire de la Décadence
et de la Chute de l'Empire romain, par Edouard
GIBBON, à en refondre la traduction et à y joindre
des notes.
Cette période de l'Histoire a été l'objet des études
et des travaux d'une multitude d'écrivains, de savans,
de philosophes même. La décadence graduelle de la
domination la plus extraordinaire qui ait envahi et
opprimé le monde; la chute du plus vaste des empires
élevé sur les débris de tant de royaumes, de
républiques, d'États barbares ou civilisés, et formant
à son tour, par son démembrement, une multitude
d'États, de républiques et de royaumes; l'anéantissement
de la religion de la Grèce et de Rome, la naissance
et les progrès des deux religions nouvelles qui
se sont partagé les plus belles contrées de la terre; la
vieillesse du monde ancien, le spectacle de sa gloire
expirante et de ses mœurs dégénérées; l'enfance du
monde moderne, le tableau de ses premiers progrès,
de cette direction nouvelle imprimée aux esprits et
aux caractères.... Un tel sujet devait nécessairement
fixer l'attention et exciter l'intérêt des hommes qui ne
sauraient voir avec indifférence ces. époques mémorables,
où, suivant la belle expression de Corneille,
Un grand destin commence, un grand destin s'achève.
Aussi l'érudition, l'esprit philosophique et l'éloquence,
se sont-ils appliqués, comme à l'envi, soit
à débrouiller, soit à peindre les ruines de ce vaste
édifice dont la chute avait été précédée et devait être
suivie de tant de grandeur. MM. de Tillemont, Lebeau,
Ameilhon, Pagi, Eckhel, et un grand nombre
d'autres écrivains français et étrangers, en ont examiné
toutes les parties : ils se sont enfoncés au milieu
des décombres pour y chercher des faits, des renseignemens,
des détails, des dates; et, à l'aide d'une
érudition plus ou moins étendue, d'une critique plus
ou moins éclairée, ils ont en quelque sorte rassemblé
et arrangé de nouveau tous ces matériaux épars. Leurs
travaux sont d'une incontestable utilité, et je n'ai
garde de vouloir en diminuer le mérite; mais en s'y
enfonçant, ils s'y sont quelquefois ensevelis : soit
qu'ils eussent volontairement borné l'objet et le cercle
de leurs études, soit que la nature même de leur
esprit les resserrât, à leur insu, dans de certaines
limites, en s'occupant de la recherche des faits, ils ont
négligé l'ensemble des idées; ils ont fouillé et éclairé
les ruines sans relever le monument; et le lecteur ne
trouve point dans leurs ouvrages ces vues générales
qui nous aident à embrasser d'un coup d'œil une
grande étendue de pays, une longue série de siècles,
et qui nous font distinguer nettement, dans les ténèbres
du passé, la marche de l'espèce humaine changeant sans
cesse de forme et non de nature, de
mœurs et non de passions, arrivant toujours aux
mêmes résultats par des routes toujours diverses; ces
grandes vues enfin qui constituent la partie philosophique
de l'histoire, et sans lesquelles elle n'est
plus qu'un amas de faits incohérens, sans résultat
comme sans liaison.
Montesquieu, en revanche, dans ses Considérations sur les
causes de la grandeur et de la décadence des Romains,
jetant de toutes parts le coup
d'œil du génie, a mis en avant sur ce sujet une foule
d'idées toujours profondes, presque toujours neuves,
mais quelquefois inexactes, et moins appuyées sur la
véritable nature et la dépendance réelle des faits, que
sur ces aperçus rapides et ingénieux auxquels un esprit
supérieur s'abandonne trop aisément, parce qu'il
trouve un vif plaisir à manifester sa puissance par cette
espèce de création. Heureusement que, par un juste
et beau privilège, les erreurs du génie sont fécondes
en vérités; il s'égare par momens dans la route qu'il
ouvre; mais elle est ouverte, et d'autres y marchent
après lui avec plus de sûreté et de circonspection.
Gibbon, moins fort, moins profond, moins élevé
que Montesquieu, s'empara du sujet dont celui-ci
avait indiqué la richesse et l'étendue; il suivit avec
soin le long développement de l'enchaînement progressif
de ces faits dont Montesquieu avait choisi et
rappelé quelques-uns, plutôt pour y rattacher ses
idées que pour faire connaître au lecteur leur marche
et leur influence réciproques. L'historien anglais,
éminemment doué de cette pénétration qui remonte
aux causes, et de cette sagacité qui démêle parmi
les causes vraisemblables celles qu'on peut regarder
comme vraies; né dans un siècle où les hommes éclairés
étudiaient curieusement toutes les pièces dont
se compose la machine sociale, et s'appliquaient à
en reconnaître la liaison, le jeu, l'utilité, les effets
et l'importance; placé par ses études et par l'étendue
de son esprit au niveau des lumières de son siècle,
porta dans ses recherches sur la partie matérielle de
l'histoire, c'est-à-dire, sur les faits eux-mêmes, la
critique d'un érudit judicieux; et dans ses vues sur
la partie morale, c'est-à-dire, sur les rapports qui
lient les événemens entre eux et les acteurs aux événemens,
celle d'un philosophe habile. Il savait que
l'histoire, si elle se borne à raconter des faits, n'a plus
que cet intérêt de curiosité qui attache les hommes
aux actions des hommes, et que, pour devenir véritablement
utile et sérieuse, elle doit envisager la
société dont elle retrace l'image, sous les divers points
de vue d'où cette société peut être considérée par
l'homme d'État, le guerrier, le magistrat, le financier,
le philosophe, tous ceux enfin que leur position ou
leurs lumières rendent capables d'en connaître les différens
ressorts. Cette idée, non moins juste que grande, a présidé,
si je ne me trompe, à la composition de l'Histoire de la
Décadence et de la Chute de l'Empire romain : ce n'est point
un simple récit des évenemens qui ont agité le monde romain
depuis l'élévation d'Auguste jusqu'à la prise de Constantinople
par les Turcs; l'auteur a constamment associé à ce récit le
tableau de l'état des finances, des opinions, des mœurs, du
système militaire, de ces causes de prospérité ou de misère,
intérieures et cachées, qui fondent en silence ou minent
sourdement l'existence et le bien-être de la société. Fidèle
à cette loi reconnue, mais négligée, qui ordonne de prendre
toujours les faits pour base des réflexions les plus générales,
et d'en suivre pas à pas la marche lente, mais nécessaire,
Gibbon a composé ainsi un ouvrage remarquable par l'étendue
des vues, quoiqu'on y rencontre rarement une grande élévation
d'idées, et plein de résultats intéressans et positifs,
en dépit même du scepticisme de l'auteur.
Le succès de cet ouvrage dans un siècle qui avait produit
Montesquieu, et qui possédait encore, lors de sa publication,
Hume, Robertson et Voltaire, prouve incontestablement son
mérite; la durée de ce succès, qui s'est constamment soutenu
depuis, en est la confirmation. En Angleterre, en France, en
Allemagne, c'est-à-dire, chez les nations les plus éclairées de
l'Europe, on cite toujours Gibbon comme une autorité; et ceux
même qui ont découvert dans son livre
des inexactitudes, ou qui n'approuvent pas toutes ses
opinions, ne relèvent ses erreurs et ne combattent
ses idées qu'avec ces ménagemens pleins de réserve,
dus à un mérite supérieur. J'ai eu occasion, dans
mon travail, de consulter les écrits de philosophes
qui ont traité des finances de l'empire romain, de
savans qui en ont étudié la chronologie, de théologiens qui
ont approfondi l'histoire ecclésiastique, de
jurisconsultes qui ont étudié avec soin la jurisprudence
romaine, d'orientalistes qui se sont beaucoup
occupés des Arabes et du Koran, d'historiens modernes qui ont
fait de longues recherches sur les croisades et sur leur
influence: chacun de ces écrivains
a remarqué et indiqué dans l'Histoire de la Décadence et de
la Chute de l'Empire romain, quelques
négligences, quelques vues fausses ou du moins incomplètes,
quelquefois même des omissions qu'on ne
peut s'empêcher de croire volontaires; ils ont rectifié
quelques faits, combattu avec avantage quelques assertions;
mais le plus souvent ils ont pris les recherches et les
idées de Gibbon comme point de départ
ou comme preuve des recherches et des idées nouvelles qu'ils
avançaient. Qu'on me permette de rendre
compte ici de l'espèce d'incertitude et d'alternative
que j'ai éprouvée moi-même en étudiant cet ouvrage;
j'aime mieux courir le risque de parler de moi que
négliger une observation qui me paraît propre à en
faire mieux ressortir et les qualités et les défauts.
Après une première lecture rapide, qui ne m'avait
laissé sentir que l'intérêt d'une narration toujours animée
malgré son étendue toujours claire, malgré la
variété des objets qu'elle fait passer sous nos yeux, je
suis entré dans un examen minutieux des détails dont
elle se compose, et l'opinion que je m'en suis formée
alors a été, je l'avoue, singulièrement sévère. J'ai rencontré
dans certains chapitres des erreurs qui m'ont
paru assez importantes et assez multipliées pour me
faire croire qu'ils avaient été écrits avec une extrême
négligence; dans d'autres, j'ai été frappé d'une teinte
générale de partialité et de prévention qui donnait à
l'exposé des faits ce défaut de vérité et de justice que
les Anglais désignent par le mot heureux de misrepresentation;
quelques citations tronquées, quelques passages
omis involontairement ou à dessein,
m'ont rendu suspecte la bonne foi de l'auteur; et cette
violation de la première loi de l'histoire, grossie à mes
yeux par l'attention prolongée avec laquelle je m'occupais
de chaque phrase, de chaque note, de chaque
réflexion, m'a fait porter sur tout l'ouvrage un jugement
beaucoup trop rigoureux. Après avoir terminé
mon travail, j'ai laissé s'écouler quelque temps avant
d'en revoir l'ensemble. Une nouvelle lecture attentive et
suivie de l'ouvrage entier, des notes de l'auteur et de
celles que j'avais cru devoir y joindre, m'a
montré combien je m'étais exagéré l'importance des
reproches que méritait Gibbon; j'ai été frappé des
mêmes erreurs, de la même partialité sur certains
sujets, mais j'étais loin de rendre assez de justice à
l'immensité de ses recherches, à la variété de ses
connaissances, à l'étendue de ses lumières, et surtout à
cette justesse vraiment philosophique de son esprit,
qui juge le passé comme il jugerait le présent, sans se
laisser offusquer par ces nuages que le temps amasse
autour des morts, et qui souvent nous empêchent de
voir que sous la toge comme sous l'habit moderne,
dans le sénat comme dans nos conseils, les hommes
étaient ce qu'ils sont encore, et que les événemens se
passaient il y a dix-huit siècles comme ils se passent
de nos jours. Alors j'ai senti que Gibbon, malgré ses
faiblesses, était vraiment un habile historien; que
son livre, malgré ses défauts, serait toujours un bel
ouvrage, et qu'on pouvait relever ses erreurs et combattre
ses préventions, sans cesser de dire que peu
d'hommes ont réuni, sinon à un aussi haut degré, du
moins d'une manière aussi complète et aussi bien
ordonnée, les qualités nécessaires à celui qui veut écrire
l'histoire.
Je n'ai donc cherché dans mes notes qu'à rectifier
les faits qui m'ont paru faux ou altérés, et à suppléer
ceux dont l'omission devenait une source d'erreurs.
Je suis loin de croire que ce travail soit complet; je
me suis bien gardé même de l'appliquer à l'Histoire
de la Décadence et de la Chute de l'Empire romain
dans toute son étendue; c'eût été grossir prodigieusement
un ouvrage déjà très volumineux, et
ajouter des notes innombrables aux notes déjà très-nombreuses
de l'auteur. Mon premier but et ma
principale intention étaient de revoir avec soin les
chapitres consacrés par Gibbon à l'histoire de
l'établissement du christianisme, pour y rétablir dans toute
leur exactitude, et sous leur véritable jour, les faits
dont ils se composent; c'est aussi là que je me suis
permis le plus d'additions. D'autres chapitres, comme
celui qui traite de la religion des anciens Perses, celui
où l'orateur expose le tableau de l'état de l'ancienne
Germanie et des migrations des peuples, m'ont paru
avoir besoin d'éclaircissemens et de rectifications :
leur importance me servira d'excuse. En général,
mon travail ne s'étend guère au-delà des cinq premiers
volumes de cette nouvelle édition : c'est dans
ces volumes que se trouve à peu près tout ce qui
concerne le christianisme; c'est là aussi que l'on voit
ce passage du monde ancien au monde moderne, des
mœurs et des idées de l'Europe romaine à celles de
notre Europe, qui forme l'époque la plus intéressante
et la plus importante à éclaircir de l'ouvrage entier.
D'ailleurs les temps postérieurs ont été traités avec
soin par un grand nombre d'écrivains; aussi les notes
que j'ai ajoutées aux volumes suivans sont-elles rares
et peu développées. C'est déjà trop peut-être; cependant
je puis assurer que je me suis sévèrement imposé
la loi de ne dire que ce qui me paraissait nécessaire,
et de le dire aussi brièvement que je le trouvais possible.
On a beaucoup écrit sur et contre Gibbon; dès que
son ouvrage parut, il fut commenté comme l'aurait
été un manuscrit ancien; à la vérité, les commentaires
étaient des critiques. Les théologiens surtout
avaient à se plaindre de la manière dont y était traitée
l'histoire ecclésiastique; ils attaquèrent les chapitres
XV et XVI, quelquefois avec raison, souvent avec
amertume, presque toujours avec des armes inférieures
à celles de leur adversaire, qui possédait et
plus de connaissances et plus de lumières et plus
d'esprit, autant du moins que j'en puis juger par ceux
de leurs travaux que j'ai été à portée d'examiner. Le
docteur R. Watson, depuis évêque de Landaff, publia
une série de Lettres ou Apologie du Christianisme,
dont la modération et le mérite sont reconnus
par Gibbon lui-même
(1).
Priestley écrivit une Lettre
à un incrédule philosophe, contenant un tableau
des preuves de la religion révélée, avec des observations
sur les deux premiers volumes de M. Gibbon.
Le docteur White, dans une suite de Sermons
dont le docteur S. Badcock fut, dit-on, le véritable
auteur, et dont M. White ne fit que fournir les matériaux,
traça un tableau comparatif de la religion
chrétienne et du mahométisme (Ire éd., 1784, in-8°),
où il combattit souvent Gibbon, et dont Gibbon lui-même
a parlé avec estime (dans les Mémoires de sa
vie, p. 167 du Ier vol. des Œuvres mêlées, et dans
ses Lettres, n° 82, 83, etc.). Ces trois adversaires
sont les plus recommandables de ceux qui ont attaqué
notre historien : une foule d'autres écrivains se joignirent
à eux. Sir David Dalrimple, le docteur Chelsum,
chapelain de l'évêque de Worcester
(2);
M. Davis,
membre du collège de Bailleul, à Oxford; M. East
Apthorp, recteur de Saint-Mary-le-Bow, à
Londres
(3);
J. Beattie, M. J. Milner, M. Taylor,
M. Travis, prébendaire de Chester et vicaire d'Eastham
(4);
le docteur Whitaker, un anonyme qui
ne prit que le nom de l'anonymous gentleman;
M. H. Kett
(5),
etc., etc., prirent parti contre le nouvel
historien; il répondit à quelques-uns d'entre eux par
une brochure intitulée : Défense de quelques passages
des chapitres XV et XVI de l'Histoire de
la Décadence et de la Chute de l'Empire romain
(6).
Cette défense, victorieuse sur quelques
points, faible sur d'autres, mais d'une extrême amertume,
décela toute l'humeur que les attaques avaient
causée à Gibbon, et cette humeur indiquait peut-être
qu'il ne se sentait pas tout-à-fait irréprochable : cependant
il ne changea rien à ses opinions dans le reste
de l'ouvrage, ce qui prouve du moins sa bonne foi.
Quelques peines que je me sois données, je n'ai
pu me procurer qu'une bien petite partie de ces ouvrages
: ceux du docteur Chelsum, de M. Davis, de
M. Travis et de l'anonyme, sont les seuls que j'aie
été à portée de lire; j'en ai tiré quelques observations
intéressantes, et quand je n'ai pu ni les étendre ni
les appuyer sur de plus fortes autorités, j'ai indiqué
à qui je les devais.
Ce n'est pas seulement en Angleterre que Gibbon
a été commenté; F. A. G. Wenck, professeur de droit
à Leipzig, savant très-estimable, en entreprit une
traduction allemande, dont le premier volume parut
à Leipzig, en 1779, et y ajouta des notes pleines
d'une érudition non moins vaste qu'exacte; j'en ai tiré
un grand parti : malheureusement M. Wenck ne continua
pas son entreprise; les volumes suivans ont été
traduits par. M. Schreiter, professeur à Leipzig, qui
n'y a joint qu'un très-petit nombre de notes assez
insignifiantes. M. Wenck annonçait dans sa préface
qu'il publierait des dissertations particulières sur les
chapitres XV et XVI, dont l'objet serait d'examiner
le tableau tracé par Gibbon de la propagation du
christianisme; il est mort, il y a deux ans, sans avoir
fait connaître ce travail. Avant d'être informé de sa
mort, je lui avais écrit pour lui en demander la
communication; son fils m'a répondu qu'on ne l'avait
point trouvé dans les papiers de son père.
Il existe une autre traduction allemande de Gibbon
que je ne connais pas; on m'a dit qu'elle ne contenait
point de notes nouvelles.
Plusieurs théologiens allemands, comme M. Walterstern
(7),
M. Luderwald, etc.
(8),
ont combattu Gibbon en traitant
spécialement de l'histoire de l'établissement
et de la propagation du christianisme : je
ne connais que les titres de leurs ouvrages.
M. Hugo, professeur de droit à Gœttingue, a publié,
en 1789, une traduction du chapitre XLIV, où Gibbon
traite de la jurisprudence romaine, avec des notes
critiques : j'en ai emprunté quelques-unes; mais ces
notes renferment en général peu de faits, et ne sont
pas toujours suffisamment étayées de preuves.
En français, je n'ai lu qu'une espèce de Dissertation
contre Gibbon, insérée dans le septième volume
du Spectateur français; elle m'a paru assez médiocre,
et contient plutôt des raisonnemens que des faits.
Tels sont, du moins à ma connaissance, les principaux
ouvrages dont l'Histoire de la Décadence et
de la Chute de l'Empire romain ait été spécialement
l'objet : ceux que j'ai eus entre les mains étaient loin
de me suffire; et après en avoir extrait ce qu'ils
offraient de plus intéressant, j'ai fait moi-même, sur
les diverses parties qui me restaient à examiner, un
travail de critique assez étendu. Je crois devoir indiquer
ici les principales sources où j'ai puisé des renseignemens
et des faits. Indépendamment des auteurs
originaux dont s'est servi Gibbon, et auxquels je suis
remonté autant que cela a été en mon pouvoir,
comme l'Histoire Auguste, Dion Cassius, Ammien
Marcellin, Eusèbe, Lactance, etc., j'ai consulté
quelques-uns des meilleurs écrivains qui ont traité
les mêmes matières avec d'autant plus de soin et
d'étendue, qu'ils s'en sont plus spécialement occupés.
Pour l'histoire de la primitive Église, les écrits du
savant docteur Lardner, l'Abrégé de l'Histoire
Ecclésiastique de Spittler, l'Histoire Ecclésiastique
de Henke, l'Histoire de la Constitution de l'Église
chrétienne de M. Planck, un manuscrit contenant
les leçons du même auteur sur l'Histoire des dogmes
du christianisme, l'Histoire des Hérésies de
C. G. F. Walch, l'Introduction au Nouveau-Testament
de Michaelis, le Commentaire sur le
Nouveau-Testament de M. Paulus, l'Histoire de
la Philosophie de M. Tennemann, et des dissertations
particulières, m'ont été d'un grand secours.
Quant au tableau des migrations des peuples du Nord,
l'Histoire du Nord de Schlœzer, l'Histoire Universelle
de Gatterer, l'Histoire ancienne des Teutons
d'Adelung, les Memoriae populorum ex Historiis
Byzantinis erutæ de M. Stritter, m'ont fourni des
renseignemens que j'aurais vainement cherchés ailleurs.
C'est aux travaux de ces habiles critiques que
nous devons nos connaissances les plus positives sur
cette partie de l'histoire du monde. Enfin j'ai dû aux
Dissertations que M. Kleuker a jointes à sa traduction
allemande du Zend-Avesta, et des Mémoires
d'Anquetil, les moyens de rectifier plusieurs erreurs
que Gibbon avait commises en parlant de la religion
des anciens Perses.
On me pardonnera, j'espère, de donner ici ces détails;
je dois à la vérité l'indication des ouvrages sans
lesquels je n'aurais pu exécuter ce que j'avais entrepris;
et nommer les savans qui ont été, pour ainsi
dire, mes coopérateurs, est sans doute le meilleur
moyen d'inspirer pour moi-même quelque confiance.
Qu'il me soit permis de déclarer encore tout ce que
je dois aux conseils d'un homme non moins éclairé
en général que versé en particulier dans les recherches
dont j'ai eu à m'occuper. Sans les secours que
j'ai puisés dans les directions et dans la bibliothèque
de M. Stapfer, j'aurais été fort souvent embarrassé
pour découvrir les ouvrages qui pouvaient me fournir
des renseignemens sûrs, et j'en aurais sans doute
ignoré plusieurs : il m'a prêté à la fois ses lumières et
ses livres. Tout mon regret, si l'on trouve quelque
mérite dans mon travail, sera de ne pouvoir faire
connaître précisément combien est considérable la
part qui lui en est due.
J'avais espéré pouvoir offrir aussi aux lecteurs, en
tête de cette édition, une Lettre sur la vie et le
caractère de Gibbon, que m'avait promise une amitié
dont je m'honore. On trouvera à la suite de cette
Préface l'explication des raisons qui seront opposées
à l'entier accomplissement de cette promesse. J'ai tâché
d'y suppléer, du moins en partie, en employant
scrupuleusement, dans la Notice destinée à remplacer
cette Lettre, les matériaux et les détails que m'a
fournis celui qui avait bien voulu se charger d'abord
de les mettre en œuvre.
II ne me reste plus qu'à dire un mot de la révision
de la traduction. Cette révision est l'ouvrage
d'une personne qui me tient de trop près pour qu'il
me soit permis de parler d'elle autrement que pour
indiquer ce qu'elle a fait. Plusieurs traducteurs avaient
successivement concouru à l'interprétation de l'Histoire
de la Décadence et de la Chute de l'Empire
romain; leur manière avait été différente : dans les
premiers volumes, traduits avec beaucoup de soin et
de peine, on reconnaissait à chaque instant les efforts
d'un homme qui cherche à tourner sa phrase avec
élégance, avec harmonie, et qui sacrifie à cette ambition
l'énergie forte et serrée de l'original, la concision
de ses pensées et la vivacité de ses tours. Aussi
cette traduction, coulante et assez agréable à lire,
n'offrait-elle qu'une bien faible image du style plein
et nerveux de l'écrivain anglais. Les volumes suivans
portaient surtout l'empreinte d'une précipitation extrême
: des passages resserrés comme si l'on n'eût
voulu que les rendre plus courts, des phrases dépouillées
de ces détails qui en constituent la force et
le caractère; quelquefois même des réflexions retranchées
ça et là; enfin des contre-sens, causés moins
par l'ignorance de la langue anglaise que par cette
négligence inattentive qui croit avoir fait dès qu'elle
a fini : tels étaient les principaux défauts qu'il était
nécessaire de corriger. On s'est soigneusement appliqué
à les faire disparaître, à rétablir constamment
tout le texte et le texte seul de l'Auteur, à rendre
enfin à son style sa couleur originale et particulière,
dans les endroits même où une concision recherchée,
une brusquerie de transitions peu naturelle,
une prétention dangereuse à faire entendre
beaucoup plus que ne disent les mots, associent aux
qualités du style de Gibbon les inconvéniens de ces
qualités mêmes.
Un tel travail a dû nécessairement être long, minutieux
et difficile; on ne peut guère, ce me semble,
en méconnaître l'utilité. Maintenant, si la traduction
de l'Histoire de la Décadence et de la Chute
de l'Empire romain est devenue fidèle, si on la lit
sans peine et sans embarras, si les notes qui y sont
jointes servent à rectifier les idées de l'Auteur et à
engager les lecteurs à les examiner avant de les adopter
sans restriction, le but de l'Éditeur est rempli;
c'est tout ce qu'il désirait et plus sans doute qu'il
n'espère.
Nota. On a laissé subsister dans cette nouvelle édition
les mesures et les monnaies anglaises, comme le mille, la
livre sterling, etc. La réduction en mesures et en monnaies
françaises eût entraîné des fractions incommodes,
et ce travail a paru peu nécessaire. On n'a pas touché
non plus aux divisions politiques de l'Europe qui existaient
du temps de Gibbon, ni aux remarques qui en sont
l'objet; les changemens arrivés depuis vingt ans sont tels,
qu'on n'aurait pu en tenir compte qu'en multipliant beaucoup
les notes, et ces notes n'auraient rien appris aux lecteurs,
qui, s'occupant des révolutions des siècles passés,
n'ont pas besoin qu'on les instruise de celles dont ils ont
été les témoins.